Oscar Micheaux, un pionnier du cinéma noir américain (1910’s-1951)

Oscar Micheaux (1884-1951), cinéma indépendant noir américain 

« Micheaux est également l’un des premiers cinéastes noirs à discuter ouvertement à travers ses films des problèmes du « passing » et du colorisme, de l’hypocrisie de la bourgeoisie noire, et d’autres sujets tabous comme le lynchage, le viol et la rencontre interraciale. J’ai été étonnée après avoir enseigné un cours sur lui et plus tard avoir gagné le Pitching du Sundance Film Festival qu’aucun biopic n’a jamais été fait au sujet de sa vie; à savoir, comment il a été élevé par d’anciens esclaves dans l’Illinois et plus tard émigré au Dakota du Sud, où il a vécu dans une ferme et a été en mesure de soutenir à la fois sa carrière d’écrivain et de cinéaste en faisant du porte à porte chez des voisins et des propriétaires de salles de cinéma dans le sud, les encourageant à investir dans sa société de livres et de films »

Jamie Walker, productrice et réalisatrice africaine américaine (interview pour BayView)

Fils d’esclaves affranchis, Oscar Micheaux a été un pionnier du cinéma noir indépendant aux USA et le cinéaste le plus prolifique des race movies (films à casting noir pour public noir, des années 1910 à 1948). Comme cela a été vu avec le documentaire A l’ombre d’Hollywood (relayé ICI sur le blog), l’émergence de race movies dans une industrie du cinéma américaine où la population noire était soit absente, soit représentée comme subalterne et de manière très négative (archétypes de personnages idiots, paresseux, soumis, sauvages…), a pu constituer une riposte à cette imagerie raciste répandue non seulement dans le cinéma mainstream et hollywoodien mais aussi partout dans la société que ce soit au théâtre (à part quelques résistances telles au théâtre Lafayette d’Harlem), dans les médias, les publicités etc. L’origine et le poids de cette iconographie stéréotypée raciste présente dans le cinéma sont par exemple évoqués avec force dans Bamboozled (2000) de Spike Lee (film présenté et relayé ICI sur le blog). Dans l’article consacré à Within our gates (1919) (ICI sur le blog) on a pu voir combien ce deuxième long métrage produit et réalisé par Oscar Micheaux se présente comme une réponse à Naissance d’une Nation (1915) de Griffith, ce premier « blockbuster » hollywoodien qui portait la vision de l’Amérique suprématiste blanche. Plus généralement, avec des films pour la plupart relevant du divertissement à travers des genres déjà très prisés dans le premier Hollywood (mélodrame, western, gangster…), Micheaux et d’autres producteurs-réalisateurs de race movies (dont certains étaient blancs) ont dégagé des personnages noirs qui par leur humanité et caractères positifs étaient inédits à l’écran, tout en témoignant de la communauté africaine américaine, non sans soulever parfois quelques problématiques socio-politiques internes (en particulier chez Micheaux). Dotés de moyens de production très limités et à la qualité esthétique parfois médiocre, les race movies ont pour la plupart disparu. C’est notamment le cas pour Micheaux dont seulement une douzaine de réalisations ont survécu au temps, parfois à partir de copies uniques retrouvées en Europe (par exemple sur les 26 films muets réalisés seuls trois nous sont parvenus !). Il avait fondé sa propre compagnie de production, allant lui-même démarché les salles en sillonnant le pays avec ses bobines. D’ici un relais prochain sur le blog de sa filmographie encore visible, je propose ci-dessous des reportage, documentaires et fictions sur Oscar Micheaux, un cinéaste dont l’oeuvre est généralement absente des enseignements consacrés à l’histoire du cinéma (notamment en France).

1) Introduction au cinéma de Oscar Micheaux, avec David Schwartz – France

(entretien réalisé dans le cadre d’une rétrospective organisée au FID de Marseille 2014)

Au-delà de ce petit reportage, je conseille vivement le long entretien de ce spécialiste d’Oscar Micheaux avec Laura Vermeersch, publié ICI sur Cairn. Dans un registre plus sommaire il y a aussi l’émission de Radio Grenouille intitulée « Oscar Micheaux, pionnier du cinéma noir américain », toujours avec la contribution de Schwartz et écoutable ICI.

 

2) Bayer Mack – Oscar Micheaux : the czar of Black Hollywood – 2014 – USA

(entame du documentaire – 8 mn – VO)

S’appuyant sur des archives et des extraits de films de Micheaux, ce documentaire revient surtout sur les débuts du cinéaste et sur sa première réalisation sonore The exile (1931). Il a été réalisé par le fondateur du label de musique indépendant Block Starz Music, devenu ensuite Block Starz Music Television. Parmi les motivations à faire ce documentaire, Mack constatait qu’en dépit de la signification historique de Micheaux il n’y a «pratiquement rien sur sa vie». Ainsi l’extrait ci-dessus témoigne de cette approche biographique, évoquant notamment son job comme porteur de bagages dans les trains pour la société Pullman Porter. C’est d’ailleurs au sein de cette société qu’a vu le jour en 1925 le premier syndicat noir reconnu par l’AFL (Fédération Américaine du Travail). Je n’ai pas vu ce film dans son intégralité mais l’extrait proposé annonce un ton assez monotone et un usage des archives purement illustratif. Néanmoins cela permet une introduction complémentaire au cinéaste et à son oeuvre.

 

3) Jamie Walker – The young Oscar Micheaux – 2013 – 17 mn – USA

Dans la lignée du documentaire ci-dessus à portée biographique, voici un court-métrage de fiction réalisé par une productrice, réalisatrice et scénariste issue de l’enseignement et du journalisme, Jamie Walker. Réalisé pour promouvoir un projet de long métrage de fiction sur Oscar Micheaux, il a remporté le Pictching Contest du Sundance Festival 2013.  Le film part de la jeunesse de Micheaux témoin du lynchage qui s’abattait sur les noirs dans le sud des USA (à noter que si les lois Jim Crow officialisaient la ségrégation raciale dans les Etats du sud, la ségrégation et le lynchage existaient aussi dans le nord).

LE FILM EST VISIBLE EN INTÉGRALITÉ EN CLIQUANT SUR LE LIEN ICI  (VO non sous-titrée) 

BANDE ANNONCE (scène de lynchage extraite de Within our gates) :

https://vimeo.com/96289473

The young Oscar Micheaux a été sélectionné pour plusieurs festivals dont le San Francisco Black Film Festival en 2014. Je relaie ci-dessous l’interview donnée par la réalisatrice durant ce festival, elle y parle de Micheaux, du court-métrage associé et du projet de biopic dépassant sa seule jeunesse, ainsi que de son enseignement de cinéma. Etant particulièrement soucieuse de la représentation des femmes noires à l’écran, la cinéaste évoque aussi son premier court-métrage Postwoman (2010) qui porte sur la relation entre deux africaines-américaines.

Interview avec Jamie Walker (San Francisco Black Film, 2014, 36 mn)

(l’option sous-titrage anglais de YT est fiable)

 

4) Pearl Bowser, Bestor Cram – Midnight ramble (Micheaux et l’histoire des race movies) – 1994

Ce documentaire ne porte pas que sur Micheaux mais aussi sur les race movies (1910’s – 1950) contemporains du cinéaste. Je l’ai donc relayé car il est bon de considérer Micheaux dans le contexte de l’ensemble des race movies avec ici une présentation assez élargie des compagnies/réalisateurs ayant contribué à ce cinéma. Nous y retrouvons notamment les compagnies Ebony Film Corporation (présentée ICI sur le blog) et Colored Players (ICI sur le blog). Dans la même thématique, ne pas oublier le documentaire A l’ombre d’Hollywood réalisé plus récemment par le français Régis Dubois et dont la contextualisation socio-politique est plutôt bien introduite (film également relayé sur le blog, plus facile d’accès pour les francophones avec sa voix off en français).

