Rencontre – Patrimoine du cinéma palestinien avec KHADIJEH HABASHNEH (2018)

Rencontre avec Khadijeh Habashneh sur le thème : patrimoine cinématographique palestinien –  Ciné-Palestine Toulouse 2018 – Ensav

« Vous êtes la première parmi toutes les révolutions qui ont eu le cinéma pendant la lutte »

Santiago Alvarez (Cuba) à Mustafa Abu Ali lors d’un festival à Alger

A l’occasion de la 4ème édition de Ciné-Palestine Toulouse qui s’est déroulée en mars 2018, j’ai assisté à la venue de la chercheuse et cinéaste Khadijeh Habashneh dans le cadre d’une rencontre sur le patrimoine cinématographique palestinien articulée à la projection du documentaire Off frame, aka revolution until victory (2016) de Mohanad Yaqubi. Khadijeh Habashneh a participé à l’émergence du cinéma palestinien des années 70 et son compagnon cinéaste Mustafa Abu Ali (décédé en 2009) fut un des principaux initiateurs de ce cinéma né avec la Révolution palestinienne.  Habashneh a notamment dirigé le Palestinian Film Unite/Palestinian Film Institution de l’OLP établi à Beyrouth (environ 1970-1982) et fut en particulier responsable des archives et cinémathèque de l’Institut jusqu’aux bombardements israéliens de 1982 et la « disparition » des archives qui s’en ai suivie au cours des années 80 (en fait, archives volées par l’armée israélienne !). Alors qu’un film de Habashneh fait partie du corpus de films volés, de nos jours la cinéaste est responsable des archives du cinéma palestinien. Parmi les objectifs de ce projet d’archivage en cours : récupérer tous les films perdus et les restaurer.

Bien que j’avais déjà pu découvrir Ils n’existent pas (1974) de Mustafa Abu Ali, un film visible gratuitement sur internet, j’ignorais globalement cette histoire du premier cinéma palestinien qui fut précédé d’une poignée de tentatives isolées. Aussi cette venue de Habashneh a constitué une très bonne introduction historique de ce cinéma méconnu dont la (re)découverte et le travail de restauration se révèlent être très importants, y compris et surtout en Palestine occupée. Cela fut notamment évoqué dans les échanges avec la salle ayant fait suite à la projection du récent documentaire de Mohanad Yaqubi, film déroulant un montage d’extraits issus de films de ce premier cinéma. Par la suite j’ai parcouru internet et j’ai pu y lire des textes assez précis (cf les liens à la fin de cet article) ainsi que visionner d’autres films ou extraits en circulation.

Afin de garder trace de cette introduction orale à la genèse du cinéma palestinien et aux problématiques qui se posent autour de l’archivage et du patrimoine cinématographique palestinien, exposée par une personne historiquement liée à ce cinéma et à la résistance palestinienne, voici donc deux videos que j’ai réalisé avec des moyens techniques rudimentaires. Je renvoie aussi à des liens complémentaires (textes, videos/films) en bas d’article.

1ère partie : GENÈSE DU CINÉMA PALESTINIEN

Exposé historique de Khadijeh Habashneh où sont notamment présentés les « chevaliers du cinéma » palestinien : Sulafa Jadallah (palestinienne), Hani Jawhariyyeh et Mustafa Abu Ali

 

2ème partie : ARCHIVES DU CINÉMA PALESTINIEN et ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Après la projection de Off frame aka Revolution until victory, Khadijeh Habashneh fait un point sur le projet d’archivage et de restauration du cinéma palestinien, suivi de réactions-questions de la salle sur le film et l’archivage du patrimoine cinématographique palestinien. Si certains passages seront plus évidents pour les personnes qui ont vu le documentaire Off frame, cette video demeure intéressante pour les autres car la discussion aborde le thème des archives sans se référer constamment au documentaire projeté.

 

BONUS  : DON D’UNE COPIE DU FILM EL FATAH À KADISHEH HABASHNEH

Guy Chapouillié, fondateur de l’ESAV Toulouse et président d’honneur de Ciné-Palestine Toulouse, remet une copie du documentaire El Fatah réalisé en 1970 par L. Perelli en collaboration avec le Fatah et produit par le PC italien.

 

LIENS INTERNET EN COMPLÉMENT :

  • « Palestinian Revolution Cinema » : texte synthétique rédigé en anglais par Khadijeh Habashneh, un éclairage complémentaire à l’exposé video ci-dessus (1ère partie).
  • « A brief history of palestinian cinema » : un autre texte historique qui cette fois-ci est rédigé par Khaled Elayyan, directeur du Al-Kasaba Theatre and Cinematheque à Ramallah en Cisjordanie (lieu de théâtre, cinéma, musique, danse qui fut ciblé par l’armée israélienne lors de l’invasion de Ramallah en 2002).
  • « Coming home : palestinian cinema » : texte historique publié sur le site internet Electronic Intifada par la cinéaste palestinienne Annemarie Jacir.
  • « Palestinian revolution cinema comes to NYC » : texte de l’artiste palestinienne Emily Jacir paru sur le site Electronic Intifada.
  • « Emily Jacir : letter from Roma » : sur la re-découverte de bobines du tournage de Tal al-Zaatar (1977) et le travail de restauration entrepris à l’Aamod en Italie (Archives Audiovisuelles du Mouvement Ouvrier et Démocratique). Il y a eu environ 9 heures de rushes pour Tal al-Zaatar, un documentaire d’un peu plus d’une heure réalisé par Mustafa Abu Ali, Jean Chamoun et Pino Adriano tandis que Khadijeh Habashneh a participé au film en menant des interviews. Le film porte sur le camp palestinien Al Zaatar au Liban qui fut massacré en 1976 et constitue la seule trace cinématographique de cette histoire (quelques images d’après massacre semblent avoir été aussi tournées par une télévision ou deux). Ce texte intéressant présente et contextualise la démarche de restauration initiée par Emily Jacir et la cinéaste allemande Monica Maurer qui a participé à la réalisation de films palestiniens au cours des années 70-80 et qui depuis quelques années travaille sur la restauration de films réalisés durant cette période. Surtout, cet article contient aussi des rushes du tournage également publiés sur la chaîne vimeo Emily Jacir.
  • « Pourquoi d’innombrables photos et films palestiniens sont-ils enfermés dans les archives israéliennes ? » : article d’un journaliste israélien qui s’appuie sur le documentaire Looted and hidden réalisé en 2017 par la chercheuse israélienne Rona Sela. Alors qu’il était supposé que les archives du cinéma palestinien établies durant les années 70-80 furent détruites par l’armée israélienne, Khadijeh Habashneh a précisé que Rona Sela les a prévenu de la possession des archives palestiniennes chez les autorités israéliennes. Je n’ai pas vu le documentaire et n’ai pas trouvé d’extrait ou bande annonce sur internet mais nul doute qu’il mérite le détour. Sur cette même thématique des archives, à noter aussi le documentaire Kings and extras qui fut réalisé un peu plus tôt par la cinéaste palestinienne Azza El-Hassan en 2004.

Guerras e imagenes : greaser – Gregorio Rocha (1997)

Gregorio Rocha – Guerras e imagenes : Greaser – Mexique – 1997 – 27 mn

« J’étais à la bibliothèque Benjamin Franklin et j’ai trouvé un livre avec des dessins faits par des soldats américains lors de la guerre [mexico-américaine] de 1846-48; c’était de nouveau pour trouver des sources primaires, cette fois-ci des dessins, j’ai aussi trouvé les écrits des soldats, et j’ai décidé de faire un travail sur ce sujet. J’ai commencé à enquêter et j’ai réalisé qu’ils allaient célébrer les 150 ans de la guerre d’annexion et j’ai commencé à en savoir plus sur cette histoire de l’apparence. J’ai réalisé que je pourrais prolonger ce projet pour faire une histoire des images, pas des relations entre les deux pays, mais une histoire des images qui ont émergé dans les guerres entre les deux pays. Ce que j’ai fait n’était plus d’utiliser l’image comme une addition pour illustrer le texte, mais essayer de trouver l’importance de cette image comme un document, alors j’ai choisi de raconter l’histoire des images, plutôt que l’histoire des événements. Dans cette série, j’ai décidé de donner tout le poids que les images devraient avoir comme documents, pas seulement des images fixes, j’ai déjà inclus le cinéma depuis ses débuts, alors comment la télévision et la vidéo indépendante entrent-elles ?  »

Gregorio Rocha, interview en 2000 (traduction approximative)

Guerras e imagenes est une série documentaire de 108 mn abordant plusieurs aspects des représentations visuelles entre les États-Unis et le Mexique, en particulier dans le contexte des guerres (1846-48, Révolution mexicaine, seconde guerre mondiale…). Je propose ici le deuxième volet intitulé Greaser, la Révolution mexicaine et l’industrie des images dont le montage est composé de cartes postales, photographies et extraits de films (du cameraman indépendant Charles Pryor, des studios américains Kalem Film, Mutual Film…) qui se situent globalement entre 1910 et 1920. Ces images sont articulées à des récits d’époque (politiques, journalistes, écrivains etc). Bien que ce soit le hasard qui m’ait mené à découvrir Greyser, ce volet documentaire s’avère être complémentaire de Reed, Mexico Insurgente (1973), long métrage de Paul Leduc que j’ai relayé ICI sur le blog et où il est notamment question du rapport aux représentations iconographiques de la Révolution. A noter aussi la présence d’un passage qui associe des archives filmiques à la lecture d’extraits des écrits de John Reed.

