Censurés sans censure – Milan Nikodijevic, Dinko Tucakovic (2007)

Milan Nikodijevic, Dinko Tucakovic – Censurés sans censure (Zabranjeni bez zabranie) – Serbie – 2007

« Jusque 1973 la Yougoslavie socialiste a produit 431 longs métrages. Officiellement, seul l’un d’eux a été interdit sur jugement de tribunal, le film collectif Grad [La ville] réalisé par Kokan Rakonjac, Marko Babac et Zivojin Pavlovic. Mais environ 30 films ont été interdits sans document écrit, mystérieusement perdus entre producteurs, distributeurs et salles de cinéma. Ils n’ont jamais atteint le public. »

Introduction de Censurés sans censure

Ce documentaire traite de la Vague Noire yougoslave en se focalisant sur la censure, principalement officieuse, qui a frappé ce mouvement cinématographique des années 60-70 à la fois nouveau voire radical dans sa forme (en écho à d’autres « vagues » en Europe) et critique dans ses aspects socio-politiques. L’introduction du documentaire le stipule bien, à part un film il n’y a pas eu de censure officielle et il est donc précieux de revenir sur cette censure qui a pourtant bel et bien existé, s’accompagnant d’une atmosphère hostile au point de fortifier, paradoxalement, la genèse de grands films yougoslaves malheureusement encore trop peu accessibles et méconnus. Outre l’interdiction officieuse de films,  des cinéastes ont été mis sous pression voire empêchés d’exercer. Par exemple le documentaire ne le cite pas mais dès 1965 le serbe Zivojin Pavlovic dut aller en Slovénie pour faire produire son deuxième long métrage L’ennemi à la suite d’un premier long métrage jugé trop sombre et diffusé qu’en 1966, trois ans après sa réalisation. Dans les années 70 l’exil s’imposa pour des figures importantes de la Vague Noire, tels Petrovic (en France) ou Zilnik (en Allemagne) tandis que Lozar Stojanovic a même été arrêté jusqu’à son procès suite à la réalisation de Plastic Jesus (1971).

Bato Cengic sur son film Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale (1971):
(Archive télévisuelle apparaissant dans le documentaire)

Censurés sans censure évoque donc certaines contradictions de la société yougoslave de cette période, certes la censure elle-même mais aussi celles épinglées par des films qui se distinguaient des films de partisans « blockbusters » produits dans les années 70 et plus prompts à renforcer certains mythes et illusions du socialisme yougoslave.  Pour cela le documentaire, tout en listant des films censurés, procède par quelques extraits (insuffisants et trop peu mis en relief je trouve) et par plusieurs témoignages sur la période qui vont de cinéastes (Makavejev, Stojanovic, Zilnik, Godina, Dordevic…) à des scénaristes (Gordan Mihiic et Branko Vucicevic qui a collaboré sur des films majeurs de Makavejev, Zilnik, Cengic et Godina), en passant par des critiques de l’époque, un historien du cinéma ou encore l’ancien directeur de la cinémathèque yougoslave Radoslav Zelenovic (à l’origine de la levée d’interdiction du film Grad/La Ville). Si le documentaire vaut donc le détour, quitte à y « piocher » le nom de quelques films dont glaner le visionnage sur internet, néanmoins il serait dommage de réduire la Vague Noire au seul registre socio-politique. A l’instar des nouvelles vagues tchèque, française, hongroise, italienne ou encore polonaise, sans avoir été ouvertement critique de façon systématique ce mouvement a également été marqué de radicalité et d’expérimentations dans les formes d’expression elles-même (éclatement de la narration classique etc). Les films de Makavejev, décédé en 2019, demeurent les « plus connus » en France mais la Vague Noire mérite un net élargissement et heureusement qu’internet permette la découverte d’une quantité non négligeable de films malgré la qualité médiocre du visionnage en ligne et l’absence de sous titres français (sous titres anglais dans les meilleurs des cas, sauf rares exceptions).

Extraits du documentaire en VO sous-titrée anglais (7′) :

Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale – Bahrudin Cengic (1971)

Bahrudin « Bato » Cengic – Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale (Uloga moje porodice u svjetskoj revoluciji) – 1971 – 85 mn – Bosnie/Yougoslavie

Il s’agit du deuxième long métrage de « Bato » Cengic, sorti trois ans après Les enfants d’après (1968) qui est relayé et présenté ICI sur le blog. Déjà dans ce premier opus le cinéaste avait témoigné d’une démystification à travers un scénario qui traite de la contamination guerrière et idéologique sur des enfants orphelins d’après guerre. Ici il se focalise davantage sur la portée révolutionnaire de la guerre de libération en adaptant le roman Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale publié par l’écrivain serbe Bora Cosic en 1969 et récompensé par le prix littéraire yougoslave NIN.

FILM INTÉGRAL EN VO SOUS-TITRÉE ANGLAIS :

(c’est la seule version en circulation sur internet, de qualité image médiocre)

Synopsis : Après la Seconde Guerre mondiale, un groupe de partisans vient dans une famille bourgeoise pour leur apprendre à chanter et à déclamer de nouvelles chansons. La famille oublie bientôt ses coutumes et principes pour rejoindre le chemin du socialisme.

https://www.dailymotion.com/video/x4a7hgs

https://www.dailymotion.com/video/x2kfjey

Cette adaptation produite par la Bosna Film adopte un ton parodique et proche de la farce, à la narration peu conventionnelle sans doute dans un esprit assez proche du surréalisme du roman où « par le truchement d’une voix d’enfant, et sa puissance comique, Bora Cosic fait passer une féroce critique du pouvoir en marche et un portrait humain de la peur » (J.B Harang, Libération). Outre l’écrivain Bora Cosic c’est un certain Branko Vučićević qui a également travaillé sur le scénario du film, soit un contributeur important de la Vague Noire yougoslave qui a par exemple collaboré avec Dusan Makavejev (Une affaire de coeur, 1967), Zelimir Zilnik (Rani Radovi, 1969) ou encore le cinéaste slovène Karpo Godina. Ce dernier a également participé au Rôle de ma famille dans la révolution mondiale en tant que directeur de la photographie et l’aspect « surréaliste » du film n’est pas éloigné du Radeau de la méduse (ICI sur le blog) que Godina a réalisé en 1980, film auquel Branko Vučićević a aussi été associé comme scénariste. Par ailleurs la présence de chants révolutionnaires n’est pas sans rappeler La litanie des gens heureux réalisé la même année par ce même Karpo Godina (ICI sur le blog) où des chants ironisent sur la fraternité et l’unité supposées au sein de la fédération yougoslave. Dans les deux cas l’emploi des chants révèle les illusions portées par l’optimisme de l’idéologie officielle et dont le cinéma national a le plus souvent entretenu les mythes, tel que cela a été évoqué par la cinéaste serbe Mila Turajlic à travers son excellent documentaire Cinema Komunisto (2011, ICI sur le blog) qui ramène à cette Yougoslavie « mise en scène » par le titisme et désormais elle-même en voie d’oubli. A noter que l’équipe du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale se compose également de Dragan Nikolic et Milena Dravic, deux acteurs majeurs du cinéma yougoslave.

Image du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale :

Le film met aussi en scène des aspects sombres sans passer par le registre comique, tel ici un pouvoir à l’accent totalitaire qui surgit dans l’intimité du couple formé par le partisan Vaculic (D. Nikolic) et Devojka (M. Dravic)

Tandis que Le Mystère de l’organisme de Makavejev fut interdit lors du Festival de Pula 1971, Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale y fut récompensé par un Arena d’argent. Néanmoins le film suscita de fortes critiques communistes pour la représentation critique du socialisme et l’image véhiculée des partisans. C’est principalement la scène où un gâteau formé d’une réplique de Staline est mangé par les personnages qui a semble-t-il été à la source d’une censure officieuse (mais je ne suis pas parvenu à obtenir des informations précises sur cette censure).

Image du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale :

Une des scènes les plus célèbres du film où est servi et mangé un gâteau décoré d’une tête de Staline (l’immédiat après guerre n’est pas encore consommé par la rupture Tito-Staline).