Documentaire INTÉGRAL en trois parties (45mn, VO non sous-titrée) 

 

5) Jamie Walker – Oscar Micheaux : negro pioneer – USA

Nous retrouvons Jamie Walker qui après The Young Oscar Micheaux a pu entériner son projet de long métrage biographique, intitulé Oscar Micheaux : Negro pioneer. Aux dernières nouvelles le film est toujours en cours de production et ce « biopic sur Oscar Micheaux, coproduit par Monica Cooper et Preston L. Holmes (Malcolm X, 1992), raconte comment Micheaux voyage du sud raciste jusqu’au nord à Chicago, et plus tard à Harlem, pour commencer à produire des « race movies » afin d’aider à élever son peuple. » Jamie Walker (interview pour BayView, journal noir de San Francisco). En attendant sa sortie prochaine (?), la réalisatrice a proposé un autre court-métrage qu’elle présente comme un teaser du biopic et qui a été projeté à l’Urbanworld Film Festival de New-York :

 Directing reel – 2017 – 4 mn (Teaser de Oscar Micheaux : negro pioneer)

https://vimeo.com/206533482

« Je pense que sa plus grande contribution a été très semblable à beaucoup de cinéastes noirs indépendants durant la période LA Rebellion [Los Angeles 1992] et qui a aidé à re-coder et recadrer nos propres images au cinéma. Il a offert de nouvelles façons de lire la féminité et la masculinité noires à l’écran, qui n’ont pas tourné autour de stéréotypes grossiers tels que les figures de la mamie, la matriarche, le saphir, l’oncle Tom ou la brute. Les hommes et les femmes noirs d’Oscar étaient des citoyens honnêtes qui étaient conscients de leur héritage de la lutte et de la culture de la résistance. Ses personnages étaient toujours engagés à « redonner » à la race et l’élever. (…) Beaucoup de ses films – même ceux qui traitent de la maladie du colorisme [hiérarchisation selon que les peaux noires soient foncées ou au teint plus clair, motif régulier dans ses films] – nous ont mis au défi de revenir à la source, aimer la peau dans laquelle nous sommes, pour connaître notre passé et ne pas avoir honte à ce sujet. Micheaux croyait que devenir « autodidacte » et connaître la vérité sur notre passé pouvait nous aider à nous donner du pouvoir. Pour lui, c’était l’un des premiers pas vers la «liberté» au XXe siècle. (…) S’il n’y avait pas eu les critiques de films africains-américains au cours de cette période, les chroniques de son travail dans The Chicago DefenderThe New York Amsterdam News ou même The Crisis, nous n’aurions peut-être jamais rien su à propos de son héritage. Tout comme Alice Walker l’a fait pour Zora Neale Hurston, je pense que c’est à nous en tant que écrivains et cinéastes de redécouvrir et de ressusciter nos propres icônes africaines-américaines des marges ou de l’obscurité. C’est à nous de faire en sorte que nos histoires ne soient pas oubliées. Les gens commencent lentement à redécouvrir le travail de Micheaux, en grande partie parce que ses films les plus anciens ont été trouvés et rendus accessibles au monde à travers les médias sociaux et des endroits comme YouTube. »

Jamie Walker, interview pour BayView

 

6) Lisa Collins et Mark Schwartzburt – Oscar’s comeback – 2015

Ce documentaire semble-t-il réalisé en 2014-2015 n’est pas trouvable sur la toile. Dommage car son approche à l’air originale, en tissant un lien fort avec le présent. Il se déroule à Grégory dans le Dakota du Sud, ville majoritairement habitée de blancs où Micheaux fut propriétaire d’une ferme au début du 20ème siècle : « Situé à Gregory, dans le Dakota du Sud, un conte épique se déroule sur douze ans autour d’un groupe de bénévoles dévoués, qui organisent chaque année un festival du film unique dans leur petite ville blanche pour défendre leur fils natif noir Oscar Micheaux, propriétaire devenu pionnier du cinéma au début des années 1900, connu sous le nom de « Godfather of Independent Cinema ». Cependant, alors que le Festival bien intentionné cherche à se développer, il se bat pour rester à flot contre les pressions de l’extérieur et de l’intérieur, toutes enracinées dans les problèmes de race et de classe. En cours de route, alors que les bénévoles de couleur entrent en contact avec leur héritage afro-américain, un mélodrame inhabituel éclate dans la Prairie, faisant écho à l’esprit controversé de l’œuvre méconnue d’Oscar Micheaux – et à son histoire énigmatique. » Synopsis publié sur le site du film.

Trois extraits du documentaire peuvent être vus sur le site du film en cliquant ICI

 

Bamboozled – Spike Lee (2000)

Spike Lee – Bamboozled (ou The very black show) – 2000 – 135 mn – USA

« The Very Black Show est venu de mes réflexions sur le passage au 21ème siècle. J’ai toujours été déçu ou carrément outré par les représentations limitées que l’on donne des gens de couleur, et même par la façon dont notre histoire a été carrément réécrite. L’époque me semble appropriée pour réfléchir aux médias des cent prochaines années… À tous les médias, pas seulement la télévision ou le cinéma. Ce film est à la fois une satire acerbe, un divertissement et un moteur de réflexion. Lorsque je regarde le contenu des films et de la télévision de notre époque, j’ai l’impression que les “minstrel shows” sont toujours là. L’émission de Pierre Delacroix n’est finalement différente de la véritable programmation actuelle que parce que les acteurs ont un maquillage noir… »

Spike Lee (cité sur AlloCiné)

Dans le cadre des articles du blog consacrés aux race movies réalisés aux USA des années 1910 aux années 1950 (films à casting noir pour public noir), en écho avec leurs contextes socio-politique et cinématographique, la manière de représenter les Noirs (non seulement au cinéma mais aussi au théâtre, dans les beaux-arts etc) revient avec régularité. Aussi, dans la foulée de la présentation du documentaire A l’ombre d’Hollywood : le ciné noir indépendant aux USA 1910-1950 (ICI sur le blog), la découverte de Bamboozled de Spike Lee tombe à pic. Car ce film renvoie à tout un pan iconographique américain chargé en stéréotypes racistes, un corpus véhiculé par la vision suprématiste blanche que le cinéaste actualise de front pour évoquer son prolongement dans le présent, notamment dans les sphères du divertissement à la télévision. C’est un film très pertinent non seulement sur la persistance de stéréotypes et leur impact, mais aussi sur le fonctionnement de la télévision et des médias en général (Lee a d’ailleurs précisé que le film d’Elia Kazan Un homme dans la foule, scénarisé par Budd Schulberg, a inspiré Bamboozled dans ce qui a trait au pouvoir des médias et à un certain totalitarisme). C’est traité de manière complexe, parfois déstabilisante et mettant mal à l’aise, occasionnant un film pas facile à cerner au premier visionnage tant les angles d’attaques sont variés. Dépourvu de succès en salles, ce film indépendant à petit budget et tourné en caméra mini DV a suscité plusieurs critiques défavorables qui l’ont considéré comme une satire « ratée ». Il faut dire qu’il fait un usage chargé de l’imagerie raciste développée pendant des décennies aux USA, à l’image de la reproduction très insistante des codes du ménestrel (spectacle à acteurs blancs puis noirs maquillés en blackfaces qui stéréotypent à outrance les Noirs) ou d’éléments iconographiques présents constamment dans le cadre jusqu’au générique de fin. A cet égard le titre anglais original « bamboozled » est symptomatique car il renvoie à un lavage de cerveau médiatique et cinématographique.

BANDE ANNONCE DE BAMBOOZLED (VO)

Synopsis : Seul scénariste noir d’une chaîne de télé, Pierre Delacroix est sommé de trouver une bonne idée d’émission, sinon… Acculé, il présente un projet insensé : la remise au goût du jour des spectacles de ménestrels où des acteurs maquillés incarnaient des caricatures de Noirs. Le succès est époustouflant mais pour Pierre, il marque le début de la fin.

LIEN POUR VOIR LE FILM INTÉGRAL :

cliquer ICI pour accéder au film en entier, en VO non-sous titrée

(en téléchargeant le lien de cette video il est possible d’y joindre des sous-titres via une recherche google)

Lee est une des figures les plus connues du cinéma indépendant noir américain, révélé en 1986 avec son premier long-métrage Nola Darling n’en fait qu’à sa tête. Ce film fut d’ailleurs inspiré de la filmographie du cinéaste africain-américain indépendant Oscar Micheaux qui a produit et réalisé plus de 40 race movies du muet au premier parlant (le blog a notamment relayé et présenté le film Within our gates (1919)). Spike Lee a contribué à un renouveau du cinéma indépendant noir américain en le sortant de la blaxpoitation tout en gardant une percussion socio-politique. Mais depuis la fin des années 90 ses réalisations semblent moins bien accueillies et passent relativement inaperçues (en tout cas en France). Mais je ne m’avance pas plus puisque Bamboozled est la première oeuvre que je découvre du cinéaste, découverte suscitée par son sujet en lien avec des thématiques fréquemment abordées par le blog ces dernières semaines.