Gregorio Rocha a d’abord étudié le cinéma à l’UNAM à Mexico avant d’initier une oeuvre documentaire fortement marquée par une articulation à une histoire des représentations iconographiques (cartes postales, cinéma etc). Dès son premier documentaire Tijuana entre deux mondes (1986, production du Colegio de la Frontera Norte) il a « appris à apprécier l’importance des documents graphiques. Surtout dans ce cas j’ai utilisé des cartes postales; J’ai étudié comment Tijuana avait été représentée sur des cartes postales à différents moments et j’ai commencé à essayer de démêler l’histoire qui était à l’intérieur d’une photographie, comment l’image elle-même présentait l’histoire. Cela nécessite sans doute une approche interdisciplinaire, ce que je n’ai pas, j’ai commencé à m’appuyer sur les historiens de la photographie et commencé à enquêter davantage dans l’histoire des façons de voir. Il est devenu important pour moi, primordial, d’utiliser les sources graphiques. » (interview avec Clara Guadalupe García, excellente interview parue en 2000 dans le magazine Our History, La Gaceta CEHIPO). Il a aussi consacré une émission radio de plusieurs volets sur l’histoire de la photographie au Mexique, précisant ainsi une orientation de plus en plus tournée sur un travail de recherche iconographique. C’est ainsi que dans ses documentaires il ne soumet pas l’image à un récit (voix off, intervenants…) et la creuse en profondeur pour ce qu’elle peut révéler ou refléter en soi. D’une certaine manière, sa démarche n’est pas très éloignée des orientations prises par des cinéastes comme le couple Gianikian-Lucchi (voir ICI sur le blog par exemple) ou encore Bill Morrison.

Greaser, la Révolution mexicaine et l’industrie des images (27 mn, VO) :

« Contrairement à ce qui est fait dans les documentaires d’histoire, qui sont basés sur un récit oral que les images tentent d’illustrer, je l’ai fait dans l’autre sens; ici les images sont le scénario et le son tente de justifier ces images: qui les a faites, comment les a-t-on faites, à quoi elles ont servi, comment cette photographie a été utilisée. Alors cet autre projet est sorti: Guerres et images, une histoire des regards entre le Mexique et les États-Unis. »(Gregorio Rocha)

La conquête de l’Amérique I – Arthur Lamothe (1992)

Arthur Lamothe – La conquête de l’Amérique I – 1992 – Canada – 95 mn

« Toutes les terres qui n’ont pas été cédées à la Couronne [anglaise] par les indiens continuent à être entachées d’une servitude foncière. Ça veut dire que l’ONF est construit sur un territoire autochtone (…) Un jour on va cesser de rire. Le titre autochtone subsiste dans le vieux Québec de 1763 ! »

Rémi Savard in La conquête de l’Amérique I

Synopsis de La conquête de l’Amérique I (ONF) : Récit du pillage des ressources tel que vécu par les Amérindiens Montagnais de la Côte-Nord. Ils réclament la reconnaissance de leur droit inhérent à l’autonomie politique et administrative, soutenus par l’anthropologue Rémi Savard qui expose ses thèses historiques et juridiques.

DOCUMENTAIRE VISIBLE EN INTÉGRALITÉ

EN CLIQUANT ICI

Né en France, Arthur Lamothe a démarré sa carrière cinéaste à l’ONF qu’il a quitté en 1965 et dont seule une poignée de films sera de nouveau produite par cette institution fédérale canadienne puisqu’il fonde sa propre compagnie de production. Son oeuvre documentaire (ainsi que deux fictions) a donné lieu à une filmographie très axée sur les peuples indiens Innus (« Montagnais » dans le langage des premiers colons) principalement établis sur la péninsule du Québec-Labrador.

« À l’époque, les films faits sur les Indiens laissaient à désirer, jamais tournés dans leur propre langue, collés au regard des Blancs »

Arthur Lamothe dans une interview pour Le Devoir.

Un temps cultivateur en France puis bûcheron  peu après son arrivée au Québec dans les années 50, Lamothe a aussi réalisé des films focalisés sur le travail et la classe ouvrière, avec notamment Le mépris n’aura qu’un temps (1969) dont le caractère militant dénonce les conditions de travail dans les chantiers de construction à Montréal, avec la participation de syndiqués du CSN Construction en grève en 1969-70 (Confédération des Syndicats Nationaux). Ainsi, bien que méconnue au sein de la cinématographie québécoise et très peu diffusée, la production indépendante de Lamothe a favorisé une orientation politiquement engagée qui est également présente dans sa filmographie amérindienne.

Le mépris n’aura qu’un temps, extrait (1969)

Un volet ouvrier de l’oeuvre de Lamothe : « C’était vraiment pour moi une prise de conscience du milieu ouvrier, une structuration des émotivités, un regard en dedans. » (Lamothe, 1970)

Déjà en 1962 son premier documentaire Bûcherons de la Manouane (1962, « Manawan » en langue Atikamekw) se consacre au travail en filmant des bûcherons en plein hiver québécois, alors établis dans un camp situé en Mauricie. Outre le sujet qui dépeint notamment leur solitude et la dureté des conditions de travail dans le contexte d’une survie économique, ce film a une importance esthétique en s’inscrivant parmi le premier cinéma direct canadien qui se développe à l’ONF (parfois dit « cinéma-vérité » en France) tandis que le traitement audiovisuel se démarque par instants du réalisme descriptif par un travail sur le ressenti (ainsi de saisissants abattages d’arbres ou encore le montage articulant jet répétitif des bois à la rivière et fond sonore aliénant de la coupe par ailleurs très présent tout au long du documentaire). Or, déjà dans ce premier film, Lamothe évoque les Indiens à travers un groupe d’une vingtaine de bûcherons de la Nation Atikamekw qui travaillent sur le chantier exploitant leur propre territoire et établis à part sous des tentes avec leurs familles. D’ailleurs ici je me suis souvenu du long métrage de fiction hongrois La pierre lancée réalisé en 1969 par Sara Sandor où des Tsiganes associés à un chantier de bûcheronnage et établis dans un camp à part sont considérés comme des « sauvages » et relégués à des travaux mal payés de seconde zone.

Bûcherons de la Manouane (1962), extraits avec les Indiens du chantier 

(LE FILM EST VISIBLE EN INTÉGRALITÉ EN CLIQUANT ICI)

« Il me restait beaucoup d’images après avoir tourné Bûcherons de la Manouane, et j’ai donc proposé à l’ONF de faire un film sur ces Indiens. Pierre Juneau [un administrateur de l’ONF] m’a répliqué : « Ce n’est pas commercial ». Comme si l’ONF faisait des choses commerciales ! Après, j’ai soumis un autre projet sur la mort des Indiens des plaines, mais on m’a dit la même chose, que ce n’était pas intéressant, que ce n’était pas commercial. Pourtant, Bûcherons de la Manouane avait très bien marché, il avait été vendu à toutes les télévisions européennes, en Australie, en Inde ! J’étais décidé à faire des films sur les Indiens. »

Arthur Lamothe, entretien avec Janine Halbreich-Euvrard (2007)

Outre divers courts et long métrages plus ou moins importants réalisés dès les années 60, sa filmographie amérindienne se compose notamment d’une vaste série documentaire intitulée « Chronique des Indiens du Nord-Est du Québec », avec la collaboration de l’anthropologue Rémi Savard et qui a été partiellement éditée en France dans un coffret DVD intitulé « Images d’un doux ethnocide » (une formule qui d’ailleurs s’applique à la vision de La conquête de l’Amérique I). Cette chronique monumentale de 19 heures est constituée de deux séries documentaires : d’une part Carcajou et le péril blanc (1973-1976) dont huit films approchent la culture montagnaise et la dépossession entreprise par les Blancs, alors parmi les premiers films du cinéma canadien à adopter le point de vue indien (le cinéaste refusant par ailleurs l’étiquette d’un cinéma ethnologue, reprochant par exemple aux anthropologues « en immersion » d’intégrer les Indiens aux schémas enseignés à l’université) ; d’autre part La terre de l’homme (Innu Asi, 1979-80) avec quatre films qui seraient plus politiques.