L’année suivante Cengic poursuit son oeuvre de démystification de la Yougoslavie socialiste en réalisant Scenes form the life of shock workers (1972), de nouveau avec la contribution de Branko Vučićević au scénario. Cette fois-ci Cengic tourne en dérision l’enthousiasme de l’industrialisation d’après guerre à travers un bosnien mineur de charbon comme personnage principal. Là encore le film a vraisemblablement fait l’objet d’une censure officieuse et surtout Cengic ne fut plus autorisé à la réalisation pendant dix ans : « J’étais un réalisateur proscrit, j’étais un exemple pour toute la Yougoslavie » (Cengic). Son oeuvre semble avoir des résonances thématiques avec la filmographie de Pavlovic dont plusieurs opus ont également ébranlé des mythes du titisme : la collectivisation, les partisans etc (se rapporter par exemple aux quelques films de Pavlovic présentés et relayés sur le blog).

« Je pense que les fanatiques communistes sont morts avec le développement du mouvement de libération nationale, et ceux qui sont restés en vie se transformaient en quelque chose d’autre. (…) Vous savez une génération de la révolution disparaît. Elle ne parle pas des vérités que nous ne connaissons pas (…). Si la génération qui a participé à la guerre de libération du peuple disparaît simplement, je pense que c’est leur obligation de dire la vérité et même sur ce qui est désagréable. C’est une dette envers l’histoire, et c’est leur obligation morale. (…) Jusqu’ici notre histoire a toujours été romancée. »

« Bato » Cengic (une interview de 1990)

 

Within our gates – Oscar Micheaux (1919)

Oscar MICHEAUX – Within our gates – 1919 – USA – 78 mn – Muet

« Cela vous tiendra en haleine, plein de détails qui vous feront grincer des dents dans une indignation silencieuse »

Oscar Micheaux, propos tenu dans le Chicago defender 1920 et repris sur des affiches du film

Après rupture avec son fiancé, une enseignante africaine-américaine (Sylvia Landry/Evelyn Preer) se rend au nord des États-Unis dans le but d’amasser des fonds pour une école rurale du Sud profond qui prodigue un enseignement à des enfants noirs pauvres. Son histoire d’amour avec un médecin conduit finalement à des révélations sur le passé de sa famille. Le film dépeint la violence raciale sous la suprématie blanche, incluant une tentative viol et le lynchage.

Within our gates – FILM INTÉGRAL (Muet, 78 mn) 

C’est le hasard qui m’a amené à découvrir cette oeuvre d’un pionnier du cinéma africain-américain. Plus d’une fois j’ai bondi sur mon fauteuil tant son contenu parfois très subversif m’a surpris, surtout au regard de la date de réalisation (1919 !) et de son contexte, autant politico-social que cinématographique. Nous sommes dans l’Amérique de la Ségrégation, les lynchages et émeutes parsèment le territoire. Quatre ans auparavant le cinéaste D.W. Griffith a secoué le cinéma et l’Amérique par la réalisation de Naissance d’une nation (1915), film fleuve dont la puissance formelle véhicule un racisme extrêmement virulent tout en rapportant un gros succès au box office (un record maintenu jusqu’en 1940 et le succès de… Autant en emporte le vent !). En adoptant une vision sudiste de la Guerre de Sécession empreinte de propagande raciste, cet ignoble « chef d’oeuvre » (comme put l’être d’une certaine manière le « chef d’oeuvre » esthétique Les dieux du stade de Léni Rifestahl dans l’Allemagne nazie) justifie et valorise par exemple les lynchages entrepris par le Ku Klux Klan et contribua ainsi à une hausse des meurtres racistes et émeutes raciales. Le film suscita des protestations des communautés afro-américaines ouvertement ciblées, en plus d’être interdit dans certaines villes (Chicago, Pittsburgh, Saint-Louis,  Minneapolis, Kansas City, Cedar Rapids, New Haven et Denver).

Photo supposée prise à Boston en 1915  :

en réaction à Birth of nation, des rassemblements ont lieu dans plusieurs villes des USA, avec la participation d’organisations comme la NAACP (Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur) ou la NERL (Ligue Nationale des Droits Égaux). A Boston, des manifestants entrent dans un cinéma avec jets d’œufs sur l’écran mais la ville maintiendra le film à l’affiche tout en retirant des passages.

Une video qui propose un résumé critique du film fleuve Birth of nation (8 mn) :

Bien que Oscar Micheaux ne semble avoir jamais commenté officiellement le film de Griffith, Within our gate peut se présenter comme une réplique. C’est une hypothèse fréquemment avancée dans les travaux portant sur ce cinéaste africain-américain né de parents anciennement esclaves, et dont ce deuxième long métrage en tant que tel peut de toute façon se percevoir comme une réponse, tant il y a des parallèles (la séquence montrant un blanc sur le point de violer l’héroïne noire est un écho particulièrement frappant au mythe du « nègre violeur » déroulé à l’écran par Birth of nation). Le film de Griffith a vraisemblablement influé sur le premier cinéma africain-américain, à l’image d’une réplique filmique de 1916 intitulée The realization of a negro’s Ambition mais finalement ratée dans son exécution (ou ayant trop subi la censure avant de sortir ?). Quant à Within our gate, il a eu ni le succès ni la postériorité de Naissance d’une nation dont aujourd’hui le prestige esthétique, présenté comme précurseur ne serait-ce que dans la narration, en fait souvent un incontournable de l’histoire du cinéma. Et s’il est facilement accessible et souvent associé au terme « chef d’oeuvre » (moyennant quelques précautions sur son idéologie raciale), en revanche la version afro-américaine a bien failli disparaître ! Parce que trop révélateur et militant sur la condition noire, contradictoire avec la vision suprématiste blanche dégagée par le cinéma de masse de Griffith ou possible déclencheur de nouvelles émeutes, Within our gates fut parfois censuré à sa sortie en 1920 (totalement ou coupes de certains passages selon les villes, ainsi à Chicago ou encore la Nouvelle Orléans avec le retrait des séquences du lynchage et du viol).

C’est tout un symbole que ce vestige cinématographique issu de cette époque ait échappé de peu à l’oubli. D’ailleurs, de manière plus générale seul un quart de la production cinématographique étiquetée « race movie » (cinéma destiné au public noir de 1916 à la fin des années 40), soit une centaine sur environ 500 films, serait encore visible de nos jours.  Bien sûr il pourrait être objecté que Naissance d’une nation et les œuvres ultérieures de Griffith ne sont pas comparables, par leur impact, à ce petit objet filmique afro-américain si dépourvu en ingéniosité formelle et à la portée si dérisoire en comparaison. Produit avec un énorme budget pour l’époque, il faut dire que le carton populaire de Birth of the nation (malgré sa longueur inhabituelle de 3h !) a de quoi faire frémir tant il il a pu séduire sur les deux tableaux et avoir des conséquences concrètes sur la société. Un succès qui suggère une adhésion de masse à la vision raciste (et ce qu’elle implique de cette époque !) tout en annonçant la capacité du cinéma grand spectacle à servir de véhicule à l’idéologie par le biais des émotions qu’il suscite.

« There are some folks who try to discount the film as a whole, and D.W. Griffith’s entire body of work, because of the racist material. It’s obviously far too prolific to ignore or excuse away as a mere product of its time, but if one focuses only on the racist material, one can’t understand and appreciate this film as the cinematic milestone and great film it is. Likewise, if someone totally brushes aside any objections to the racist material, that’s another kind of extreme one-sidedness » (« Il y a des gens qui essaient d’écarter le film dans son ensemble, et tout le travail de DW Griffith, à cause du contenu raciste. Il est évidemment beaucoup trop prolifique d’ignorer ou de l’excuser comme un simple produit de son temps mais si l’on se concentre uniquement sur le matériel raciste, on ne peut pas comprendre et apprécier ce film comme un jalon cinématographique et un grand film. De même, si quelqu’un écarte totalement toute objection au matériel raciste, c’est une autre forme d’unilatéralisme extrême »)

Blog Carrieannebrownian (site avec plusieurs articles autour de Birth of nation)

A l’image de la citation ci-dessus, sur la toile j’ai parcouru de nombreux articles témoignant de l’ambivalence de la réception que suscite de nos jours Birth of nation (« grand film » dégueulasse) et sur la mémoire qu’il conserve de l’histoire de l’Amérique pour le spectateur du présent, tel un document socio-politique à étudier pour ce qu’il révèle de l’histoire des USA. A ce sujet je renvoie par exemple à un article intéressant à lire ICI de Godfrey Chesfire, critique et universitaire américain, auteur du documentaire Moving Midway  (un retour sur une plantation sudiste à partir de l’histoire de sa famille propriétaire et d’une rencontre avec un historien afro-américain descendant d’esclaves qui y ont été exploités) : ayant projeté le film de Griffith dans sa salle de cours et constatant son pouvoir de fascination encore efficace 100 ans plus tard, Chesfire y relate le débat avec ses étudiants puis nous ramène au cinéma spectaculaire d’aujourd’hui avec des blockbusters efficaces qui dans le même mouvement alimentent des visions racistes légitimant les guerres américaines.

