La graine et le mulet – Abdellatif Kéchiche (2007)

« JE RÉALISE POUR HUMANISER LES EXCLUS » Kéchiche

Après avoir évoqué La faute à Voltaire récemment sur le blog, voici le troisième long métrage de Kéchiche, que j’ai eu l’occasion de voir au cinéma. Le moins que l’on puisse dire est que ce film est marquant, et sans doute, pour ma part, le meilleur du cinéaste.

 

L’exégèse critique dénote également des points de vue fort intéressants, et coupant un peu avec les applaudissements généraux de la presse critique française.

Le site internet Zéro de conduite fait part ainsi d’une critique pertinente et soulevant débat, sans oublier une analyse filmique conséquente : celle de Stella Magliani, intitulée « Les cinéphiles et le garçons arabes », notamment publiée alors sur le site des Indigènes de la République. Au-delà même du film, la critique de Magliani s’adresse à la réception du film et postule une explication/hypothèse, en partie, du pourquoi de son succès et comment il est reçu. Énorme ! 

 

1) Sur le site Zéro de conduite :

Les films heureux ont des histoires : il est rare qu’untriomphe public et critique ne suscite à terme quelques voix discordantes. Ce fut le cas avec Le Cauchemar de Darwin d’Hubert Sauper, objet d’une polémique qui s’est envenimée sur le terrain juridique (le feuilleton vient de trouver un épilogue avec la condamnation en appel du journaliste François Garçon pour diffamation).
C’est également le cas avec La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche. Peu avant que le triomphe aux Césars ne vienne couronner (et relancer) une sa brillante carrière (Prix Louis Delluc et à Venise, quasi unanimité de la critique, plus de 400 000 spectateurs dans les salles) un article paraissait sur le site des Indigènes de la République rompant l’unanimisme autour du film, en l’accusant de reprendre (à son insu) des stéréotypes racistes : « Les cinéphiles et le garçon arabe ».
Cet article corrosif émane d’un site radical (notamment dans le combat) et volontiers polémique. Mais si la thèse est discutable, comme on va le voir, elle est argumentée et exprimée avec finesse, et elle ne manque pas de poser des questions intéressantes. 
Stella Magliani commence par dire son admiration et sa tendresse pour le film, émotions « qu’elle ethnicise presque » en tant que jeune femme issue de l’immigration maghrébine : « [un film] qui ne fait pas jouer aux « Arabes » le second rôle mais bien les rôles principaux, qui ne dessine pas la trajectoire dramatique de quelques « galériens » ou d’un(e) « déraciné(e) » en quête d’identité, mais qui se tisse autour d’une famille dans sa quotidienneté, dans ses lieux communs et dans son incommunicable, qui prend le temps de se dire (le film dure 2h30), et une langue pour se dire.« 
Elle livre de belles analyses sur la façon dont le film réhabilite la »vieillesse illégitime » des immigrés (« Kechiche donne à voir de l’immigré maghrébin une puissance, souvent niée, sur son destin : Slimane défie l’assignation symbolique qui lui a été faite et exerce sa singularité en menant, coûte que coûte, ce projet de restauration d’un bateau (aussi usé que lui) et l’union des siens… « ), mais également sur le passage de la danse du ventre, cliché orientalisant retourné contre ses « commanditaires : « Et justement, la vraie, la juste arabité incarnée dans cette danse du ventre c’est de savoir ruser avec les attentes des blancs, de se réapproprier, de resignifier et d’instrumentaliser le stéréotype qui nous écrase : il s’agit de devenir acteur de l’archétype qui nous échoit dans une stratégie personnelle de résistance.« 

La critique porte sur la fin du film, et la chute tragique de Slimane, trahi par la négligence d‘un fils volage (pour éviter une confrontation avec sa maîtresse, il fuit le restaurant, emportant avec lui la précieuse graine qui devait nourrir les invités) et achevé par la cruauté des trois adolescents qui lui volent sa mobylette et le font tourner en bourrique.
Dans ce traitement de ces personnages de jeunes arabes, qui contraste très fortement avec la peinture ultra-positivée et diversifiée des personnages féminins (mais également des chibanis, les vieux immigrés), l’auteure voit la reprise de stéréotypes dans l’air du temps : « Le fils coureur ou les garçons voleurs ne sont qu’une parodie du jeune homme d’origine maghrébine, une transcription naïve de la figure du garçon arabe, exaltée par la propagande culturelle en œuvre actuellement.« 
On renverra au long article de Stella Magliani pour le détail de l’analyse filmique. Que penser de sa thèse ? On a tout d’abord envie de se récrier devant ce procès d’intention très politiquement correct, et de revendiquer la liberté du créateur : n’aurait-on donc plus le droit de peindre un personnage de garçon arabe sous des traits négatifs, sous prétexte que dans la France d’aujourd’hui ils ont (pour faire vite) mauvaise presse ? se poserait-on seulement la question du stéréotype et du racisme si les personnages de La Graine et le mulet étaient blancs, y compris le fils coureur et les garçons voleurs ?