Extrait de Ntesi Nana Shepen (On disait que c’était notre terre, 1974), de la série documentaire « Carcajou et le péril blanc »

Une multinationale ayant obtenu du Canada le droit de coupe en forêt boréale empêche l’accès des Indiens à leur propre terre et à la subsistance qui en découle. Une thématique au centre de La conquête de l’Amérique I

En 1983, Lamothe entreprend Mémoire battante qui se constitue de trois épisodes se focalisant sur la spiritualité et la dépossession des Indiens. En 2004, il lance une nouvelle série documentaire intitulée Mémoire antérieure qui se compose de 13 films dont les tournages – comme pour La conquête de l’Amérique I et II – ont été entrepris dans les années 70. Par cette simple énumération, on peut voir que la filmographie amérindienne de Lamothe résulte d’un travail d’ensemble qui cumule des dizaines d’heures et qui nécessite un visionnage global pour mieux en appréhender la portée articulée aux Autochtones. Une somme documentaire qui finalement ne semble pas avoir été faite SUR les Indiens mais avec AVEC les Indiens :

« Il faudrait voir tous [les films], parce que c’est en les voyant tous qu’on comprend mon travail. Chaque film est différent. Les Indiens m’ont suggéré le sujet de plusieurs des films que j’ai faits. Par exemple, avec Mathieu André, je voulais filmer la chasse à l’ours. Il m’avait dit non. C’était plus important de filmer la pêche au filet sous la glace. La pêche sous la glace permet aux Indiens de survivre, de se nourrir. Alors, il m’a organisé cette pêche sous la glace et je l’ai filmée. Et puis, avec Marcel Jourdain, je voulais filmer la construction de pièges à martres et on en a fait quatre films ! Forcément, j’étais un outil entre leurs mains. J’avais une caméra et ils savaient qu’avec ça, ils allaient parler au monde. Et ils tenaient beaucoup, beaucoup à être filmés. Parce que au fond, je filmais ce qu’eux voulaient faire passer. »

Arthur Lamothe (id, 2007)

Lamothe a également réalisé des fictions développant des histoires liées aux Amérindiens (Equinoxe, Le silence des fusils) mais ces films sont généralement moins estimés que ses documentaires. Lamothe a souvent motivé ce passage à la fiction comme un moyen plus adéquat pour tenter d’exprimer l’imaginaire indien.

« Certains anthropologues ont une vision surtout matérialiste des Indiens et ne voient que les problèmes qui peuvent se quantifier, comme celui de la descendance. Mais presque personne n’écrit de textes sur des phénomènes religieux et mystiques, sur la « tente tremblante », sur l’imaginaire, les songes. L’imaginaire est une source d’inspiration pour le cinéma. C’est important. Il faut aller à la rencontre de l’imaginaire des Indiens. Moi, c’était ça qui m’importait, leur vie onirique. »

Arthur Lamothe (id, 2007)

D’après lui, en tant que véhicule potentiel de l’onirisme indien la fiction peut exprimer la spiritualité Autochtone et représente un cinéma autochtone en devenir (à cet égard il faudrait s’intéresser au cinéma autochtone ayant émergé au Canada ces dernières années tant il semble y avoir plusieurs pôles de création cinématographique indiens). Aussi en 1993 Lamothe a réalisé le documentaire L’écho des songes qui a pour trame les Arts indiens au Canada.

L’écho des songes, extrait (1993)

« Tout art provient des songes. Intimement liés à la vie spirituelle des indiens, les songes constituent l’essence même de toutes leurs croyances. » (Lamothe)

Je n’ai vu quasiment aucun des documentaires énumérés ci-dessus et il faut dire qu’ils sont totalement inaccessibles sur internet à moins d’y mettre le prix, notamment sur Universciné qui propose la location streaming de « Images d’un doux ethnocide » (les personnes inscrites en médiathèque peuvent y accéder gratuitement via la « médiathèque numérique »). En revanche La conquête de l’Amérique I (tout comme La conquête de l’Amérique II) a été produit par l’ONF et fait partie du vaste corpus documentaire canadien en accès libre sur le site internet de l’agence (au risque de me répéter sur le blog, j’invite vraiment à y faire un saut pour mieux mesurer les nombreuses découvertes filmiques à y faire !).

Image de La conquête de l’Amérique I

La Conquête de l’Amérique I et II (1990 – 1992) reprend le principe de la série documentaire du cinéaste et semble s’inscrire dans l’oeuvre globale énumérée plus haut, ici dans son volet territoire. Comme c’est précisé dans le générique, le tournage initial remonte à 1977 et s’articule aux revendications des Innus (Montagnais) quant à la terre et les droits associés, incluant la collaboration active de Montagnais dont l’ancien Chef de bande Antoine Malek.

« Je demandais à mon équipe de ne pas loger à l’hôtel. Je leur disais : «On va dans les maisons indiennes ! C’est le seul moyen de filmer ces gens-là, en étant à leur niveau. Pierre Perrault [célèbre documentariste québécois] m’a dit un jour : « C’est drôle, avec moi les Indiens ne parlent pas et avec toi, ils n’arrêtent pas de parler ». C’est sûr qu’en présence de Blancs, ils ne parlaient pas; les Indiens ne disaient pas un mot. »

Arthur Lamothe (id, 2007)

La conquête de l’Amérique I révèle la perception d’un territoire indien soumis aux exploitations des multinationales (et autres installations étrangères) avec l’accord du Québec et de l’Etat fédéral canadien ayant pour corollaires le pillage des ressources et une interdiction des moyens de subsistance des Indiens qui mène à leur extinction.

« Bucherons 2 [la suite de Bûcherons de la Manouane] ne pouvant s’entreprendre, je soumettais à Pierre Juneau un projet de film intitulé Le péril blanc, sur l’élimination des Indiens d’Amérique, un film de montage réalisé à partir de photos des cadavres d’Indiens massacrés durant la Conquête de l’Ouest par Custer et d’autres nettoyeurs, dont on charge sans ménagement les corps déjà raidis aux yeux grands ouverts dans des charrettes. Et d’autres photos prises au 19ème siècle, celles-ci célébrant la dignité de cette race qui a occupé des millénaires durant ce continent, objet d’un génocide oublié par les actuels Euro-Américains que nous sommes. Je voulais inscrire cette méditation dans la  suite de l’admirable film Mourir à Madrid de Frédéric Rossif. Hélas, Pierre qui voyait autrement l’avenir de l’ONF, me dit :

–         Ce n’est pas rentable. »

Arthur Lamothe, témoignage publié sur le site Arthur Lamotte 

Les plans de survol aérien du territoire indien au début du film sont particulièrement éloquents. L’énumération des parcelles forestières cédées par l’Etat au droit de coupe des multinationales se superpose à l’étendue forestière de plus en plus soumise au pillage (en cela ce film annonce le terrible documentaire L’erreur boréale réalisé en 1999 par Desjardins et Monderie, visible ICI). L’exploitation du territoire indien qui cerne les autochtones (pillage des forêts mais aussi hydro-électricité, pêche industrielle et de loisirs…) y résonne comme une guerre, à la manière du survol aérien intégré dans le montage du documentaire Pays Barbare (2013) de Gianikian et Lucchi où la guerre coloniale menée en Ethiopie par l’Italie fasciste se traduit par un discours d’Hailé Selassié évoquant les bombardements au gaz moutarde sur son peuple (pour voir cette séquence de Pays Barbare, cliquer ICI). Mais ici l’extermination se fait « sans effusion de sang » bien que les plans réguliers survolant le territoire pourraient évoquer la conquête territoriale d’un champ de bataille.

Images de La conquête de l’Amérique I  

Ci-dessous un plan où la caméra s’attarde sur un stock de bois coupés alors qu’un témoignage nous apprend qu’aucune négociation de coupe n’a eu lieu avec les indiens.

Ci-dessous une cargaison de bois issus de la terre indienne en partance pour les usines européennes d’une multinationale téléphonique. Ces images font écho à certains plans de Bûcherons de la Manouane (le bateau remplaçant le camion qui pillait la forêt de la terre Atikamekw). Le colonialisme dans son expression économique quotidienne

Dans la foulée de ces exploitations de la terre indienne sans concertation ni négociation, obtenue par aucun traité, ni capitulation sur les terres concernées, le documentaire enchaîne avec un long passage intégrant un explicatif juridique de l’anthropologue Rémi Savard. Alors que les pillages des ressources poussent les indiens au bord de la mer à l’écart des bois, Savard revient sur la proclamation royale anglaise de 1763 survenue lors du Traité de Paris (fin de la colonie Nouvelle France, cédée aux anglais).