INTERVIEW AVEC SPIKE LEE SUR BAMBOOZLED (VO, 27 mn)

« La satire est une bonne façon de regarder les choses et ce film regarde la culture populaire, les images d’africains-américains, comment ils ont été utilisés à vendre des stéréotypes pendant les 100 dernières années (…).[Delacroix qui définit la satire en début de film] j’ai fait ça pour les critiques parce qu’ils ont mal compris beaucoup de trucs alors je l’ai mis en avant. » Spike Lee, interview

L’ouverture du film l’annonce et Spike Lee lui-même l’a de nouveau précisé dans plusieurs interviews (notamment ci-dessus), Bamboozled se veut une satire de la représentation des Noirs telle qu’elle existe encore de nos jours, ciblant divers acteurs et processus concourant au maintien des clichés. Plutôt que de longuement paraphraser, je renvoie au travail critique de Ashley Clarke qui a publié une monographie consacrée au film, intitulée Facing Blackness, Media and Minstrelsy in Spike Lee’s Bamboozled (2015).

« Dans un climat contemporain tendu où la médiation de l’image [des personnes noires] dans la société américaine est à un tournant décisif, le commentaire tranchant de Bamboozled sur l’importance, la complexité et les effets durables de la représentation des médias pourrait difficilement être plus urgent. Chaque fois qu’un Noir non armé est tué, puis repositionné à la hâte dans la mort comme un voyou, une brute ou un fainéant par les médias traditionnels – comme cela est arrivé récemment à Trayvon Martin , Michael Brown , Eric Garner , Samuel DuBose et d’innombrables autres – nous voyons la perpétuation de vieux stéréotypes anti-noirs, forgés dans le creuset de l’art américain de masse, reconfigurés pour notre temps. »

Ashley Clarke, texte publié dans The Guardian (2015)

Bien que le film ait eu peu de succès, récolté un accueil critique globalement négatif et fait l’objet d’une modeste édition DVD, quinze ans après sa réalisation Ashley Clarke considère que Bamboozled a développé une satire prophétique. A défaut d’acheter son livre, outre l’article paru dans The Guardian je renvoie à l’interview ci-dessous.

Interview de Ashley Clarke autour de son livre sur Bamboozled (VO, 2015, 13 mn)

« Ce n’est pas une satire conventionnelle dans laquelle tu peux t’identifier avec un point de vue ou un bon sentiment (…). Ce film vise tout le monde : cadres blancs, cadres noirs, acteurs noirs, spectateurs blancs et noirs… et aucun ne laisse un bon sentiment. » Ashley Clarke

Les cibles de Bamboozled sont diverses, en tête les programmes télé aux 4/5 produits, écrits et réalisés par des blancs et dont les sitcoms par exemple persistent souvent à faire des Noirs des idiots (sous couvert de drôlerie, à la manière de la compagnie Ebony Corporation qui dans les années 1910 faisait campagne sur les « colored people funny« , films présentés ICI sur le blog). Outre la complicité d’africains-américains embauchés pour jouer ces clichés (tel ici le duo d’artistes embauchés pour le show), Lee vise aussi la représentation caricaturale orchestrée par des noirs eux-mêmes à travers le groupe de gangsta Rap « Mau Maus ». Sous-genre du Hip Hop éclot dans les années 1980 et imprégné de réalités du ghetto, le Gangsta rap est particulièrement mal mené ici.

« Le Gangsta rap est le spectacle du ménestrel du 21ème siècle », Spike Lee

Alors qu’ailleurs dans le film la culture du ghetto et son aspect contestataire sont récupérés par le capitalisme, en particulier par un spot publicitaire inspiré d’un véritable entrepreneur vestimentaire blanc (Hilfiger qui a lancé une ligne de mode liée au rap populaire), le groupe Mau Maus (interprété par des artistes Hip Hop à contre emploi de leur engagement musical) en reste à une surface caricaturale sans incidence sur le fond politique. A cet égard il est intéressant de rappeler que Lee avait obtenu la collaboration du groupe de Gangsta rap Public Enemy pour son film Do the right thing (1989), comme si de nos jours une partie de cette éclosion musicale avait non seulement été récupérée mais était aussi devenue davantage un relais de stéréotypes traditionnels incluant un public blanc comme réceptacle plutôt qu’une culture de résistance contribuant à changer effectivement la donne, à « fight the power »

Fight the power, clip video (Spike Lee et Public Enemy, 1989)

(Sur la collaboration entre Spike Lee et Public Enemy, à lire un bon article ICI sur La Rumeur Mag)

Toujours à propos du Gangsta rap et de la jonction d’une partie de sa production avec le système et les stéréotypes, un certain Benjamin Bowser Ganster a publié une étude intitulée Rap and its social cost. Je propose l’interview ci-dessous qui présente son approche et peut faire écho à Bamboozeld.

Interview de Benjamin B. Ganster sur Rap and its social cost (VO)

La satire de Lee est en tout cas incisive et non gratuite, ainsi par exemple des mentions radicales glissées ici et là qui ne sont pas coupées de la réalité. Je pense par exemple à une intervention policière qui déloge un squat noir en se référant explicitement à la gentrification de New-York préparée alors par l’ancien maire Rudolph Giuliani ; ou encore à la tuerie finale où un seul membre du groupe Mau Maus est épargné par l’assaut policier parce qu’il est blanc. Parmi les constats du film, il y a celui des postes à plus grande responsabilité au sein de la télé occupés majoritairement par des blancs (13% des postes de rédacteurs TV sont occupés par des personnes noires d’après un article américain de 2015). Cette prédominance des blancs dans la création télévisuelle est un aspect qui revient souvent dans le film, certains comme Dunwitty le patron des programmes de la chaîne revendiquant même mieux connaître les Noirs que Delacroix (affirmation de connaissance reprise par le personnage d’une collaboratrice blanche), en arguant par exemple son admiration d’athlètes noirs dont des posters occupent les murs de son bureau (Mohamed Ali etc).

« Il y a une différence entre aimer une culture, apprécier cette culture, et occuper cette culture, prendre en charge cette culture » Spike Lee

J’invite en tout cas à voir le film pour se rendre compte de l’étendue des cibles où la plus féroce demeure la représentation stéréotypée des noirs. Mais la satire n’a pas eu pas bonne presse et a suscité des impressions et compréhensions inverses à ce qui était recherché, laissant planer le doute sur le contenu malgré l’intention satirique annoncée au spectateur dès les premières minutes. En témoignent des réactions de la presse américaine parues lors de sa sortie (j’épargne ici les nombreux propos regrettant le caractère « bâclé » et « confus » du film) : « J’admire Spike d’avoir fait ce qu’il voulait et de faire les choses à sa façon, mais je me suis demandé en étant assis face à un flot continu de visages blackface, de gros yeux arrondis et d’épaisses lèvres rouges, pourquoi ? Je me suis senti furieux, déçu, embarrassé et dénué« ; « Le pouvoir de l’image raciste piétine le matériel et s’affirme seul. » La difficulté de la satire à marquer la distance avec le contenu stéréotypé semble être un des reproches principaux faits au film, malgré l’intention de l’auteur.

« Quand Lee dit que l’équivalent moderne d’un spectacle ménestrel blackface est le clip de gangsta-rap, on voit ce qu’il veut dire : ces vidéos sont extrêmement populaires auprès des enfants blancs, tout comme les spectacles ménestrels étaient appréciés par le public blanc, et pour une raison similaire : elles regroupent le divertissement dans des images de noirs avilissantes et négatives »

Roger Ebert, critique américain de cinéma cité par Marcus Gilmer sur Notcoming.com

Personnellement, durant le film je n’ai pas ressenti de doute sur la satire (bien que des passages sur le groupe de Hip Hop m’ont déplu) tant au contraire elle pousse à la réflexion. C’est ce genre de film qui travaille encore dans la tête après le visionnage et comme écrit plus haut je pense que le voir une fois ne suffit pas pour en mesurer toute la profondeur (je conseille aussi de voir le film avec un sous-titrage français si comme moi vous n’êtes pas à l’aise avec l’anglais parlé et sous-titré, voilà qui pour ma part nécessitera d’y revenir au moins une seconde fois). Ce n’est pas une fiction de divertissement et ici les stéréotypes convoqués – certes, massivement – vont dans le sens d’une problématique constructive qui d’une part s’attaque au réel, d’autre part questionne constamment la représentation, ce n’est pas de la complaisance. Par rapport aux reproches caractérisant Bamboozled de satire manquée ou de film confus et incohérent, là encore plutôt que de longuement paraphraser j’incite à lire une autre exégèse de l’oeuvre, cette fois-ci de l’universitaire et critique littéraire Elisabeth Bronfen dans un texte intitulé « La violence des stéréotypes : Bamboozled de Spike Lee » :