Première superproduction de l’histoire du cinéma, faire une apologie de Birth of nation au motif de son inventivité formelle est un point de vue contestable. Je renvoie au texte traduit ICI qui s’appuie sur les travaux de Cédric Robinson et traite de la complicité de l’oeuvre avec son système politique : « Un nouvel ordre social américain a été naturalisé par l’intervention du cinéma », soit un cinéma difficilement concevable comme une « oeuvre d’art » par les victimes et les opposants à ce système. C’est aussi restrictif quant à ce qui fait l’importance du cinéma, ce qui doit faire mémoire et ce qui fait un chef d’oeuvre (ou pas). Un argument qualitatif qui se révèle être un outil de sélection efficace pour reléguer dans l’oubli un certain cinéma engagé, par exemple à contre courant de l’idéologie dominante. Cela me fait penser à un court métrage flamboyant de René Vautier que je glisse ci-dessous. Soit un cinéaste dont les films ont souvent été méprisés et perçus comme du petit cinéma si vulgairement militant et pauvre comparativement par exemple à la richesse esthétique de la Nouvelle Vague qui lui était contemporaine, cette production française globalement si silencieuse et aveugle (censure et autocensure) quant à la France (néo)coloniale et les résistances qui lui étaient (sont) opposées.

René Vautier, Le remords (1973, scénario de 1956) :

De la lâcheté au cinéma : une certaine vision de l’art et de l’engagement. NB : René Vautier joua le rôle à l’écran car il ne trouva personne du cinéma français pour cette interprétation. 

Une reconnaissance relativement tardive de l’oeuvre globale de René Vautier, censurée de son temps,  a contribué à ce qu’elle soit en partie conservée et encore visible de nos jours, permettant notamment de faire mémoire du colonialisme français (Afrique 50) et de la lutte d’indépendance algérienne (Le peuple en marche etc). Sans ça, la contribution du cinéma français à ce pan d’histoire encore tabou en France aurait été assez minime et la quasi invisibilité aurait eu le dernier mot. Songeons par exemple à la lutte d’indépendance camerounaise qui fut confrontée à la répression coloniale française mais manque clairement d’images pour contribuer au travail de mémoire (je renvoie au film de Valérie Osouf Cameroun, autopsie d’une indépendance relayé ICI sur le blog).

Il en va de même pour l’Amérique de Birth of Nation (tourné avec des blancs se déguisant en noir, soit ce « blackface » qui a fait un grand retour ces dernières semaines) : on aurait pu perdre un pan de mémoire important avec la disparition du plus modeste Within our gate, produit et tourné par un cinéaste noir, avec des acteurs/actrices noirs et dont l’une des forces est de révéler la population afro-américaine en contradiction avec les stéréotypes racistes dominant alors les représentations iconographiques. Autre séisme iconographique pour l’époque, le film adopte pour personnage principal une femme indépendante non réduite à soutenir le mâle actif et qui au contraire s’emploie pour une cause (ce qu’on voit parfois au début des années 30 dans le cinéma « pré-code » hollywoodien). Certes ce n’est pas un chef d’oeuvre artistique dans le sens esthétique du terme tant le film se décline le plus souvent comme du théâtre filmé. Mais Within our gate se présente comme un grand film en montrant l’invisible de la communauté afro-américaine (au cinéma, dans la presse etc), en fissurant le mythe de la suprématie blanche (« normalité » établie dans ce début 20ème siècle) ou encore en démontrant certains des mécanismes de servitude et d’oppression (tel un formidable passage qui dénonce les médias dont la diabolisation permet d’attribuer un meurtre à un noir et conduit ainsi à la justification du lynchage et de la pendaison parmi un public blanc… agissant en conséquence !). Bien que ne disposant pas des lettres de noblesse du prestige formel de Birth of nation, ce film devrait être projeté dans les écoles et cours de cinéma par l’affirmation d’un tel point de vue offrant une iconographie dissonante, inhabituelle même dans le cinéma des décennies qui suivront. Oscar Micheaux lui-même a désigné ce film comme « un peu radical » alors que le reste de son oeuvre se présenterait comme moins subversive et reflétant davantage la classe moyenne noire que les populations les plus défavorisées (je me garde cependant d’un jugement hâtif, n’ayant pas vu les films suivants et méconnaissant beaucoup trop l’histoire afro-américaine).

Or elle a bien failli disparaître cette oeuvre alors destinée majoritairement au public noir (mais davantage visible par le public blanc dans les Etats du nord). Heureusement dans les années 70 une copie a finalement été trouvée en Espagne, remontant sans doute aux années 20 et alors projetée avec des intertitres espagnols. Les intertitres actuels en anglais ne sont pas l’apport immédiat du cinéaste et ils sont le fruit d’une reconstitution plus ou moins proche du film original. Le film a également connu plusieurs versions puisqu’il y a eu des coupes de censure selon les lieux de diffusion aux USA. Bref l’historique de cette oeuvre retrouvée introduit le film dans la version YT que j’ai posté en début de note (version de meilleure qualité que celle publiée sur la chaîne YT « The Riverbends channel«  qui a l’avantage de partager des films parlants de Micheaux)

Une affiche du film :

Comme écrit plus haut, le hasard m’a amené à découvrir Within our gates durant un cycle de visionnage consacré au « Pré-code » hollywoodien, soit des films réalisés au début des années 30 avant l’application stricte du code Hays (censure réduisant davantage ce qui pouvait être montré à l’image, empreinte notamment d’un fort puritanisme). Bien que ce cycle occasionne des « projections » nocturnes plutôt sympathiques (sans être radicale et demeurant dans le système, la « Warner’s touch » et sa tendance sociale peut par exemple susciter de bonnes surprises ou du moins intriguer sur l’époque), je m’agace régulièrement des stéréotypes racistes ou de l’invisibilité des populations afro-américaines (et autres minorités) de ces productions parfois presque subversives. Or c’est en cherchant d’éventuelles réalisations africaines-américaines de cette période que je suis tombé sur Within our gates et découvert l’existence de la branche « race movie ». Les films de ce sous-genre se caractérisant par un casting afro-américain étaient destinés majoritairement à un public noir. Il faut se remettre dans le contexte : des salles de cinéma des Etats du sud étaient réservées au public noir (barrière de la Ségrégation) tandis qu’au niveau du nord les projections de ces « races movies » se faisaient majoritairement dans les cinémas des quartiers noirs. Au niveau des grands cinémas du nord accueillant les deux publics, il y avait souvent eu une séparation entre blancs et noirs ou les horaires étaient réglementés.  Je ne connaissais pas cette étiquette « Race movies » mais je pense donc que ce critère du casting et du public est ce qui le définit dans la terminologie la plus usitée. Parfois également désigné par « cinéma indépendant africain-américain », j’emploie les guillemets pour désigner ce pan de cinéma grosso-modo daté de 1914 à la fin des années 40. A noter que ces « race movies » étaient principalement produits dans les Etats du nord, pour des publics souvent issus du sud rural et pauvres. Le contenu des films produits par des blancs abordaient souvent des thèmes proches des classes moyennes.

« Tout du long de l’ère du cinéma muet, Micheaux créé des représentations cinématographiques de masculinité afro-américaine qui contrastait fortement avec les représentations d’Hollywood. Les grandes compagnies cinématographiques dépeignaient en grande partie les hommes noirs comme des objets humoristiques – des caricatures idiots, lents d’esprit, paresseux et qui ne menaçaient pas le grand public. La plupart des compagnies appartenant à des noirs de l’ère post-Première Guerre mondiale – dont la Frederick Douglas Film Corporation, la Unique Film Company et la Rosebud Film Corporation – présentent les hommes afro-américains comme des incarnations du bien et du mal, soit comme des modèles de vertu ou des ogres ignobles. Tandis que ces compagnies essayaient d’illustrer les caractéristiques souhaitables de la masculinité noire, elles l’ont fait d’une manière irréaliste qui ne tenait pas compte des frustrations économiques, politiques et sociales auxquelles les hommes afro-américains faisaient face quotidiennement. Ainsi, les figures saintes se sont avérées être des modèles impossibles pour les Afro-Américains urbains ou ruraux. »

Gerald R Butters, From Homestead to Lynch Mob: Portrayals of Black Masculinity in Oscar Micheaux’s Within Our Gates.