Mais ce que l’auteure interroge, ce ne sont pas tant les choix d’Abdellatif Kechiche que leur coïncidence avec les goûts de la critique (qui l’a encensé), des professionnels du cinéma (qui lui ont remis un César) et du public. Convoquant une œuvre comme La Case de l’Oncle Tom de Harriet Beecher Stowe (grand succès de la littérature abolitionniste tissé de clichés sur les esclaves), elle fait du succès de La Graine et le mulet un argument à charge : si ce film a marché, c’est (pas seulement mais) aussi qu’il s’est inscrit dans un horizon d’attentequi sur-valorise les filles et femmes maghrébines (mais pas toutes, ajoute Stella Magliani : les filles voilées n’ont pas voix au chapitre), au détriment de leurs homologues mâles.
Au-delà du caractère polémique du propos (certains paragraphes sont explicitement dirigées contre le féminisme « universaliste » ou « républicain » d’associations comme Ni putes ni soumises, bête noire des « Indigènes »), on ne pourra nier que le point de vue enrichit notre réception d’une œuvre qui fait déjà date dans l’histoire du cinéma français.

 

2) Le (long) texte de Stella Magliani :

Comme plus de 400 000 spectateurs, je suis allée voir La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kéchiche et comme un certain nombre de spectateurs d’origine maghrébine j’ai été, pendant une bonne partie de la séance, très émue. Cette émotion, que j’ethnicise presque, n’est pas sans raison. La Graine et le Mulet n’est certainement pas le premier film traitant d’une famille issue de l’immigration maghrébine, mais ma mémoire de spectatrice recèle tant et tant de films faits par des blancs, avec des blancs, sur des blancs, pour des blancs, qu’ils encombrent sûrement et suffisamment mes souvenirs pour m’empêcher de trouver des équivalents au tableau de Kéchiche.

Et puis, il y a la manière : une manière toute particulière qui ne fait pas jouer aux « arabes » le second rôle mais bien les rôles principaux, qui ne dessine pas la trajectoire dramatique de quelques « galériens » ou d’un(e) « déraciné(e) » en quête d’identité, mais qui se tisse autour d’une famille dans sa quotidienneté, dans ses lieux communs et dans son incommunicable, qui prend le temps de se dire (le film dure 2h30), et une langue pour se dire.

On a très vite, en avançant dans le film, l’impression qu’il va nous donner un autre visage, au sens propre comme au sens figuré — ne serait ce que parce qu’il ne compte pas dans soncasting un des acteurs du film « Indigènes ».

C’est un film qui nous ressemble, qui parle comme nous, qui mange comme nous, qui aime comme nous. Pour un peu, on croirait presque appartenir à un universel, et pour tout vous dire, nous y sommes si peu habitués que l’émotion n’en est que plus forte.

La Graine et le Mulet raconte l’histoire de Slimane, ouvrier sur un chantier naval de Sète, trop vieux aux yeux de ses supérieurs pour encore fournir un travail rentable. Il se voitremercié par son patron après 35 années au service de l’entreprise (dont seulement 15 « déclarées »). Contrairement au souhait de ses fils de le voir « rentrer au bled », Slimane va utiliser sa « prime » de licenciement pour restaurer un bateau qui rouille sur le port afin d’en faire un restaurant où il envisage servir une spécialité cuisinée par son ex-femme : le couscous au poisson.

Il va être soutenu dans ses démarches (auprès de la banque, en vue de sa demande de licence et auprès d’un conseiller municipal) par la jeune Rym qui l’aime et le chérit comme un père. Rym est la fille de la nouvelle compagne de Slimane, propriétaire de l’hôtel où il vit désormais, entouré par bien d’autres chibanis.