[Mantan et Delacroix] semblent faire face à un faux choix. Ils ont besoin d’accepter la norme qui les blesse – le regard blanc sur le corps noir – même si toute resignification aboutit nécessairement à une blessure supplémentaire. Satiriser une blessure symbolique cimentée par l’histoire ne fait que précipiter un nouveau tour de vis des blessures, car cela implique inévitablement de s’identifier à ces images culturelles préjudiciables. En d’autres termes, la position de Spike Lee prétend qu’il n’est pas possible pour le sujet afro-américain de s’inventer indépendamment de cette tradition visuelle indigne; il faut reconnaître cela comme son histoire et son héritage et l’approprier. Mais cette appropriation ne peut pas être une appropriation visant à oblitérer ou frapper à travers la violence implicitement référée et donc contenue par le stéréotype, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais juste être ironique. Contre la motion présentée par plusieurs critiques que Bamboozled est au mieux perçu comme un film confus, et intrinsèquement non cohérent, je dirais que sa force réside justement dans le fait que Spike Lee a insisté pour présenter cet antagonisme insoluble (…) On ne peut pas prétendre que les stéréotypes raciaux ne nous concernent pas et cultiver ainsi l’ignorance de l’histoire, on ne peut pas non plus nier aux stéréotypes le pouvoir référentiel des conséquences, en les faisant simplement l’objet de la satire. »

Elisabeth Bronfen (texte original consultable en cliquant ICI )

A propos de « ignorance de l’histoire » et au regard du poids du registre iconographique développé dans le film (posters, jouets, le show ménestrel télévisé, cinéma, mode vestimentaire, musique…), soit l’aspect qui m’a sans doute le plus captivé et en particulier les référents cinématographiques très nombreux, je pense en effet qu’on ne peut faire abstraction de cette iconographie raciste qui s’est installée et continue de se répandre. Les codes du ménestrel convoqués dans le film sont très puissants, comme s’il s’agissait d’une entité diffuse contaminant les différentes représentations, tel un mal profond d’origine. D’ailleurs Bamboozled m’a fait pensé à une séquence du film indépendant américain Ghost world, réalisé par Terry Zwigoff en 2001. L’héroïne principale a retrouvé un panneau publicitaire d’iconographie raciste situant les origines d’un restaurant et le présente dans un cours de beaux-arts. Là aussi il est question d’un racisme historiquement ancré bien que la façade soit réaménagée (littéralement pour le restaurant dont il est question dans ce film) et que ses anciennes formes soient mises sous terre. Comme pour Bamboozled, Zwigoff fait resurgir une iconographie raciste qui déstabilise et questionne également la représentation au regard d’une histoire récente du racisme. Dans l’extrait ci-dessous on assiste à la présentation de la caricature publicitaire et à la réaction de la classe :

Extrait de Ghost World (Zwigoff, 2001, USA, VO)

« De nos jours au 21ème siècle vous ne devez pas nécessairement porter un blackface pour rester dans un acte de ménestrel »

Spike Lee

La séquence finale, terrible et magistrale, convoque en quelques minutes un montage de stéréotypes (notamment issus du ménestrel) ayant été développés dans le cinéma américain. Voilà la source qu’on ne peut ignorer en quelque sorte, avec des personnages et scènes archétypes repris en amont dans le film par « le show du 21ème siècle », tels le mangeurs de pastèque, le voleurs de poulet ou encore le fainéant (« Sleep’n Eat »). Le poids de la représentation est au plus fort dans ce flot final violent où on retrouve nombre de stéréotypes évoqués dans de récents articles du blog qui ont porté sur des race movies ou compagnies de cinéma en ayant produit. En parallèle à ces images déshumanisantes des Noirs qui reflètent le racisme institutionnel américain il y a une musique composée par le musicien jazz Terence Blanchard, très empreinte de tristesse et touchant à l’âme. C’est un peu « spoiler » et cette séquence est à considérer dans son articulation avec le film mais voici donc cet extrait du film qui m’a fortement marqué :

Séquence finale de Bamboozled

https://vimeo.com/208664403

Pour finir, il est à noter que Bamboozled a sans doute eu un impact sur des réalisations audiovisuelles américaines plus récentes. Je ne l’ai pas encore vu et j’en ai eu des échos critiques nuancés mais par exemple Dear white people (2015) de Justin Simien a vraisemblablement été inspiré de Bamboozled. Une série télé en a même découlé depuis 2017. Quant à Spike Lee, en 2018 il a également rejoint la série télé en renouant avec l’héroïne de Nola Darling n’en fait qu’en sa tête (She’s gotta have it) pour donner lieu à une série du même nom dont il réalise des épisodes.

Within our gates – Oscar Micheaux (1919)

Oscar MICHEAUX – Within our gates – 1919 – USA – 78 mn – Muet

« Cela vous tiendra en haleine, plein de détails qui vous feront grincer des dents dans une indignation silencieuse »

Oscar Micheaux, propos tenu dans le Chicago defender 1920 et repris sur des affiches du film

Après rupture avec son fiancé, une enseignante africaine-américaine (Sylvia Landry/Evelyn Preer) se rend au nord des États-Unis dans le but d’amasser des fonds pour une école rurale du Sud profond qui prodigue un enseignement à des enfants noirs pauvres. Son histoire d’amour avec un médecin conduit finalement à des révélations sur le passé de sa famille. Le film dépeint la violence raciale sous la suprématie blanche, incluant une tentative viol et le lynchage.

Within our gates – FILM INTÉGRAL (Muet, 78 mn) 

C’est le hasard qui m’a amené à découvrir cette oeuvre d’un pionnier du cinéma africain-américain. Plus d’une fois j’ai bondi sur mon fauteuil tant son contenu parfois très subversif m’a surpris, surtout au regard de la date de réalisation (1919 !) et de son contexte, autant politico-social que cinématographique. Nous sommes dans l’Amérique de la Ségrégation, les lynchages et émeutes parsèment le territoire. Quatre ans auparavant le cinéaste D.W. Griffith a secoué le cinéma et l’Amérique par la réalisation de Naissance d’une nation (1915), film fleuve dont la puissance formelle véhicule un racisme extrêmement virulent tout en rapportant un gros succès au box office (un record maintenu jusqu’en 1940 et le succès de… Autant en emporte le vent !). En adoptant une vision sudiste de la Guerre de Sécession empreinte de propagande raciste, cet ignoble « chef d’oeuvre » (comme put l’être d’une certaine manière le « chef d’oeuvre » esthétique Les dieux du stade de Léni Rifestahl dans l’Allemagne nazie) justifie et valorise par exemple les lynchages entrepris par le Ku Klux Klan et contribua ainsi à une hausse des meurtres racistes et émeutes raciales. Le film suscita des protestations des communautés afro-américaines ouvertement ciblées, en plus d’être interdit dans certaines villes (Chicago, Pittsburgh, Saint-Louis,  Minneapolis, Kansas City, Cedar Rapids, New Haven et Denver).

Photo supposée prise à Boston en 1915  :

en réaction à Birth of nation, des rassemblements ont lieu dans plusieurs villes des USA, avec la participation d’organisations comme la NAACP (Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur) ou la NERL (Ligue Nationale des Droits Égaux). A Boston, des manifestants entrent dans un cinéma avec jets d’œufs sur l’écran mais la ville maintiendra le film à l’affiche tout en retirant des passages.

Une video qui propose un résumé critique du film fleuve Birth of nation (8 mn) :

Bien que Oscar Micheaux ne semble avoir jamais commenté officiellement le film de Griffith, Within our gate peut se présenter comme une réplique. C’est une hypothèse fréquemment avancée dans les travaux portant sur ce cinéaste africain-américain né de parents anciennement esclaves, et dont ce deuxième long métrage en tant que tel peut de toute façon se percevoir comme une réponse, tant il y a des parallèles (la séquence montrant un blanc sur le point de violer l’héroïne noire est un écho particulièrement frappant au mythe du « nègre violeur » déroulé à l’écran par Birth of nation). Le film de Griffith a vraisemblablement influé sur le premier cinéma africain-américain, à l’image d’une réplique filmique de 1916 intitulée The realization of a negro’s Ambition mais finalement ratée dans son exécution (ou ayant trop subi la censure avant de sortir ?). Quant à Within our gate, il a eu ni le succès ni la postériorité de Naissance d’une nation dont aujourd’hui le prestige esthétique, présenté comme précurseur ne serait-ce que dans la narration, en fait souvent un incontournable de l’histoire du cinéma. Et s’il est facilement accessible et souvent associé au terme « chef d’oeuvre » (moyennant quelques précautions sur son idéologie raciale), en revanche la version afro-américaine a bien failli disparaître ! Parce que trop révélateur et militant sur la condition noire, contradictoire avec la vision suprématiste blanche dégagée par le cinéma de masse de Griffith ou possible déclencheur de nouvelles émeutes, Within our gates fut parfois censuré à sa sortie en 1920 (totalement ou coupes de certains passages selon les villes, ainsi à Chicago ou encore la Nouvelle Orléans avec le retrait des séquences du lynchage et du viol).