Image de La conquête de l’Amérique I

Une visualisation indienne mémorisant la proclamation royale anglaise de 1763 : « deux bateaux côte-à-côte« . Le film questionne aussi les différences de conception et de la langue pour exprimer les aspects juridiques d’un territoire

Cet excellent passage pose la problématique juridique dans le rapport entre les Blancs et les Amérindiens (par exemple la notion de propriété existait-elle et avait-elle une codification juridique précise parmi les Indiens d’Amérique du Nord ?) et présente le cheminement pris par l’illégalité toujours actuelle de l’Etat fédéral et du Québéc ayant brisé l’autonomie des Autochtones. L’exposé de Savard est particulièrement frappant par la subtilité d’approche qu’impliquent les termes juridiques « servitude foncière » et « fiduciaire ». L’ensemble aide à mieux comprendre pourquoi la proclamation royale de 1763 est un texte de référence pour les Montagnais et qu’en effet aucun traité de dépossession n’existe. C’est une guerre qui ne dit pas son nom qui s’exprime par la spoliation des terres et le non respect des droits des Indiens de la Côte-Nord (et d’ailleurs), causant précarisation et extermination :

« Il est important de dire que ce processus de disparition [des Montagnais] n’allant pas assez vite, en 1857 les parlementaires canadiens ont voté une loi (…) qui déclarait explicitement qu’à partir de maintenant les Autochtones n’avaient plus les mêmes droits et les mêmes obligations que les autres sujets de sa majesté. Non seulement ils n’étaient plus des Nations, mais ils devenaient des gens frappés d’incapacité juridique, comme à l’époque les femmes, les enfants âgés de moins de 21 ans et les malades mentaux. (…). Quand vous avez un pupille, il faut un tuteur. Alors le tuteur c’était le gouvernement qui par ce fait prenait entre ses mains toute l’administration des biens des Indiens, supposément pour les protéger, supposément pour s’occuper de son obligation fiduciaire qui était implicite dans la doctrine impériale britannique, mais en fait pour faire disparaître le plus vite possible cette réalité embarrassante sans effusion de sang, proprement. »

Rémi Savard dans La conquête de l’Amérique I

Aussi, à ce point de vue juridique le film articule la réalité du terrain telle que vécue par les Montagnais, à savoir comment cette dépossession coloniale se traduit concrètement dans la vie quotidienne des Indiens. Et c’est ainsi que parmi les pillages des ressources déjà évoquées auparavant le cinéaste s’attarde sur la pêche. Ici la dévastation des Blancs (épuisement du poisson etc) va de pair avec l’écrasement des moyens de subsistance des Indiens. Le documentaire renvoie aussi à d’autres communautés indiennes confrontées à l’interdiction de pêcher au profit des Blancs, et à ce sujet je conseille, entre autres, le documentaire Les événements de Restigouche (1984, à voir ICI ) réalisé par Alanis Obomsawin qui porte sur la lutte des Micmacs interdits de pêcher le saumon sur leurs terres et réprimés par le pouvoir québécois (soit un colonialisme québécois particulièrement souligné par la cinéaste qui apparaît également dans La conquête de l’Amérique I). Ici la violence du fait colonial s’exprime en particulier dans les témoignages des pêcheurs Montagnais en conflit avec un club de pêche américain (installé par bail d’Etat) et avec les garde pêche. Alors que le consumérisme touristique jouit de la rivière, les possesseurs indiens de la terre sont condamnés à « la pêche en cachette » parce que leurs droits à la subsistance n’y ont plus cours.

« On avait peur de pêcher le jour, on ne voulait pas le déranger. Lui il pêche le jour et nous on pêche la nuit. N’importe qui trouve à vivre ici, l’italien, le japonais… tous ceux qui viennent de loin. C’était à nous de vivre confortablement mais c’est vous qui vivez bien. Laissez-nous tranquille, vous devriez être à genoux devant nous maintenant. C’était à nous d’être là-bas au club, mais c’est vous qui êtes très bien installés. Aujourd’hui vous voulez tout dicter à l’Indien, combien il prendra de saumon. On saura bien combien on doit tuer de poissons. C’est notre terre à nous.(…) On ne cherche pas à savoir comment vous vivez, vous les Blancs. Tandis que vous vous voulez tout savoir, comment on tue le gibier, ou comment on parle, même comment on vit, même comment quelqu’un dort. Vous voulez tout posséder, on nous insulte trop. On fait toujours  ça à l’indien. Lui poser des interdictions quand il chasse. Il serait bientôt temps qu’on n’ait plus peur. Moi je n’ai plus peur. Ça ne fait rien si on me tue, de toute façon je vais mourir si je n’ai rien à manger. »

Antoine Malek dans La conquête de l’Amérique I

Le récit final qui s’ensuit à propos de la mort des deux pêcheurs Montagnais paraît à la fois comme un « fait divers » et un « accident » dans la presse du pouvoir Blanc mais ici le particulier, en plus de révéler une tragédie humaine, découle clairement de l’exposé du processus colonial qui a précédé. En 1996 Lamothe a entrepris le long métrage de (docu-)fiction Le silence des fusils qui traite de cet « accident » où il met en avant la thèse amérindienne, pas celle retenue par les conclusions d’une enquête bâclée.

Le silence des fusils, extrait (1996)

Un docu-fiction qui revient sur « l’accident » des deux jeunes Innus et l’injustice qui s’en ai suivie, tel un écho à la guerre qui ne dit pas son nom. Le film n’eut aucun succès en salle.

Si la filmographie amérindienne de Lamothe semble à l’évidence avoir décliné une approche culturelle (langue, spiritualité etc confrontées au colonialisme), à travers le traitement du territoire considéré aussi dans sa dimension  humaine c’est l’aspect économique du colonialisme qui ressort le plus dans La conquête de l’Amérique I et il y aurait sans doute à mettre en parallèle bien des situations non seulement ailleurs en Amérique mais aussi dans le monde.

Arthur Lamothe a réalisé une « suite » intitulée La conquête de l’Amérique II mais en fait sortie avant en 1990. Ce deuxième opus est visible en intégralité sur le site de l’ONF. « Profitons-en » pour les plus modestes, ce diptyque est à peu près la seule réalisation du cinéaste accessible gratuitement sur la toile.

La conquête de l’Amérique II (1990, 67′)

Synopsis (ONF) : Ce documentaire suit un groupe d’Amérindiens dans la reconquête juridique de leurs rivières à saumon face aux clubs privés et pourvoiries. Nous les suivons, de portage en portage, sur la magnifique rivière Natashquan, jusqu’à un endroit sacré au pied d’une chute, où il reconstituent des moments importants de la vie d’antan à l’intérieur des terres.

VISIBLE EN INTÉGRALITÉ EN CLIQUANT ICI

On y retrouve par exemple une caméra qui scrute le territoire par des travellings et survols aériens auxquels ici sont superposés des propos indiens témoignant du processus de spoliation des terres, de sédentarisation forcée par la formation des réserves sous la tutelle de l’Etat (tel que Savard l’a exposé dans La conquête de l’Amérique I), de scolarisation et de contrôle visant une assimilation « pour faire de nous, Indiens, de véritables canadiens et ainsi assurer notre bonheur » et « pour faciliter l’exploitation de nos territoires« .

Images de La conquête de l’Amérique II 

L’approche du territoire occupe de nouveau une grande place y compris dans le traitement visuel (ci-dessous, travelling sur la réserve Innu de Natashquan et survol aérien d’un autre réserve Innu)

La conquête de l’Amérique II s’articule également à l’autre volet en incorporant un contenu juridique, cette fois-ci au regard d’une situation particulière : les revendications des Montagnais-Innus vis à vis de la rivière Natashquan. Là encore, quelques « subtilités » d’Etat mènent à une dépossession illégale. Aussi la dernière partie de cette suite documentaire matérialise brillamment le lien entre les Innus et le territoire par le cheminement menant à un lieu de traditionnel de la pêche aux flambeaux et au camp provisoire qui en découle. L’occupation millénaire du territoire surgit à l’image, l’histoire de la communauté in situ est palpable. Dans ce contexte, les quelques pêcheurs touristiques filmés par Lamothe apparaissent dissonants vis à vis de la perception indienne du territoire. Une des forces de ce diptyque est de signifier l’appartenance et l’attachement territoriaux indiens, que ce soit en termes juridique, économique ou culturel.

Oscar Micheaux, un pionnier du cinéma noir américain (1910’s-1951)

Oscar Micheaux (1884-1951), cinéma indépendant noir américain 

« Micheaux est également l’un des premiers cinéastes noirs à discuter ouvertement à travers ses films des problèmes du « passing » et du colorisme, de l’hypocrisie de la bourgeoisie noire, et d’autres sujets tabous comme le lynchage, le viol et la rencontre interraciale. J’ai été étonnée après avoir enseigné un cours sur lui et plus tard avoir gagné le Pitching du Sundance Film Festival qu’aucun biopic n’a jamais été fait au sujet de sa vie; à savoir, comment il a été élevé par d’anciens esclaves dans l’Illinois et plus tard émigré au Dakota du Sud, où il a vécu dans une ferme et a été en mesure de soutenir à la fois sa carrière d’écrivain et de cinéaste en faisant du porte à porte chez des voisins et des propriétaires de salles de cinéma dans le sud, les encourageant à investir dans sa société de livres et de films »

Jamie Walker, productrice et réalisatrice africaine américaine (interview pour BayView)