Je renvoie à la lecture de l’excellent dossier-article intégral ICI qui se réfère à des travaux de la chercheuse Jane Gaines et sur lequel s’appuie la présente note du blog. 

Si Oscar Micheaux (1884-1951) a été précédé de peu dans la réalisation afro-américaine par d’autres compagnies indépendantes telle que la Lincoln Motion Picture Company (5 films de 1916 à 1921), il est le premier cinéaste afro-américain important. Egalement écrivain et auteur d’une quarantaine de films (plusieurs disparus), c’est en 1919 qu’il créé la Micheaux Film and Book Compagny. Comme le précise la citation ci-dessus, Micheaux est précurseur d’un cinéma afro-américain prenant en charge la représentation des noirs sans céder à l’idéologie raciale dominante. Il n’est pas le seul cinéaste afro-américain en 1919 et par exemple la séquence finale de Within our gates où il est question de la participation des noirs à l’armée américaine (Mexique, Cuba, 14-18…) n’est pas un cas isolé. Un film afro-américain qui lui est contemporain se réfère également aux soldats noirs de l’armée américaine. Produit en 1917 par la Lincoln Company, A trooper of troop K portait sur l’héroïsme et le massacre de soldats afro-américains dans la bataille de Carrizal déroulée en 1916 au Mexique (armée américaine supposément opposée aux troupes révolutionnaires de Villa mais qui s’avérèrent être finalement l’armée mexicaine fédérale… ). La contribution des noirs à l’armée américaine a constitué un motif d’inclusion à connotation patriotique dans ce premier cinéma africain-américain. La fibre patriotique concluant Within our gates a fait l’objet de plusieurs hypothèses énumérées à la fin de l’article de Gerald Butters cité juste-au dessus. On y lit notamment qu’en 1919 des vétérans noirs avaient été lynchés, certains avec leurs tenues militaires. En tout cas, après le carnage des tranchées européennes, les revendications d’égalité s’expriment avec plus de combativité pour les soldats qui en sont revenus. C’est notamment le cas à Chicago – ville de tournage de Within our gates – où les vétérans noirs exigent des logements décents et l’égalité devant la loi. Ce combat accru contre la discrimination est souvent présenté comme un des facteurs à la racine des émeutes de 1919, souvent générées par des groupes blancs. Le traitement raciste et l’inégalité que continuent de vivre les afro-américains dans la foulée de la participation aux sacrifices armés peut faire écho à l’amertume qui apparaît dans certains films pré-code de la dépression, cette fois-ci pour les anciens soldats blancs brisés économiquement voire réprimés dans leurs contestations. Je pense notamment à Heroes for sale de Wellman ou Je suis un évadé de Chain Gang de Mervyn Leroy (réalisés au tout début des années 30).

Affiche de The trooper of troop K (Harry Grant, 1917)

la contribution afro-américaine à l’armée américaine (ce « race movie » obtint un certain succès et fut même projeté devant une audience mixte dans un cinéma de Nouvelle-Orléans) :

La production de « race movies » (c’est à dire à casting noir pour un public majoritairement afro-américain) fut également entreprise par d’autres sociétés indépendantes d’Hollywood et dont la direction et la réalisation était le fait de blancs. Ainsi par exemple la Colored Players Film Corporation qui a produit quatre films dans les années 20 dont The scar of shame (1929) au casting intégralement afro-américain.

The scar of shame (1927, muet) :

film indépendant de Frank Peregini et David Starkman, avec un casting noir. La multiplicité des thèmes abordés dans ce film en fait un des plus cités des « race movies »

Dans ces productions les afro-américains restent donc majoritairement devant la caméra mais pas toujours. Signalons par exemple la Christie Film Company (gérée par des blancs) qui au tout début des années 30 produit de petits films avec la contribution de l’acteur Spencer Williams comme technicien du son et dialoguiste, mais où globalement les stéréotypes demeurent. Grand acteur de « race movies » occasionnellement présent dans les productions hollywoodiennes, Spencer Williams passa à une réalisation remarquée dans les années 40.

The Melancoly dame (1929), un « race movie » de la Christie Film :

Parfois considéré comme le premier « race movie » parlant, ce film réalisé par un suédois (Arvid E. Gillstrom) est composé d’un casting afro-américain. Nous y retrouvons Evelyn Preer de Within our gates, première actrice afro-américaine star du cinéma. Le film entretient les stéréotypes (notamment de style « coon », registre abêtissant exigé par les producteurs et réalisateurs blancs) mais a le mérite de conserver une trace de cette actrice fétiche de Micheaux (muet) qui d’ailleurs a rapidement rompu son contrat avec la Christie.  Elle joue ici avec Edward Thompson, également son mari dans la vraie vie et au registre malheureusement tout autant réducteur dans cette comédie.  

« Edward Thompson et Evelyn Preer étaient mari et femme dans la vie réelle. Ils étaient intelligents, éloquents,  pouvaient faire Broadway, Shakespeare et tout ce qui leur était demandé dans la comédie et le drame. Preer a également chanté et tourné avec certains des meilleurs musiciens du moment. Ils ont tous les deux joué une grande variété de rôles sur scène. Et Hollywood les placa dans les rôles les plus stéréotypés et les plus limités possibles. Preer et Thompson se sont vite lassés du dialecte, des comédies de style coon de Christie, ils ont produit et exigé de meilleurs rôles plus réalistes. Ils ne s’opposaient pas à la comédie, ils aimaient beaucoup jouer de la comédie et aimaient travailler ensemble ! Ils voulaient simplement que les noirs soient représentés comme ils parlaient et se comportaient réellement. Ils voulaient que l’humour soit élargi et que les personnages ne soient pas seulement des enfants, illettrés, paresseux, etc. Leurs meilleurs scripts ne sont jamais apparus et leurs souhaits ont été ignorés. Ils sont rapidement retournés à la scène où ils avaient un plus grand contrôle sur leur image et leurs rôles. Les films sont agréables grâce à d’excellentes performances des acteurs mais les scripts stéréotypés doivent être pris avec un grain de sel ! Evelyn Preer devait mourir de la pneumonie à l’âge de 36 ans. Elle n’a jamais obtenu de reconnaissance  de l’actrice exceptionnelle qu’elle était en dehors de la communauté noire. »

Commentaire d’un internaute sur YT pointant du doigt les limites du « race movies »

Bien que leurs talents aient été étouffés dans cette espèce de ghetto cinématographique, les « race movies » ont permis à une multitude d’acteurs et actrices afro-américains d’exercer leur métier sans se limiter à un registre secondaire. Alors dans l’ombre des grands studios dont la production donnait les rôles principaux à des acteurs blancs et se destinait à un plus large public, les acteurs de « race movies » étaient parfois employés dans des films hollywoodiens. Mais ils y étaient généralement cantonnés à de petits rôles de soutien, incarnant des personnages subalternes (domestiques etc) et dans des registres iconographiques reprenant les clichés racistes. Les africains-américains ne sont donc que des éléments secondaires et schématiques du récit filmique hollywoodien, comme d’autres minorités. Prenons par exemple Frico Jenny (1932) du réalisateur Wellman dont les films sont plutôt intéressants en ce début des années 30; bien qu’encore une fois au service constant de l’héroïne blanche, s’y détache un personnage féminin chinois plus important et entreprenant que de coutume (une initiative permet par exemple de sauver l’enfant de l’héroïne). Or ce personnage chinois plus en vue est en fait interprété par une actrice américaine maquillée lourdement et habillée d’une robe chinoise traditionnelle bien marquée tandis que les chinois mineurs du film (de la figuration ou presque) sont incarnés par des sino-américains. C’est pourquoi en présentant un casting intégralement noir le film hollywoodien Hallelujah de King Vidor, sorti en 1929, se présente comme une exception tandis que l’actrice Nina Mae McKinney dans le rôle principal obtint un succès conséquent (gros texte sur ce film et son contexte à lire ICI). Mais le monde hollywoodien n’offrait pas de perspectives artistiques et économiques aux talents afro-américains et malgré un contrat de 5 ans Nina Mae McKinney connut de grandes difficultés à avoir un rôle principal pour d’autres films grand public. Pourtant un film hollywoodien comme Safe in hell (1931), produit par la Warner Bros et réalisé par Wellman, confirma encore son talent avec un enthousiasme critique pour sa performance lors de la sortie du film (contribuant avec l’actrice principale à sauver le film d’un accueil complètement défavorable à l’époque). Certes McKinney y incarnait un personnage secondaire dans une fonction connotant la sempiternelle servitude, mais son registre échappait de manière inhabituelle aux stéréotypes, parlant normalement (dans un accent de la Nouvelle Orléans) et agissant de manière relativement autonome. Néanmoins Safe in hell n’était pas totalement exempt d’imagerie raciste et les limites demeuraient. McKinney renoua donc fortement avec le ghetto du « race movie » au cours des années 30. Entre temps l’ironie du sort veut que l’actrice décrocha un nouveau rôle principal dans un film mainstream, cette fois-ci britannique, où le casting noir fut finalement instrumentalisé en faveur d’un message colonialiste. Il s’agit de Sanders of river (1935) de Zoltan Korda, tourné au Nigéria. Le chanteur afro-américain Paul Robeson, un activiste des droits civiques, a témoigné contre ce film et avait tenté de racheter toutes les copies existantes, écœuré d’avoir accepté d’interpréter un leader nigérian finalement transformé en laquais de l’occupant colonial : « La machination impérialiste avait été placée dans l’intrigue pendant les cinq jours derniers jours de tournage … J’étais coincé dans le film parce que je voulais dépeindre la culture du peuple africain et j’ai commis un faux pas qui m’a convaincu que j’avais échoué pour peser les problèmes de 150 000 000 natifs africains … Je déteste le film. » Ce film représente un cas flagrant d’instrumentalisation des interprètes noirs, mais cela exista aussi dans de nombreux films hollywoodiens. Quant aux « race movies » (ères du muet et du parlant confondues), en plus de disposer de peu de moyens, il semblerait donc que les clichés et l’idéologie raciale n’étaient pas vraiment remis en question à part les films d’Oscar Micheaux et j’imagine quelques autres réalisateurs indépendants afro-américains. Mais cette note du blog serait bien trop fastidieuse s’il s’agissait ici de revenir plus précisément sur l’ensemble du corpus « race movies »/cinéma afro-américain indépendant que je découvre à peine. A suivre…

