Maurice Jaubert : musique et cinéma (années 30)

« C’est précisément le rôle du musicien de film de sentir le moment précis où l’image abandonne sa réalité profonde et sollicite le prolongement poétique de la musique. (…) La rupture d’équilibre sensoriel qu’elle produit chez le spectateur doit être soigneusement prévue par le réalisateur, soit, dans un moment spécialement dramatique, qu’il utilise le choc d’une intrusion brutale (un fortissimo d’orchestre enchaîné sur un cri, par exemple), soit qu’il fasse entrer insidieusement le son musical par le truchement du son non musical (le bruit d’un train engendrant un rythme qui lui-même donne naissance à la symphonie proprement dite, des violons dans l’aigu se substituant insensiblement au sifflement du vent, etc.)«  Maurice Jaubert

EXTRAITS –

Il est question ici d’une évocation rapide de Maurice Jaubert, compositeur important du cinéma français des années 30. Maurice Jaubert a considérablement impacté sur l’apport de la musique au cinéma et a contribué ainsi à des grands films.

Je renvoie à une présentation concise et intéressante, ICI sur le forum des images

Hôtel du nord – Marcel Carné – 1938

Ce film injustement réduit à son image de marque « atmosphère, atmosphère » prononcé par Arletty est un chef d’oeuvre. La séquence que je relaie réunit non seulement Henri Jeanson (dialogues) et Louis Jouvet (acteur), duo dont il a été question ICI sur le blog à travers Entrée des artistes, mais aussi le chef de décor Alexandre Trauner, le réalisateur Marcel Carné et, pour ce qui nous intéresse particulièrement là, le compositeur Maurice Jaubert.

L’extrait choisit est l’ultime séquence du film. C’est sciemment que j’ai fait démarré l’extrait à l’entrée en scène de Louis Jouvet (M. Edmond) : écoutons les trois coups de pétard qui sonnent comme un lever de rideau, et comme le départ d’une marche funèbre, du départ vers le dernier soupir de M. Edmond, tandis que le thème musical de Maurice jaubert s’ensuit durant toute la séquence d’adieu à Annabella et à la vie.  Et la séquence, magistrale, s’achève sur un coup de feu et cette fameuse réplique « font chier avec leurs pétards…« …

C’est un thème musical qu’on retrouve également dans L’Atalante (en 1934) et Le quai des brumes, avec le trait commun que ce thème est associé au caractère festif d’un rassemblement (soit le bal du 14 juillet, un bal musette, une fête foraine). L’extrait concernant L’Atalante n’est pas disponible sur internet et les droits d’auteur  d’exploitation ne me permettent pas de publier sur YT l’extrait en question (pour un p’tit historique de l’exploitation et différentes versions de L’Atalante, une note brève ICI). Le même problème est attesté pour Le quai des brumes (cette fois-ci l’exploitant est Studio Canal, même pas fichu de proposer le petit extrait sur la toile, et c’est juste avant le passage du baiser ICI).

 

 A propos du travail et des apports de Maurice Jaubert, quelques témoignages ci-dessous  :

René Clair (metteur en scène) :

Je préparais à ce moment là le film « 14 juillet » et un jour par hasard, mon ami Jean Grémillon, metteur en scène comme moi, mais également musicien distingué, me joue au piano quelques valses de sa composition et dans l’une je trouve l’idée que je cherchais. J’en parle (cela était un peu embarrassant) à Maurice Jaubert et dès nos premières conversations, je m’aperçois que je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il pense sur la collaboration de l’auteur du film et du compositeur. Cette homme voyait avec ce sérieux qui le caractérisait, ce que devait être la musique au cinéma ; une musique qui n’était pas au premier plan, qu’il fallait en supplément de l’action, de l’atmosphère du film ; donc notre collaboration pour « 14 juillet » commença et la partie musicale fut construite en somme par une seule chanson, un seul air appelé « la valse du 14 juillet ».

Julien Duvivier (metteur en scène) :

La musique dans les films est un peu la parente pauvre. On la considère en général comme un élément sonore destiné à occuper les oreilles, lorsque pèse pour de rares instants la dictature des mots ; et c’est sans doute pour cette raison que la critique et derrière elle le public ne s’attarde guère à discuter la qualité d’une partition musicale d’un film. J’ai toujours pensé que la musique était un des éléments essentiels du spectacle cinématographique. J’ai toujours apporté beaucoup de soins dans le choix du compositeur et dans notre collaboration.

C’est à René Clair que je dois d’avoir rencontré Maurice Jaubert, Je le vis un matin arriver au studio « François 1er » dans la poussière et le vacarme des décors que nous plantions pour le film « Carnet de bal ». Je recherchais un thème musical, celui-ci devait être en accord avec le fond dramatique du film ; une mélancolique confrontation entre le présent et les espoirs déchus du passé. J’expliquais mon sujet en quelques mots à Maurice Jaubert. Je désirais quelque chose comme la valse triste de Sibelius, une musique poignante et évocatrice. Le lendemain même, Jaubert m’apporta la valse que le film et surtout le disque ont rendue célèbre. Cette valse, on ne peut l’entendre sans être plongé tout vif dans un monde féerique, qui plus encore que l’image, ressuscite toute la tristesse des amours passés.

Marcel Carné (metteur en scène) :

Il venait constamment au tournage, ce qui est rare pour un musicien. Il disait s’imprégner de l’atmosphère du film. Il demandait qu’on lui projette les « rushes » (ce sont les scènes « brutes » tournées le jour même sans montage). Il venait le plus souvent possible, puis il commençait à prendre les minutages des séquences du film. A ce moment là, il travaillait de son côté jusqu’au jour où il me jouait au piano certains des thèmes qu’il avait imaginés. Jaubert apportait dans son travail un sérieux, une gravité indéniable comme dans « Quai des brumes ».