Fils d’esclaves affranchis, Oscar Micheaux a été un pionnier du cinéma noir indépendant aux USA et le cinéaste le plus prolifique des race movies (films à casting noir pour public noir, des années 1910 à 1948). Comme cela a été vu avec le documentaire A l’ombre d’Hollywood (relayé ICI sur le blog), l’émergence de race movies dans une industrie du cinéma américaine où la population noire était soit absente, soit représentée comme subalterne et de manière très négative (archétypes de personnages idiots, paresseux, soumis, sauvages…), a pu constituer une riposte à cette imagerie raciste répandue non seulement dans le cinéma mainstream et hollywoodien mais aussi partout dans la société que ce soit au théâtre (à part quelques résistances telles au théâtre Lafayette d’Harlem), dans les médias, les publicités etc. L’origine et le poids de cette iconographie stéréotypée raciste présente dans le cinéma sont par exemple évoqués avec force dans Bamboozled (2000) de Spike Lee (film présenté et relayé ICI sur le blog). Dans l’article consacré à Within our gates (1919) (ICI sur le blog) on a pu voir combien ce deuxième long métrage produit et réalisé par Oscar Micheaux se présente comme une réponse à Naissance d’une Nation (1915) de Griffith, ce premier « blockbuster » hollywoodien qui portait la vision de l’Amérique suprématiste blanche. Plus généralement, avec des films pour la plupart relevant du divertissement à travers des genres déjà très prisés dans le premier Hollywood (mélodrame, western, gangster…), Micheaux et d’autres producteurs-réalisateurs de race movies (dont certains étaient blancs) ont dégagé des personnages noirs qui par leur humanité et caractères positifs étaient inédits à l’écran, tout en témoignant de la communauté africaine américaine, non sans soulever parfois quelques problématiques socio-politiques internes (en particulier chez Micheaux). Dotés de moyens de production très limités et à la qualité esthétique parfois médiocre, les race movies ont pour la plupart disparu. C’est notamment le cas pour Micheaux dont seulement une douzaine de réalisations ont survécu au temps, parfois à partir de copies uniques retrouvées en Europe (par exemple sur les 26 films muets réalisés seuls trois nous sont parvenus !). Il avait fondé sa propre compagnie de production, allant lui-même démarché les salles en sillonnant le pays avec ses bobines. D’ici un relais prochain sur le blog de sa filmographie encore visible, je propose ci-dessous des reportage, documentaires et fictions sur Oscar Micheaux, un cinéaste dont l’oeuvre est généralement absente des enseignements consacrés à l’histoire du cinéma (notamment en France).

1) Introduction au cinéma de Oscar Micheaux, avec David Schwartz – France

(entretien réalisé dans le cadre d’une rétrospective organisée au FID de Marseille 2014)

Au-delà de ce petit reportage, je conseille vivement le long entretien de ce spécialiste d’Oscar Micheaux avec Laura Vermeersch, publié ICI sur Cairn. Dans un registre plus sommaire il y a aussi l’émission de Radio Grenouille intitulée « Oscar Micheaux, pionnier du cinéma noir américain », toujours avec la contribution de Schwartz et écoutable ICI.

 

2) Bayer Mack – Oscar Micheaux : the czar of Black Hollywood – 2014 – USA

(entame du documentaire – 8 mn – VO)

S’appuyant sur des archives et des extraits de films de Micheaux, ce documentaire revient surtout sur les débuts du cinéaste et sur sa première réalisation sonore The exile (1931). Il a été réalisé par le fondateur du label de musique indépendant Block Starz Music, devenu ensuite Block Starz Music Television. Parmi les motivations à faire ce documentaire, Mack constatait qu’en dépit de la signification historique de Micheaux il n’y a «pratiquement rien sur sa vie». Ainsi l’extrait ci-dessus témoigne de cette approche biographique, évoquant notamment son job comme porteur de bagages dans les trains pour la société Pullman Porter. C’est d’ailleurs au sein de cette société qu’a vu le jour en 1925 le premier syndicat noir reconnu par l’AFL (Fédération Américaine du Travail). Je n’ai pas vu ce film dans son intégralité mais l’extrait proposé annonce un ton assez monotone et un usage des archives purement illustratif. Néanmoins cela permet une introduction complémentaire au cinéaste et à son oeuvre.

 

3) Jamie Walker – The young Oscar Micheaux – 2013 – 17 mn – USA

Dans la lignée du documentaire ci-dessus à portée biographique, voici un court-métrage de fiction réalisé par une productrice, réalisatrice et scénariste issue de l’enseignement et du journalisme, Jamie Walker. Réalisé pour promouvoir un projet de long métrage de fiction sur Oscar Micheaux, il a remporté le Pictching Contest du Sundance Festival 2013.  Le film part de la jeunesse de Micheaux témoin du lynchage qui s’abattait sur les noirs dans le sud des USA (à noter que si les lois Jim Crow officialisaient la ségrégation raciale dans les Etats du sud, la ségrégation et le lynchage existaient aussi dans le nord).

LE FILM EST VISIBLE EN INTÉGRALITÉ EN CLIQUANT SUR LE LIEN ICI  (VO non sous-titrée) 

BANDE ANNONCE (scène de lynchage extraite de Within our gates) :

https://vimeo.com/96289473

The young Oscar Micheaux a été sélectionné pour plusieurs festivals dont le San Francisco Black Film Festival en 2014. Je relaie ci-dessous l’interview donnée par la réalisatrice durant ce festival, elle y parle de Micheaux, du court-métrage associé et du projet de biopic dépassant sa seule jeunesse, ainsi que de son enseignement de cinéma. Etant particulièrement soucieuse de la représentation des femmes noires à l’écran, la cinéaste évoque aussi son premier court-métrage Postwoman (2010) qui porte sur la relation entre deux africaines-américaines.

Interview avec Jamie Walker (San Francisco Black Film, 2014, 36 mn)

(l’option sous-titrage anglais de YT est fiable)

 

4) Pearl Bowser, Bestor Cram – Midnight ramble (Micheaux et l’histoire des race movies) – 1994

Ce documentaire ne porte pas que sur Micheaux mais aussi sur les race movies (1910’s – 1950) contemporains du cinéaste. Je l’ai donc relayé car il est bon de considérer Micheaux dans le contexte de l’ensemble des race movies avec ici une présentation assez élargie des compagnies/réalisateurs ayant contribué à ce cinéma. Nous y retrouvons notamment les compagnies Ebony Film Corporation (présentée ICI sur le blog) et Colored Players (ICI sur le blog). Dans la même thématique, ne pas oublier le documentaire A l’ombre d’Hollywood réalisé plus récemment par le français Régis Dubois et dont la contextualisation socio-politique est plutôt bien introduite (film également relayé sur le blog, plus facile d’accès pour les francophones avec sa voix off en français).

Documentaire INTÉGRAL en trois parties (45mn, VO non sous-titrée) 

 

5) Jamie Walker – Oscar Micheaux : negro pioneer – USA

Nous retrouvons Jamie Walker qui après The Young Oscar Micheaux a pu entériner son projet de long métrage biographique, intitulé Oscar Micheaux : Negro pioneer. Aux dernières nouvelles le film est toujours en cours de production et ce « biopic sur Oscar Micheaux, coproduit par Monica Cooper et Preston L. Holmes (Malcolm X, 1992), raconte comment Micheaux voyage du sud raciste jusqu’au nord à Chicago, et plus tard à Harlem, pour commencer à produire des « race movies » afin d’aider à élever son peuple. » Jamie Walker (interview pour BayView, journal noir de San Francisco). En attendant sa sortie prochaine (?), la réalisatrice a proposé un autre court-métrage qu’elle présente comme un teaser du biopic et qui a été projeté à l’Urbanworld Film Festival de New-York :

 Directing reel – 2017 – 4 mn (Teaser de Oscar Micheaux : negro pioneer)

https://vimeo.com/206533482

« Je pense que sa plus grande contribution a été très semblable à beaucoup de cinéastes noirs indépendants durant la période LA Rebellion [Los Angeles 1992] et qui a aidé à re-coder et recadrer nos propres images au cinéma. Il a offert de nouvelles façons de lire la féminité et la masculinité noires à l’écran, qui n’ont pas tourné autour de stéréotypes grossiers tels que les figures de la mamie, la matriarche, le saphir, l’oncle Tom ou la brute. Les hommes et les femmes noirs d’Oscar étaient des citoyens honnêtes qui étaient conscients de leur héritage de la lutte et de la culture de la résistance. Ses personnages étaient toujours engagés à « redonner » à la race et l’élever. (…) Beaucoup de ses films – même ceux qui traitent de la maladie du colorisme [hiérarchisation selon que les peaux noires soient foncées ou au teint plus clair, motif régulier dans ses films] – nous ont mis au défi de revenir à la source, aimer la peau dans laquelle nous sommes, pour connaître notre passé et ne pas avoir honte à ce sujet. Micheaux croyait que devenir « autodidacte » et connaître la vérité sur notre passé pouvait nous aider à nous donner du pouvoir. Pour lui, c’était l’un des premiers pas vers la «liberté» au XXe siècle. (…) S’il n’y avait pas eu les critiques de films africains-américains au cours de cette période, les chroniques de son travail dans The Chicago DefenderThe New York Amsterdam News ou même The Crisis, nous n’aurions peut-être jamais rien su à propos de son héritage. Tout comme Alice Walker l’a fait pour Zora Neale Hurston, je pense que c’est à nous en tant que écrivains et cinéastes de redécouvrir et de ressusciter nos propres icônes africaines-américaines des marges ou de l’obscurité. C’est à nous de faire en sorte que nos histoires ne soient pas oubliées. Les gens commencent lentement à redécouvrir le travail de Micheaux, en grande partie parce que ses films les plus anciens ont été trouvés et rendus accessibles au monde à travers les médias sociaux et des endroits comme YouTube. »

