Entre terre et ciel – Gaston Rebuffat (1961)

Gaston Rébuffat – Entre terre et ciel – 1961 – 75 mn

Documentaire aux images somptueuses qui se déroule dans le massif du Mont Blanc, il a obtenu le Grand Prix du 10ème Festival International du Film de Montagne de Trente. Il est réalisé par l’alpiniste et guide de montagne Gaston Rébuffat, un des participants à l’expédition française de l’Annapurna (Népal) en 1950. Pour la première fois un sommet de plus 8000 m était gravi mais Rébuffat – qui n’atteignit pas le sommet mais aida le duo y étant parvenu – ne collabora pas à l’instrumentalisation patriotique et politique de cet exploit, au contraire du chef de l’expédition le gaulliste Maurice Herzog.

Mais c’est aussi et surtout la présence à la photographie de Pierre Tairraz qui fait d’Entre terre et ciel une petite perle tandis que son père  Georges Tairraz y a également participé (mentionné dans le générique). Tous deux s’inscrivent dans une activité familiale amorcée le siècle précédent par Joseph Tairraz (1827 – 1902). Soit quatre générations de photographes s’étant focalisés sur la montagne et l’alpinisme, principalement dans les Alpes, et que retrace l’ouvrage de Charlie Buffet Les Alpes de père en fils. Ici, techniquement parlant, Georges Tairraz a peut être moins participé au film que son fils Pierre mais il avait déjà contribué au cinéma de montagne. Notons par exemple qu’il fut opérateur pour Trois vies et une corde (1933), un documentaire de Henri Storck qui avait associé le grand Maurice Jaubert pour l’accompagnement musical. Georges Tairraz a aussi secondé l’alpiniste Roger Frison-Roche à la photographie pour Premier de cordée de Louis Daquin (1943) et dont plusieurs images ont été tournées en décor naturel dans le massif du Mont Blanc. Y apparaît aussi Maurice Baquet, un acteur et alpiniste qui a participé au Groupe Octobre dans les années 30, aux côtés de Jacques Prévert et Roger Blin. Ami de Gaston Rébuffat, on le retrouve dans Entre terre et ciel.

Film intégral Premier de cordée – Georges Tairraz y fut assistant opérateur

 

Nul doute que Pierre Tairraz a reçu la transmission des parents, notamment dans le regard sur la montagne, tout en développant sa propre créativité. Une passion qui ne se résume pas seulement en photographie puisque tous étaient également alpinistes. Une pratique et un vécu de la haute montagne qui a aidé à forger l’approche photographique et filmique pour ce qui nous concerne ici. Entre terre et ciel donne lieu à des images splendides où l’homme apparaît souvent comme minuscule, rendant à la montagne son caractère grandiose :

« Jamais, dans ses photos, il n’a essayé de mettre l’homme en avant. Ces petits personnages dans la lumière d’altitude, c’est une échelle d’humilité » Mario Colonel (photographe) à propos de Pierre Tairraz

« Il plaçait un homme fragile et un peu ébloui au milieu d’une montagne qu’il voulait magnifique, oui, des personnages minuscules dans des paysages grandioses. Aujourd’hui, on nous montre des muscles grandioses dans des paysages qui disparaissent » Denis Ducroz à propos de Pierre Tairraz

Nombreux plans occasionnent aussi un vaste espace composé de lignes géométriques, dénotant une abstraction du paysage montagnard et renforçant l’émulation intérieure de celui qui y marche. A noter qu’un livre intitulé Entre terre et ciel est sorti l’année suivante, pendant photographique au film.

Entre terre et ciel – Film intégral :

(quelques problèmes sonores en début et fin de film)

Le film est introduit par un petit historique sur le rapport entre les hommes et la montagne (lorsque la montagne apparaissait uniquement comme menaçante) et sur les premières incursions humaines dans les altitudes du massif du Mont Blanc. Puis le film se compose d’une succession d’ascensions dont celles des Mont Blanc, Cervin, Aiguille de Bionnassay, Aiguille du Midi ou encore dans les terribles Drus.

C’est la voix de Gaston Rébuffat lui-même qui porte le récit, plutôt humble et relevant davantage de l’amour de la montagne et de son partage que de l’héroïsme narcissique. D’ailleurs il réfère souvent à son activité de guide. Quelques moments hors altitude sont plus faibles (la mise en scène des retrouvailles en famille etc) mais l’ensemble est plutôt très intéressant à suivre en plus des images de Tairraz. Il y a également un aspect pédagogique ayant trait à l’alpinisme, avec des passages intéressants évoquant la nécessité du « calcul » dans la foulée du projet poétique de l’ascension. Un pragmatisme inhérent la pratique de la haute montagne et si éloigné des approches sensationnalistes que partagent ici et là les récits ou médiatisations de la montagne. L’alpinisme bien mené ici rend moins présent le danger de la montagne, les hommes ont l’air d’y marcher avec sérénité et sans grande peine. Néanmoins des accidents et des morts sont évoqués. Ainsi un passage superpose la narration d’une mort passée aux images de la traversée présente. D’ailleurs le film convoque des alpinistes en renvoyant à des expéditions passées et parfois faites de citations. Ainsi l’illustre italien Walter Bonatti qui a inauguré plusieurs voies dans les Alpes, dont une au Mont Cervin ou encore aux Drus.