Ses difficultés à obtenir les autorisations et le prêt nécessaires à la réalisation de son projet l’amènent à organiser, sur le bateau enfin restauré, une soirée de préfiguration à laquelle il invite tout le gratin sétois à venir goûter au fameux couscous. Il s’agit de tous les convaincre de sa crédibilité et de la viabilité de son commerce. Ses filles, ses belles-filles et son ex-femme, bref, toutes « ses » femmes, mettent vaillamment la main à la pâte : elles préparent le couscous, assurent le service et veillent à la satisfaction de cette assemblée de blancs bientôt exécutive. Les chibanis aussi jouent un rôle important dans cette soirée de « réhabilitation » du vieux Slimane : ils assurent, sur scène, la musique.

Comme je le disais, j’ai été très émue pour une bonne partie de la séance, mais le dernier quart du film m’a fait l’effet d’une douche froide. Moi qui m’étais cru dans cet entre-nous, dans cette approche différente qui faisaient finalement de nous des gens comme tout le monde, des n’importe qui — des « singularités quelconques », pour reprendre l’appellation d’Agamben — j’avais cru entrevoir la validation de cet universel auquel nous aussi nous pourrions croire appartenir, et c’est finalement cet autre universel qui, comme un couperet, et venu, une fois de plus, nous barrer le chemin. Cet universel à la française qui nous discrimine, nous déshumanise, nous maltraite — et maltraite, surtout, « nos » garçons.

Le rêve de Slimane tourne au cauchemar.
La question que pose le film, et qui se pose plus explicitement au creux d’une réplique de l’un des chibanis : est-ce que nos pères immigrés ont immigré pour rien ? Slimane doit en effet prouver, à lui-même comme à ses enfants et à la société française — représentée dans le film, mais aussi spectatrice du film — qu’il n’a pas immigré pour rien. Pour cela, les personnages de chibanis et de femmes d’origine maghrébine mobilisent toutes leurs forces, des forces surhumaines. Et il n’en faudra pas moins.

Le film met en valeur une nouvelle ère pour les Français d’origine maghrébine : les pères immigrés sont vieux, meurent, sont morts ou mourants, et leur mémoire est déjà à réhabiliter. Il y va de l’avenir de leurs enfants dans la société française.

Et qui vient salir cette mémoire ? Qui vient briser le rêve de Slimane ? Qui, plutôt que de l’aider à courir vers une nouvelle gloire inespérée, s’acharne à le faire courir jusqu’à l’épuisement ? Pas les autres chibanis, qui comprennent. Pas les femmes, qui supportent. Pas même la banquière, qui veut bien entendre, ni même le conseiller municipal, qui finit par être convaincu du quand on veut, on peut. Pas même le patron, qui vire, mais qui indemnise, et même, qui reconnaît le tort commis.Ce n’est plus La Faute à Voltaire mais bien la faute aux« garçons arabes ».

Le dîner rédempteur tourne au drame. D’abord, par la faute du fils. Il a une trentaine d’années, tout au plus, marié à une femme qu’il maltraite, il est le père d’un enfant dont il ne s’occupe pas. Il trompe sa femme, tous le savent. Il a tous les traits de l’hétérosexuel brutal, sexiste, qu’on désigne le plus souvent sous les traits du « mec de cité » ; il a tous les traits du « garçon arabe » qu’une large masse des discours médiatiques et politiques s’acharnent à nous « vendre ». Parce qu’au début du repas il remarque, attablée parmi les prestigieux convives, une de ses maîtresses, dans sa lâcheté prévisible, il s’enfuit, emportant par mégarde la graine (la semoule), restée dans le coffre de la voiture. Sans la précieuse semoule, impossible de servir le plat pour lequel tous sont venus.

Slimane part alors vers la cité où vit son ex-épouse, attendant qu’elle lui prépare, on suppose, une nouvelle « cargaison » de couscous. Il ne la trouvera pas chez elle. Interviennent alors les autres coupables, qui sont autres mais qui, en fait, appartiennent au même archétype que le fils, celui du « garçons arabes ». D’une quinzaine d’années, ils ont volé la mobylette que Slimane a laissée au pied de l’immeuble. Commence alors une espèce de corrida, qui s’achève, dans les règles de l’art, par une mise à mort : les trois gamins chevauchant la mobylette font délibérément courir Slimane, qui les course en vain dans la cité avant de s’écrouler, à bout de souffle.

