Trois mélodrames de Chung Jin-Woo (1966)

Jung Jin-Woo, Corée du Sud, 1966

Après un long break, retour au patrimoine cinéma coréen via la chaîne You Tube Korean Classic Film. C’est avec intérêt que j’ai découvert ces trois films réalisés la même année par Chung Jin-Woo : Early rain, A student boarder et Gunsmoke. C’est en fait la découverte du formidable A day off (1968) de Lee Man-hee, cinéaste majeur d’après guerre, qui m’a fait bifurquer sur ce « triptyque » mélodramatique de Jin-woo par sa thématique sociale maussade : chômage, frustration, solitude, inégalité économique en période de modernisation. Les trois mélodrames de Jin-woo partagent une photographie soignée (notamment pour les séquences tournées dans la nature), une mise en scène dynamique et inventive tout en dégageant des similitudes dans leurs thématiques sociales.

Chung (Jung) Jin-woo a entamé une filmographie assez conséquente au début des années 1960, et a aussi été producteur en fondant la Woojin films en 1969. Alors que le cinéma coréen enregistrait le son de manière séparée en rejouant les dialogues etc (cela est flagrant dans nombreux films visibles sur la Korean Classic Film), Jin-woo a été un pionnier de l’enregistrement simultané. Si ses films sont surtout marqués par une emprise du mélodrame, il a aussi intégré d’autres genres comme l’érotisme. De manière générale son oeuvre comporterait une fibre sociale affirmée avec des thèmes comme les différences de classe, la séparation des deux Corée ou encore des problématiques féminines.

Classes sociales et modernisation

Au niveau des trois mélodrames relayés ci-dessous et que j’ai découvert sur deux jours, la teneur sociale est particulièrement frappante. D’une part la misère (Early rain contient une séquence de vol visuellement violente faisant penser au Voleur de bicyclette) et les disparités sociales (la maison bourgeoise et ses barbelés de Early Rain m’a fait penser au récent Parasite de Bong Joon-ho), d’autre part le conflit latent amené par la modernisation et l’américanisation provoquant finalement une explosion dans le film. Ainsi par exemple dans A student boarder où le conflit intérieur du personnage féminin principal se matérialise physiquement lors d’une séquence particulièrement saisissante filmée en nocturne dans une rue dominée par les enseignes du développement capitaliste. Cette implosion du personnage féminin découle du fort ressentiment du héros masculin vengeur. La confrontation avec la modernisation serait un aspect récurrent dans le mélodrame coréen de type shinpa apparu dans les années 1920 et plus ou moins présent dans les films des décennies suivantes (à part entière ou dans certains aspects mélodramatiques). A cet égard j’invite à parcourir un texte précieux de Lee Soon-jin, intitulé « The genealogy of Shinpa Melodramas in Korean Cinema » et traduit ICI sur le blog. Il est à noter que certains textes interprètent la résistance au cinéma de valeurs traditionnelles (incluant parfois le maintien du patriarcat) comme une incarnation de la résistance au colonialisme (puis à la modernisation capitaliste ?).

Personnages féminins en souffrance

Les souffrances féminines sont très présentes dans ces mélodrames avec des femmes qui subissent violemment le conflit provoqué par la modernisation et l’américanisation. La fin d’Early rain est particulièrement violente à cet égard, l’héroïne incarnée par la sublime Moon-hee y payant le prix fort de la désillusion, jusqu’à prendre de fouet la frustration du personnage masculin. D’ailleurs Early rain tend à indiquer un amour de l’héroïne plus sincère que l’homme pour qui la relation semble essentiellement envisagée comme une promotion sociale. Dans Gunsmoke, l’héroïne est écartelée entre d’une part un homme de la bonne société coréenne issue de la modernisation (là aussi incarnée par une maison bourgeoise à la Parasite) dans laquelle elle ne sent pas à l’aise, et d’autre part un homme à la marge et dont elle se sent socialement plus proche mais en même temps blessée par son désespoir. Dans A student boarder l’héroïne est condamnée par son ancien amant qui en quelque sorte, au-delà de la rupture amoureuse, la culpabilise d’avoir choisi la société bourgeoise et l’américanisation, une modernité dont il se tient résolument à l’écart tel que l’incarnent les deux plans ouvrant et terminant le film.

Mélodrames et hybridité des genres

Associé à « L’Âge d’Or » du cinéma sud-coréen, le mélodrame a été le genre dominant des années 1950 à 1972 avant de décliner avec la montée de l’autoritarisme du régime de Park Chung-hee qui s’est aussi appliquée à la production cinématographique par un renforcement de la censure. Si le mélodrame hollywoodien (mais réapproprié) et le shinpa ont pu influer sur le mélodrame coréen d’après guerre, des sources évoquent aussi l’impact de la notion coréenne du « Han ». C’est un terme non traduisible mais cette notion complexe est souvent décrite comme un fort sentiment d’amertume et flirtant avec l’esprit de révolte, soit au cinéma un pathos exprimé en résonance aux souffrances liées à la période coloniale (1910-1945), à la Guerre de Corée, à l’oppression du pouvoir étatique sud-coréen ou encore à la mutation sociétale brutale des décennies post guerre (modernisation, capitalisme …). Des auteurs mettent en avant le Han pour dégager un mélodrame spécifiquement national, d’autres le rapprochent de notions similaires présentes dans d’autres pays. Par ailleurs ce mélodrame sud-coréen d’après guerre, surtout à partir des années 60, inclut des incursions tel que le néoréalisme et le film noir, donnant lieu à une hybridité qui est ainsi présentée dans un texte de Kelly Y. Yeong :

« Les mélodrames de l’Âge d’Or sont en réalité pleins d’expérimentation, de déviation et d’énergie subversive. Ils regorgent de fissures narratives, de ruptures et d’hétérodoxie liées au genre et aux normes culturelles; avec intérêt, ils sont combinés avec des techniques narratives et de réalisation avancées ou inhabituelles. En d’autres termes, il semble que de telles narrations fascinantes de subversion culturelle vont de pair avec une maîtrise de la technologie cinématographique. Dans le même temps, les récits se déroulent à travers une hybridité des genres, allant encore une fois à l’encontre de nos conceptions reçues des conventions de genre pour créer plus d’œuvres nuancées qui semblent se refléter ou même jouer de manière subversive sur les règles de genre et les conventions du mélodrame.(…) Le mélodrame [post guerre] en tant que mode narratif n’est pas contraire au réalisme dans le cinéma coréen. Les « mélodrames » d’après-guerre sont en fait des films de genre indigénisés de cette catégorie occidentale. »

Kelly Y. Yeong, The spectacle of affect : postwar South Korean melodrama films

Dans les trois mélodrames de Jin-woo relayés ci-dessous, des ruptures de ton s’expriment à travers cette hybridité et le plus flagrant est l’incursion du film noir (c’est particulièrement manifeste dès les premières scènes post générique de A student boarder).