Dans ces contextes cinématographique et social américains, Within our gates apparaît en tout cas comme un uppercut. Il y aurait beaucoup d’aspects à relever, notamment les éléments socio-historiques qui parcourent le film (la Ségrégation des Etats du Sud etc). Ici je me contente de revenir sur deux passages du film qui m’ont marqué.

Extrait de Within our gates :

Le vieux Ned, ou la révélation tragique d’un mécanisme de domination et le hors cadre révélé de l’iconographie raciste 

C’est une terrible séquence à plusieurs niveaux, celle qui m’a le plus saisi. Par exemple elle illustre avec férocité combien le pouvoir blanc garde un ton humaniste avec les noirs (leur souhaitant le « plus grand bien« ) tant que ces derniers restent assujettis dans des attitudes n’ayant aucun impact politique. Car dès lors que l’afro-américain suscite un changement structurel (alors que dans l’extrait il est question du droit de vote, pensons aux luttes pour les droits civiques), le ton change et on ne rit plus. La portée de cette séquence est intemporelle et aurait bien des résonances avec notre présent. Les applaudissements des deux personnages blancs devant le discours du Vieux Ned, si inconséquent sur leurs privilèges, révèlent combien cette attitude inoffensive est une complicité des acquis du racisme institutionnel. On peut imaginer Micheaux cibler des attitudes et des individus de son temps. Cet extrait est également une perle par le chamboulement de toute une iconographie. Car pendant les ricanements des deux blancs et le pied au cul balancé au Vieux Ned, certes il y a une satire féroce de la complicité d’afro-américains avec le système de domination, mais on pourrait aussi y voir la reproduction d’un stéréotype raciste alors en vogue. A savoir l’image du noir idiot, soumis et heureux, tourné en ridicule par les blancs. Et c’est là que le tour de force intervient : une fois libéré du regard des blancs, le Vieux Ned révèle sa souffrance et ce qu’il pense. De l’icone bêtement souriante et soumise, il exprime soudainement une tristesse tragique : c’est le visage de la lucidité. Avec ce plan, d’un coup le film massacre toute une iconographie en donnant à voir ce qui est invisible dans la vision de l’époque et notamment celle de Birth of Nation (telles ces scènes de plantation où les noirs sont heureux avec leurs maîtres blancs). Car c’est aussi un contrepoint à la tradition du « Tom » (du roman de La Case de l’oncle Tom) que reprend Birth of nation, soit ce domestique noir récurrent, soumis et heureux. Micheaux ici montre ce qui se situe hors champ (ou plutôt hors cadre) du cinéma dominant tout en interpellant l’afro-américain sur l’enlisement qu’apporte la complicité avec les dominants et le maintien de leurs privilèges (la séquence a une résonance autant individuelle que collective). En passant ainsi à la révélation tragique habituellement absente des représentations d’afro-américains, Micheaux n’a pas donné lieu à un sourire gratuit dans la satire qui précède. L’articulation révèle d’autant plus fortement la souffrance, la conscience et le refus en germe du dernier plan. Le texte de Gerald Butters référencé plus haut renvoie d’ailleurs à un Negro song très populaire parmi de nombreuses générations d’Africains-américains et dont les paroles font formidablement écho à cette scène du film :

« Got one mind for white folks to see, ‘Nother for what I know is me; He don’t know, he don’t know my mind. When he see me laughing, laughing just to keep from crying »

(« Je garde une pensée à montrer aux blancs, mais j’en ai une autre pour ce que je reconnais comme étant moi-même. Lui ne connaît pas, non, il ne connaît pas ma pensée lorsqu’il me voit rire, rire pour m’empêcher de pleurer »).

Negro song recuilli par Lawrence Gellert (Me and my captain, 1936)

La censure a pu avoir cours dans le Negro song, chants par exemple entonnés durant l’esclavage ou dans les prisons « chain gang » (prisons particulièrement tenaces dans les Etats du sud où les prisonniers étaient enchaînés et voués aux travaux forcés). D’ailleurs les quelques représentations filmiques de chain gang et d’esclavage contenant parfois des Negro song en retiennent surtout cette apparence inoffensive, quasi naïve. J’invite à lire l’extrait ICI du livre African american folksong and american cultural politics : the Lawrence Gellert stories de Bruce Confort.

Une affiche annonçant la projection de Within our gates avec un résumé du lynchage où on peut lire « il savait qu’il n’y aurait pas de procès – seulement la corde, la torche, les flammes de l’Enfer et la mort !« 

La séquence du lynchage est également un moment important du film. Les lynchages de noirs sont monnaie courante dans l’Amérique contemporaine au film mais Micheaux est le seul réalisateur africain-américain ou anglo-américain, avant longtemps, à traiter directement de cette barbarie si on excepte le malheureux précédent de Griffith dont l’iconographie fait des assassins du Ku Klux Klan des héros de la civilisation blanche. Par exemple le lynchage sera abordé plus tardivement en 1943 dans Ox-bow incident de Wellman, film très intéressant qui s’attaque avec une sobre efficacité (flop commercial à sa sortie) à la peine de mort et comportant des allusions au lynchage racial (bien que nous sommes à Hollywood et que ce cinéaste ne soit pas non plus radical). Fait très marquant par rapport à Within our gates, l’acteur afro-américain Leigh Whipper y interprète un personnage secondaire qui fait partie de ceux refusant la pendaison des trois meurtriers supposés, affirmant que le mécanisme du lynchage il connaît. Là le spectateur songe évidemment au lynchage des noirs, mais ce lien socio-historique est aussi quasi cinématographique puisque Leigh Whipper fut également incorporé au casting de Within our gates (son tout premier film, certes dans un rôle mineur que je n’ai même pas pu identifier) ! Passerelle volontaire ou pas de Wellman, il y a un lien qui se tisse. A noter d’ailleurs que la mise en scène de Ox-Bow incident évite aussi de montrer directement les corps pendus : est-ce un parti-pris découlant de la censure ? De son côté Micheaux avait voulu amplifier la terreur de l’acte en montant à l’envers une succession de photogrammes, choix qui n’apparaît plus dans la version actuellement en circulation (photogrammes remis à l’endroit). Cette découverte n’est intervenue que très récemment, dans le cadre d’une nouvelle restauration de Within our gates.

Leigh Whipper (Sparks) dans Ox-Bow incident, 1943 : 

« J’ai vu lynché mon frère quand je n’étais encore qu’un enfant. J’en fais encore des cauchemars« 

L’empreinte du lynchage à la fois sur le personnage (Ox-Box incident), l’acteur (Within our gates) et l’afro-américain né en 1876 en Caroline du sud (vie réelle) ? 