Jacques Prévert (scénariste, dialoguiste) :

Il faisait la petite bouche et la sourde oreille, un garçon tellement doué. Il travaillait comme un ouvrier. Les metteurs en scène l’appelaient pour travailler avec lui. Sa musique devenait de plus en plus belle. Une musique pleine d’amour, de tendresse, de compassion pour les plaisirs et les malheurs du monde ; pleine de révoltes aussi pour la misère des hommes. Parce qu’il comprenait le cinéma, le cinéma devenait plus sûr de lui… alors, ceux qui méprisaient le cinéma, ceux pour qui le cinéma n’était pas un art, s’intéressaient quand même à lui, car bien que n’étant pas un art, le cinéma c’est tout de même, ce qui n’est pas à négliger, une industrie. Ils se résignèrent alors en haussant les épaules et en soupirant, en proposant à leur tour de la musique de films, de la musique de droit d’auteur.

Jean Lodz (metteur en scène) :

J’avais eu l’idée de faire plusieurs films documentaires sur les fleuves de France. Evidemment, je m’étais attaqué au premier qui était sous la main… la Seine. Une fois le film terminé, je repris contact avec lui, car les conversations que nous avions eus auparavant me fit penser immédiatement que nous possédions pas mal d’affinités. Il visionna le film et il composa une musique de film qui est certainement une de ses plus belles, une suite orchestrale qui rehaussa la qualité propre de mes images.

 

Pour finir, quelques liens video et audio disponibles comprenant des passages musicaux de Maurice Jaubert :

L’atalante – Jean Vigo – 1934

 

– Zéro de conduite – Jean Vigo – 1933

 

Le quai des brumes – Marcel Carné – 1938

La séquence finale du film constitue une grande contribution musicale, qui est nuancée par rapport au thème d’entame semblable, en lien avec la fin tragique du film, avec un prolongement de l’idée de destin (thématique du sombre destin qu’on retrouve régulièrement dans le film noir aux Etats Unis dans les années 40-50). Mais cette séquence n’est malheureusement pas présente sur le net.

 

Le million (1931) et Quatorze juillet (1933) – René Clair –  Interprétation de Marc Perrone

 

La fin du jour – Julien Duvivier – 1939

On remarquera que la musique ne survient qu’en toute fin, laissant place au préalable à l’image et au monologue (dialogues de Charles Spaak). Le film Panique (1946) de Duvivier est relayé ICI sur le blog.

Entrée des artistes – Marc Allégret (1938)

« Tu ferais un excellent critique. Tu parles fort bien de ce que tu connais mal. » 

 

EXTRAITS – Entrée des artistes – Marc Allégret – 1938 

D’emblée je le dis: c’est pas la mise en scène de Marc Allégret qui fait de ce film un petit bijou à voir et revoir (en tout cas elle me laisse assez indifférent). C’est incontestablement la présence du fameux scénariste – dialoguiste Henri Jeanson alliée à celle d’un de mes acteurs fétiches dans tout le cinéma mondial, j’ai nommé Louis Jouvet, qui était avant tout porté sur le théâtre ! Comme à son habitude, Henri Jeanson nous offre ici des dialogues d’anthologie et Louis Jouvet, ainsi que d’autres très bons acteurs de ce film (dont Bernard Blier à ses débuts), les servent admirablement.

Henri Jeanson était également un polémiste et journaliste réputé. Figure marquante du cinéma français des années 30, il le sera tout autant jusque dans les années 50 où, malgré des films loin d’être des chefs d’œuvre, ses dialogues relèveront leur intérêt.

Entrée des artistes porte sur le monde du théâtre et constitue une très bonne mise en abîme de ce dernier. L’intrigue se déroule en effet au conservatoire où viennent d’être reçus de nouveaux élèves, dont Isabelle qui contre l’avis de son oncle laisse de côté son métier de blanchisseuse pour le théâtre. Elle y rencontre François et deviennent tous deux amants, à la grande jalousie de Cécilia, une ex de François qui avait fini par le repousser l’année précédente. L’intrigue amoureuse n’est cependant pas le sujet principal du film, c’est avant tout le théâtre et son apprentissage (mais coupé de sa dimension académique et routinière). Certains vont jusqu’à accorder à Entrée des artistes un regard quasi documentaire sur le conservatoire et son ambiance.

Extrait :

Louis Jouvet, figure marquante du théâtre, est dans un rôle ici qui lui sied donc à merveille (professeur au conservatoire). Ses quelques leçons de théâtre sont étincelantes, son personnage ne se prive pas de chambouler le confort avec lequel les acteurs et actrices semblent commencer le métier. Il n’a de cesse en effet d’impliquer l’acteur ou l’actrice dans son rôle, de le fondre totalement dans le personnage joué et de croire à ce qui est joué; le film est d’ailleurs proche des écrits de Jouvet sur le théâtre (se procurer à cet égard le livre Le comédien désincarné qui regroupe ses textes). Le monologue final est un véritable morceau d’anthologie qui me donne la chair de poule à chaque fois que je le revois, – avec une petite pointe d’ironie très Jeanson en conclusion (« mais il est vrai que l’amour n’est pas photogénique« ).