C’est tout un symbole que ce vestige cinématographique issu de cette époque ait échappé de peu à l’oubli. D’ailleurs, de manière plus générale seul un quart de la production cinématographique étiquetée « race movie » (cinéma destiné au public noir de 1916 à la fin des années 40), soit une centaine sur environ 500 films, serait encore visible de nos jours.  Bien sûr il pourrait être objecté que Naissance d’une nation et les œuvres ultérieures de Griffith ne sont pas comparables, par leur impact, à ce petit objet filmique afro-américain si dépourvu en ingéniosité formelle et à la portée si dérisoire en comparaison. Produit avec un énorme budget pour l’époque, il faut dire que le carton populaire de Birth of the nation (malgré sa longueur inhabituelle de 3h !) a de quoi faire frémir tant il il a pu séduire sur les deux tableaux et avoir des conséquences concrètes sur la société. Un succès qui suggère une adhésion de masse à la vision raciste (et ce qu’elle implique de cette époque !) tout en annonçant la capacité du cinéma grand spectacle à servir de véhicule à l’idéologie par le biais des émotions qu’il suscite.

« There are some folks who try to discount the film as a whole, and D.W. Griffith’s entire body of work, because of the racist material. It’s obviously far too prolific to ignore or excuse away as a mere product of its time, but if one focuses only on the racist material, one can’t understand and appreciate this film as the cinematic milestone and great film it is. Likewise, if someone totally brushes aside any objections to the racist material, that’s another kind of extreme one-sidedness » (« Il y a des gens qui essaient d’écarter le film dans son ensemble, et tout le travail de DW Griffith, à cause du contenu raciste. Il est évidemment beaucoup trop prolifique d’ignorer ou de l’excuser comme un simple produit de son temps mais si l’on se concentre uniquement sur le matériel raciste, on ne peut pas comprendre et apprécier ce film comme un jalon cinématographique et un grand film. De même, si quelqu’un écarte totalement toute objection au matériel raciste, c’est une autre forme d’unilatéralisme extrême »)

Blog Carrieannebrownian (site avec plusieurs articles autour de Birth of nation)

A l’image de la citation ci-dessus, sur la toile j’ai parcouru de nombreux articles témoignant de l’ambivalence de la réception que suscite de nos jours Birth of nation (« grand film » dégueulasse) et sur la mémoire qu’il conserve de l’histoire de l’Amérique pour le spectateur du présent, tel un document socio-politique à étudier pour ce qu’il révèle de l’histoire des USA. A ce sujet je renvoie par exemple à un article intéressant à lire ICI de Godfrey Chesfire, critique et universitaire américain, auteur du documentaire Moving Midway  (un retour sur une plantation sudiste à partir de l’histoire de sa famille propriétaire et d’une rencontre avec un historien afro-américain descendant d’esclaves qui y ont été exploités) : ayant projeté le film de Griffith dans sa salle de cours et constatant son pouvoir de fascination encore efficace 100 ans plus tard, Chesfire y relate le débat avec ses étudiants puis nous ramène au cinéma spectaculaire d’aujourd’hui avec des blockbusters efficaces qui dans le même mouvement alimentent des visions racistes légitimant les guerres américaines.

Première superproduction de l’histoire du cinéma, faire une apologie de Birth of nation au motif de son inventivité formelle est un point de vue contestable. Je renvoie au texte traduit ICI qui s’appuie sur les travaux de Cédric Robinson et traite de la complicité de l’oeuvre avec son système politique : « Un nouvel ordre social américain a été naturalisé par l’intervention du cinéma », soit un cinéma difficilement concevable comme une « oeuvre d’art » par les victimes et les opposants à ce système. C’est aussi restrictif quant à ce qui fait l’importance du cinéma, ce qui doit faire mémoire et ce qui fait un chef d’oeuvre (ou pas). Un argument qualitatif qui se révèle être un outil de sélection efficace pour reléguer dans l’oubli un certain cinéma engagé, par exemple à contre courant de l’idéologie dominante. Cela me fait penser à un court métrage flamboyant de René Vautier que je glisse ci-dessous. Soit un cinéaste dont les films ont souvent été méprisés et perçus comme du petit cinéma si vulgairement militant et pauvre comparativement par exemple à la richesse esthétique de la Nouvelle Vague qui lui était contemporaine, cette production française globalement si silencieuse et aveugle (censure et autocensure) quant à la France (néo)coloniale et les résistances qui lui étaient (sont) opposées.

René Vautier, Le remords (1973, scénario de 1956) :

De la lâcheté au cinéma : une certaine vision de l’art et de l’engagement. NB : René Vautier joua le rôle à l’écran car il ne trouva personne du cinéma français pour cette interprétation. 

Une reconnaissance relativement tardive de l’oeuvre globale de René Vautier, censurée de son temps,  a contribué à ce qu’elle soit en partie conservée et encore visible de nos jours, permettant notamment de faire mémoire du colonialisme français (Afrique 50) et de la lutte d’indépendance algérienne (Le peuple en marche etc). Sans ça, la contribution du cinéma français à ce pan d’histoire encore tabou en France aurait été assez minime et la quasi invisibilité aurait eu le dernier mot. Songeons par exemple à la lutte d’indépendance camerounaise qui fut confrontée à la répression coloniale française mais manque clairement d’images pour contribuer au travail de mémoire (je renvoie au film de Valérie Osouf Cameroun, autopsie d’une indépendance relayé ICI sur le blog).

Il en va de même pour l’Amérique de Birth of Nation (tourné avec des blancs se déguisant en noir, soit ce « blackface » qui a fait un grand retour ces dernières semaines) : on aurait pu perdre un pan de mémoire important avec la disparition du plus modeste Within our gate, produit et tourné par un cinéaste noir, avec des acteurs/actrices noirs et dont l’une des forces est de révéler la population afro-américaine en contradiction avec les stéréotypes racistes dominant alors les représentations iconographiques. Autre séisme iconographique pour l’époque, le film adopte pour personnage principal une femme indépendante non réduite à soutenir le mâle actif et qui au contraire s’emploie pour une cause (ce qu’on voit parfois au début des années 30 dans le cinéma « pré-code » hollywoodien). Certes ce n’est pas un chef d’oeuvre artistique dans le sens esthétique du terme tant le film se décline le plus souvent comme du théâtre filmé. Mais Within our gate se présente comme un grand film en montrant l’invisible de la communauté afro-américaine (au cinéma, dans la presse etc), en fissurant le mythe de la suprématie blanche (« normalité » établie dans ce début 20ème siècle) ou encore en démontrant certains des mécanismes de servitude et d’oppression (tel un formidable passage qui dénonce les médias dont la diabolisation permet d’attribuer un meurtre à un noir et conduit ainsi à la justification du lynchage et de la pendaison parmi un public blanc… agissant en conséquence !). Bien que ne disposant pas des lettres de noblesse du prestige formel de Birth of nation, ce film devrait être projeté dans les écoles et cours de cinéma par l’affirmation d’un tel point de vue offrant une iconographie dissonante, inhabituelle même dans le cinéma des décennies qui suivront. Oscar Micheaux lui-même a désigné ce film comme « un peu radical » alors que le reste de son oeuvre se présenterait comme moins subversive et reflétant davantage la classe moyenne noire que les populations les plus défavorisées (je me garde cependant d’un jugement hâtif, n’ayant pas vu les films suivants et méconnaissant beaucoup trop l’histoire afro-américaine).