Casting de prestige

Pour ces trois mélodrames de 1966 Jin-woo dispose d’un casting vedette. Pour chacun, le héros masculin est incarné par Shin Seong-il, soit un monument du cinéma coréen. Le cinéaste contemporain Park Chan-wook le présente comme un incontournable de l’histoire du cinéma national : « S’il y a Toshiro Mifune au Japon, Marcello Mastroianni en Italie, Gregory Peck en Amérique et Alain Delon en France, nous avons Shin Seong-il. Pour tous les temps et lieux, il n’y a jamais eu de pays où l’industrie cinématographique et l’art dépendent tellement d’une seule personne. Sans comprendre Shin Seong-il, il est difficile de comprendre l’histoire du cinéma coréen ni l’histoire culturelle moderne coréenne. » (cité sur Wikipedia). Au niveau des personnages féminins, là aussi ce sont des actrices à la carrière importante et prolifique. Early rain, film étiqueté « jeunesse » et auréolé d’un gros succès à sa sortie, a lancé la carrière de Moon hee (alors âgée de 19 ans) mais stoppée dès 1971. Nam Jeong-im de Gunsmoke en est aussi à ses débuts en 1966 puisqu’elle tourne cette année là ses premiers films. Plus d’une centaine ont suivi jusque la fin des années 1970. Pour A student boarder, Kim Ji-mee était alors plus expérimentée que les précédentes avec déjà une cinquantaine de films à son actif et elle fait aussi partie des actrices phares de l’âge d’or du cinéma sud coréen.

Musique originale et chanson pop

Si le mélodrame de tendance shinpa a utilisé avec surenchère de la musique pré-existante, le mélodrame des années 60 semble avoir pris un tournant dans l’emploi musical avec la création de partitions originales. Ici, par exemple, Park Chun-suk a composé la musique de Early rain et Gunsmoke. L’autre point fort musical de ces mélodrames c’est la présence de la chanson pop et du jazz, par ailleurs un autre marqueur de l’américanisation de la société sud coréenne et dont on pourrait étudier l’éventuelle mise en tension avec l’emploi d’une musique plus traditionnelle, moins connotée de l’industrie du divertissement. Des chanteurs et chanteuses à succès de l’époque sont associés plus ou moins directement à ces trois films en partie destinés à la jeunesse. Dans Early rain se distingue dès l’ouverture, avec un retour périodique dans le film, une superbe chanson (mais non sous-titrée) de Patti Kim, de son vrai nom Kim Hye-ja, une chanteuse pop parmi les plus populaires en Corée dans les années 60-70 et qui se produisait même aux USA. Deux chanteuses interviennent dans Gunsmoke : Choi Yang-sook et Lima Kim. La seconde est même mêlée à la diégèse du film en interprétant sa chanson sur scène dans une séquence. Quant à A student boarder, c’est le chanteur Choi Hee-jun surnommé « le Nat King Cole de Corée » qui occupe une partie de la bande musicale. Musicien de swing jazz, il chantait parfois des chansons de ballades pop et était également très populaire. C’est sa chanson « A homestay student », sortie en 1965 et un des plus grands succès des années 60, qui est utilisée dans le film en accompagnement de l’errance du héros masculin. Les paroles disent (traduction approximative) : « La vie est un voyage sans fin. Nous sommes comme des nomades qui suivent la route qui nous attend, tout comme les nuages ​​se déplacent progressivement dans le ciel. Ne laissez pas vos émotions ou vos regrets vous retenir. Parcourez la route comme si les nomades suivaient la route devant eux. »

Je ne peux qu’encourager à découvrir ces trois opus de Chung Jin-woo qui personnellement me sont restés en mémoire après visionnage, au point de m’avoir incité à creuser sur l’équipe du film, le contenu thématique et l’expression formelle.

Early rain, 1966

Un jour de pluie, Cheol (Shin Seong-il), qui est un modeste mécanicien automobile, et Yeong-hui (Moon Hee), qui travaille comme femme de ménage au domicile de l’ambassadeur de France, se rencontrent par hasard. Cheol a un grand désir de réussir dans la vie. Il dit à Yeong-hui qu’il est le fils d’un homme d’affaires et prétend être le propriétaire d’une berline de luxe. Attirée par Cheol, Yeong-hui prétend également être la fille de l’ambassadeur de France, et les deux promettent de ne se rencontrer que les jours de pluie, lorsqu’elle pourra cacher sa véritable identité en portant un imperméable français cher. Cheol et Yeong-hui continuent de se rencontrer pour des rendez-vous romantiques sous la pluie et leur amour s’approfondit de jour en jour

 

A student boarder, 1966

Un homme est quittée par sa petite amie pour un autre homme après que son visage soit défiguré. L’homme subit une chirurgie plastique, puis retrouve sa vieille petite amie pour lui faire regretter ses actions passées.

 

Gunsmoke, 1966

Jin-u d’une famille riche et une tutrice privée chez lui sont amoureux, mais sa famille est contre leur mariage et l’envoie en Amérique. Avant son départ pour l’Amérique, ils organisent leur propre mariage et jurent d’aimer pour toujours.

Shinpa Melodramas in Korean Cinema (texte) – Lee Soon-jin

« The genealogy of Shinpa Melodramas in Korean Cinema », texte de Lee Soon-jin 

La chaîne You Tube Korean Classic Film est une formidable porte d’entrée sur le cinéma sud coréen tant il y a de films à découvrir en intégralité, parfois en version restaurée et toujours avec une option sous-titrage anglais (la « traduction automatique » en français des sous-titres est aussi très correcte). La somme de films est tellement massive (plus d’une centaine à ce jour !) qu’il est déroutant de se lancer dans ce patrimoine cinématographique, surtout si comme moi on a ni vécu et connaissance intime du pays ni repères sur le cinéma sud coréen ayant précédé les Park Chan-wook, Kim Ki-duk, Hong Sang-soo, Bong Joon-ho etc. Certes on peut toujours se greffer sur un film en cliquant « au hasard » mais personnellement j’essaie d’y aller avec « stratégie » en procédant par cycles ou par oeuvre particulièrement réputée. Par exemple, dans la foulée du mémorable Obaltan (Aimless Bullet) de Yu Yoon-mok (1961) – film présenté sur le blog – j’avais initié un cycle de films se déroulant sur des îles dont The seaside village à la superbe photographie (Kim Soo-yong, 1965), l’excellent Splendind outing (Kim Soo-yong, 1978) et l’étrange L’île d’I-eoh (Kim Ki-young, 1977).

Cette découverte du cinéma coréen peut s’accompagner et être creusée de la littérature disponible sur internet : blogs, écrits universitaires etc. Il est d’ailleurs à parier que ces écrits (souvent anglophones) qui permettent d’approfondir les visionnages vont aller crescendo ces prochaines années en parallèle à cette visibilité assez unique du cinéma sud coréen (en initiatives comparables il est à signaler le site de l’ONF pour le cinéma canadien et la récente chaîne You Tube Ceska Filmova Klasika pour le cinéma tchèque). Parmi les écrits à glaner sur internet, j’ai trouvé précieux ce texte de Lee Soon-jin tant le mélodrame shinpa ou son influence sont fréquents parmi les films publiés sur la chaîne Korean Classic Film, soit une bonne porte d’entrée pour travailler la réception de ces films, tant pour leurs formes que pour leurs thèmes. Je propose donc une traduction française de ce texte paru en anglais.