Par le choix de montrer la barbarie du suprématisme blanc Within our gates est une fois de plus courageusement précurseur dans un contexte hostile. Mais ce qui m’a frappé dans la séquence du lynchage c’est aussi le traitement de la presse. Le film instaure un flash-back qui rejoue la scène du meurtre du riche possédant blanc, sauf que cette fois-ci c’est à travers le discours propagé par la presse. On y retrouve la diabolisation du noir (l’alcoolique, le meurtrier etc), ce qui le rend monstrueux et évidemment coupable du meurtre. On peut même y voir encore un écho à Birth of nation : ce n’est pas que la presse qui applique cette diabolisation provoquant (ou entretenant) le lynchage qui s’ensuit. Le cinéma de Griffith l’a fait aussi, il a diabolisé les personnes afro-américaines et justifié les lynchages à venir, ceux qui ont lieu au moment même où Micheaux tourne ce film, y compris dans le nord (cf le premier intertitre qui ouvre le film : les lynchages n’existent pas que dans les Etats du sud; par ailleurs en 1919 il y a une série d’émeutes raciales surnommée « red summer » incluant des morts, la plus sévère étant à Chicago et partant le plus souvent d’attaques de groupes blancs) ! Le lynchage des parents adoptifs de Sylvia apparaît comme une conséquence de cet environnement médiatique dans l’air du temps, les mythes de la suprématie blanche qui  propagent le racisme. Par cette dénonciation, la mise en scène de Within our gates constitue un acte de résistance cinématographique.

Image tirée de Within our gates :

Un blanc violant l’héroïne noire sous le portrait de Lincoln, figure de l’abolition de l’esclavage

« Les hommes noirs n’ont qu’une idée en tête : violer les femmes blanches. Voilà le message de Naissance d’une nation »

John Hope Franklin, historien (propos tenu dans le documentaire Moving Midway)

Après le lynchage, voilà une autre riposte de Within our gates à la vision raciste de son époque et de Birth of nation. Ce n’est pas le noir qui viole mais le blanc, renversant ainsi le « primitivisme » du film de Griffith ici incarné par le blanc sudiste. Le crime a lieu sous le portrait de Lincoln accroché dans la maison des parents, issus d’esclaves. La barbarie du sud assombrit le tableau de l’abolitionnisme et résonne comme un symbole : l’esclavage est aboli mais le racisme se pérennise, la liberté et l’égalité des noirs ne sont pas acquis.

Certes le film est moins manichéen que le blockbuster de Griffith (des personnages noirs compromis, des alliés blancs etc) mais il est dommage qu’il refroidisse les esprits quand il en vient au patriotisme. Ça m’a fait penser à ce que je ressens parfois dans les rebondissements scénaristiques de quelques films pré-code hollywoodien qui jusque là m’avaient emballé. Cela s’expliquait par la mainmise des grands studios, exigeant une morale ou des illusions sauves. Pour ce qui est de ce film indépendant d’Oscar Micheaux c’est assez mystérieux. Comme écrit plus haut, des pistes sont avancées dans la fin d’article ICI, prenant en compte le contexte et notamment le poids de la censure. Le film aurait eu plusieurs versions en fonction des publics à qui il était projeté. Comme j’ai lu sur un blog commentant les travaux de Jane Gaines (il faudrait choper ses publications intégrales…), on peut supposer par exemple que cette fin « soyons tous américains » découle d’une version projetée à un public blanc/mixte.

Toujours est-il qu’avec ce film Micheaux affirme un point de vue qui a du susciter la désapprobation de la suprématie blanche plutôt que ses applaudissements. Quelle réception ce film a pu avoir auprès du public afro-américain de l’époque, c’est un mystère. Or le public visé par ce film est quelque chose à prendre en compte. D’après ce que j’ai lu ici et là, au niveau des Etats du nord il y avait toute une population rurale ayant migré récemment du sud , certains « race movies » ayant même engendré un tableau moqueur de ces nouveaux citadins (un film de 1914 est évoqué, réalisé par un non afro-américain). Cela rappelle l’évidence d’un public noir lui-même hétérogène. Reste à découvrir le reste de la filmographie du cinéaste dont des opus sont visibles sur la toile. Voilà qui pourrait provoquer de nouvelles surprises et permettre de creuser des aspects de Within our gates, par ailleurs commentés parmi les nombreux textes anglophones accessibles sur la toile qui se rapportent à son oeuvre et aux « race movies » en général. En ce qui me concerne, une lecture boulimique de certains de ces articles dans la foulée de la découverte du film sera aussi à « digérer », m’évitant le reproduire une présentation aussi brouillonne. Car ce premier cinéma africain-américain m’incite particulièrement à creuser les visionnages, notamment et surtout les contextes cinématographique et social.

Obaltan (Aimless bullet) – Yun-Mok Yu (1961)

Yun-Mok Yu – Obaltan (Aimless bullet) – 1961 – Corée du Sud – 107 mn

« Sortons d’ici ! »

Parmi les possibilités de découvrir des filmographies et des auteurs grâce à internet, il est à signaler la chaîne YT « Korean film archive » (issue de l’organisme du même nom créé en 1974 en Corée du Sud) qui met en ligne des dizaines de films du patrimoine coréen réalisés des années 30 aux années 80 et pouvant être vus intégralement avec une option sous-titrage anglais. C’est ainsi que j’ai pu découvrir ce film de Yu particulièrement réputé à une échelle internationale, malgré une filmographie nationale coréenne largement méconnue en dehors de l’Asie. La version visible de nos jours est tirée de la seule copie conservée, sur laquelle ont été insérés des sous-titres anglais.

Le salaire d’un comptable public est beaucoup trop petit pour lui même et soutenir sa famille. Cependant il doit subvenir aux besoins de sa mère sénile et traumatisée par la guerre, de sa femme enceinte mal nourrie, d’un frère cadet qui ne travaille pas, de sa sœur célibataire qui se prostitue avec les étrangers et de deux jeunes enfants. »

Affiche de Obaltan, traduit « Aimless bullet » en anglais (« sans but »)  

 

En renvoyant à l’errance, le titre lui-même du film indique une influence majeure du néoréalisme italien que le réalisateur Yun-Mok Yu a par ailleurs clairement mentionné. Nous retrouvons par exemple l’attachement à un certain réalisme documentaire autour de la misère sociale ou encore une errance des personnages sans réel trame narrative à part un hold-up brièvement traité à l’image. La parenté avec un film comme Le voleur de bicyclette (De Sica, 1948) est assez marquée. Alors que Yu est souvent considéré comme le « père du réalisme coréen », ici cette filiation est d’autant plus frappante que le cadre du film se situe peu après la Guerre de Corée (1950-53). Ainsi une décennie après le premier néoréalisme italien, à son tour la Corée présente avec Obaltan/Aimless bullet un cinéma d’après guerre marqué d’un fort pessimisme. Cette tonalité sombre découle aussi du matériau originel, à savoir l’adaptation d’un roman coréen publié en 1959 (Obaltan de Lee Beom-Seon) qui porte un pessimisme social alors fréquent dans la littérature coréenne d’après guerre.

Le film se déroule principalement dans le quartier Haebang-chon de Seoul (« Liberté village »), un bidonville d’après guerre habité par des réfugiés de Corée du nord et des sud-coréens de retour (dont nombreux soldats), quartier où l’armée américaine établit aussi un bureau. Outre par la présence de ces populations, le film enracine clairement le contexte social : chômage, misère, désespoir. Il est souvent écrit sur internet que ce film fut censuré, ce qui est vrai mais pas au moment de sa première sortie. C’est dans la foulée du putsch militaire de Park Shung-Hee entrepris en mai 1961 que Obaltan fut interdit (jusque 1963), avec deux raisons principalement avancées par le pouvoir selon le témoignage du cinéaste Yu : d’une part le personnage de la grand-mère et son refrain obsédant « allons-y, allons-y ! » qui fut interprété comme « retournons en Corée du Nord »; d’autre part la dimension sociale du film beaucoup trop sombre. Alors comment Obaltan a pu sortir sans censure en avril 1961 ? Pour cela je reviens sur le contexte de réalisation qui éclaire également sur les parti-pris formels et thématiques du film.  