Jamie Walker, interview pour BayView

 

6) Lisa Collins et Mark Schwartzburt – Oscar’s comeback – 2015

Ce documentaire semble-t-il réalisé en 2014-2015 n’est pas trouvable sur la toile. Dommage car son approche à l’air originale, en tissant un lien fort avec le présent. Il se déroule à Grégory dans le Dakota du Sud, ville majoritairement habitée de blancs où Micheaux fut propriétaire d’une ferme au début du 20ème siècle : « Situé à Gregory, dans le Dakota du Sud, un conte épique se déroule sur douze ans autour d’un groupe de bénévoles dévoués, qui organisent chaque année un festival du film unique dans leur petite ville blanche pour défendre leur fils natif noir Oscar Micheaux, propriétaire devenu pionnier du cinéma au début des années 1900, connu sous le nom de « Godfather of Independent Cinema ». Cependant, alors que le Festival bien intentionné cherche à se développer, il se bat pour rester à flot contre les pressions de l’extérieur et de l’intérieur, toutes enracinées dans les problèmes de race et de classe. En cours de route, alors que les bénévoles de couleur entrent en contact avec leur héritage afro-américain, un mélodrame inhabituel éclate dans la Prairie, faisant écho à l’esprit controversé de l’œuvre méconnue d’Oscar Micheaux – et à son histoire énigmatique. » Synopsis publié sur le site du film.

Trois extraits du documentaire peuvent être vus sur le site du film en cliquant ICI

 

Bamboozled – Spike Lee (2000)

Spike Lee – Bamboozled (ou The very black show) – 2000 – 135 mn – USA

« The Very Black Show est venu de mes réflexions sur le passage au 21ème siècle. J’ai toujours été déçu ou carrément outré par les représentations limitées que l’on donne des gens de couleur, et même par la façon dont notre histoire a été carrément réécrite. L’époque me semble appropriée pour réfléchir aux médias des cent prochaines années… À tous les médias, pas seulement la télévision ou le cinéma. Ce film est à la fois une satire acerbe, un divertissement et un moteur de réflexion. Lorsque je regarde le contenu des films et de la télévision de notre époque, j’ai l’impression que les “minstrel shows” sont toujours là. L’émission de Pierre Delacroix n’est finalement différente de la véritable programmation actuelle que parce que les acteurs ont un maquillage noir… »

Spike Lee (cité sur AlloCiné)

Dans le cadre des articles du blog consacrés aux race movies réalisés aux USA des années 1910 aux années 1950 (films à casting noir pour public noir), en écho avec leurs contextes socio-politique et cinématographique, la manière de représenter les Noirs (non seulement au cinéma mais aussi au théâtre, dans les beaux-arts etc) revient avec régularité. Aussi, dans la foulée de la présentation du documentaire A l’ombre d’Hollywood : le ciné noir indépendant aux USA 1910-1950 (ICI sur le blog), la découverte de Bamboozled de Spike Lee tombe à pic. Car ce film renvoie à tout un pan iconographique américain chargé en stéréotypes racistes, un corpus véhiculé par la vision suprématiste blanche que le cinéaste actualise de front pour évoquer son prolongement dans le présent, notamment dans les sphères du divertissement à la télévision. C’est un film très pertinent non seulement sur la persistance de stéréotypes et leur impact, mais aussi sur le fonctionnement de la télévision et des médias en général (Lee a d’ailleurs précisé que le film d’Elia Kazan Un homme dans la foule, scénarisé par Budd Schulberg, a inspiré Bamboozled dans ce qui a trait au pouvoir des médias et à un certain totalitarisme). C’est traité de manière complexe, parfois déstabilisante et mettant mal à l’aise, occasionnant un film pas facile à cerner au premier visionnage tant les angles d’attaques sont variés. Dépourvu de succès en salles, ce film indépendant à petit budget et tourné en caméra mini DV a suscité plusieurs critiques défavorables qui l’ont considéré comme une satire « ratée ». Il faut dire qu’il fait un usage chargé de l’imagerie raciste développée pendant des décennies aux USA, à l’image de la reproduction très insistante des codes du ménestrel (spectacle à acteurs blancs puis noirs maquillés en blackfaces qui stéréotypent à outrance les Noirs) ou d’éléments iconographiques présents constamment dans le cadre jusqu’au générique de fin. A cet égard le titre anglais original « bamboozled » est symptomatique car il renvoie à un lavage de cerveau médiatique et cinématographique.

BANDE ANNONCE DE BAMBOOZLED (VO)

Synopsis : Seul scénariste noir d’une chaîne de télé, Pierre Delacroix est sommé de trouver une bonne idée d’émission, sinon… Acculé, il présente un projet insensé : la remise au goût du jour des spectacles de ménestrels où des acteurs maquillés incarnaient des caricatures de Noirs. Le succès est époustouflant mais pour Pierre, il marque le début de la fin.

LIEN POUR VOIR LE FILM INTÉGRAL :

cliquer ICI pour accéder au film en entier, en VO non-sous titrée

(en téléchargeant le lien de cette video il est possible d’y joindre des sous-titres via une recherche google)

Lee est une des figures les plus connues du cinéma indépendant noir américain, révélé en 1986 avec son premier long-métrage Nola Darling n’en fait qu’à sa tête. Ce film fut d’ailleurs inspiré de la filmographie du cinéaste africain-américain indépendant Oscar Micheaux qui a produit et réalisé plus de 40 race movies du muet au premier parlant (le blog a notamment relayé et présenté le film Within our gates (1919)). Spike Lee a contribué à un renouveau du cinéma indépendant noir américain en le sortant de la blaxpoitation tout en gardant une percussion socio-politique. Mais depuis la fin des années 90 ses réalisations semblent moins bien accueillies et passent relativement inaperçues (en tout cas en France). Mais je ne m’avance pas plus puisque Bamboozled est la première oeuvre que je découvre du cinéaste, découverte suscitée par son sujet en lien avec des thématiques fréquemment abordées par le blog ces dernières semaines.

INTERVIEW AVEC SPIKE LEE SUR BAMBOOZLED (VO, 27 mn)

« La satire est une bonne façon de regarder les choses et ce film regarde la culture populaire, les images d’africains-américains, comment ils ont été utilisés à vendre des stéréotypes pendant les 100 dernières années (…).[Delacroix qui définit la satire en début de film] j’ai fait ça pour les critiques parce qu’ils ont mal compris beaucoup de trucs alors je l’ai mis en avant. » Spike Lee, interview

L’ouverture du film l’annonce et Spike Lee lui-même l’a de nouveau précisé dans plusieurs interviews (notamment ci-dessus), Bamboozled se veut une satire de la représentation des Noirs telle qu’elle existe encore de nos jours, ciblant divers acteurs et processus concourant au maintien des clichés. Plutôt que de longuement paraphraser, je renvoie au travail critique de Ashley Clarke qui a publié une monographie consacrée au film, intitulée Facing Blackness, Media and Minstrelsy in Spike Lee’s Bamboozled (2015).

« Dans un climat contemporain tendu où la médiation de l’image [des personnes noires] dans la société américaine est à un tournant décisif, le commentaire tranchant de Bamboozled sur l’importance, la complexité et les effets durables de la représentation des médias pourrait difficilement être plus urgent. Chaque fois qu’un Noir non armé est tué, puis repositionné à la hâte dans la mort comme un voyou, une brute ou un fainéant par les médias traditionnels – comme cela est arrivé récemment à Trayvon Martin , Michael Brown , Eric Garner , Samuel DuBose et d’innombrables autres – nous voyons la perpétuation de vieux stéréotypes anti-noirs, forgés dans le creuset de l’art américain de masse, reconfigurés pour notre temps. »

Ashley Clarke, texte publié dans The Guardian (2015)

Bien que le film ait eu peu de succès, récolté un accueil critique globalement négatif et fait l’objet d’une modeste édition DVD, quinze ans après sa réalisation Ashley Clarke considère que Bamboozled a développé une satire prophétique. A défaut d’acheter son livre, outre l’article paru dans The Guardian je renvoie à l’interview ci-dessous.