Les dialogues de Jeanson multiplient les formules assassines et donnent un grand intérêt au film. Ainsi la séquence de la visite de Jouvet chez l’oncle d’Isabelle qui s’amorce sur un très joli « vous ressemblez furieusement à votre écriture« . Le mépris du personnage de Jouvet à l’égard de la médiocrité de l’oncle est jouissif à entendre et à voir. Un des meilleurs passages du film. On ne peut s’empêcher de savourer la rudesse du dialogue et la méchanceté qu’il contient à l’égard du boutiquier ingrat voulant priver Isabelle de sa carrière de théâtre dont « les 17 ans ne sont pas à voler« .

 

On retrouvera une telle rudesse méprisante dans nombre de films contenant des dialogues de Jeanson, dont le formidable Un revenant (avec de nouveau Louis Jouvet !) où cette fois ci c’est la bourgeoisie lyonnaise qui en prend son grade et fait les frais du ton acerbe du scénariste.

Extrait d’Un revenant (1946 – Christian-Jacques) :

L’importance de la contribution de Jeanson se juge aussi au clin d’œil à un film de Pierre Chenal, rarement dans les rayons de médiathèque, Crime et châtiment (1935), à propos duquel il s’exprime en ces termes dans le Canard enchaîné : « Ce succès artistique et commercial classe Pierre Chenal parmi les meilleurs metteurs en scène du monde. Par son exemple, il nous prouve que le cinéma français à des techniciens et des artistes de premier ordre. » Or, la séquence d’une scène de théâtre jouée par les comédiens apprentis donne à Jouvet l’occasion d’une leçon de théâtre quant à la manière d’interpréter sur scène un « vous, c’est vous !« . On en peut saisir ici – certes c’est ma simple hypothèse – le souvenir du « Vous, c’est vous » de Pierre Blanchar (Raskelnikov) lors de l’irruption dans une scène de Madeleine Ozeray (Sonia), dans l’adaptation de Dostoïevski.

Extrait de Crime et châtiment (Pierre Chenal) :

Extrait d’Entrée des artistes :

Dans le premier extrait, si le « vous, c’est vous » est prononcé avec un Blanchar hors champ, nous remarquerons son terrible regard dans la foulée, sous l’emprise de Madeleine. Bref, sans doute que Pierre Blanchar a marqué Jeanson, dans un de ses meilleurs films comme acteur, à ranger aux côtés de L’homme de nulle part (1937), toujours de Chenal, adapté d’une pièce de Théâtre de Pirandello.

Extrait de L’homme de nulle part (Pierre Chenal) – avec par exemple un visage si fantomatique de Blanchar (Mathias Pascal) de retour au village :

 

Quant à l’amour, il est une thématique bien présente également dans le film d’Allégret. Henri Jeanson nous donne là encore quelques répliques qui marquent les esprits, en particulier en début de film à travers la relation Cécilia –  François où ce dernier, « guéri de la maladie« , fait part d’une ironie distancée à l’égard du sentiment amoureux qu’il éprouva jadis. Cécilia joue le jeu mais y perdra vite pied. Le côté tragique que peut revêtir l’amour conclue le film. D’ailleurs une scène annonce quelque part le déroulement final de l’intrigue amoureuse: celle où le voisin violoniste de François tente d’exprimer son désespoir en musique, sans réussite – exception faite de l’avis de Cécilia qui y ressent le tragique (« il joue comme on se tue, c’est beau« ). A noter également que le générique de fin est le même air que celui joué par le violoniste… Annonce d’un destin tragique ?    

Extrait :

                                                                                                                                                           

Le monologue final établit la jonction entre vie et théâtre où « tout est vrai« ; vie et théâtre ne font plus qu’un, la comédie théâtrale n’est pas un divertissement mais une réelle transposition des souffrances humaines telles qu’elles peuvent être vécues dans la vraie vie. L’art du comédien n’est pas de simuler des sentiments mais de les ressentir réellement…tout comme dans la vraie vie. La frontière entre théâtre et vie s’efface au profit d’une interaction réciproque: « mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art« … C’est aussi un monologue qui se situe aux antipodes du théâtre de Bertolt Brecht qui lui, au contraire, privilégie la distanciation.

Monologue final :

 

Je termine cette note en renvoyant à trois films pour approfondir Jouvet et théâtre :

le très bon film de Benoît Jacquot Elvire 40 (1986) (présentation du film)

Louis Jouvet ou l’amour du théâtre, documentaire (pas fameux) de Jean-Noël Roy, en collaboration avec Jean-Claude Lallias (2002) (film en entier) et le dossier accompagnant la présentation du film. 

Louis Jouvet ou la noblesse du comédien (nombreux extraits de films) :

Le cinéma scientifique de Jean Painlevé

« Mais le cinéma jouera encore un rôle scientifique lorsqu’il vulgarisera des questions mal connues ou connues des seuls spécialistes. Il sera bon de tenter un partage des genres ; on le fera en tenant compte de l’état d’esprit dans la construction et dans l’exposé d’un film. Ainsi apparaît l’importance capitale du cinéma scientifique dans tous les domaines et à des points de vue très divers. On comprend la nécessité qui s’impose de créer là où ils n’existent pas des organismes coordonnant et suscitant les efforts indispensables pour couvrir les besoins de  plus en plus nombreux correspondant aux points exposés. Le cinéma scientifique, pris dans le sens très large, deviendra une des activités les plus importantes du cinéma en général et demandera des spécialistes sans cesse plus nombreux : il faut s’en rendre compte dès maintenant et provoquer leur formation dans chaque pays. » Jean PAINLEVE, « Le cinéma scientifique », Curieux, 1947.