THE GENEALOGY OF SHINPA MELODRAMAS IN KOREAN CINEMA, 2007 

« Au début du 20ème siècle le terme « shinpa » se référait à la « nouvelle vague » de pièces de théâtre opposée au « vieux » théâtre. Le Shinpa était originaire du Japon et les troupes de shinpa dirigées par Im Sung-ku, Kim Do-san et Lee Ki-se ont produit des adaptations de pièces japonaises. Ces troupes de shinpa ont initié le cinéma en Corée coloniale avec les «kino- dramas » qui entrecoupent des pièces de théâtre avec des scènes filmées. Comme Im Hwa le souligne, « le recours à une autre forme d’art dans les premiers stades du cinéma coréen » (Chunchoo magazine, n°10, novembre 1941) a eu un impact énorme sur le cinéma coréen. Premièrement, les «rencontres» entre pièces de théâtre et films ont persisté pendant longtemps. Non seulement les kino-dramas mais aussi les prologues et les épilogues qui ont montré des scènes de films dans les théâtres, les spectacles d’attraction interprétés par des chanteurs et des danseurs au début des projections de films, et le son ainsi que des films muets qui étaient accompagnés de narrateurs ont tous prévalu largement et ont duré assez longtemps, même après la libération. Une nouvelle génération de films a émergé avec l’introduction de films sonores en 1935 et a poursuivi l’originalité du cinéma coréen. Pour eux, cela signifiait réduire sa dépendance au théâtre. Ils ont renommé la forme de cinéma qui dépendait toujours des pièces de théâtre comme shinpa et le considérait comme non artistique et démodé. La star du cinéma muet Na Woon-kyu représentait le shinpa. Son film sonore Arirang III (1936) a été accusé de « copier le théâtre shinpa » et Ohmongnyeo (1937) a été en fait critiqué pour son « ciblage des fans de basse classe pour vendre plus de billets » (journal Chosun Ilbo, 20 janvier 1937). Pendant cette période, le cinéma basé sur une forme d’art connue sous le nom de shinpa et les spectateurs qui appréciaient les projections de films intégrant la pièce de théâtre au film étaient nommés comme des fans de «basse classe ». Pourtant, tant qu’il désigne de nouvelles pièces de théâtre par opposition aux anciennes pièces de théâtre, le shinpa reflète les idées modernes qui étaient arrivées en Corée colonisée, bien que par transplantation. Le cinéma coréen qui s’est développé à partir du shinpa a hérité de la perspective moderne. Lee Young-il souligne que « tôt les films et pièces de théâtre ont partagé le schéma de la représentation d’un complot familial concernant un intellectuel qui a étudié à l’étranger », et que c’était « Une sorte de modernisme dans les kino-dramas » (2004, p. 65). Kang Younghee explique dans sa thèse de maîtrise de 1989 à l’Université de Séoul que « l’antinomie » est la principale caractéristique du shinpa. Antinomie, se référant à la contradiction ou l’opposition entre deux valeurs, décrit la douleur et confusion du public pris dans la lutte entre les prémodernes obsolètes et de nouvelles valeurs modernes. Le personnage principal du shinpa tombe dans un dilemme et son contexte fait généralement le choix pour lui. Le soi dépendant se sent impuissant, confus et troublé, et de tels sentiments conduisent au défaitisme et à l’émotivité excessive. En d’autres termes, le shinpa est une forme de mélodrame qui montre la collision des mondes moderne et prémoderne avec défaitisme et émotivité en Corée colonisée.

Tracer une ligne entre le mélodrame et le Shinpa : les films Shinpa à la fin des années 50. Lee Young-il divise les mélodrames des années 1950 en « mélodrame contemporain » et « shinpa »(2004, p. 248 et 266). Quelle est la différence entre les deux ? Comme le modificateur « contemporain » le suggère, la différence réside dans le rapport au temps. Après la libération, la Corée a été inondée de pop culture américaine, et après la guerre de Corée la Corée du Sud s’est rapidement américanisée. La Corée dépendait des États-Unis économiquement et culturellement. À la fin des années 1950, le public a appris la nouvelle mode des films américains et a commencé à établir de nouvelles sensibilités. Les mélodrames à la mode qui ont commencé avec Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) ont été le résultat de cette tendance. Cependant, une grande partie de la culture populaire était encore shinpa. Après les années 1930, le shinpa a été poursuivi par des troupes commerciales telles que Shinmudae et Chosunyeongeuksa, des pièces du Théâtre Dongyang telle que Being lucky neither at Cards nor at Love, et par les ensembles musicaux des maisons de disques. Le kino-drama a également persisté, bien qu’à la périphérie. Dans les années 1950, le kino-drama fait tout à coup un retour et rejoint le courant dominant du cinéma coréen. Lee Young-il fait référence à une inondation inattendue de shinpa dans cette période. Cependant, compte tenu de la continuité shinpa dans le théâtre, peut-être que ce développement n’est pas venu de nulle part. Pendant la période de restauration après la guerre, le cinéma coréen a connu une croissance exponentielle. Pendant cette période, des stars du théâtre se sont précipitées au grand écran à la recherche de public. De nombreux acteurs, producteurs, réalisateurs, directeurs artistiques et directeurs de la photographie avaient une formation théâtrale. Les intrigues de films ont été adaptées de pièces de théâtre et filmées en utilisant des compétences théâtrales. En d’autres termes, l’inondation shinpa des années 50 est le résultat du passage d’artistes de théâtre au cinéma. La star de théâtre Jeon Ok des années 50 en est un exemple typique. La direction de la troupe Baekjogageukdan, Jeon Ok et son mari, a établi une compagnie de cinéma et a adapté des pièces populaires dans des films tels que A Night of Harbour (Kim Hwa-rang, 1957), The Snow Falling Night (Ha Han-soo, 1958), Les larmes de Mokpo (Ha Han-soo, 1958) et La Berceuse (HaHan-soo, 1958). Ses films étaient connus comme des films shinpa typiques et se distinguaient des mélodrames de Hong Seong-ki et Kim Ji-mee. Jeon Ok elle-même, qui était expérimentée au théâtre avec le chant et la danse, semblait agir de manière exagérée, et les histoires de la période coloniale était considérées comme dépassée. Pourtant, ses films ont gagné la popularité, parce que la division nationale et la guerre de Corée ont fourni une nouvelle stimulation pour la production de shinpa. Le défaitisme et l’émotivité exagérée du shinpa ont continué dans les histoires de guerre. Le style particulier adapté du théâtre comprenait des décors standardisés, une mise-en-scène prolongée de longs plans, d’un jeu d’acteur et de maquillage exagérés, d’un fond musical pour susciter des émotions, des acteurs chantant, des monologues, et aussi beaucoup de narration en voix off.