Interview de Ashley Clarke autour de son livre sur Bamboozled (VO, 2015, 13 mn)

« Ce n’est pas une satire conventionnelle dans laquelle tu peux t’identifier avec un point de vue ou un bon sentiment (…). Ce film vise tout le monde : cadres blancs, cadres noirs, acteurs noirs, spectateurs blancs et noirs… et aucun ne laisse un bon sentiment. » Ashley Clarke

Les cibles de Bamboozled sont diverses, en tête les programmes télé aux 4/5 produits, écrits et réalisés par des blancs et dont les sitcoms par exemple persistent souvent à faire des Noirs des idiots (sous couvert de drôlerie, à la manière de la compagnie Ebony Corporation qui dans les années 1910 faisait campagne sur les « colored people funny« , films présentés ICI sur le blog). Outre la complicité d’africains-américains embauchés pour jouer ces clichés (tel ici le duo d’artistes embauchés pour le show), Lee vise aussi la représentation caricaturale orchestrée par des noirs eux-mêmes à travers le groupe de gangsta Rap « Mau Maus ». Sous-genre du Hip Hop éclot dans les années 1980 et imprégné de réalités du ghetto, le Gangsta rap est particulièrement mal mené ici.

« Le Gangsta rap est le spectacle du ménestrel du 21ème siècle », Spike Lee

Alors qu’ailleurs dans le film la culture du ghetto et son aspect contestataire sont récupérés par le capitalisme, en particulier par un spot publicitaire inspiré d’un véritable entrepreneur vestimentaire blanc (Hilfiger qui a lancé une ligne de mode liée au rap populaire), le groupe Mau Maus (interprété par des artistes Hip Hop à contre emploi de leur engagement musical) en reste à une surface caricaturale sans incidence sur le fond politique. A cet égard il est intéressant de rappeler que Lee avait obtenu la collaboration du groupe de Gangsta rap Public Enemy pour son film Do the right thing (1989), comme si de nos jours une partie de cette éclosion musicale avait non seulement été récupérée mais était aussi devenue davantage un relais de stéréotypes traditionnels incluant un public blanc comme réceptacle plutôt qu’une culture de résistance contribuant à changer effectivement la donne, à « fight the power »

Fight the power, clip video (Spike Lee et Public Enemy, 1989)

(Sur la collaboration entre Spike Lee et Public Enemy, à lire un bon article ICI sur La Rumeur Mag)

Toujours à propos du Gangsta rap et de la jonction d’une partie de sa production avec le système et les stéréotypes, un certain Benjamin Bowser Ganster a publié une étude intitulée Rap and its social cost. Je propose l’interview ci-dessous qui présente son approche et peut faire écho à Bamboozeld.

Interview de Benjamin B. Ganster sur Rap and its social cost (VO)

La satire de Lee est en tout cas incisive et non gratuite, ainsi par exemple des mentions radicales glissées ici et là qui ne sont pas coupées de la réalité. Je pense par exemple à une intervention policière qui déloge un squat noir en se référant explicitement à la gentrification de New-York préparée alors par l’ancien maire Rudolph Giuliani ; ou encore à la tuerie finale où un seul membre du groupe Mau Maus est épargné par l’assaut policier parce qu’il est blanc. Parmi les constats du film, il y a celui des postes à plus grande responsabilité au sein de la télé occupés majoritairement par des blancs (13% des postes de rédacteurs TV sont occupés par des personnes noires d’après un article américain de 2015). Cette prédominance des blancs dans la création télévisuelle est un aspect qui revient souvent dans le film, certains comme Dunwitty le patron des programmes de la chaîne revendiquant même mieux connaître les Noirs que Delacroix (affirmation de connaissance reprise par le personnage d’une collaboratrice blanche), en arguant par exemple son admiration d’athlètes noirs dont des posters occupent les murs de son bureau (Mohamed Ali etc).

« Il y a une différence entre aimer une culture, apprécier cette culture, et occuper cette culture, prendre en charge cette culture » Spike Lee

J’invite en tout cas à voir le film pour se rendre compte de l’étendue des cibles où la plus féroce demeure la représentation stéréotypée des noirs. Mais la satire n’a pas eu pas bonne presse et a suscité des impressions et compréhensions inverses à ce qui était recherché, laissant planer le doute sur le contenu malgré l’intention satirique annoncée au spectateur dès les premières minutes. En témoignent des réactions de la presse américaine parues lors de sa sortie (j’épargne ici les nombreux propos regrettant le caractère « bâclé » et « confus » du film) : « J’admire Spike d’avoir fait ce qu’il voulait et de faire les choses à sa façon, mais je me suis demandé en étant assis face à un flot continu de visages blackface, de gros yeux arrondis et d’épaisses lèvres rouges, pourquoi ? Je me suis senti furieux, déçu, embarrassé et dénué« ; « Le pouvoir de l’image raciste piétine le matériel et s’affirme seul. » La difficulté de la satire à marquer la distance avec le contenu stéréotypé semble être un des reproches principaux faits au film, malgré l’intention de l’auteur.

« Quand Lee dit que l’équivalent moderne d’un spectacle ménestrel blackface est le clip de gangsta-rap, on voit ce qu’il veut dire : ces vidéos sont extrêmement populaires auprès des enfants blancs, tout comme les spectacles ménestrels étaient appréciés par le public blanc, et pour une raison similaire : elles regroupent le divertissement dans des images de noirs avilissantes et négatives »

Roger Ebert, critique américain de cinéma cité par Marcus Gilmer sur Notcoming.com

Personnellement, durant le film je n’ai pas ressenti de doute sur la satire (bien que des passages sur le groupe de Hip Hop m’ont déplu) tant au contraire elle pousse à la réflexion. C’est ce genre de film qui travaille encore dans la tête après le visionnage et comme écrit plus haut je pense que le voir une fois ne suffit pas pour en mesurer toute la profondeur (je conseille aussi de voir le film avec un sous-titrage français si comme moi vous n’êtes pas à l’aise avec l’anglais parlé et sous-titré, voilà qui pour ma part nécessitera d’y revenir au moins une seconde fois). Ce n’est pas une fiction de divertissement et ici les stéréotypes convoqués – certes, massivement – vont dans le sens d’une problématique constructive qui d’une part s’attaque au réel, d’autre part questionne constamment la représentation, ce n’est pas de la complaisance. Par rapport aux reproches caractérisant Bamboozled de satire manquée ou de film confus et incohérent, là encore plutôt que de longuement paraphraser j’incite à lire une autre exégèse de l’oeuvre, cette fois-ci de l’universitaire et critique littéraire Elisabeth Bronfen dans un texte intitulé « La violence des stéréotypes : Bamboozled de Spike Lee » :

[Mantan et Delacroix] semblent faire face à un faux choix. Ils ont besoin d’accepter la norme qui les blesse – le regard blanc sur le corps noir – même si toute resignification aboutit nécessairement à une blessure supplémentaire. Satiriser une blessure symbolique cimentée par l’histoire ne fait que précipiter un nouveau tour de vis des blessures, car cela implique inévitablement de s’identifier à ces images culturelles préjudiciables. En d’autres termes, la position de Spike Lee prétend qu’il n’est pas possible pour le sujet afro-américain de s’inventer indépendamment de cette tradition visuelle indigne; il faut reconnaître cela comme son histoire et son héritage et l’approprier. Mais cette appropriation ne peut pas être une appropriation visant à oblitérer ou frapper à travers la violence implicitement référée et donc contenue par le stéréotype, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais juste être ironique. Contre la motion présentée par plusieurs critiques que Bamboozled est au mieux perçu comme un film confus, et intrinsèquement non cohérent, je dirais que sa force réside justement dans le fait que Spike Lee a insisté pour présenter cet antagonisme insoluble (…) On ne peut pas prétendre que les stéréotypes raciaux ne nous concernent pas et cultiver ainsi l’ignorance de l’histoire, on ne peut pas non plus nier aux stéréotypes le pouvoir référentiel des conséquences, en les faisant simplement l’objet de la satire. »

Elisabeth Bronfen (texte original consultable en cliquant ICI )

A propos de « ignorance de l’histoire » et au regard du poids du registre iconographique développé dans le film (posters, jouets, le show ménestrel télévisé, cinéma, mode vestimentaire, musique…), soit l’aspect qui m’a sans doute le plus captivé et en particulier les référents cinématographiques très nombreux, je pense en effet qu’on ne peut faire abstraction de cette iconographie raciste qui s’est installée et continue de se répandre. Les codes du ménestrel convoqués dans le film sont très puissants, comme s’il s’agissait d’une entité diffuse contaminant les différentes représentations, tel un mal profond d’origine. D’ailleurs Bamboozled m’a fait pensé à une séquence du film indépendant américain Ghost world, réalisé par Terry Zwigoff en 2001. L’héroïne principale a retrouvé un panneau publicitaire d’iconographie raciste situant les origines d’un restaurant et le présente dans un cours de beaux-arts. Là aussi il est question d’un racisme historiquement ancré bien que la façade soit réaménagée (littéralement pour le restaurant dont il est question dans ce film) et que ses anciennes formes soient mises sous terre. Comme pour Bamboozled, Zwigoff fait resurgir une iconographie raciste qui déstabilise et questionne également la représentation au regard d’une histoire récente du racisme. Dans l’extrait ci-dessous on assiste à la présentation de la caricature publicitaire et à la réaction de la classe :

Extrait de Ghost World (Zwigoff, 2001, USA, VO)

« De nos jours au 21ème siècle vous ne devez pas nécessairement porter un blackface pour rester dans un acte de ménestrel »