Or elle a bien failli disparaître cette oeuvre alors destinée majoritairement au public noir (mais davantage visible par le public blanc dans les Etats du nord). Heureusement dans les années 70 une copie a finalement été trouvée en Espagne, remontant sans doute aux années 20 et alors projetée avec des intertitres espagnols. Les intertitres actuels en anglais ne sont pas l’apport immédiat du cinéaste et ils sont le fruit d’une reconstitution plus ou moins proche du film original. Le film a également connu plusieurs versions puisqu’il y a eu des coupes de censure selon les lieux de diffusion aux USA. Bref l’historique de cette oeuvre retrouvée introduit le film dans la version YT que j’ai posté en début de note (version de meilleure qualité que celle publiée sur la chaîne YT « The Riverbends channel«  qui a l’avantage de partager des films parlants de Micheaux)

Une affiche du film :

Comme écrit plus haut, le hasard m’a amené à découvrir Within our gates durant un cycle de visionnage consacré au « Pré-code » hollywoodien, soit des films réalisés au début des années 30 avant l’application stricte du code Hays (censure réduisant davantage ce qui pouvait être montré à l’image, empreinte notamment d’un fort puritanisme). Bien que ce cycle occasionne des « projections » nocturnes plutôt sympathiques (sans être radicale et demeurant dans le système, la « Warner’s touch » et sa tendance sociale peut par exemple susciter de bonnes surprises ou du moins intriguer sur l’époque), je m’agace régulièrement des stéréotypes racistes ou de l’invisibilité des populations afro-américaines (et autres minorités) de ces productions parfois presque subversives. Or c’est en cherchant d’éventuelles réalisations africaines-américaines de cette période que je suis tombé sur Within our gates et découvert l’existence de la branche « race movie ». Les films de ce sous-genre se caractérisant par un casting afro-américain étaient destinés majoritairement à un public noir. Il faut se remettre dans le contexte : des salles de cinéma des Etats du sud étaient réservées au public noir (barrière de la Ségrégation) tandis qu’au niveau du nord les projections de ces « races movies » se faisaient majoritairement dans les cinémas des quartiers noirs. Au niveau des grands cinémas du nord accueillant les deux publics, il y avait souvent eu une séparation entre blancs et noirs ou les horaires étaient réglementés.  Je ne connaissais pas cette étiquette « Race movies » mais je pense donc que ce critère du casting et du public est ce qui le définit dans la terminologie la plus usitée. Parfois également désigné par « cinéma indépendant africain-américain », j’emploie les guillemets pour désigner ce pan de cinéma grosso-modo daté de 1914 à la fin des années 40. A noter que ces « race movies » étaient principalement produits dans les Etats du nord, pour des publics souvent issus du sud rural et pauvres. Le contenu des films produits par des blancs abordaient souvent des thèmes proches des classes moyennes.

« Tout du long de l’ère du cinéma muet, Micheaux créé des représentations cinématographiques de masculinité afro-américaine qui contrastait fortement avec les représentations d’Hollywood. Les grandes compagnies cinématographiques dépeignaient en grande partie les hommes noirs comme des objets humoristiques – des caricatures idiots, lents d’esprit, paresseux et qui ne menaçaient pas le grand public. La plupart des compagnies appartenant à des noirs de l’ère post-Première Guerre mondiale – dont la Frederick Douglas Film Corporation, la Unique Film Company et la Rosebud Film Corporation – présentent les hommes afro-américains comme des incarnations du bien et du mal, soit comme des modèles de vertu ou des ogres ignobles. Tandis que ces compagnies essayaient d’illustrer les caractéristiques souhaitables de la masculinité noire, elles l’ont fait d’une manière irréaliste qui ne tenait pas compte des frustrations économiques, politiques et sociales auxquelles les hommes afro-américains faisaient face quotidiennement. Ainsi, les figures saintes se sont avérées être des modèles impossibles pour les Afro-Américains urbains ou ruraux. »

Gerald R Butters, From Homestead to Lynch Mob: Portrayals of Black Masculinity in Oscar Micheaux’s Within Our Gates.

Je renvoie à la lecture de l’excellent dossier-article intégral ICI qui se réfère à des travaux de la chercheuse Jane Gaines et sur lequel s’appuie la présente note du blog. 

Si Oscar Micheaux (1884-1951) a été précédé de peu dans la réalisation afro-américaine par d’autres compagnies indépendantes telle que la Lincoln Motion Picture Company (5 films de 1916 à 1921), il est le premier cinéaste afro-américain important. Egalement écrivain et auteur d’une quarantaine de films (plusieurs disparus), c’est en 1919 qu’il créé la Micheaux Film and Book Compagny. Comme le précise la citation ci-dessus, Micheaux est précurseur d’un cinéma afro-américain prenant en charge la représentation des noirs sans céder à l’idéologie raciale dominante. Il n’est pas le seul cinéaste afro-américain en 1919 et par exemple la séquence finale de Within our gates où il est question de la participation des noirs à l’armée américaine (Mexique, Cuba, 14-18…) n’est pas un cas isolé. Un film afro-américain qui lui est contemporain se réfère également aux soldats noirs de l’armée américaine. Produit en 1917 par la Lincoln Company, A trooper of troop K portait sur l’héroïsme et le massacre de soldats afro-américains dans la bataille de Carrizal déroulée en 1916 au Mexique (armée américaine supposément opposée aux troupes révolutionnaires de Villa mais qui s’avérèrent être finalement l’armée mexicaine fédérale… ). La contribution des noirs à l’armée américaine a constitué un motif d’inclusion à connotation patriotique dans ce premier cinéma africain-américain. La fibre patriotique concluant Within our gates a fait l’objet de plusieurs hypothèses énumérées à la fin de l’article de Gerald Butters cité juste-au dessus. On y lit notamment qu’en 1919 des vétérans noirs avaient été lynchés, certains avec leurs tenues militaires. En tout cas, après le carnage des tranchées européennes, les revendications d’égalité s’expriment avec plus de combativité pour les soldats qui en sont revenus. C’est notamment le cas à Chicago – ville de tournage de Within our gates – où les vétérans noirs exigent des logements décents et l’égalité devant la loi. Ce combat accru contre la discrimination est souvent présenté comme un des facteurs à la racine des émeutes de 1919, souvent générées par des groupes blancs. Le traitement raciste et l’inégalité que continuent de vivre les afro-américains dans la foulée de la participation aux sacrifices armés peut faire écho à l’amertume qui apparaît dans certains films pré-code de la dépression, cette fois-ci pour les anciens soldats blancs brisés économiquement voire réprimés dans leurs contestations. Je pense notamment à Heroes for sale de Wellman ou Je suis un évadé de Chain Gang de Mervyn Leroy (réalisés au tout début des années 30).

Affiche de The trooper of troop K (Harry Grant, 1917)

la contribution afro-américaine à l’armée américaine (ce « race movie » obtint un certain succès et fut même projeté devant une audience mixte dans un cinéma de Nouvelle-Orléans) :

La production de « race movies » (c’est à dire à casting noir pour un public majoritairement afro-américain) fut également entreprise par d’autres sociétés indépendantes d’Hollywood et dont la direction et la réalisation était le fait de blancs. Ainsi par exemple la Colored Players Film Corporation qui a produit quatre films dans les années 20 dont The scar of shame (1929) au casting intégralement afro-américain.

The scar of shame (1927, muet) :

film indépendant de Frank Peregini et David Starkman, avec un casting noir. La multiplicité des thèmes abordés dans ce film en fait un des plus cités des « race movies »

Dans ces productions les afro-américains restent donc majoritairement devant la caméra mais pas toujours. Signalons par exemple la Christie Film Company (gérée par des blancs) qui au tout début des années 30 produit de petits films avec la contribution de l’acteur Spencer Williams comme technicien du son et dialoguiste, mais où globalement les stéréotypes demeurent. Grand acteur de « race movies » occasionnellement présent dans les productions hollywoodiennes, Spencer Williams passa à une réalisation remarquée dans les années 40.

The Melancoly dame (1929), un « race movie » de la Christie Film :

Parfois considéré comme le premier « race movie » parlant, ce film réalisé par un suédois (Arvid E. Gillstrom) est composé d’un casting afro-américain. Nous y retrouvons Evelyn Preer de Within our gates, première actrice afro-américaine star du cinéma. Le film entretient les stéréotypes (notamment de style « coon », registre abêtissant exigé par les producteurs et réalisateurs blancs) mais a le mérite de conserver une trace de cette actrice fétiche de Micheaux (muet) qui d’ailleurs a rapidement rompu son contrat avec la Christie.  Elle joue ici avec Edward Thompson, également son mari dans la vraie vie et au registre malheureusement tout autant réducteur dans cette comédie.  