Modernisation et shinpa dans les années 60 – Fait intéressant, le genre shinpa a de nouveau été marginalisé dans les années 60, comme c’était le cas dans les années 30. L’esprit d’entreprise et l’industrialisation de la fin des années 1950, l’essor d’une nouvelle génération de cinéastes y compris Shin Sang-ok, Kim Ki-young et Yu Hyun-mok, leurs théories de l’art cinématographique, l’émergence du cinéma hollywoodien classique comme quelque chose que le cinéma coréen devait apprendre, et l’esprit néo-réaliste, tout a combiné pour pousser dehors le shinpa. Avec le shinpa en train d’être condamné comme une gueule de bois coloniale, ses détracteurs n’ont jamais eu à se justifier. Le mélodrame familial et les films pour jeunes ont pris le dessus sur le shinpa. Forcé de quitter le cinéma, le shinpa n’a même pas pu retourner au théâtre parce que le cinéma avait pris le relais du théâtre comme divertissement phare dans les années 1950. En conséquence, le shinpa n’est resté que sous forme de fragments de mélodrames, ou comme simple style. Reste à savoir dans quelle mesure ce style shinpa a été utilisé dans n’importe quel film en particulier, parce que les critiques de cinéma contemporains ont sévèrement condamné toute trace de shinpa comme anachronique. Cependant, le shinpa a fait un autre retour à la fin des années 1960. Love me once again (1968, Jeong So-young) a marqué ce renouveau. Le retour du shinpa était encore violemment attaqué, mais le succès commercial de Love Me Once Again et ses suites étaient si grands qu’une telle critique pouvait facilement être ignorée. Les shinpa des années 60 étaient différents de leurs prédécesseurs à deux égards. Premièrement, ils ne dépendent pas de la rencontre avec la scène théâtrale. Bien que des caractéristiques des années 1950 telles que l’exagération de l’action, la narration illogique et la musique de fond excessive soient restées, le style shinpa du cinéma des années 1960 était plus cinématographique, utilisant le mouvement de la caméra, des zooms, des partitions musicales originales et des structures narratives de cause à effet. Cependant, ces caractéristiques étaient toujours considérées comme « de classe inférieure » dans les années 1960. Deuxièmement, le conflit de classe qui s’est développé avec l’industrialisation et l’oppression patriarcale sont apparus dans les films shinpa de l’époque. Lee Young-il souligne: « Alors que les shinpa de la période coloniale figuraient un militaire japonais ou un prêteur requin qui a pris le parti japonais, ceux des années 50 représentaient des prostituées dans des bidonvilles, et ceux des années 60 se situaient dans les salons ou la maison d’un président d’entreprise » (2004, p. 268). Dans ce salon ou maison d’un président d’entreprise vivait une parfaite famille bourgeoise composée d’un père compétent, d’une mère sage, et de beaux enfants. Les gens qui pourraient briser cette famille parfaite comme une mère célibataire ou des prostituées et leurs enfants ont été relégués en dehors de la société et ont dû souffrir de la pauvreté et des privations. Il n’y avait aucun espoir laissé pour le changement dans ce monde inégal. De tels défaitisme et émotivité ont créé un espace pour le retour du shinpa. Avec le public qui lutte contre la pauvreté et la privation tout comme les héros dans les films, le shinpa a de nouveau été dominant. La plupart des mélodrames sont simplement devenus des films shinpa, et même les films d’horreur et les films d’action ont adopté le style. Seuls quelques scénaristes et critiques qui avaient étudié les films modernes occidentaux et se percevaient eux-mêmes comme étant des artistes rationnels n’ont pas approuvé le retour au style shinpa.

Pour le public d’aujourd’hui, la plupart des films des années 1970, y compris même les films de la nouvelle génération de Lee Jang-ho, Kim Ho-sun et Ha Kilchong, sembleraient remplis de style shinpa. Cela montre que le concept répond à l’époque. Cependant, le public des années 1970 ne voyait pas ces films contemporains comme des shinpa. Si les films datés s’appelaient shinpa, alors tous les vieux films coréens seraient des shinpa. Parmi les caractéristiques déterminantes des films shinpa tels que le sens du temps, les connexions au théâtre, le pessimisme et une émotivité excessive, le dernier est le seul aspect reconnu par le public d’aujourd’hui en tant que shinpa. Ainsi, les critiques trouvent le style shinpa dans des mélodrames de 1997 ainsi que de derniers films comme A Moment to Remember (John H. Lee, 2004) et You’re my sunshine ! (Park Jin-pyo, 2005). Pourtant, si l’émotivité excessive était le seul facteur à caractériser le shinpa, la plupart des mélodrames entrerait dans la catégorie. Alors que le shinpa est un mot-clé important dans l’histoire du cinéma coréen, il est peut-être devenu trop vide pour être utile à la compréhension du cinéma d’aujourd’hui. »

Lee Soon-jin, 2007

Dark Manhattan – Randol-Cooper Productions (1937)

Harry Fraser – Dark Manhattan – Randol-Cooper Productions – 1937 – USA

Un gangster des bas fonds décide de ne rien laisser faire qui l’empêche de prendre le contrôle des rackets de Harlem.

(option sous titrage anglais)

Avec ce film le blog revient au « race movie » (film à casting noir destiné au public noir), cinéma que j’ai abordé à plusieurs reprises à travers le documentaire A l’ombre d’Hollywood de Régis Dubois, le cinéaste et producteur afro-américain Oscar Micheaux (présentation de son parcours et de son film muet Within our gates), quelques compagnies indépendantes pionnières gérées par des blancs (Colored PlayersEbony Film Corporation), sans oublier The very black show (Bamboozled) de Spike Lee dont le traitement de la représentation des Noirs dans la culture blanche américaine permet d’éclairer le contexte iconographique contemporain des race movies avant l’émergence de la Blaxploitation des années 70.

Dark Manhattan a inauguré de belle manière l’adoption du film de gangster dans le race movie, un genre en vogue dans le cinéma hollywoodien des années 1930 (avec les stars James Cagney, Edward Robinson etc). Il y avait eu des précédents dans le cinéma muet noir (avec la Colored Players, Norman Studios, Reol Studios etc), mais Dark Manhattan marque une période où des genres comme le film de gangster, la comédie musicale et le western (les films de Richard C. Khan) s’installent dans les race movies de l’ère du parlant.

Dark Manhattan a été produit par deux afro-américains : George Randol et Ralph Cooper. Alors tous deux acteurs, Randol avait tourné dans quelques race movies (dont The Exile de Micheaux, 1931) et dans un film hollywoodien à succès présentant un casting exclusivement noir (The green pastures, produit en 1936 par la Warner Bros). Cooper, lui, avait endossé de petits rôles dans deux films hollywoodiens sortis en 1936. Face à la constance des rôles mineurs et stéréotypés confiés aux Noirs à Hollywood, il avait tenté d’intéresser les grands studios à des films au casting exclusivement afro-américain. Les refus l’ont poussé à s’associer avec George Randol et à basculer dans le race movie indépendant.

L’homme blanc est tombé bas en essayant de produire un spectacle véridique des Noirs comme il l’a toujours fait, Hearts of Dixie et Hallelujah. Les grands producteurs ont peur de produire un grand drame Noir. Le sud le ressent. Boycotter leurs films. On m’a dit « si les Noirs veulent de grands films sur la vie des Noirs d’aujourd’hui, ils devront les produire eux-mêmes »  »

William D. Foster, producteur noir pionnier de films afro-américains (1884-1940)

C’est en 1936 à Los Angeles que Randol et Cooper ont créé la Randol-Cooper Production Company. D’après un article de presse de la même année, la société fut fondée « pour produire des films à destination des salles de cinéma alimentant principalement le marché Noir » et six longs métrages étaient planifiés pour la première année. Si Randol a scénarisé Dark Manhattan, l’idée originale est venue de Ralph Cooper. A Hollywood, où il fut aussi engagé par la Fox comme chorégraphe de scènes musicales (tel Poor little rich girl avec Shirley Temple en 1935), il avait pu suivre des cours à l’école de cinéma de la Fox. C’est ainsi qu’il put acquérir quelques bases sur la forme filmique et sa structure. Ainsi le duo Randol-Cooper n’était pas que producteur et ils ont pleinement participé à la fabrication du film. Nina Mae McKinney aurait été approchée pour intégrer le casting principal aux côtés de Ralph Cooper. Actrice afro-américaine issue de la scène de Broadway et révélée au cinéma dans le film hollywoodien Hallelujah de King Vidor (1929), McKinney obtint un contrat avec la MGM mais en fin de compte était négligée (rôles secondaires et stéréotypés, juste une apparition à signaler dans Safe in hell de William Wellman). Finalement sa contribution à Dark Manhattan n’a pas eu lieu mais en 1938 elle joua un rôle principal dans un race movie co-écrit par Ralph Cooper (Gang smashers). C’est donc Cleo Herndon qui endossa le rôle féminin principal (Flo Gray), une actrice dont la carrière cinématographique se résumait alors à une poignée d’apparitions mineures dans des films hollywoodiens. Parmi le reste du casting, outre Ralph Cooper dans le rôle star (le truand Curly) il est à signaler la présence de Clarence Brooks (Larry Lee, le boss de Curly) et de Sam McDaniel (le truand Jack Johnson). Le premier avait eu des rôles importants dans des race movies parmi lesquels By right of birth (1921) de la Lincoln Motion Picture (une société afro-américaine pionnière) et Murder in Harlem (1935) d’Oscar Micheaux; il a principalement poursuivi dans cette veine. Le second a eu une carrière très prolifique comme figurant et rôles secondaires de films hollywoodiens (porteur de valises etc), avant et après Dark Manhattan. Enfin le casting musical intégra Harvey Brooks (chef d’orchestre dans le cabaret du film). Il avait écrit l’ensemble des morceaux musicaux pour la star Mae West dans I’m no angel (1933), représentant le premier afro-américain à composer toute la musique d’un film hollywoodien.