Ce qui m’a gêné ce n’est pas tant la manière dont s’échafaude le récit mais bien à quel point il se plie à l’air du temps. Cet air lourd, qui imprègne tout ce qui nous entoure et qui va jusqu’à asphyxier la pensée.

Nous ne sommes pas des n’importe qui, nous n’avons pas ce privilège  : nous sommes la « racaille », nous sommes des « voyous », des « délinquants », des « sauvageons », nous sommes « l’insécurité », nous sommes « la violence urbaine », nous sommes des « barbares », des « casseurs », nous sommes la « bande ethnique », nous sommes « les émeutiers », nous sommes « homophobes », « sexistes » et « antisémites », nos quartiers sont « sensibles », nous sommes les « élèves en difficulté ».

L’idéologie dominante est comme un bruit de fond, une petite musique ambiante : on en reprend l’air sans même s’en rendre compte.

Une vieillesse illégitime

La vieillesse des immigrés arabes, le nécessaire repos voire même l’incapacité qu’elle entraîne, alors que, si longtemps, on n’a toléré et justifié leur présence sur le sol français qu’en tant que main d’oeuvre, qu’en tant que force de travail, et qu’aujourd’hui encore, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité Nationale ne parle que d’« immigration choisie », de quotas, de flux de marchandises à gérer en fonction de l’offre et de la demande, cette vieillesse ne peut apparaître que comme une incongruité totale,pour reprendre la formule d’Abdelmalek Sayad.

Que font-ils encore ici ? Pourquoi ne rentrent-ils pas « au bled » ? C’est la question que posent à Slimane ses fils, mais c’est aussi la question que pose la société française aux immigrés vieillissants. Si cette question n’est pas ouvertement posée, elle devient en tout cas explicite en regard du peu d’intérêt social qu’on accorde à tous ceux qui ont eu l’outrecuidance de rester, de « regrouper » leur famille sur le territoire français.

Qu’ont-ils encore à donner ? C’est la question qui semble peser sur cette vieillesse illégitime. Leurs forces ne sont plus suffisantes pour fournir un travail rentable (c’est d’ailleurs à ce titre que Slimane est licencié), on n’attend plus rien d’eux, même pas — surtout pas — leur mémoire : lorsque tant nous mettent en garde contre l’overdose mémorielle, ils excluent, non seulement, les colonisés et les descendants de colonisés de toute appartenance à l’Humanité, puisque indignes de figurer dans l’Histoire, ils exigent « de ceux qui ont tout oublié, à qui l’on impose de tout oublier pour mieux les opprimer, de renoncer à se souvenir », mais ils dénigrent aussi, avec une brutalité déconcertante, le silence imposé à nos pères, à nos grands-pères.

Un silence imposé parce qu’en tant qu’ouvriers, en tant qu’exploités, en tant que main-d’œuvre déportée à des fins spécifiques, occupés au travail comme pourraient l’être des bêtes de somme, occupant les postes les plus dégradants dont les français ne voulaient pas, ils ont traversé des années dures, où l’on ne se nourrit que pour tenir bon sur le chantier, où l’on n’a de temps que pour l’entreprise ou très peu pour soi — en tout cas pas assez pour prendre le temps de dire. Un silence imposé aussi parce que leur parole a été socialement dévalorisée : que vaut la parole d’un terrassier, d’un o.s., d’un agent de la propreté publique ? Mais encore parce que leurs langues, leurs cultures, leurs traditions et leur religion ont été disqualifiées.

C’est assurément avec l’honnête volonté et la légitime nécessité de réhabiliter nos pères — et plus précisément son propre père, comme Kéchiche le signale dans de nombreuses interviews — que s’est écrit La Graine et le Mulet.

Cette volonté de réhabilitation des chibanis s’exerce dans le fil même du récit (la trajectoire de Slimane qui, d’obstacles en obstacles, apporte la preuve d’un désir farouche de porter un projet bien à lui alors que tout le disqualifie) mais aussi dans la distribution du film (qui donne le premier rôle à un immigré, trop vieux pour travailler aux yeux de ses patrons, et qui l’entoure, notamment, d’un chœur constitué d’autres chibanis). Kéchiche, et ses talents indéniables de dialoguiste, leur donne non seulement la parole, mais aussi une parole bien à eux (pour preuve la longue scène qui s’étire, de manière justifiée, pour laisser la parole aux pensionnaires de l’hôtel où loge Slimane : ils s’y montrent cancan, fins d’esprit, politiques et tendres).