Le tournage d’Aimless bullet aurait démarré en 1960, durant les derniers mois de présidence de Syngman Rhee. Au pouvoir de la Première République depuis 1948 et réélu à trois reprises, ce dernier était une caution anti-communiste pour les USA tout en exerçant un pouvoir de plus en plus autoritaire. Des mesures de censure s’appliquaient au niveau du cinéma mais durant les années 50 la gouvernance de Rhee a tout de même contribué à une impulsion quantitative et qualitative du cinéma sud coréen en l’exonérant d’impôts et en le rattachant au Ministère de l’Education en 1955 (et non plus la Défense), ce qui a valu le qualificatif de « Premier Âge d’Or » pour la période 1953-1962. Y émergeaient des départements cinéma dans les universités, des genres, des stars ou encore un grand complexe de studios (à Anyang, alors le plus vaste d’Asie !). Dénué de critique, embellissant la réalité plus qu’il ne la révèle ou la questionne, relevant de l’entertainment, c’est sans doute un tel cinéma de studio que pourrait identifier et critiquer une séquence d’Aimless bullet où le jeune frère Young-ho, ancien soldat, va au studio « Asian Company » pour obtenir un rôle dans un film comportant un personnage de soldat blessé, comme lui. Dans cette scène on sent un certain confort économique (tout relatif comparé à d’autres cinémas !) et artistique, tel un dérivé d’Hollywood auquel peut renvoyer le personnage de l’actrice dont le modèle semble la starification des grands studios américains, personnage en net contraste avec la sœur prostituée des deux personnages principaux et qui vend son corps aux soldats étrangers pour survivre (dans un passé récent, la prostitution de survie était articulée à la présence impérialiste japonaise…). Obaltan écorche ce cinéma de convention à travers la réaction de l’ancien soldat écœuré qu’on puisse faire un spectacle, un divertissement (voire une propagande ?) de son vécu; comme si non seulement ce cinéma ne contribuait pas à améliorer les conditions de vie mais en plus se nourrissait de la morne réalité pour s’épanouir économiquement.  On pourrait voir le film de Yu comme une antithèse à ce cinéma de studio séparé du monde, faisant écho à d’autres cinématographies ayant pris le chemin des « nouvelles vagues » à la suite du néoréalisme italien.

« Un réalisateur comme Yu Hyun-mok (voir son interview fleuve dans le numéro de « Cinemaction » consacré aux cinémas d’Asie orientale), le parrain du réalisme en Corée, a tout simplement inventé le néo-réalisme coréen dans son film Obaltan en 1961, pendant la révolution étudiante. L’histoire du cinéma coréen est parsemée de films «ovnis » qui sont des balises servant de repères aux cinéastes actuels. Yu Hyun-mok est probablement celui qui, comme Abel Gance en France, a montré comment on peut bouleverser le cinéma commercial de l’intérieur et secouer la censure (voir aussi son film expérimental Empty Dream de 1965). C’est aussi grâce à quelqu’un comme lui que le cinéma est devenu digne d’intérêt pour les intellectuels en Corée. D’un point de vue esthétique, le cinéma des années 50-60 en Corée était l’équivalent de notre période de « qualité française ». On en retrouve des traces dans le cinéma des grandes compagnies qui dominent le marché actuellement. L’attention aux décors et l’argent qui se voit sur l’écran en est une ; le star system écrasant en est une autre ; les scénarios dominant l’art de l’image en sont aussi une trace. Comme en France, on n’y lisait que peu la situation – socialement dramatique – du pays, qui allait aboutir à la révolution étudiante et au coup d’état militaire de 1961. C’est peut-être aussi le cas aujourd’hui. Après le réalisme social et politique des années 80-90, voici venu le temps des grandes fresques nationales, aux idées bien plus abstraites. »

Antoine Coppola, interview publiée sur le site « Il était une fois le cinéma ».

Alors que le tournage d’Aimless bullet était rendu difficile par le manque de moyens (des acteurs et membres d’équipe touchent aucun salaire), le pouvoir fut alors secoué par un mouvement social se composant notamment d’ouvriers et étudiants qui s’opposaient aux élections de mars 1960 (aboutissant à la réélection de Rhee). Un manifestant étudiant fut tué par une bombe lacrymo, ce qui déclencha une plus grande ampleur du mouvement incluant la mort d’autres opposants. Rhee finit par démissionner en avril 1960 et laissa place à la proclamation d’une deuxième République, de type régime parlementaire et gouvernée par l’opposant Yun Po-Sun. S’ouvrait alors une brève parenthèse jusqu’au putsch militaire d’avril 1961 qui voit le retour à un pouvoir très autoritaire opérant un contrôle économique et idéologique renforcé sur l’expression cinématographique. Avant cela, outre la liberté de presse, la Deuxième République créa une structure civile chargée de superviser la production cinématographique avec le slogan « Liberté de parole et d’expression« . Ce contexte était nouveau par rapport aux périodes d’occupation japonaise et américaine. En quelques mois cela profitait non seulement à l’émergence d’un film comme Obaltan mais également à un autre grand film du patrimoine coréen qui a fait l’objet d’une restauration dans les années 2000 (par la World Cinema Fondation de Scorsese) et alors largement projeté en Occident : La servante de Kim Ki-Young, film qui fait exploser et s’amuse avec les conventions de genre alors en vogue dans le dynamisme des années 50. Ces deux œuvres sont souvent citées parmi les meilleurs films sud-coréens…

La servante (Kim Ki-Young, 1960), film intégral en VO sous-titrée anglais :

 

C’est donc à la faveur d’un contexte social plus libre que Yu a pu poursuivre le tournage d’Aimless Bullet en accentuant l’orientation sociale critique, la rendant plus explicite. Achevé en avril 1961, il a pu connaître de premières projections peu avant le coup d’Etat de mai 1961. D’après le livre The changing face of korean cinema 1960 to 2015 (Aegyung Shim, Brian Yecies) qui s’appuie sur les souvenirs du cinéaste quant à la diffusion du film au cinéma de Gukje, Aimless bullet connut un enthousiasme critique en particulier dans les milieux intellectuels (universitaires, journalistes…) mais n’eut pas de succès populaire, ne suscitant par exemple qu’une venue modérée des spectateurs de classe moyenne.  Après le coup d’Etat de mai 1961, une re-sortie fut envisagée mais Aimless Bullet n’obtint pas sa licence d’exploitation. On était en juillet 1961, c’était le premier film interdit du régime de Park Chung-Hee. Après démarches d’un universitaire américain auprès des autorités sud-coréennes, Obaltan put être présenté au Festival du Film de San Francisco de 1963. C’est de la copie projetée ce jour là qu’est issue la version visible de nos jours, d’où le sous-titrage anglais incrusté.

Outre le contexte et l’héritage du néoréalisme italien qui ont été mis en avant dans cette présentation du film, il est à souligner que Aimless bullet dépasse la seule pertinence d’une thématique sociale abordée de front. Yu y déroule également un style dynamique, parfois proche de l’expressionnisme allemand. Une expressivité qui amplifie la noirceur de ce tableau d’après guerre, la face sombre d’une Corée jusqu’alors absente (?) des écrans. Il semblerait que le cinéaste ait amplifié ses expérimentations formelles dans la suite de sa filmographie.

Film intégral en VO sous-titrée anglais, VERSION RESTAURÉE :

Jeune et frais comme une rose – Jovan Jovanovic (1971)

Jovan Jovanovic – Jeune et frais comme une rose – 1971 – Yougoslavie – 1971 – 71 mn

Projeté au festival de Pula 1971 et dans une poignée de cinémas, Jeune et frais comme une rose a rapidement disparu des écrans, subissant une censure officieuse de 35 ans puisqu’il ne sera redécouvert qu’en 2006.  Ce n’était pas la première censure subie par le cinéaste serbe Jovan Jovanovic.  Avant ce premier long métrage, il avait réalisé deux courts métrages censurés dans le cadre de ses études, dont Izrazito ja (1969) qui se présente tel un préquel de Jeune et frais comme une rose (courts métrages relayés ICI sur le blog).

Produit par Dunav Film (un studio de Belgrade), on retrouve un certain Dragan Nikolic. Devenu un acteur vedette du cinéma et de la télé yougoslaves, il fut révélé en 1967 dans Quand je serai mort et livide de Zivojin Pavlovic (relayé ICI sur le blog), un cinéaste de la vague noire yougoslave qui a également connu des censures officieuses.

mlad

« – What did you do after dinner?

– I was in cinema

– The fable of the film?