 J’inaugure ici la toute nouvelle thématique « SCIENCES » du blog, à travers des films de Jean Painlevé, bien qu’on ne puisse résumer son oeuvre cinématographique que par les seuls vocables « cinéma scientifique », surtout de ce que ça peut véhiculer comme limites de nos jours. Son cinéma n’était pas cloisonné à un genre sclérosé, obéissant à une standardisation que les innovations technologiques (animation etc) ne sauraient trop cacher de nos jours; de quoi penser ICI à Jean Renoir et ses vues sur l’apport technologique dans le cinémaSans oublier que Renoir était critique vis à vis de la prétention de l’art, et notamment le cinéma, à « imiter la nature« ; or Painlevé, influencé un temps par Germaine Dulac qui recherchait dans le « cinéma pur » un art de révéler « la vérité » de la nature, remet en cause ceci qu’il considère comme une illusion. Il évacue cette prétention et va davantage dans le sens d’une distanciation critique vis à vis de la « vérité » de la réalité que reproduiraient les images.

« Mais notre imagination produitdes manifestations très faibles en comparaison des phénomènes naturels, même les plus stables ou les plus perpétuellement recommencés, et ces manifes­tations, si l’homme n’intervient constamment, s’effacent sans aider à son évolution. Aussi don­nerait-il toute sa fantaisie inventive en échange de la possibilité d’uneréalisation servilement iden­tique à une création de la Nature, car il serait alors soutenu par ces mêmesforces qu’il est obligé de dompter. La grande passion de l’homme, perfecteur des moyens de modifier et de détruire la vie, le pousse invinciblement vers le commence­ment de toutes choses ; ce n’est pas tant un désirde gloire, mais une conviction profonde et la recherche d’une satisfaction intime qui a conduit certains esprits, d’un probe passé scientifique, à des truquages plus ou moins volontaires… il faut voir la ruéedivagante des esprits vers la pâture que donne cet ordre d’idée, pour mesurer la puissance exercée sur nous par le mot création. Ne mélangeons point des expériences à des vues de l’esprit et distrayons notreinsatiable curiosité par la simple contemplation des données natu­relles, sujets d’émerveillement, de charme ou d’horreur, dont le mystère nous étreint à mesure que nous voulons les pénétrer plus avant ou nous identifier à elles. » Jean Painlevé, « Mystères et miracles de la nature« , VU n° 158 – 25 mars 1931.

Painlevé a eu une entreprise régulière de « définition » (ses écrits en rendent compte) du dit cinéma scientifique, en en fixant par exemple les missions et les différences avec le « cinéma de recherche », sans perdre de vue son aspect de vulgarisation, non réduit (en principe) à un objet médiocre, dépourvu d’intérêt scientifique, pédagogique et poétique. Les frontières entre les cinémas scientifique (divers en soi) et de recherche (voire aussi d’enseignement) ont amené le cinéaste a des efforts de définition et à une séparation entre ces deux-trois branches principales, mais sans établir de frontières nettes dans la pratique, c’est à dire en gardant des nuances de genres. Ses films peuvent relever de l’une ou l’autre de ces dimensions, soit oeuvre poétique à part entière (et enrichie de réflexion historique et sociale) et/ou de vulgarisation scientifique – les réceptions et exégèses sont en fait hétérogènes -, à destination également pédagogique, ou film « outil de recherche » peu accessible aux non initiés. Les apports technologiques de Painlevé (ou son intérêt pour) au cinéma scientifique ne sont pas à négliger, ainsi le fait de filmer sous l’eau par exemple !

 « Ce que l’on voit dans la mer est tellement différent de la perception habituelle  tant pour la matière lumineuse que pour l’aspect (puisque généralement on voit d’en haut alors qu’im­mergé on peut voir de profil) que la moindre apparence qui, vue de surface, ne retiendrait pas notre attention, prend un aspect extraordinaire et merveilleux une fois qu’on est immergé. Et peu à peu, avec l’habitude, on fait partie du domaine aquatique, les animaux n’étant nullement gênés par une présence humaine qui ne bouge pas trop. » Jean Painlevé, « Vivre sous l’eau », Marianne Variétés, 15 avril 1936.

En fait, j’ose espérer que la petite revue ci-dessous, articulé à quelques citations, permette de mesurer ô combien son cinéma engendre une diversité très profonde, à la fois d’un point de vue scientifique, documentaire, poétique, pédagogique et engagé. Un des rares, à ma connaissance, à mêler ainsi, par exemple, science et société, science et engagement, science et cinéma, dans des rapports réciproques sans y mettre du superficiel et des liens étriqués. Ne pas oublier que le cinéaste a également contribué à une réflexion récurrente sur le documentaire en général, y compris dans la période post 1945, quand l’économie et ses règles ont amené médiocrité et standardisation en lien avec une certain régime académique pseudo-esthétique, où les cinéastes ont eu tendance à s’adapter, dans une routine professionnelle, sans flamme créatrice indépendante et donc sans bouleverser les manières de faire plus ou moins imposées par le système de production/diffusion et ses larbins médiatiques/critiques. Et cela dans un mouvement général où l’image gagne en réalisations quantitatives : dans certains écrits, il rappelle que la multiplication des réalisations et une certaine « démocratisation » ne signifient pas forcément une ouverture qualitative du documentaire, encore réduit, qui plus est, à une articulation de seconde zone vis à vis du grand cinéma de fiction …

A propos de cinéma scientifique, il est possible de visionner ICI sur Universcience TV une série de courtes videos intitulée « Petite histoire du cinéma scientifique« . L’occasion ainsi de revenir (très) brièvement à différentes figures et approches ayant marqué le cinéma scientifique, notamment Jules Marey (ICI) – considéré comme un de ses fondateurs -, et … Jean Painlevé, « un artiste vulgarisateur » (ICI).