Si on ne peut pas dire qu’Abdellatif Kéchiche les idéalise (le cinéma n’en est évidemment pas encore à attribuer à des maghrébins des pouvoirs de super-héros : avant de pouvoir satisfaire les critères d’un Idéal, il faut, au moins, déjà remplir ceux d’un humain quelconque), on peut dire qu’il les humanise, et j’ai déjà souligné plus haut à quel point cette réhumanisation était salutaire.

En plus de faire entendre leur parole, rarement audible, Kéchiche leur donne aussi, en la personne de Slimane, une possible sortie de leur invisibilité, une saillie envisageable hors de la volonté bureaucratique, de l’acharnement historique et de l’intérêt social proposé jusque-là. Kéchiche donne à voir de l’immigré maghrébin une puissance, souvent niée, sur son destin : Slimane défie l’assignation symbolique qui lui a été faite et exerce sa singularité en menant, coûte que coûte, ce projet de restauration d’un bateau (aussi usé que lui) et l’union des siens (des siennes, plus précisément) à l’œuvre pour ouvrir et faire « tourner » ce restaurant.

Des femmes qui assurent

Sur le même rang que les chibanis, occupant autant la distribution et portant aussi bien le récit : les femmes. On peut même dire qu’elles tiennent une place encore plus importante, puisqu’elles sont non seulement tout aussi nombreuses mais aussi plus différenciées : adolescente, jeune femme, épouse d’un maghrébin ou épouse d’un blanc, ex-femme ou maîtresse, filles, belle-fille ou petite-fille, fille d’adoption, elles y sont diversement représentées.

Dès lors leurs stratégies de résistance et leur pouvoir sur le fil de l’action sont multiples : l’une pousse son mari à l’insurrection contre son patron, l’autre console l’amant qui, terrassé par son licenciement, n’arrive plus à bander, l’une « couvre » le frère coureur, l’autre le sermonne, l’une prépare l’assiette de couscous pour son ex-mari, l’autre, plus jeune, aide le plus vieux à constituer un dossier et à affronter les obstacles administratifs, et toutes cuisinent, servent et épousent la cause de Slimane.

Et alors qu’on les croit céder au folklore, se plier à l’injonction d’exotisme qu’il leur est faite, répondre à un certain goût dégradant pour l’orientalisme, là encore, elles résistent : la scène finale, qui comme je l’ai dit, montre la course éperdue de Slimane, est montée en alternance avec une autre corrida, celle du personnage de Rym sauvant la soirée de l’impatience, de mauvaise augure, des bienfaiteurs, en les divertissant grâce à une danse du ventre très suave. Bien que cette suavité peut paraître très dérangeante, tant elle ne semble pas appartenir au personnage de Rym qui n’en fait aucunement usage avant cette scène finale, il ne faudrait pas croire que Kéchiche, mettant en scène cette danse du ventre, se place dans la pure reproduction d’une arabité acceptable.

Ce que nous montre cette scène, c’est qu’il y a bien une attente blanche de la danse du ventre. Avant même que le personnage de Rym ne monte sur scène, la scène développant le début du repas est déjà érotisée. Et cet érotisme ne vient pas de n’importe où et ne se dirige pas vers n’importe quoi : les hommes blancs sont avinés et s’inquiètent de savoir si les seins d’une des filles qui assurent le service sont « du vrai ou du faux ». Comme répond une des filles en cuisine : « chez nous, y a que du vrai ».

Et justement, la vraie, la juste arabité incarnée dans cette danse du ventre c’est de savoir ruser avec les attentes des blancs, de se réapproprier, de resignifier et d’instrumentaliser le stéréotype qui nous écrase : il s’agit de devenir acteur de l’archétype qui nous échoit dans une stratégie personnelle de résistance. On voit bien combien les blancs sont ébahis devant cette beurette qui leur offre cette danse du ventre et on sait, surtout, qu’on n’a pas vu Rym s’évertuer à danser à un autre moment du film, seule ou parmi les siens, on ne lui connaît pas ce savoir, pas avant qu’elle ait à s’en servir contre l’irritation des blancs. Il s’agit là de la capacité du dominé à instrumentaliser, face au dominant, son stigmate. Nous ne sommes donc pas qu’en présence d’une aliénation mais bien dans l’exhibition d’un cliché, utilisé ici comme ressource possible, pour le dominé, afin de se sortir d’une aporie.