Cleo Herndon dans le rôle féminin principal

 « Nous dédions ce film à la mémoire de R.B. Harrison, Bert Williams, Florence Mills et tous les autres acteurs Noirs pionniers qui par leurs nombreux sacrifices ont rendu cette présentation possible »

Carton pré-générique de Dark Manhattan (non visible sur la copie circulant sur internet)

L’hommage de Cooper et Randol indique une reconnaissance et un héritage revendiqué de ces talentueux artistes afro-américains qui ont notamment eu un gros succès sur la scène théâtrale de Broadway. Bert Williams fut même un des premiers acteurs noirs employés dans le cinéma, certes aux rôles ancrés dans de grossiers stéréotypes racistes mais il y a eu une réception positive de ses performances (une force expressive qui dépasse le stéréotype), voire de nos jours une relecture subversive (comme pour d’autres acteurs noirs aux rôles stéréotypés rédhibitoires, tels que Stepin Fetchit). Cette connaissance et reconnaissance des talents noirs, confrontés à un contexte raciste, s’exprime aussi dans la presse afro-américaine de l’époque. Tel était le cas par exemple dans l’hebdomadaire California Eagle édité à Los Angeles et dont chaque numéro contenait deux pages consacrées au cinéma, au théâtre et à la musique. Un certain Harry Levette y tenait la rubrique « Behind the scenes », relayant entre autres la participation d’acteurs noirs aux films hollywoodiens, aussi anecdotique pouvait-elle être. Mais un article de ce même Levette a témoigné d’une réception très critique d’une part de la communauté noire vis-à-vis des compositions endossées au sein d’Hollywood :

« Construire des studios pour se débarrasser de l’Oncle Tom – (…) ingratitude et déloyauté de la part de nos semblables qui sont si prêts à frapper et à trouver faute sur les personnalités parmi nous qui sont devenues célèbres et fortunées grâce à leur dur labeur et non par notre aide. (…) Si nous sommes fatigués de voir Stepin Fetchit, Clarence Muse, Bill Robinson, Hattie McDaniels, Louise Beavers, Theresa Harris et d’autres acteurs vedettes en train de jouer des femmes de chambre, des femmes de ménage, des bûcherons et des garçons d’écurie, investissons notre argent dans une cagnotte et CONSTRUISONS UN STUDIO POUR DÉPEINDRE LES AUTRES ASPECTS DE LA VIE NOIRE.. »

Harry Levette, California Eagle du 19 mars 1937

Ainsi l’utilisation de talents afro-américains dans le cadre dégradant imposé par les blancs a suscité des critiques et, semble-t-il, il y avait des attentes quant à un cinéma plus proche de la réalité des noirs, véritablement afro-américain, dans la lignée de la réflexion d’un producteur pionnier comme William Foster. La presse afro-américaine de l’époque est en tout cas intéressante à parcourir (d’où l’importance de son archivage et de son accessibilité) car elle témoigne de la vie culturelle noire de la première moitié du 20ème siècle (dont le cinéma), autant son activité que la réception des œuvres au sein de la communauté. Ici, la réception critique du public face au racisme du cinéma hollywoodien telle que révélée par les propos de Levette explique pourquoi l’accueil du public noir lors de la première mondiale du premier coup d’essai de la Randol-Cooper Productions fut si populaire et positif.

La première mondiale de Dark Manhattan fixée à Los Angeles

« Ça sera la première mondiale d’un premier véritable film entièrement Noir, produit et sorti par des producteurs noirs (…). Au moins, le rêve des fans de films Noirs de tout le pays semble sur le point de se réaliser. Ce rêve est qu’Hollywood fasse un jour un film à casting entièrement noir, ou presque, de la vie actuelle du Noir qui ne devrait pas dépendre de spirituals ou du côté basse-comédie de la « sombre » plantation. Leur patience n’a pas été apaisée par le fait qu’Hollywood réalise des films pour un public blanc, à ce jour peu de réflexion est donnée aux films recherchés par cette grande minorité, la population Noire. »

California Eagle du 15 janvier 1937

Cette première mondiale fut fixée au Tivoli Theater de Los Angeles. Cette salle à capacité de 800 personnes était située Central Avenue, soit le cœur de la communauté afro-américaine de la ville. Non seulement le public noir était à l’affût mais le film suscita aussi des attentes parmi le milieu hollywoodien avec des stars telles que James Cagney, Evelyn Venable, George Raft, Victor McLaglen (oscarisé en 1935) qui avaient fait des réservations pour la première de ce film indépendant tourné dans un studio d’Hollywood. Mais la première si convoitée fut annulée à deux reprises. D’abord le 21 janvier pour cause de défaillance technique de la bande sonore, puis un nouveau report eut lieu le 28 janvier faute de copie à présenter par les producteurs, décevant une foule immense : « la salle de cinéma (…) a été le théâtre d’une quasi-émeute le 28 janvier, lorsque 2000 fans anxieux de toutes les races rassemblés à l’intérieur et à l’extérieur ont rendu leurs billets d’entrée parce que le film n’était pas arrivé à temps. A nouveau dehors, ils avaient raté les danses habituelles du vendredi soir, les soirées d’ouverture des spectacles en ville, etc. » (California Eagle du 19 février 1937).

La première mondiale finalement effective le 12 février 1937 

« Succès d’un film Noir à sa première – Dark Manhattan a enfin eu sa première tant attendue vendredi soir de la semaine dernière au Tivoli Theatre. (…) Le plus grand événement dans le quartier. Bien que rien n’ait été fait pour que soient présentes autant de stars blanches et de célébrités d’Hollywood que lors de la première reportée, (…) des projecteurs immenses, des trottoirs encombrés et des citoyens de couleur en ont fait le plus grand événement de ce genre jamais organisé dans le quartier noir. Ralph Cooper a été accueilli avec des applaudissements prolongés et en réponse aux demandes de la foule il est monté sur scène après la première projection. Son discours de remerciement a été fréquemment interrompu par des applaudissements, comme ceux qui avaient éclaté à plusieurs reprises au cours de certains épisodes du film. Après son discours, Ralph a appelé les principaux membres du casting et certains des invités d’honneur sur la scène. Pendant près d’une heure, une soirée de bienveillance s’est tenue de manière informelle entre le public et les célébrités où les applaudissements ont été presque constants. »