Walter Bonatti sur l’ascension du Pilier des Drus

(ascension également présente dans Entre terre et ciel)

La montagne a ses récits, ses parcours mythiques, ses tragédies. Pour quiconque se passionne ou souhaite s’intéresser à cette histoire de la haute montagne, je recommande un livre qu’il m’est arrivé de feuilleter avec vif intérêt, à défaut de l’acheter : 100 alpinistes de Charlie Buffet. Une approche éditoriale fort intéressante !

Présentation de 100 alpinistes, par Charlie Buffet et quelques auteurs du livre

Mais encore une fois le film n’amène pas de dimension héroïque où l’homme dépasse la montagne et fait valoir l’exploit. D’où aussi les insistances sur le partage de la montagne où la manière de la vivre en quelque sorte apparaît plus important que l’objectif, avec un amour de la transmission fort palpable. Au delà de la satisfaction d’atteindre un sommet et des efforts physiques et mental que ça coûte, c’est finalement un bonheur simple qui en ressort. Telle que l’arrivée avec Haroun Tazieff au sommet du Mont Blanc où il n’y a pas d’hystérie : « Nous n’exultons pas mais nous sommes ravis et joyeux« . Bien qu’ayant personnellement passé une nuit très pénible à cause du froid lors d’un bivouac au refuge de Tête Rousse surplombant le glacier de Bionnassay et ses terribles « cubes » filmés dans le documentaire, Haroun Tazieff et Gaston Rébuffat donneraient presqu’envie d’expérimenter l’igloo en guise de bivouac. Tant qu’il y a encore de la glace sur les sommets des Alpes.

« Le Mont-Blanc est beau, bien sûr. Je l’ai gravi de nombreuses fois et chaque fois selon l’heure, la couleur du ciel, la forme des corniches et des crêtes à cause du temps et aussi de cette sensation d’altitude, le Mont-blanc procure un vif plaisir. Pour le guide, le Mont-Blanc, c’est son jardin, mais le jardin devient plus beau quand on le montre à un ami et que cet ami est pris au point qu’il désire non seulement l’admirer mais en connaître les secrets. Personnellement j’aime beaucoup les bivouacs ; là seulement on pénètre un peu le mystère de l’altitude. C’est pourquoi j’ai tout de suite accepté quand Tazieff a formulé le désir de passer la nuit au sommet du Mont-Blanc dans un igloo » (Gaston Rébuffat)

Une séquence forte d’Entre terre et ciel  (commentaire et images) :

Le film a eu une réception très positive de la part d’alpinistes de grande renommée qui faisaient partie du jury du 10ème Festival International du Film de Montagne :

« Confirmant la décision du jury [du festival de Trente], René Dittert [chef de l’expédition suisse à l’Everest en 1952], Tony Hiebeler [alpiniste et journaliste autrichien] et Walter Bonatti, sont venus nous dire, secrètement, du fond du cœur, sans grande déclaration, combien ils étaient heureux, parce que dans Entre Terre et Ciel, ils avaient retrouvé la réalité, mais d’abord la vérité de la montagne et de l’alpinisme : là, était notre but, là, est notre grande récompense » (Gaston Rébuffat et Pierre Tairraz, Entre terre et ciel)

A propos de raconter la montagne, il y a une fabuleuse émission radio à écouter et à laquelle je renvoie en guise de conclusion de cet article du blog. Elle évoque beaucoup l’alpinisme mais pas seulement, et quiconque pratique la randonnée en montagne devrait également y trouver vif intérêt et, peut être, des sensations déjà éprouvées. C’est un volet de l’émission La conversation scientifique d’Etienne Klein (sur France Culture), intitulé « Ecrire la montagne » et à écouter ICI. Parmi les invités, il y a Charlie Buffet évoqué plus haut. Voici la présentation écrite :

« Chacun sait bien qu’être en montagne, contempler la montagne, dormir sous les étoiles et contre le liseré velouté d’obscur des crêtes, cela dirige vers la pensée profonde, non nécessairement savante, celle qui nous fait examiner la simplicité de nos besoins et de nos bonheurs, ainsi que l’artificialité dont nous encombrons nos vies d’en bas.

La pratique de la montagne n’a jamais été une activité anodine. Pour ceux qui s’y adonnent, elle se confond rarement avec un sport ou un hobby : la montagne, quelle que soit la façon qu’on a de la vivre, accompagne l’existence, lui donne un sens et une intensité supplémentaires. Elle offre même une façon assez radicale de mettre sans tricher son petit soi en vis-à-vis des choses. Elle change aussi le rapport à l’autre : dans une cordée, certaines alchimies passent par le silence« .

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