Jean Painlevé a réalisé une oeuvre dense (plus de 200 films), axée principalement autour du monde animalier, et plus particulièrement aquatique. Il y a eu l’édition de quelques DVD, où on y trouve notamment ses films les plus célèbres (tels Le vampire ou L’hippocampe). Je ne sais plus le nombre de compilations qui ont été éditées en DVD, mais nul doute que toute bonne médiathèque (et dotée de moyens) en comporte au moins une, malgré l’anonymat actuel dans lequel repose Jean Painlevé, dont la pédagogie scientifique et l’inventivité alliées à la poésie et l’humour rivalisent mal avec les « grands » docus et magazines scientifiques télévisuels contemporains, surtout ceux ponctués d’animation-spectacle jetée sur l’écran, dévorant l’oeil et la réception sans possibilité de réfléchir, tel un bon maquillage de propos via le tape à l’oeil. La platitude est aussi un des autres traits récurrents des produits audiovisuels scientifiques contemporains, nous rappelant ainsi qu’une démarche originale et qu’une certaine approche artistique et poétique via (ou associée à) la science ne sont pas une mauvaise chose. En la matière, je renvoie à l’intéressante video relayée ICI sur le blog et portant sur les réalisations audiovisuelles en Préhistoire, où un certain équilibre est évoqué, dans le respect d’une réelle diversité et de qualité des films.

Mais les textes de Painlevé (voir ICI), cofondateur de l’Association Internationale du Cinéma Scientifique (AICS), sont aussi très importants concernant les liens sciences et cinéma (et aussi Documentaire et cinéma !). Ils posent notamment les enjeux et problématiques de ce cinéma scientifique,  que Painlevé considère, déjà à son époque, comme relevant de diverses directions et « missions », en nette distinction du Cinéma de recherche qui en est également, alors, à un moment de définition. L’importance créatrice et poétique du cinéma scientifique de Painlevé, très particulière dans le domaine et qui explique ses résonances cinéphiles, ne doit pas faire oublier son engagement dans la mise en place d’un cinéma scientifique au(x) sens large mais aussi précis. Il est très intéressant aussi que Painlevé ait dépassé la sphère purement scientifique en s’engageant dans le cinéma de manière plus générale; c’est ainsi qu’il produira non seulement de la réflexion sur le documentaire au sens large etc mais qu’il sera également président de la Fédération Française des Ciné-clubs ou représentant du comité de libération du cinéma. Ses prises de position sont parfois tranchantes et à contre courant, telle sa nette opposition à la création de l’IDHEC et du Festival de Cannes, ou son soutien au film Farrebique de Rouquier, non sélectionné au dit festival en 1946 et pour lequel Henri Jeanson dit :  » Je ne tiens pas la bouse de vache pour une matière photogénique ! « . Bref, tout cela pour évoquer combien Painlevé ne s’enferme pas dans le cinéma scientifique et dont il ouvre par ailleurs les possibilités (et pour la science, et pour le cinéma), sans déroger ainsi aux « missions » posées et sujettes à nombreuses réflexions. Ce n’est pas un hasard, une fois de plus, si ses films échappent à la bulle « science » dans laquelle s’enferme la majorité des productions audiovisuelles scientifiques, à moins de sombrer dans la stupidité et la vulgarisation outrancières. Bien que scientifiques, ses films sont aussi autres. Mais qu’est ce qu’un film scientifique, finalement ? Le cinéma documentaire, en tout cas, chez Painlevé, un art d’échapper à l’étiquette réductrice et standardisant, contre les règles académiques et/ou économiques (business). 

« La question se pose : les réalisateurs sont-ils vidés ou ne sont-ils plus que des chiffes molles entre les mains de producteurs dont le seul souci est de commercer. Sans exiger de tous les films la valeur incisive d’Hôtel des Invalides de Franju, l’intensité interprétative de Création du monde de Zimbaca ou l’enveloppante atmosphère de Bim de Lamorice, il est impensable que des cinéastes n’aient rien à dire sur le sujet qu’ils ont choisi. Je les entends qui susurrent qu’on le leur a imposé. C’est trop facile. Certains, faute de mieux, se contentent et sont contents de l’alibi honteux appelé « belle photo » que la perfection technique moderne met à disposition du plus ignare des amateurs. L’inattendu , l’insolite, le lyrisme photographique : ignorés, disparus. « Belle photo », vous dis-je, remplace tout cela. Même qu’à la fin d’un film sur une abbaye on ne sait toujours pas où elle est située… ! Il y a une autre recette commode : « suggérer au spectateur ce qu’on est pas capable de lui montrer… « En fermant les yeux, je vois là-bas » (air connu). Mais par exemple on entend. Pour ce qui est des paroles sans images, de la littérature filmée, on est servi…. Ailleurs, on nous invite à des combats invisibles, chez un autre, à contempler cent mille hommes qui sont absents. Bien sûr : licence poétique, délicate privauté avec le septième art… C’est simplement une preuve d’impuissance et une escroquerie cinématographique. (…).Vous qui ne pratiquez pas la formule des pires défaites : « C’est mieux que rien », vous qui avez une griffe suffisante pour l’imposer aux sujets que vous ressentez, vous qui n’acceptez pas de tourner un film sur la betterave sous la seule justification intime que votre grand père était diabétique, vous qui méprisez la sensibilité à fleur de peau et refusez de bâcler un travail, c’est vous qui avez entre vos mains le sort du documentaire lentement défiguré de mille manières et de tous cotés. Et n’oubliez pas qu’un thème constructif est insuffisant pour faire un bon film : les pires poncifs peuvent l’annihiler, et le sujet avec ! Il est certain que dans l’état actuel des définitions économiques du cinéma en France, vous pouvez difficilement vous exprimer valablement en dehors de quelques rares essais modestes de recherche technique ou esthétique. » Jean PAINLEVE, « La castration du documentaire », Les cahiers du cinéma,  n°21, mars 1953.