« Edward Thompson et Evelyn Preer étaient mari et femme dans la vie réelle. Ils étaient intelligents, éloquents,  pouvaient faire Broadway, Shakespeare et tout ce qui leur était demandé dans la comédie et le drame. Preer a également chanté et tourné avec certains des meilleurs musiciens du moment. Ils ont tous les deux joué une grande variété de rôles sur scène. Et Hollywood les placa dans les rôles les plus stéréotypés et les plus limités possibles. Preer et Thompson se sont vite lassés du dialecte, des comédies de style coon de Christie, ils ont produit et exigé de meilleurs rôles plus réalistes. Ils ne s’opposaient pas à la comédie, ils aimaient beaucoup jouer de la comédie et aimaient travailler ensemble ! Ils voulaient simplement que les noirs soient représentés comme ils parlaient et se comportaient réellement. Ils voulaient que l’humour soit élargi et que les personnages ne soient pas seulement des enfants, illettrés, paresseux, etc. Leurs meilleurs scripts ne sont jamais apparus et leurs souhaits ont été ignorés. Ils sont rapidement retournés à la scène où ils avaient un plus grand contrôle sur leur image et leurs rôles. Les films sont agréables grâce à d’excellentes performances des acteurs mais les scripts stéréotypés doivent être pris avec un grain de sel ! Evelyn Preer devait mourir de la pneumonie à l’âge de 36 ans. Elle n’a jamais obtenu de reconnaissance  de l’actrice exceptionnelle qu’elle était en dehors de la communauté noire. »

Commentaire d’un internaute sur YT pointant du doigt les limites du « race movies »

Bien que leurs talents aient été étouffés dans cette espèce de ghetto cinématographique, les « race movies » ont permis à une multitude d’acteurs et actrices afro-américains d’exercer leur métier sans se limiter à un registre secondaire. Alors dans l’ombre des grands studios dont la production donnait les rôles principaux à des acteurs blancs et se destinait à un plus large public, les acteurs de « race movies » étaient parfois employés dans des films hollywoodiens. Mais ils y étaient généralement cantonnés à de petits rôles de soutien, incarnant des personnages subalternes (domestiques etc) et dans des registres iconographiques reprenant les clichés racistes. Les africains-américains ne sont donc que des éléments secondaires et schématiques du récit filmique hollywoodien, comme d’autres minorités. Prenons par exemple Frico Jenny (1932) du réalisateur Wellman dont les films sont plutôt intéressants en ce début des années 30; bien qu’encore une fois au service constant de l’héroïne blanche, s’y détache un personnage féminin chinois plus important et entreprenant que de coutume (une initiative permet par exemple de sauver l’enfant de l’héroïne). Or ce personnage chinois plus en vue est en fait interprété par une actrice américaine maquillée lourdement et habillée d’une robe chinoise traditionnelle bien marquée tandis que les chinois mineurs du film (de la figuration ou presque) sont incarnés par des sino-américains. C’est pourquoi en présentant un casting intégralement noir le film hollywoodien Hallelujah de King Vidor, sorti en 1929, se présente comme une exception tandis que l’actrice Nina Mae McKinney dans le rôle principal obtint un succès conséquent (gros texte sur ce film et son contexte à lire ICI). Mais le monde hollywoodien n’offrait pas de perspectives artistiques et économiques aux talents afro-américains et malgré un contrat de 5 ans Nina Mae McKinney connut de grandes difficultés à avoir un rôle principal pour d’autres films grand public. Pourtant un film hollywoodien comme Safe in hell (1931), produit par la Warner Bros et réalisé par Wellman, confirma encore son talent avec un enthousiasme critique pour sa performance lors de la sortie du film (contribuant avec l’actrice principale à sauver le film d’un accueil complètement défavorable à l’époque). Certes McKinney y incarnait un personnage secondaire dans une fonction connotant la sempiternelle servitude, mais son registre échappait de manière inhabituelle aux stéréotypes, parlant normalement (dans un accent de la Nouvelle Orléans) et agissant de manière relativement autonome. Néanmoins Safe in hell n’était pas totalement exempt d’imagerie raciste et les limites demeuraient. McKinney renoua donc fortement avec le ghetto du « race movie » au cours des années 30. Entre temps l’ironie du sort veut que l’actrice décrocha un nouveau rôle principal dans un film mainstream, cette fois-ci britannique, où le casting noir fut finalement instrumentalisé en faveur d’un message colonialiste. Il s’agit de Sanders of river (1935) de Zoltan Korda, tourné au Nigéria. Le chanteur afro-américain Paul Robeson, un activiste des droits civiques, a témoigné contre ce film et avait tenté de racheter toutes les copies existantes, écœuré d’avoir accepté d’interpréter un leader nigérian finalement transformé en laquais de l’occupant colonial : « La machination impérialiste avait été placée dans l’intrigue pendant les cinq jours derniers jours de tournage … J’étais coincé dans le film parce que je voulais dépeindre la culture du peuple africain et j’ai commis un faux pas qui m’a convaincu que j’avais échoué pour peser les problèmes de 150 000 000 natifs africains … Je déteste le film. » Ce film représente un cas flagrant d’instrumentalisation des interprètes noirs, mais cela exista aussi dans de nombreux films hollywoodiens. Quant aux « race movies » (ères du muet et du parlant confondues), en plus de disposer de peu de moyens, il semblerait donc que les clichés et l’idéologie raciale n’étaient pas vraiment remis en question à part les films d’Oscar Micheaux et j’imagine quelques autres réalisateurs indépendants afro-américains. Mais cette note du blog serait bien trop fastidieuse s’il s’agissait ici de revenir plus précisément sur l’ensemble du corpus « race movies »/cinéma afro-américain indépendant que je découvre à peine. A suivre…

Dans ces contextes cinématographique et social américains, Within our gates apparaît en tout cas comme un uppercut. Il y aurait beaucoup d’aspects à relever, notamment les éléments socio-historiques qui parcourent le film (la Ségrégation des Etats du Sud etc). Ici je me contente de revenir sur deux passages du film qui m’ont marqué.

Extrait de Within our gates :

Le vieux Ned, ou la révélation tragique d’un mécanisme de domination et le hors cadre révélé de l’iconographie raciste 

C’est une terrible séquence à plusieurs niveaux, celle qui m’a le plus saisi. Par exemple elle illustre avec férocité combien le pouvoir blanc garde un ton humaniste avec les noirs (leur souhaitant le « plus grand bien« ) tant que ces derniers restent assujettis dans des attitudes n’ayant aucun impact politique. Car dès lors que l’afro-américain suscite un changement structurel (alors que dans l’extrait il est question du droit de vote, pensons aux luttes pour les droits civiques), le ton change et on ne rit plus. La portée de cette séquence est intemporelle et aurait bien des résonances avec notre présent. Les applaudissements des deux personnages blancs devant le discours du Vieux Ned, si inconséquent sur leurs privilèges, révèlent combien cette attitude inoffensive est une complicité des acquis du racisme institutionnel. On peut imaginer Micheaux cibler des attitudes et des individus de son temps. Cet extrait est également une perle par le chamboulement de toute une iconographie. Car pendant les ricanements des deux blancs et le pied au cul balancé au Vieux Ned, certes il y a une satire féroce de la complicité d’afro-américains avec le système de domination, mais on pourrait aussi y voir la reproduction d’un stéréotype raciste alors en vogue. A savoir l’image du noir idiot, soumis et heureux, tourné en ridicule par les blancs. Et c’est là que le tour de force intervient : une fois libéré du regard des blancs, le Vieux Ned révèle sa souffrance et ce qu’il pense. De l’icone bêtement souriante et soumise, il exprime soudainement une tristesse tragique : c’est le visage de la lucidité. Avec ce plan, d’un coup le film massacre toute une iconographie en donnant à voir ce qui est invisible dans la vision de l’époque et notamment celle de Birth of Nation (telles ces scènes de plantation où les noirs sont heureux avec leurs maîtres blancs). Car c’est aussi un contrepoint à la tradition du « Tom » (du roman de La Case de l’oncle Tom) que reprend Birth of nation, soit ce domestique noir récurrent, soumis et heureux. Micheaux ici montre ce qui se situe hors champ (ou plutôt hors cadre) du cinéma dominant tout en interpellant l’afro-américain sur l’enlisement qu’apporte la complicité avec les dominants et le maintien de leurs privilèges (la séquence a une résonance autant individuelle que collective). En passant ainsi à la révélation tragique habituellement absente des représentations d’afro-américains, Micheaux n’a pas donné lieu à un sourire gratuit dans la satire qui précède. L’articulation révèle d’autant plus fortement la souffrance, la conscience et le refus en germe du dernier plan. Le texte de Gerald Butters référencé plus haut renvoie d’ailleurs à un Negro song très populaire parmi de nombreuses générations d’Africains-américains et dont les paroles font formidablement écho à cette scène du film :

« Got one mind for white folks to see, ‘Nother for what I know is me; He don’t know, he don’t know my mind. When he see me laughing, laughing just to keep from crying »

(« Je garde une pensée à montrer aux blancs, mais j’en ai une autre pour ce que je reconnais comme étant moi-même. Lui ne connaît pas, non, il ne connaît pas ma pensée lorsqu’il me voit rire, rire pour m’empêcher de pleurer »).