On regrettera, au passage, que la bande annonce n’est pas fait preuve d’une telle ingéniosité, puisqu’elle ne consistait qu’en une production de visuels orientalistes, proposant ainsi aux spectateurs de s’en satisfaire et d’y soigner son impatience, aussi bien qu’une danse du ventre devant une assemblée de blancs…

Les blancs ou la violence rationalisée

À ces deux groupes positivés — les femmes et les chibanis — un autre groupe est censé s’opposer : celui des blancs, des patrons, des banquiers, des administrateurs, du pouvoir.

Voilà pour ceux qui nous sont présentés comme faisant obstacle à Slimane et à son projet rédempteur. Mais, comme je l’ai signalé en introduction, ceux qui lui feront véritablement obstacle sont loin d’être de ceux-là. Prenons tout de même acte que le patron qui licencie Slimane est certes présenté comme un obstacle, et sa proposition est clairement désignée comme injuste (la prime de licenciement est trop faible puisqu’elle ne prend pas en compte les vingt années durant lesquelles Slimane a travaillé sans être déclaré).

Mais à lui, au moins, Kéchiche donne sa chance : il s’agit d’un acteur qui y croit et d’un personnage tout du moins humanisé. D’autant plus, qu’une scène succédant au licenciement (une discussion entre Slimane et son gendre) fait apparaître la dimension « macro » de ce licenciement : la mondialisation. Cette cause « macro », qui dépasse l’injustice, et finalement, le choix singulier de ce patron, permet, dès lors, de ne pas renvoyer la violence exercée par le licenciement uniquement à une subjectivité malveillante. C’est la faute à la logique économique. Cette logique économique offre une rationalité au licenciement et à la prime insuffisante, qui ne se voit pas légitimée mais qui, au moins, est dite et qui, par là même, décroche la violence exercée par le patron de toute subjectivité malveillante ou, par exemple, raciste.

On donne sa chance et une parole au licencieur, comme on en donne tout autant à l’obstacle suivant : la banquière. Elle est certes montrée comme faisant preuve d’un peu de condescendance et on ne pourrait nier qu’elle participe à une scène présentée comme violente. Malgré tout, elle parle très gentiment à Slimane, — et à Rym venue l’appuyer — elle le connaît et le reconnaît et met, sans aucun doute, toutes les formes pour être aimable. S’il y a quand même au creux de cet échange une violence structurelle, elle est posée de manière fine et nuancée, se justifie par la légèreté du business plan présenté par Slimane et, encore une fois, s’accorde avec une cause « macro » : le fait que la banquière soit obligée d’en référer à ses supérieurs et, plus simplement, le fonctionnement même des prêts bancaires. Là encore, c’est la faute à l’économie.

Même chose, enfin, avec le conseiller municipal : même s’il est plus abrupt et plus méprisant que les autres protagonistes, il finira par ouvrir les portes à Slimane au titre du quand on trime, ça paye, tant la soirée de préfiguration l’aura convaincu.

Le seul racisme qu’on nous présentera finalement comme tel, sera le pur et dur des restaurateurs concurrents  ; mais là encore, il sera rattaché à une causalité simpliste : la concurrence économique.

Chez Kéchiche, il n’existe donc pas de racisme systémique, structurel, mais bien qu’un racisme dû aux intérêts économiques.

On accordera donc à La Graine et le Mulet que cette œuvre montre effectivement que les portes sont fermées, mais euphémise cette injustice et la met en perspective.

La seule chose qui ne soit pas mise en perspective, c’est la violence du fils et des voleurs de mobylette.

Le « garçon arabe » ou la violence diabolisée

Là où la violence exercée par le patron, par la banquière et par tous les autres blancs est dite, rationalisée et drainée par une certaine logique, rien de tout cela dans le cas du fils qui maltraite sa femme et dans celui du vol de la mobylette qui entraînera l’effondrement de Slimane. Je ne dis pas que cela serait simple à dire mais qu’il n’y a rien dans le film pour que cela puisse être dit. Les voleurs de mobylette, ni même d’autres garçons de leur âge, n’ont d’existence dans le film, sinon dans la mise à mort de Slimane. On n’accorde rien à ces personnages.