Pour approfondir, je propose la lecture d’un texte très intéressant qui a été publié par Florence Riou et intitulé « Jean Painlevé : de la science à la fiction scientifique » (cliquer ICI pour accéder au texte). En voici l’introduction, histoire d’intriguer suffisamment et de favoriser le p’tit clic pour s’y rendre (et le site source ne m’en voudra pas avec une telle précision, éh éh) : « Si l’image documentaire, et à fortiori l’image scientifique est encore souvent perçue comme la réalité elle-même, elle n’est cependant qu’interprétation. Nous nous proposons ici, par une approche issue de l’histoire des techniques, d’interroger la construction des images liées à la pratique de biologiste. La mise en formes de ces images est tout à la fois le reflet de l’expérimentateur, de l’instrument, et celui de la connaissance de l’époque. Mais dans un désir de partage de la science au plus grand nombre, elles soulèvent aussi la question du lien existant entre science et fiction. Jean Painlevé (1902-1989), réalisateur et scientifique usant du cinématographe, met l’accent sur ce point dès les années trente. Conscient de notre tendance naturelle à l’anthropomorphisme, il souligne la nécessité d’une éducation du regard pour plus d’indépendance et d’esprit critique vis à vis des images. Et, en tirant du contenu scientifique lui même la substance et la dramaturgie de ses histoires, il propose une mise en fiction de la science qui renouvelle le genre documentaire. »

Je renvoie aussi au dossier ICI de Dvdclassik où une revue critique de certains films est développée, dont la lecture est moins exigeante que les réflexions (très captivantes !) amenées par le texte de Florence Riou. Un aspect biographique y est également décliné, où nous avons quelques traits de son positionnement et activité politiques (loin d’être anecdotiques !), et de sa verve anti-autoritaire – on y lit par exemple cette formule qu’il a envoyé à l’âge de 23 ans au Président de l’Association d’anciens élèves de son lycée  : « J’ai l’intention de contribuer, avec mes modestes moyens, à l’abolition complète de l’éducation secondaire qui m’a toujours profondément dégoûté. » Magnifique ! Il a par ailleurs eu des proximités avec des artistes comme Jacques Prévert, Fernand Léger ou encore Jean Vigo; c’est ainsi qu’il a notamment permis la rencontre, essentielle dans l’histoire du cinéma français, entre le grand compositeur Maurice Jaubert (abordé ICI sur le blog) qui a travaillé sur la musique de certains de ses films, et l’immense Jean Vigo. Il a également mis à contribution dans ses films un certain Eli Lotar, notamment pour Crabes et crevettes (1929), soit le réalisateur du superbe court métrage Aubervilliers (1945), coécrit par Jacques Prévert (voir ICI). Quant à ses rapprochements avec le mouvement surréaliste et surtout les admirations de ce dernier pour ses réalisations, elles sont relativement bien connues dans la biographie généralement diffusée du cinéaste.

Ci-dessous, je glisse donc des films de Painlevé publiés sur YT. Je doute cependant de leur accessibilité sur le long terme (mais merci à El bigote de Swann bien que sa chaîne risque de disparaître rapidement !), sauf quelques exceptions comme le célèbre Le vampire (et sa musique de la grande période années 30 de Duke Ellington !), qui sera toujours visible sur la toile, d’une manière ou d’une autre. Il avait d’ailleurs déjà été posté ICI sur le blogCertains y voient une métaphore du nazisme en Europe, à travers ce film réalisé en 1945 …

 

La pieuvre – 1928 – 13 mn

« Avant de transformer en charpie la chair palpitante de la pieuvre, n’oublions pas l’extraordinaire ensemble qu’elle représente et que, si la classification zoologique l’a rangée à côte des huîtres, elle n’en est pas moins le seul animal au monde à posséder un œil semblable à celui des mammifères, à celui de l’homme, Ce ne sont pas seulement ses changements de couleur trahissant en pulsations de lumière des sentiments intimes, — peut-être une peur bleue, une colère rouge, une envie noire, — ce sont ses paupières qui lui donnent un air tellement sensible et varié, contrastant par exemple avec l’expression stupide d’un pois­son, due à la fixité des yeux, expression toujours épouvantée si les yeux sont ronds, toujours féroce si les yeux sont allongés. La pieuvre comme animal domestique, n’a pas encore rendu de grands services. Cependant, elle est reconnaissante et elle vous reconnaît : si on lui donne en aquarium un œuf pas frais, elle vous le renvoie en plein visage … » Jean Painlevé, 1938