California Eagle du 19 février 1937

Ainsi le casting du film évoluait dans un registre hollywoodien, le film de gangster avec des conventions établies, jusque-là quasi exclusivement réservé à des interprètes blancs. Sans être le premier race movie à inscrire son intrigue dans la criminalité et à présenter des personnages de gangster noir (Micheaux l’a fait en 1935 avec Harlem after midnight), Dark Manhattan fut précurseur dans l’exposition d’un groupe de gangsters urbains. Son évocation du gangstérisme se heurta d’ailleurs au code Hays (appliqué depuis 1934) puisque avant sa sortie la PCA ordonna de retirer les scènes présentant les gangsters avec des mitraillettes et épingla le manque de répression policière du racket ainsi qu’une apparition peu claire du caractère illégal du numbers racket (d’ailleurs le personnage de Lee/Clarence Brooks, le boss de Curly/Cooper, apparaît davantage comme un businessman « respectable » que comme un gangster). Les producteurs Cooper et Randol avaient aussi tourné des séquences incluant des acteurs blancs (rôles secondaires et figurants), au point de disposer de deux versions. Mais la PCA n’a pas autorisé cette cohabitation dans le cadre de projections principalement destinées au public noir et c’est donc la version « all black » qui fut sortie. Comme le stipule la presse de l’époque, le film avait un potentiel vis à vis d’un public dépassant la seule communauté noire. Mais l’intention des producteurs était clairement de proposer un cinéma afro-américain à destination avant tout du public noir et non pour satisfaire les attentes des blancs comme l’ont pu faire quelques prédécesseurs dans le race movie (tels Ebony Production et la Colored Players qui ont eu cette tentation).

« Selon Randol et Cooper un des plus grands studios hollywoodiens, qui détient également une part dans la société de montage et de finition où Dark Manhattan a été mis en forme, l’a considéré comme le meilleur film indépendant jamais produit à Hollywood. Tout en admettant que cela apporterait un divertissement pour tous les types de spectateurs, ceux-ci auraient proposé d’acheter une participation de 50%. Ce que les producteurs de couleur ont refusé de faire, c’est pourquoi la société de montage a exigé un règlement immédiat de toutes les obligations avant de libérer la copie, ce que, selon les producteurs, ils ne pouvaient pas respecter à ce moment-là. »

California Eagle du 12 02 1937

L’accueil positif du film s’explique par des qualités intrinsèques issues des conditions de fabrication. Le tournage eut lieu à The Grand National Studios, un petit studio hollywoodien qui a même abrité des tournages du Grand National Films (1936-1939) où la vedette James Cagney était alors en contrat. Dark Manhattan était donc loin du caractère rudimentaire des tournages d’un Oscar Micheaux, en général entrepris chez lui ou chez des amis.

Grand National Studios, studio voisin de la United Artist et de la Goldwyn Pictures 

En remplacement d’un certain George Higgins, la réalisation fut confiée à Harry Fraser qui entreprit notamment le tournage de séquences extérieures à Central Avenue. Fraser était un réalisateur expérimenté avec une carrière déjà très prolifique. Après Dark Manhattan, il a été associé à deux autre race movies : Gangsters on the loose (1937) scénarisé et joué par Ralph Cooper et Spirit of youth (1938).

La composition de Ralph Cooper a été particulièrement soulignée, le comparant souvent aux compositions de gangsters de James Cagney et d’Edward Robinson :

« Depuis sa sortie, Ralph Cooper a été salué par des critiques blancs de Hollywood comme l’un des acteurs les plus raffinés de la race, et son travail dans un film de gangsters a même surpassé en finesse celui d’Edward G. Robinson ou de James Cagney. »

California Eagle du 19 février 1937

Ralph Cooper était aussi « l’élégant du célèbre Apollo à Harlem« (California Eagle,12 février 1937), un théâtre ouvert au public noir depuis 1934 et participant au Harlem Renaissance. Cooper avait acquis une renommée en y créant et présentant l’Amateur Night Show, un rendez-vous à succès qui œuvrait pour la révélation de talents musicaux de la communauté noire (par exemple Ella Fitzgerald s’y révéla en 1934). Par l’implication de Cooper (et de Randol) qui s’inscrivaient dans le Harlem Renaissance, et bien que tourné sur la Côte Ouest, Dark Manhattan portait donc le cachet de ce mouvement culturel. Mais d’après Paula Massood, une chercheuse spécialisée dans le cinéma afro-américain et la représentation de la ville au cinéma, Dark Manhattan a davantage séduit par une modernité urbaine plus proche de la réalité afro-américaine que par un style Harlem Renaissance :

« Le fait que la modernité du film soit non seulement liée à Harlem, mais aussi utilisée comme argument de vente suggère que, comme pour les films de gangsters hollywoodiens, les films de gangsters noirs étaient attrayants car ils s’adressaient à leur public au présent, en utilisant pour cela des images et des sons urbains. Les artistes du Harlem Renaissance ont peut-être fait de même, mais une grande partie de leur public était blanc. Pour les producteurs de race movies, cependant, le public était présumé être africain-américain, ce qui autorisait un degré de discours et une liberté de sujet qui échappaient à de nombreux écrivains du Harlem Renaissance. »

Paula Massood, Making a promised land : Harlem in 20th photography and film (2013)

Les similitudes avec le film de gangster blanc (la gourmandise du héros et son ascension stoppée etc) peuvent faire apparaître Dark Manhattan comme la simple transposition, les moyens en moins, d’une visée divertissante adaptée à la sphère afro-américaine. Mais la narration montre aussi des différences avec les conventions hollywoodiennes, en particulier en opposant à l’individualisme de Curly/Cooper une image positive, quasi bienfaitrice et légitime, du sommet de l’organisation criminelle (le personnage de Lee, les réunions des banquiers etc), ce qui plus récemment a été interprété comme une métaphore de la solidarité afro-américaine dans son ensemble, en référence à l’histoire des noirs. Or, comme on l’a vu plus haut, le caractère parfois trop peu explicite de la criminalité au sein de Dark Manhattan avait même suscité des réticences de la PCA (Code Hays). Pour Paula Massood, ce traitement inédit incarne la tendance des films de gangster noir qui émergent à la fin des années 30 à se rapprocher de la vie urbaine afro-américaine contemporaine, d’où un succès parmi le public citadin noir populaire (au moins avéré par la presse à Los Angeles et Harlem) :

« Comme des producteurs antérieurs de race movies qui avaient fait des films muets rehaussés, Cooper se sentait concerné à faire des films « qui glorifiaient les noirs » et de fait le film était dédicacé « à la mémoire de R.B. Harrison, Bert Williams, Florence Mills et tous les autres acteurs Noirs pionniers qui par leurs nombreux sacrifices ont rendu cette présentation possible. » Son attitude neutre envers les numbers racket, la caractérisation de Lee (…), et le sort mérité de Curly suggèrent que le sens de la glorification des noirs de Cooper pourrait ne pas vraiment convenir aux descriptions de la réalisation noire de W.E.B Du Bois et Alain Locke. Et pourtant, dans sa suggestion que la réussite des Afro-Américains passe par la solidarité, le film articule une politique d’élévation pendant que simultanément il en élargit le terme. En outre, il reconnaît les opportunités limitées pour de nombreux citadins noirs sans éducation, en particulier pendant les années de dépression. »