Spike Lee

La séquence finale, terrible et magistrale, convoque en quelques minutes un montage de stéréotypes (notamment issus du ménestrel) ayant été développés dans le cinéma américain. Voilà la source qu’on ne peut ignorer en quelque sorte, avec des personnages et scènes archétypes repris en amont dans le film par « le show du 21ème siècle », tels le mangeurs de pastèque, le voleurs de poulet ou encore le fainéant (« Sleep’n Eat »). Le poids de la représentation est au plus fort dans ce flot final violent où on retrouve nombre de stéréotypes évoqués dans de récents articles du blog qui ont porté sur des race movies ou compagnies de cinéma en ayant produit. En parallèle à ces images déshumanisantes des Noirs qui reflètent le racisme institutionnel américain il y a une musique composée par le musicien jazz Terence Blanchard, très empreinte de tristesse et touchant à l’âme. C’est un peu « spoiler » et cette séquence est à considérer dans son articulation avec le film mais voici donc cet extrait du film qui m’a fortement marqué :

Séquence finale de Bamboozled

https://vimeo.com/208664403

Pour finir, il est à noter que Bamboozled a sans doute eu un impact sur des réalisations audiovisuelles américaines plus récentes. Je ne l’ai pas encore vu et j’en ai eu des échos critiques nuancés mais par exemple Dear white people (2015) de Justin Simien a vraisemblablement été inspiré de Bamboozled. Une série télé en a même découlé depuis 2017. Quant à Spike Lee, en 2018 il a également rejoint la série télé en renouant avec l’héroïne de Nola Darling n’en fait qu’en sa tête (She’s gotta have it) pour donner lieu à une série du même nom dont il réalise des épisodes.

A l’ombre d’Hollywood – Régis Dubois (2014)

Régis Dubois – A l’ombre d’Hollywood, le cinéma noir indépendant (1910-1950) – 41 mn – France

« Voilà comment vous nous avez emprisonné. Pas uniquement en nous amenant ici et faisant de nous des esclaves. L’image que vous avez créée de notre terre ancestrale et l’image que vous avez créée de notre peuple sur ce continent était un piège, une prison, une chaîne, la pire forme d’esclavage jamais inventée par une soi disant race civilisée, une nation civilisée depuis la nuit des temps. »

Malcolm X (1965), extrait de discours cité dans A l’ombre d’Hollywood

Ce court documentaire s’inscrit dans le cycle du blog consacré aux Race movies (films à casting noir pour public noir dans le ciné américain des années 1910 à 1950). Ce film a le mérite de présenter de manière synthétique et claire le contexte socio-politique et cinématographique des réalisations, tout en introduisant quelques tendances prises par ces dernières dans la représentation des noirs. Je rappelle qu’à ce jour le blog a présenté et relayé les films et compagnies de race movies que voici : Within our gates de Oscar Micheaux (cliquer ICI),  Ebony Film Corporation (producteurs et réalisateurs blancs à casting noir, cliquer ICI), Colored Players Film (producteurs et réalisateurs blancs à casting noir, cliquer ICI), et le documentaire A study of Negro artists produit par la Harmon Fondation et portant sur les beaux-arts africains américains du mouvement Harlem Renaissance, cliquer ICI).

Le réalisateur Régis Dubois est enseignant de cinéma, journaliste et a publié plusieurs livres dont quelques uns sur le cinéma noir américain et sur les Noirs dans le cinéma français. A noter que pour la période des Race movies (1910’s-1950’s), Dubois inclut dans ce cinéma indépendant noir des films produits/réalisés par des blancs où les noirs ont manifestement eu une contribution dépassant le seul casting.

A l’ombre d’Hollywood – 41 mn – FILM INTÉGRAL 

« Ce documentaire d’archives retrace l’histoire des « race movies », ces films indépendants produits pour le public afro-américain à l’époque de la ségrégation aux États-Unis entre les décennies 1910 et 1950. C’est pour répondre aux calomnies véhiculées par Naissance d’une Nation (1915), sans doute l’un des films les plus racistes de toute l’histoire du cinéma – dont le héros n’est autre que le créateur du Ku Klux Klan – que les Noirs américains décident de produire leurs propres œuvres pour contrecarrer l’image négative et stéréotypée de ce qui allait devenir le cinéma hollywoodien… » (Régis Dubois)

Cette entrée dans le premier cinéma africain américain (ou race movies) ne donne pas dans l’idéalisation ni dans le mépris (il est fréquent que la qualité moyenne voire médiocre des productions de ce cinéma marginal suscite le dédain). Un des points forts est de proposer plusieurs extraits de films commentés, notamment au regard de l’importance de la représentation des noirs dans le contexte d’une société profondément raciste.

Cinémas ségrégués dans des Etats américains du sud (sans oublier que la ségrégation s’exprimait aussi dans les Etats du nord, malgré l’égalité officielle)

Majoritaires dans l’industrie, les films blancs dominaient la programmation des cinémas noirs où malgré la faible production des races movies étaient aussi projetés

Après l’inévitable constat des stéréotypes racistes du cinéma hollywoodien, A l’ombre d’Hollywood rappelle que les races movies ont pu généré des personnages noirs positifs comme des personnages noirs négatifs reprenant des clichés du cinéma dominant. Est cité par exemple Bert Williams en tant que réalisateur et acteur de A natural born gambler (1916), film évoqué dans deux articles du blog (ICI et ICI). Dubois ne va pas dans la nuance, ici ce film est inclus dans la partie « peaux noires, masques blancs » (en référence à Franz Fanon) et il est rappelé que cette comédie répliquant les clichés racistes a été faite à peine un an après le « blockbuster » emblème de l’Amérique suprématiste blanche, The Birth of nation. Parmi les problématiques autour des représentations, il y a aussi ce fait d’une peau noire souvent plus claire pour des personnages positifs et assez bien établis dans la société, et d’une peau noire plus foncée pour des personnages négatifs et des seconds rôles au registre moins raffiné, soit un rapprochement du dualisme blanc/noir à l’oeuvre dans le cinéma mainstream et Hollywoodien. A cet égard le film The scar of shame est l’un des plus commentés (voir plus bas dans l’article, film relayé ICI sur le blog) tandis que la filmographie de Micheaux est également sujette à diverses exégèses de ce point de vue. Le blog proposera prochainement un retour sur ce cinéaste très prolifique (plus de 40 films !) et relaiera quelques uns de ses films qui nous sont parvenus (la plupart ayant disparu…).

Comme écrit plus haut A l’ombre d’Hollywood a donc le mérite d’introduire à un cinéma marginal encore méconnu, peu restauré et dont les trois quarts des films ont disparu. En complément je relais ci-dessous une émission TV de la Guadeloupe réalisée en 2012, ayant pour thème « les Noirs dans le cinéma » et pour invité Régis Dubois. Ça introduit de nouveau à quelques problématiques autour de la représentation des noirs dans le cinéma américain (race movies mais aussi blaxpoitation), ainsi que dans le cinéma français et antillais. Il y a des comparaisons pertinentes avec la France, tel un racisme de son cinéma ciblé sur les noirs indigènes des colonies (n’incorporant pas ou peu les noirs américains) ou encore une imagerie raciste au registre similaire et toujours en cours dans la représentation des noirs et arabes des banlieues.

Emission TV Canal 10 Guadeloupe : Les noirs dans le cinéma, avec Régis Dubois (2012, 60′)

(USA, France, Antilles)

 

Un autre petit documentaire, américain cette fois-ci, propose un retour sur les race movies en se focalisant sur les tous débuts et la période du muet, ce qui inclut la compagnie africaine-américaine Lincoln Motion Picture (1916-1921) dont nous est montré un extrait de ce qui est resté sur ses cinq films. Mais le parti-pris est surtout d’évoquer l’articulation avec le mouvement Harlem renaissance. Film produit par Anascostia Neighborhood Museum et écrit par l’historien du cinéma Thomas Cripps, ce dernier y introduit des réflexions développées dans son texte « les race movies comme voix de la bourgeoisie noire : the scar of shame » (texte consultable et téléchargeable ICI)

Race movies : the populart art of the 1920’s – 1985 – 20 mn

(VO avec option sous-titrage anglais de YT parfois approximatif)

 

Les videos qui précèdent peuvent intriguer et inciter à découvrir les films encore existants d’un patrimoine minoritaire au sein de l’industrie cinématographique US. Pour cela, outre le modeste relais du blog, il y a par exemple le coffret DVD « Pioneers of African American Cinema ». C’est une édition résultant d’un gros travail de restauration de plusieurs race movies dont certains ont été produits, réalisés ou scénarisés par des africains américains, d’autres par des blancs. Le coffret est présenté ICI, et si le porte monnaie est trop léger j’encourage à la découverte via Netflix (pas besoin de s’abonner à la plateforme, saisir l’offre d’un mois d’abonnement gratuit pour tenter la découverte de tout ou partie du coffret).

Une présentation (en anglais) du coffret « Pioneers of African American Cinema »

(l’état des films restaurés etc)