On donne leur chance et une parole au licencieur, au conseiller municipal, à toutes les puissances blanches, on les contextualise alors qu’il n’y a aucun discours des jeunes garçons eux-mêmes, ni même meta discours, qui expliqueraient que ce ne sont pas seulement desfous dangereux, des irresponsables, des sadiques, des sous-hommes, pour avoir pu faire ce qu’ils ont fait.

La faute à Voltaire – Abdellatif Kéchiche (2000)

EXTRAIT (début du film) :

Le premier long métrage de Kechiche, réalisateur de La graine et le mulet (2007) et L’esquive (2004), puis récemment de Vénus noire (2010). Le film se déroule dans un Paris d’exclus, loin d’une France des droits de l’homme, des « liberté-égalité-fraternité » et qui se clôt par un générique nous montrant sa face cachée. Entre le devant officiel d’une France terre de libertés et la face cachée d’une France terre d’exclusion (je renvoie aux premier et dernier plan du film), le passage d’un sans papier tunisien. Un parallèle intéressant est à souligner avec le film de Pialat L’amour existe – VOIR ICI SUR LE BLOG CE BIJOU CINÉMATOGRAPHIQUE – : Pialat y souligne un « simple changement d’angle » à la fin du film vis à vis de la sculpture de François Rude, ornant l’Arc de Triomphe, Le départ des volontaires, dite La Marseillaise; Pialat amorce une démystification des Droits de l’homme auxquels prétend la devise républicaine de la France. Je rappelle aussi que le cinéaste polonais Andrej Wajda et son excellent film Danton (1983) va encore plus loin dans cette entreprise de démystification des idéaux de la révolution française, des Droits de l’homme et de sa prétention à son universalité.

Le sujet ici dégage une portée sociale critique, à travers le parcours chaotique de Jallel, immigré clandestin,  rencontrant divers individus marginalisés ou paumés, en tête des SDF. Tel le titre l’indique, ça se finit mal pour Jallel au pays des droits de l’homme, qui finit par l’expulser le plus simplement du monde par charter, au grand jour, suite à un contrôle de papiers routinier. Au premier abord on serait tenté s »attendre un film à forte critique sociale se prêtant au cadre social dans lequel il se développe, mais il faut reconnaître que Kechiche ici ne donne pas dans la charge sociale à tout prix.

Bien entendu il est question d’exclusion, d’inégalité, de mal être social. Le parcours de Jallel démontre les difficultés et obstacles que réserve la France aux immigrés, et à ses compagnons de galère. Mais cela reste finalement assez timide, exception faite de la dureté de la séquence finale, aussi brève que violente par le couperet de l’expulsion, si « banale » et expéditrice.

Beaucoup de naïveté ou d’enjolivement de la réalité de l’exclusion telle qu’elle est vécue dans le concret: solidarité, chaleur humaine entre compagnons de misère qui est belle à voir mais tellement éloignées du réel ! Elles peuvent exister, mais ici elles ne semblent pas le fruit de quelque chose, elles tombent du ciel. Par ailleurs, même si ça humanise les personnages, le sentimental y tient une place un peu trop prégnante parfois. La réalité est plus urgente et exempt de sentimentalisme, et on a donc dû mal à y croire. Ca se rapproche ici, de temps à autre, de la forme du « conte » à la Guédiguian, mais pas suffisamment ou trop, sans réellement trancher. Des hésitations qui sans doute contribuent à ne pas faire de ce film un « très grand » film. Kéchiche trouvera un meilleur équilibre dans ses films suivants. 

Toujours est-il que considérer ce film sous l’angle du vérisme social serait passer à travers et en sortir déçus, même si encore une fois un cadre social et certaines réalités sont abordés. Un des intérêts majeurs de ce film, et pour lequel la mise en scène de Kechiche est très porteuse, notamment à travers ses cadrages serrés, ses scènes étalées – annonçant quelque part ses quelques fameux plans séquences de L’esquive (2004) et de La graine et le mulet – est une certaine humanité résistante des exclus à travers l’entraide et l’existence du rire, le bonheur relationnel aussi malgré le pesant social et l’insécurité permanente qui rend tout éphémère (Jallel a tôt dans le film un appel à quitter le territoire et les quelques présences policières par ci par là attestent de son expulsion envisageable à tout moment). On peut parler de romantisme ou de rendu émotionnel excessifs, mais il faut avouer que l’on prend goût à aimer et à ressentir les personnages du film comme empreints d’une humanité qui se démarque de l’anonymat collectif inséré dans la société.