Voici un exemple d’exégèse historique et sociale que peut susciter le cinéma de Painlevé, en l’occurrence ici un point de vue sur La pieuvre argumenté d’une métaphore du colonialisme, dans une optique anticoloniale : « Par ailleurs, historiquement, la date de tournage de La pieuvre correspond à la guerre du Rif. Jean Painlevé se prononça contre cette invasion franco-espagnole non justifiée, si ce n’est l’intérêt économique… l’intérêt impérialiste. Revenons un peu sur cette période historique. Le XIXe siècle amena un nouveau changement dans la position du Maroc et la reprise par l’Europe des projets impériaux. La conquête de l’Algérie à partir de 1830, l’ouverture du canal de Suez en 1869 rendent la vie à la Méditerranée, refont du Maroc, gardien d’une de ses portes, un pays de grande importance. L’installation du protectorat s’étala de 1912 à 1956. En 1925, Abd el Krim prit rapidement un grand ascendant sur toutes les tribus montagnardes du Rif, rallia celles du couloir de Taza et fonda une république des tribus confédérées du Rif (Miège, 1994). Fortement retranché dans les montagnes, pourvu d’armes modernes, conseillé par d’anciens officiers européens, il reçoit l’appui du mouvement panislamique et des agents de la troisième Internationale. Le maréchal Pétain prend la tête des opérations. Au printemps de 1926, Abd el Krim capitule. La guerre du Rif avait montré le danger des marges insoumises. Pour Jean Painlevé, La pieuvre devient peut-être le meilleur symbole de l’impérialisme colonial à combattre. Cette course pour la possession des territoires procure des marchés, des matières premières, des débouchés pour les surplus de capitaux accumulés. Au seuil du xxe siècle, le partage du monde est à peu près achevé, la lutte s’instaure entre puissances coloniales. L’appétit d’expansion et de conquête de chacun n’est plus arrêté que par l’appétit des autres. Ainsi, la pieuvre, homme à plusieurs bras, pille tout sur son passage et amasse les richesses de ces nations longtemps convoitées. La pieuvre part en croisade, toujours pour accroître son pouvoir et son hégémonie. L’animal aux « mille tentacules » devient la métaphore vivante de l’impérialisme. Par ailleurs, nous remarquons que l’emploi de la pellicule bleue et négative marque dans La pieuvre une frontière, une démarcation avec le reste du film. Cette ligne sépare ce monde diégétique en deux espaces. Doit-on comprendre que le bleu représente le territoire français et le négatif, son désir de conquête ? Dans tous les cas, nous sommes à même de comprendre une tentative d’expansion de territoire et de « conquête pieuvresque ». Il se dégage ainsi de La pieuvre une opposition entre la morale de l’intérêt dont s’inspire l’impérialisme et la morale du sentiment qu’exalte le cinéaste. » Frédérique Calcagno-Tristant, « Jean Painlevé et le cinéma animalier – Un processus d’hybridation engagé. »

Painlevé a par ailleurs écrit, plus tard, durant la lutte d’indépendance algérienne : « Quant à l’action constante de l’Armée, elle est autre : le massacre pur et simple de villages entiers lorsque un guet-apens ou une attaque a été déclenché contre un détachement ; les Oradours sont quotidiens. On ne doit pas oublier que lorsque M. de Chévigné régnait sur Madagascar, il fit massacrer près de 80.000 malgache à la suite d’une révolte qui avait tué des centaines de français. Il a déclaré il y a deux ans au Parlement que c’était la seule mesure et la bonne pour l’Algérie. Des imbéciles, des fous, des sadiques, des feignants, des ignorants – voici le partage de la majorité politique actuelle en France dont on n’arrive pas à détacher l’opinion de son laisser-aller : préoccupation des prix sans vouloir en connaître d’autres causes que celles fournies par les réactionnaires. Poursuites et condamnations pour ceux qui ne sont pas d’accord. La pénible histoire d’Indochine n’a servi à rien. Et ce sont les « socialistes » ( !!!) qui mènent le jeu  » (texte entier ICI). Nous ne manquerons pas de signaler au passage la contribution socialiste, qu’il souligne, dans le colonialisme et son maintien militaire en Algérie, en ces temps où Flamby-Hollande incite plus que jamais la guerre en Syrie… quelques mois après l’autre guerre « humanitaire » française menée au Mali.

Les amours de la pieuvre – 1967 – 14 mn

 

La daphnie – 1929 – 9 mn

« Bien souvent ceux devant qui l’on parle de la puce d’eau s’écrient : « Ah ! oui, je la connais bien, c’est un petit animal qui saute au bord des flots, à marée basse, sur les goémons ou dans le sable ! » Justement pas : ça c’est la puce de mer, gros animal de un à deux centimètres. La puce d’eau ou daphnie vit dans les eaux douces et ses dimensions n’excèdent pas deux millimètres. Malgré sa taille, il y a long à dire dessus car, non seulement sa transparence permet de voir constamment sa structure inattendue ainsi que les phénomènes compliqués qui se passent à son intérieur, mais encore le cours de son existence est fertile en évolutions bizarres et en dénouements étranges. » Jean Painlevé, « La vie des animaux : la puce d’eau douce »Le Journal Magazine, 22 février 1936.

 

Les oursins – 1929 – 10 mn

 

Hyas et stenorinques – 1929 – 10 mn

« En choisissant le monde aquatique pour champ d’investigation, nous nous heurtions sans cesse à un double problème inexistant ailleurs : 1- Établir la base de l’étude qui a toujours été faite très sommairement et de travers, contrairement à celle des animaux terrestres et aériens; 2- Obtenir des photographies aussi claires et démonstratives que possibles dans des conditions identiques très proches de la réalité.« . Jean Painlevé, « Les pieds dans l’eau« Voilà, n°215, 4 mai 1935

Membrane (photogramme de Hyas et stenorinques)

3

« Un ver spirographe, qui rentre et sort en spirale son panache respiratoire d’un tube où il vit, s’était livré à une démonstration totale, très heureusement pour le film : on n’a jamais pu ré-obtenir l’équivalent ni par ce spirographe ni par ses congénères. » Jean Painlevé, idem.