Personnellement j’ai également été surpris par la séquence de danse de claquettes, en début de film. Là où à Hollywood ou dans d’autres race movies déclinant le genre hollywoodien les parties musicales et dansées ont tendance à rompre avec l’intrigue principale pour dérouler la performance, Ici, bien que Cooper lui-même soit au centre de la scène, la séquence est comme coupée dans son élan avec un fondu au noir. Cooper était aussi formé à la danse, en particulier dans les claquettes (ou Tap Dance), mais on peut imaginer cette coupe comme un pied de nez à l’utilisation habituelle des acteurs afro-américains dans le cinéma hollywoodien :

« La musique et la danse noires ont été utilisées dans les films blancs parce qu’elles attiraient le public blanc. (…) Le film sonore a apporté au sein d’Hollywood des jobs à de nombreux chanteurs et danseurs noirs et attiraient le public noir qui voulait voir et entendre d’autres Africains-américains dans une haute qualité, dans des productions Grand Ecran. Pourtant ça n’était pas des temps heureux pour leur image à l’écran, et même les films à casting exclusivement noir, tels que Stormy weather et Cabin in the sky, se focalisaient sur des chanteurs et danseurs Noirs brandissant des couteaux et parlant un mauvais anglais associé aux Noirs du sud et au temps de l’esclavage. »

Jesse Algeron Rhines, Black film, white money

Autant au sein des race movies la présence régulière de scènes musicales et de danses n’ayant pas forcément de lien direct avec l’intrigue principale peut apparaître comme un témoignage élogieux et connaisseur de la culture noire (avec des artistes reconnus au sein de la communauté), autant à Hollywood, parfois sous couvert de « véracité », ça relevait davantage d’un folklore réducteur côtoyant une représentation néfaste des Noirs. Le producteur et réalisateur noir William Foster, comme l’indique une citation plus haut, fustigeait cet emploi au point de vouloir re-tenter à l’ère du parlant la production et la réalisation de films tant l’arrivée du sonore l’avait de ce point de vue irrité malgré les potentialités offertes. D’une certaine manière, avec Dark Manhattan Cooper et Randol sont allés dans la direction souhaitée par Foster et ont proposé un nouvel élan aux acteurs noirs et aux race movies. Cela fut possible parce qu’ils avaient pris les commandes jusque dans le processus de fabrication. Mais la coopération entre les deux hommes tourna court puisque ce fut le premier et dernier film produit par la Randol-Cooper Productions. Tous deux ont néanmoins tenté de poursuivre cette voie dans le cinéma en participant au casting (Cooper), à la réalisation et au scénario (Cooper et Randol), voire à la production-distribution (Randol). Pour Cooper ce fut en s’associant avec les frères Popkin (blancs) de la Million Dollar Production, une société qui a vraisemblablement donné un coup de main dans la distribution de Dark Manhattan. Pour Randol ce fut en s’associant avec les frères Goldberg (blancs) qui se spécialisèrent également dans le race movie. Ces partenariats n’ont pas forcément été très heureux pour Cooper et Randol qui y perdaient de la mainmise mais ils ont débouché sur des films intéressants à découvrir de nos jours. Le blog y reviendra prochainement.

Censurés sans censure – Milan Nikodijevic, Dinko Tucakovic (2007)

Milan Nikodijevic, Dinko Tucakovic – Censurés sans censure (Zabranjeni bez zabranie) – Serbie – 2007

« Jusque 1973 la Yougoslavie socialiste a produit 431 longs métrages. Officiellement, seul l’un d’eux a été interdit sur jugement de tribunal, le film collectif Grad [La ville] réalisé par Kokan Rakonjac, Marko Babac et Zivojin Pavlovic. Mais environ 30 films ont été interdits sans document écrit, mystérieusement perdus entre producteurs, distributeurs et salles de cinéma. Ils n’ont jamais atteint le public. »

Introduction de Censurés sans censure

Ce documentaire traite de la Vague Noire yougoslave en se focalisant sur la censure, principalement officieuse, qui a frappé ce mouvement cinématographique des années 60-70 à la fois nouveau voire radical dans sa forme (en écho à d’autres « vagues » en Europe) et critique dans ses aspects socio-politiques. L’introduction du documentaire le stipule bien, à part un film il n’y a pas eu de censure officielle et il est donc précieux de revenir sur cette censure qui a pourtant bel et bien existé, s’accompagnant d’une atmosphère hostile au point de fortifier, paradoxalement, la genèse de grands films yougoslaves malheureusement encore trop peu accessibles et méconnus. Outre l’interdiction officieuse de films,  des cinéastes ont été mis sous pression voire empêchés d’exercer. Par exemple le documentaire ne le cite pas mais dès 1965 le serbe Zivojin Pavlovic dut aller en Slovénie pour faire produire son deuxième long métrage L’ennemi à la suite d’un premier long métrage jugé trop sombre et diffusé qu’en 1966, trois ans après sa réalisation. Dans les années 70 l’exil s’imposa pour des figures importantes de la Vague Noire, tels Petrovic (en France) ou Zilnik (en Allemagne) tandis que Lozar Stojanovic a même été arrêté jusqu’à son procès suite à la réalisation de Plastic Jesus (1971).

Bato Cengic sur son film Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale (1971):
(Archive télévisuelle apparaissant dans le documentaire)

Censurés sans censure évoque donc certaines contradictions de la société yougoslave de cette période, certes la censure elle-même mais aussi celles épinglées par des films qui se distinguaient des films de partisans « blockbusters » produits dans les années 70 et plus prompts à renforcer certains mythes et illusions du socialisme yougoslave.  Pour cela le documentaire, tout en listant des films censurés, procède par quelques extraits (insuffisants et trop peu mis en relief je trouve) et par plusieurs témoignages sur la période qui vont de cinéastes (Makavejev, Stojanovic, Zilnik, Godina, Dordevic…) à des scénaristes (Gordan Mihiic et Branko Vucicevic qui a collaboré sur des films majeurs de Makavejev, Zilnik, Cengic et Godina), en passant par des critiques de l’époque, un historien du cinéma ou encore l’ancien directeur de la cinémathèque yougoslave Radoslav Zelenovic (à l’origine de la levée d’interdiction du film Grad/La Ville). Si le documentaire vaut donc le détour, quitte à y « piocher » le nom de quelques films dont glaner le visionnage sur internet, néanmoins il serait dommage de réduire la Vague Noire au seul registre socio-politique. A l’instar des nouvelles vagues tchèque, française, hongroise, italienne ou encore polonaise, sans avoir été ouvertement critique de façon systématique ce mouvement a également été marqué de radicalité et d’expérimentations dans les formes d’expression elles-même (éclatement de la narration classique etc). Les films de Makavejev, décédé en 2019, demeurent les « plus connus » en France mais la Vague Noire mérite un net élargissement et heureusement qu’internet permette la découverte d’une quantité non négligeable de films malgré la qualité médiocre du visionnage en ligne et l’absence de sous titres français (sous titres anglais dans les meilleurs des cas, sauf rares exceptions).

Extraits du documentaire en VO sous-titrée anglais (7′) :

Les déracinés – Lamine Merbah (1976)

Lamine Merbah – Les déracinés – 1976 – Algérie

En 1880, dans l’Ouarsenis, des paysans sont dépossédés de leurs terres au profit des colons

 

Sous-titré « Beni Hindel » du nom d’une tribu et d’un douar effectivement établi au 19ème siècle dans le massif de l’Ouarsenis, ce deuxième long métrage de Lamine Merbah s’est appuyé sur les travaux de Sari Djilali et plus particulièrement sur son étude La dépossession des Fellahs 1830-1962 (1975). Crédité co-scénariste du film, ce géographe de formation a beaucoup travaillé sur le processus de colonisation à l’oeuvre dans la région montagneuse de l’Ouarsenis.