La séquence de fête du foyer en fin de film est belle et stressante à la fois, se rapprochant du type de séquence finale qui prendra plus d’importance dans les films suivants, où toute la tension et les enjeux se déchaînent sur un long laps de temps (le spectacle final dans L’esquive, la danse dans La graine et le mulet…). Cette fin révèle une véritable joie d’être ensemble, qui est rendue palpable; il y a des tensions, des comportements pour le moins particuliers, mais c’est cette faculté de coexister et du rire ensemble, dans une galère similaire marquée du sceau de l’exclusion ou du mal être, qui l’emporte. Ce bonheur de l’être ensemble sera finalement sanctionné par l’expulsion de Jallel…Une absence forcée finalement qui clôt ce film, une expéditive mission républicaine déshumanisante, au contraire de nos personnages exclus et paumés. C’est sans aucun doute le regard porté sur ses personnages et la mise en scène qui font de ce film un bon premier essai, même si on en est quelque peu distant de la férocité du réel et de ses impacts sur le comportement individuel. Le personnage de Laure Atiqua est plus dur sur cette dimension de souffrance individuelle, mais elle s’éclipse trop rapidement du film. Kechiche mettra davantage à profit son style dans les films qui suivront pour un social plus accrocheur, moins connoté d’enjolivements du réel, mais sans perdre cette faculté de cerner ses personnages face aux violences sociales. 

Je trouve dommage et frustrant aussi que Kéchiche pointe l’exclusion sans approfondir le racisme républicain, ou encore la mise à mort organisée des gens à la rue ou « malades » (manque de punch !) : il montre des faits quotidiens (il y a un aspect documentaire, auquel contribue la caméra épaule), décline une proximité avec des personnages qui gagnent en humanité, mais ne va pas jusqu’à la racine des problèmes. Il ne fait pas ici un film politique ou véritablement engagé socialement. Il cerne les conséquences sociales sur les personnages, sans s’attaquer vraiment au fonctionnement, aux causes. Ce qui l’intéresse ce sont les gens qui subissent… C’est toujours ça de leur donner une existence, certes un peu romancée et dénuée de réel fond politique, par le biais de la fiction. 

 

Le film de Nicolas Klotz Paria (2001) est d’ailleurs beaucoup plus percutant, même si comme souvent dans ce genre de films « engagés », beaucoup y trouvent à redire sur « le manque d’esthétisme » etc. Bien que portant surtout sur le milieu SDF (il faut attendre La blessure de 2004, que je n’ai pas encore vu, pour l’immigration), il attaque de plein fouet le fonctionnement, sans enjoliver le réel. Et la mise en scène y est complice du propos, n’en déplaise aux esthètes « apolitiques ».

En attendant d’aborder prochainement ce film de Klotz sur le blog, Je renvoie à Patrick Declerck et son pamphlet Le sang nouveau est arrivé, l’horreur SDF (2007) :

« Clodo, de par sa souffrance et son drame, illustre la terrifiante vérité de la société (…) SDF, prostituées et prisonniers sont cousins. Ils sont là pour témoigner du fond ultime des choses : c’est qu’il n’existe pas, et qu’il ne peut pas exister d’alternatives viables au canon de la bonne normalité (…) Que l’on ne s’y trompe pas. La souffrance des pauvres et des fous est organisée, mise en scène et nécessaire. L’ordre social est à ce prix » (…) 

« Le contrat social était né. C’est là du moins ce qu’espèrent nous faire croire théoriciens du politique et procureurs de la République, instituteurs et juges d’instruction. Sinistres théologiens du laïc. Apologètes de l’aliénation. Bonimenteurs de l’Ordre. Gardes-chiourmes de l’oppression civile (…). En droit, un contrat n’est jamais valable qu’à la condition expresse de l’égale liberté des contractants. Alors ? Soi-disant contrat que personne n’a jamais vu. Jamais discuté. Jamais négocié. Jamais signé. Allons ! Pas plus contrat social que beurre au cul ! Et les alternatives ? (…) Foutu y a pas d’ailleurs. Y a plus nulle part où se tailler. Nulle part où fuir…(…). Pas d’illusions. Derrière le fard craquelé et le rimmel coulant de la Société, derrière son sourire édenté d’aveugle et vérolée radasse, se cache toujours l’antique tête de mort de la servitude et de la soumission. Travaille ! Travaille ou crève. Travaille, rampant ! Et remercie. Et vote. Et prie les dieux…«