Negro song recuilli par Lawrence Gellert (Me and my captain, 1936)

La censure a pu avoir cours dans le Negro song, chants par exemple entonnés durant l’esclavage ou dans les prisons « chain gang » (prisons particulièrement tenaces dans les Etats du sud où les prisonniers étaient enchaînés et voués aux travaux forcés). D’ailleurs les quelques représentations filmiques de chain gang et d’esclavage contenant parfois des Negro song en retiennent surtout cette apparence inoffensive, quasi naïve. J’invite à lire l’extrait ICI du livre African american folksong and american cultural politics : the Lawrence Gellert stories de Bruce Confort.

Une affiche annonçant la projection de Within our gates avec un résumé du lynchage où on peut lire « il savait qu’il n’y aurait pas de procès – seulement la corde, la torche, les flammes de l’Enfer et la mort !« 

La séquence du lynchage est également un moment important du film. Les lynchages de noirs sont monnaie courante dans l’Amérique contemporaine au film mais Micheaux est le seul réalisateur africain-américain ou anglo-américain, avant longtemps, à traiter directement de cette barbarie si on excepte le malheureux précédent de Griffith dont l’iconographie fait des assassins du Ku Klux Klan des héros de la civilisation blanche. Par exemple le lynchage sera abordé plus tardivement en 1943 dans Ox-bow incident de Wellman, film très intéressant qui s’attaque avec une sobre efficacité (flop commercial à sa sortie) à la peine de mort et comportant des allusions au lynchage racial (bien que nous sommes à Hollywood et que ce cinéaste ne soit pas non plus radical). Fait très marquant par rapport à Within our gates, l’acteur afro-américain Leigh Whipper y interprète un personnage secondaire qui fait partie de ceux refusant la pendaison des trois meurtriers supposés, affirmant que le mécanisme du lynchage il connaît. Là le spectateur songe évidemment au lynchage des noirs, mais ce lien socio-historique est aussi quasi cinématographique puisque Leigh Whipper fut également incorporé au casting de Within our gates (son tout premier film, certes dans un rôle mineur que je n’ai même pas pu identifier) ! Passerelle volontaire ou pas de Wellman, il y a un lien qui se tisse. A noter d’ailleurs que la mise en scène de Ox-Bow incident évite aussi de montrer directement les corps pendus : est-ce un parti-pris découlant de la censure ? De son côté Micheaux avait voulu amplifier la terreur de l’acte en montant à l’envers une succession de photogrammes, choix qui n’apparaît plus dans la version actuellement en circulation (photogrammes remis à l’endroit). Cette découverte n’est intervenue que très récemment, dans le cadre d’une nouvelle restauration de Within our gates.

Leigh Whipper (Sparks) dans Ox-Bow incident, 1943 : 

« J’ai vu lynché mon frère quand je n’étais encore qu’un enfant. J’en fais encore des cauchemars« 

L’empreinte du lynchage à la fois sur le personnage (Ox-Box incident), l’acteur (Within our gates) et l’afro-américain né en 1876 en Caroline du sud (vie réelle) ? 

Par le choix de montrer la barbarie du suprématisme blanc Within our gates est une fois de plus courageusement précurseur dans un contexte hostile. Mais ce qui m’a frappé dans la séquence du lynchage c’est aussi le traitement de la presse. Le film instaure un flash-back qui rejoue la scène du meurtre du riche possédant blanc, sauf que cette fois-ci c’est à travers le discours propagé par la presse. On y retrouve la diabolisation du noir (l’alcoolique, le meurtrier etc), ce qui le rend monstrueux et évidemment coupable du meurtre. On peut même y voir encore un écho à Birth of nation : ce n’est pas que la presse qui applique cette diabolisation provoquant (ou entretenant) le lynchage qui s’ensuit. Le cinéma de Griffith l’a fait aussi, il a diabolisé les personnes afro-américaines et justifié les lynchages à venir, ceux qui ont lieu au moment même où Micheaux tourne ce film, y compris dans le nord (cf le premier intertitre qui ouvre le film : les lynchages n’existent pas que dans les Etats du sud; par ailleurs en 1919 il y a une série d’émeutes raciales surnommée « red summer » incluant des morts, la plus sévère étant à Chicago et partant le plus souvent d’attaques de groupes blancs) ! Le lynchage des parents adoptifs de Sylvia apparaît comme une conséquence de cet environnement médiatique dans l’air du temps, les mythes de la suprématie blanche qui  propagent le racisme. Par cette dénonciation, la mise en scène de Within our gates constitue un acte de résistance cinématographique.

Image tirée de Within our gates :

Un blanc violant l’héroïne noire sous le portrait de Lincoln, figure de l’abolition de l’esclavage

« Les hommes noirs n’ont qu’une idée en tête : violer les femmes blanches. Voilà le message de Naissance d’une nation »

John Hope Franklin, historien (propos tenu dans le documentaire Moving Midway)

Après le lynchage, voilà une autre riposte de Within our gates à la vision raciste de son époque et de Birth of nation. Ce n’est pas le noir qui viole mais le blanc, renversant ainsi le « primitivisme » du film de Griffith ici incarné par le blanc sudiste. Le crime a lieu sous le portrait de Lincoln accroché dans la maison des parents, issus d’esclaves. La barbarie du sud assombrit le tableau de l’abolitionnisme et résonne comme un symbole : l’esclavage est aboli mais le racisme se pérennise, la liberté et l’égalité des noirs ne sont pas acquis.

Certes le film est moins manichéen que le blockbuster de Griffith (des personnages noirs compromis, des alliés blancs etc) mais il est dommage qu’il refroidisse les esprits quand il en vient au patriotisme. Ça m’a fait penser à ce que je ressens parfois dans les rebondissements scénaristiques de quelques films pré-code hollywoodien qui jusque là m’avaient emballé. Cela s’expliquait par la mainmise des grands studios, exigeant une morale ou des illusions sauves. Pour ce qui est de ce film indépendant d’Oscar Micheaux c’est assez mystérieux. Comme écrit plus haut, des pistes sont avancées dans la fin d’article ICI, prenant en compte le contexte et notamment le poids de la censure. Le film aurait eu plusieurs versions en fonction des publics à qui il était projeté. Comme j’ai lu sur un blog commentant les travaux de Jane Gaines (il faudrait choper ses publications intégrales…), on peut supposer par exemple que cette fin « soyons tous américains » découle d’une version projetée à un public blanc/mixte.

Toujours est-il qu’avec ce film Micheaux affirme un point de vue qui a du susciter la désapprobation de la suprématie blanche plutôt que ses applaudissements. Quelle réception ce film a pu avoir auprès du public afro-américain de l’époque, c’est un mystère. Or le public visé par ce film est quelque chose à prendre en compte. D’après ce que j’ai lu ici et là, au niveau des Etats du nord il y avait toute une population rurale ayant migré récemment du sud , certains « race movies » ayant même engendré un tableau moqueur de ces nouveaux citadins (un film de 1914 est évoqué, réalisé par un non afro-américain). Cela rappelle l’évidence d’un public noir lui-même hétérogène. Reste à découvrir le reste de la filmographie du cinéaste dont des opus sont visibles sur la toile. Voilà qui pourrait provoquer de nouvelles surprises et permettre de creuser des aspects de Within our gates, par ailleurs commentés parmi les nombreux textes anglophones accessibles sur la toile qui se rapportent à son oeuvre et aux « race movies » en général. En ce qui me concerne, une lecture boulimique de certains de ces articles dans la foulée de la découverte du film sera aussi à « digérer », m’évitant le reproduire une présentation aussi brouillonne. Car ce premier cinéma africain-américain m’incite particulièrement à creuser les visionnages, notamment et surtout les contextes cinématographique et social.