Ainsi cette réalisation de Merbah se focalise sur la paysannerie algérienne dépossédée, morcelée et exploitée par le colonialisme. C’est par son aspect documenté que Les déracinés brille particulièrement, lui donnant toute sa force. Relevons, entre autres :

    • la colonisation par le foncier. Le cantonnement, le sénatus-consulte voté en 1863 (constitution des douars délimitant le territoire des tribus), la loi Warnier du 26 juillet 1873 (application de la propriété individuelle sur les terres des tribus officialisant notamment la licitation et l’expropriation de terres ancestrales en faveur des particuliers européens) sont autant de mesures ayant permis la conquête des terres par « voie légale ». Le film aborde en particulier une facette de cette conquête coloniale par la stratégie foncière : la licitation comme recours d’enrichissement des colons (soit « la vente d’un bien indivis obtenue par l’un ou plusieurs des ayants droits souhaitant sortir de l’indivision » Jennifer Sessions). D’ailleurs ce type de dépossession fut une des sources de la fameuse révolte qui eut lieu en 1901 à Margueritte/Aïn Torki dans le massif du Dahra, prenant notamment pour cible un colon européen qui s’était enrichi en terres grâce à la licitation et dont la ferme et les occupants colons furent attaqués. Finalement réprimée par l’armée, la révolte fut suivie d’un procès d’une centaine de personnes de la tribu Rhiga (sur cette révolte et le processus de la licitation, se rapporter à l’article de Jennifer Sessions intitulé « Débattre de la licitation comme stratégie d’acquisition des terres à la fin du 19ème siècle » et accessible à la lecture ICI)
    • Le caïd (et autres notables autochtones) apparaissant comme collaborateur et complice de la colonisation. Responsable du douar, le caïd était l’intermédiaire entre l’administrateur colonial et la tribu. Son rôle de policier est par exemple souligné dans le film à travers les incendies de forêt et son application d’amendes. Plusieurs sources historiques, notamment les traces des enquêtes ayant abouti  aux applications du sénatus-consulte, démontrent combien le caïd pouvait aussi être gagnant en terres à travers sa collaboration.
    • La spoliation des terres entraîne une misère grandissante au sein des tribus, une des causes de la mortalité infantile.
    • La nécessité pour les algériens de se faire exploités dans les fermes coloniales, ou de partir à la ville pour trouver un emploi permettant de se nourrir
    • Le morcellement et la dislocation des tribus, l’installation en agglomérations urbaines. C’est ainsi que le personnage de Bouziane, déjà installé en ville, dit à Aïssa : « Jusqu’à quand resterez-vous ensemble ? Chacun doit se débrouiller. On n’est plus sur la terre qu’on cultivait ensemble« .

Parmi le casting du film, à souligner la présence de l’actrice Keltoum/Aïcha Adjouri qui a tant marqué les esprits par son interprétation dans Le vent des Aurès (1966) de Lakhdar-Hamina. Ici elle est dans un rôle moins important  mais interprète un moment particulièrement puissant du film qui suggère aussi le processus d’effacement :

Les déracinés a été restauré et fut même diffusé en 2018 au ciné-club du Centre National du Cinema Algérien (CNCA), tel en témoigne un article ICI. L’impact auprès du public dénote combien il s’agit là, assurément, d’un des plus grands films du cinéma algérien sur la période coloniale.

Affiche du film

Le titre du film peut également faire penser au livre de Bourdieu et Sayad Le déracinement (1964). Ce livre étudie les « centres de regroupement » (des camps clôturés) qui se sont généralisés à partir de la fin des années 50 en parallèle aux zones interdites, soit un déplacement de masse de la population rurale algérienne encore davantage coupée de ses terres ancestrales (et de son bétail), clôturée dans des espaces surveillés militairement et finalement habillés d’une politique humanitaire et sociale.

Esthétique et politique – Festival Résistances 2018

A la suite des quatre autres parties publiées sur le blog, en guise de conclusion du suivi du festival Résistances 2018 voici une ultime video qui se déroule comme un « pot pourri » de réflexions exprimées d’une part sur l’articulation esthétique et politique, d’autre part sur des parti-pris formels tranchant par exemple avec l’approche journalistique dans le cadre du documentaire.

Au niveau du documentaire, s’il est généralement présenté comme une approche plus approfondie et réflexive que la démarche journalistique plus proche de la communication, il n’échappe pas non plus à un certain formatage, parfois au détriment du fond socio-politique. A cet égard les propos de Françoise Davisse sur le formatage documentaire appliqué à Arte, présents dans la video ci-dessus, sont très symptomatiques : l’histoire individuelle du sempiternel « personnage » prendrait le pas sur l’histoire collective.A titre d’autre témoignage sur un certain formatage documentaire, je renvoie au texte « La mode du documentaire de création » qui fut relayé et traduit ICI sur le blog. Ecrit par le cinéaste argentin Ernesto Ardito, ce texte pertinent pointe aussi du doigt combien l’argument esthétique peut à la fois snober l’expression d’un cinéma plus engagé (parfois enfermé dans l’étiquette « cinéma militant ») et servir d’alibi à une confrontation au réel. Sous prétexte d’art, le documentaire ne se construirait plus par rapport au réel et tomberait dans la forme pour la forme en quelque sorte (tout en gagnant la « noblesse » de l’étiquette « artistique »). C’est pourquou je relaie donc ci-dessous un terrible court-métrage réalisé par René Vautier (en fait, un segment de La folle de Toujane). Je trouve que c’est un des films les plus puissants sur la lâcheté d’un certain cinéma qui se cache derrière la forme et les intentions, derrière la position « artiste » et l’Art. Alors que le scénario a précédé de quelques années le crime d’Etat d’octobre 1961 (!), le court métrage est un tableau particulièrement acide du postulat artistique qui prend le pas sur l’engagement du cinéma et de l’artiste vis à vis du réel.  Il est vrai que par rapport au contexte de la révolution algérienne, le cinéma en France et notamment la Nouvelle Vague ont été assez silencieux (il y avait certes de la censure mais aussi de l’autocensure) et établissaient au mieux (ou presque) quelques allusions et le plus souvent à travers la figure de l’appelé tel dans Adieu Philippines de Jacques Rozier ou Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda . Il y tout de même quelques exceptions qui ont abordé de front la guerre d’Algérie et/ou le colonialisme : la filmographie de René Vautier, Les statues meurent aussi d’Alain Resnais et Chris Marker, J’ai huit ans de Yann Le Masson ou encore l’incontournable Octobre à Paris de Jacques Panijel. Au-delà du contexte de sa conception, Le remords demeure un témoignage pertinent de ce qu’implique un cinéma engagé qui ne se réfugie pas lâchement dans le postulat de la forme pour mieux fuir le réel.

René Vautier – Le remords (1974)

« Le RemordS de René VAUTIER.Ce film fait partie intégrante d’un autre film « La folle de Toujane », sauf que René VAUTIER en avait écrit le scénario dès 1956. Miroir de l’attitude de nombreux cinéastes français qui s’autocensurent dans les années 60 et 70, Le RemordS montre comment un réalisateur justifie le choix de se taire sur les problèmes des immigrés algériens. René VAUTIER joue lui-même le rôle ingrat du réalisateur parce qu’il ne trouve pas d’acteur qui accepte de le jouer » (Synopsis You Tube)