– It is Godard, there is no fable ! »

(dialogue de Jeune et frais comme une rose)

A travers une esthétique « punk » avant l’heure, une mise en scène chaotique (caméra secouée, zooms et dé-zooms incessants) et une influence partielle d’A bout de souffle de Godard (ce dernier est même cité), le film suit une petite frappe criminelle (Stiv) qui s’adresse régulièrement au spectateur. Tout en opérant des crimes, il déglingue avec ironie le monde qui l’entoure, à la manière du personnage de Izrazito ja auquel il reprend même des répliques. Lié  à la police secrète, Stiv monte en puissance et constitue une bande armée tentant de prendre le pouvoir. Le film met aussi en scène une icone médiatique, Stiv précédant même des personnages gangsters vedettes du cinéma (tel le Al Pacino de Scarface).

Extrait, en VO sous-tirée anglais

(Conférence de presse de Stiv, le show médiatique)

 

Jeune et frais comme une rose fait assister à un chaos démontant l’optimisme officiel orchestré idéologiquement à coups de démonstrations, slogans et discours, à l’image de l’ouverture du film où figure même un extrait de discours de Tito. On peut se figurer comme ce film a pu alors constituer un pavé, même si la réalisation technique est parfois trop insistante, une limite qui je trouve cause un peu de lassitude (bien qu’aujourd’hui cela soit justement présenté comme une originalité « punk » avant l’heure).

« J’espère que nous nous reverrons. Je suis votre avenir !« 

futur

 

Par les accointances du pouvoir avec la criminalité et la célèbre phrase finale de Stiv, nombreux ont donné à ce film un aspect « prophétique » étant donnée la (re)découverte tardive en 2006 et la période écoulée entre deux. Outre cet aspect « visionnaire » le film exerce une satire générale, tant sur les valeurs officielles du socialisme yougoslave que sur le consumérisme de masse, les médias ou encore l’esprit rebelle de la jeunesse (la scène avec les hippies assassinés).

Je n’ai pas eu l’occasion de voir ce film avec des sous-titres français, par conséquent j’ai parfois eu du mal à suivre étant données les nombreuses répliques accompagnant le rythme saccadé de l’image. Je glisse ci-dessous le film intégral avec les liens pour qui souhaite se lancer dans la découverte avec un sous-titrage anglais.

Film intégral en VO non sous-titrée

(pour le voir avec sous-titres anglais : télécharger la video ICI, les sous-titres ICI)

La ville (Grad) – Pavlovic, Rakonjac et Babac (1963)

Zivojin Pavlovic, Kokan Rakonjac, Marko Babac – La ville (Grad) – Yougoslavie – 1963 – 80 mn

« [Cette censure] est le résultat d’un manque de connaissance et d’incompréhension, un des meilleurs films que la Yougoslavie ait produit a été jeté à la poubelle » (Aleksandar Petrovic, Festival de Pula 1963)

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La ville est souvent considéré comme la première réalisation de la Vague Noire yougoslave. Ce film collectif n’était pas la première collaboration des trois cinéastes et d’Aleksandar Petkovic (opérateur). Tous alors étaient membres du Ciné-club Belgrade (courts métrages de Pavlovic et Rakonjac relayés ICI sur le blog) et en 1962 ils avaient déjà réalisé Gouttes, eaux, guerriers (relayé ICI sur le blog). Ce dernier était un premier film professionnel qui fit une très bonne impression au Festival de Pula 1962 au point d’y être récompensé par un prix spécial pour le travail de l’opérateur Aleksandar Petkovic.

Produit par la Sutjeska Film, La ville fut jugé au tribunal du district de Sarajevo et fut censuré dès l’année de sa réalisation. C’est le cas unique d’une interdiction officielle dans l’histoire du cinéma yougoslave au cours de laquelle il y a eu plusieurs censures mais elles étaient officieuses, pas menées à travers un jugement judiciaire. Ce film fut considéré comme « morbide … pessimiste … une vision négative de la société de la Yougoslavie socialiste » (Bogdan Tirnanic, Black wave). C’est ainsi qu’il fut mit au placard et n’obtint une levée d’interdiction qu’en 1990, à l’initiative Radoslav Zelenovic le président du Yugoslav Film Archive de l’époque. Le film fut retrouvé dans les services de police de l’Etat. Outre la censure, il y eut des conséquences pour les réalisateurs. D’ailleurs Kokan Rakonjac – décédé prématurément en 1969, il avait épousé l’excellente actrice serbe Milena Dravic, une incontournable du cinéma yougoslave – fut déjà censuré pour Larmes, un court métrage amateur réalisé en 1958 au Ciné-club Belgrade. Tous trois durent faire un pas de côté :

« As authors we had a big problem back then. (…) We were put in the « bunker » (…) we were not allowed to continue working. Zivojin Pavlovic started to work in Slovenia. Kokan started to work an amateur again and to sell his ideas to producers, but it was very complicated for him to continue to work. And i started to work as an editor » (Marko Babac)

 

Film intégral en VO non sous titrée :

(pour le voir avec sous-titres anglais : télécharger les videos ICI, les sous-titres ICI, les synchroniser ICI)

http://www.dailymotion.com/video/x2h10it

http://www.dailymotion.com/video/x2h10nh

Grad est situé dans une grande ville, le film est découpé en trois histoires :

  • « Relation » (Rakonjac) – Un couple se délite.
  • « Cœur » (Babac) – Un directeur de société fragile du cœur rend visite à un ami docteur. Il mène une vie qui le désespère.
  • « L’encerclement » (Pavlovic) – Un vétéran de guerre solitaire arpente des bistrots. Atmosphère de tristesse, en contraste avec les photos de la libération accrochées au mur d’un bistrot. Le vétéran sur le déclin a une vie devenue insignifiant et déprimant. Il se fait tabasser par une bande. Après la libération révolutionnaire qui lui a jadis coûté une main, errant sans but et se dirigeant vers la mort, il laisse derrière lui une rue morbide.

Politiquement, Grad ne constitue pas une critique subversive directe (il y a eu plus offensif au cours des années 60). Nous avons là un portrait sombre de la vie urbaine (solitude, etc) et cette manière nouvelle de traiter de la réalité a été mal perçu, surtout à l’orée des années 60 où le Novi Cinema et sa tendance « vague noire » émergent à peine (pour rappel : la dénomination « vague noire » est venue en 1969 de la part d’un journaliste et membre du parti communiste serbe qui avait rédigé un article incendiaire intitulé « La vague noire dans notre cinema »). A noter tout de même que le film de Bostan Hladnik Danse sous la pluie (1961, relayé ICI sur le blog) développait également un fond désespérant sur le quotidien de la vie urbaine (en opposition aux rêveries des personnages) et à certains égards le couple du segment réalisé par Rakonjac n’est pas très éloigné de celui de la réalisation de Hladnik.

Pour ce qui est de la censure ayant mené à la confiscation du négatif et des copies du film, le livre Liberated Cinema : The yugoslav experience de Daniel J. Goulding relève les raisons officielles du verdict du tribunal. Le tribunal statut que le court-métrage de Rakonjac « dépeint une vision de la vie insignifiante, et l’amour est réduit au physique, à un désir absurde« . De même pour la seconde histoire, « la vie est aussi dépeinte comme insignifiante et le personnage du directeur, Slavko, une personne dans une position très responsable, est montré comme un type très blasé, représentant un capitaliste yougoslave, qui travaille pour les communistes mais dont le cœur malade résulte du service aux communistes« . Enfin, la partie réalisée par Pavlovic « présente une ville yougoslave sous une lumière négative ce qui soulève la question en quoi il vaille la peine d’y vivre (…) si négative que les cafés [« kafanas »] sont pleins d’individus antisociaux où la vie se déroule sous le signe de la sexualité morbide et de la délinquance, à travers laquelle le héros de l’histoire, un invalide d’humeur morne, passe perdu, mélancolique et isolé au bord d’un précipice pessimiste, maladif qui est évidemment le contraire de notre société réelle et qui est associée à une tendance à montrer négativement le développement social de la Yougoslavie, retournant ainsi à l’envers notre réalité sociale et répandant des idées qui sont opposées à notre mouvement social« .

Pour ce qui de la référence au milieu criminel urbain dans la partie de Pavlovic, à noter qu’en 1971 un certain Jovan Jovanovic réalise Jeune et frais comme une rose où cette thématique est abordée de front et présente un milieu criminel qui cette fois-ci développe des accointances avec la police secrète. Ce film fut censuré dès l’année de sa réalisation (censure officieuse) et ne fut redécouvert qu’en 2006 … relayé ICI sur le blog.