 

Le cheval marin (L’hippocampe) – 1934 – 14 mn

« Après plusieurs années d’interruption réservées à des films strictement scientifiques ou chirurgicaux — s’ils rapportent zéro, c’est-à-dire pas plus que les do­cumentaires publics, ils coûtent moins ! — nous avons commis une nouvelle bande : « le Cheval Ma­rin ». (Au point de vue gastronomique il ne peut servir que de cure-dents.) Cela nous a montré que les difficultés n’avaient pas diminué, les améliora­tions apportées étant étouffées par des nécessités nouvelles. Tout comme des vulgaires avions, les appareils que nous construisons sont entièrement péri­més au moment de leur application. Circulateurs d’eau, microscopes, appareils automatiques d’éclai­rage ou prises de vues devront subir d’ailleurs bien­tôt la modification apportée par la mise en pratique des ondes électroniques qui vont tout sensibiliser formidablement.(…). Pour l’hippocampe, les énormes aqua­riums qui ont nécessairement toutes leurs faces en verre se sont brisés à deux reprises. Une fois, en explosant, aplatissant un collaborateur contre le mur tandis que les éclats de verre lacéraient les chaussures d’un hôte de passage; un troisième d’ail­leurs avait le pouce tranché au moment du filtrage de l’eau. Au milieu de toutes ces péripéties, les poissons arrivaient trop tôt et, par une chaleur for­midable, ce qui nécessitait d’urgence l’organisation d’un hôpital pour asphyxiés : un soufflet manié astucieusement par le pied — pour éviter trop de fatigue — et prolongé par un tuyau de caoutchouc qui envoyait barboter de l’air dans les bocaux pho­tographiques où on avait provisoirement logé les quelques hippocampes mâles qui n’avaient pas encore accouché pendant le voyage dans leur bidon rouillé dont l’eau était chaude. Comme tous les produits de rechange qui étaient par terre avaient été dissous au moment où l’eau de mer synthétique s’était répan­due, il fallu obvier à ce nouvel inconvénient ainsi qu’à la danse de Saint-Guy en laquelle s’obstinait la plateforme de prises de vue. Les émotions se terminè­rent par trente-six heures d’attente strictement im­mobile et les mains sur les manettes, guettant les spasmes libérateurs du mâle. Le premier accouche­ment fut raté, nos réflexes étant trop émoussés par cette longue momification, et c’est après une nouvelle attente de quarante-huit heures que l’on put enfin filmer un accouchement. Puis, en trois jours, on construisit une caisse étanche, à main de caout­chouc, pour y adapter un appareil de prises de vueset me permettre d’opérer, muni d’un appareil res­piratoire, dans le bassin d’Arcachon. Il faisait bon : les beautés sous-marines sont trompeuses; on peut très bien se per­dre au fond de l’eau…  » Jean Painlevé (idem).

 

La quatrième dimension – 1937 – 10 mn

intéressant retour sur ce « grand cru » de Painlevé ICI sur le site du Cinéphile déviant, notamment pour sa contextualisation scientifique.

 

Assassins d’eau douce – 1947 – 24 mn

Sans doute un des sommets de sa filmographie, où nous retrouvons aussi l’emploi de jazz en parallèle aux images (comme pour Le vampire) soit, ici, Louis Armstrong. Toute une dynamique autour de la dévoration que certains rapprochent au contexte socio-politique de l’époque.

 

Comment naissent les méduses – 1960 – 14 mn

 

Les danseuses de mer – 1960 – 13 mn

 

Histoires de crevettes – 1964 – 11 mn

 

Les pigeons du square – 1982 – 27 mn

Dernier film réalisé par Painlevé, il constitue notamment un hommage à Jules Marey.

Parpaillon – Luc Moullet

« La montagne m’intéresse, aussi, beaucoup. Pour moi, le cinéma est un certain art de la surprise. J’identifie le cinéma à la rupture de pente, à la surprise qu’on a quand on marche sur une pente et qu’on en trouve une autre, toute différente. » Luc Moullet, Entretien avec Gérard Courant, publié dans Cinéma 80, N°255, 1980. 

EN ENTIER – Parpaillon – Luc Moullet – 1992 – 83 mn

Une kyrielle de cyclistes en tous genres participe une fois l’an dans les Alpes à l’ascension du Mont Parpaillon (2 632 m). Les uns se connaissent déjà, d’autres vont se rencontrer. Les uns font une course pour voir, comme l’équipe de télé, d’autres pour être vus comme le député ou l’animateur. Tandis que certains trichent, d’autres tombent amoureux, s’installent pour manger, discutent des marchés financiers, etc.

C’est au cours d’une récente randonnée pédestre itinérante, à travers notamment une partie des Alpes du Sud si chères à Luc Moullet et son cinéma, que j’ai régulièrement pensé à Parpaillon (et revu avec grand plaisir depuis mon retour de la marche). Luc Moullet adapte ici A la recherche de l’homme à la pompe Ursus d’Alfred Jarry (pas lu…), et transposé dans le col du Parpaillon dans les Alpes du sud (frontière Haute Provence / Hautes Alpes).

Les critiques « officielles » insistent en général sur l’aspect du film revue d’une certaine société humaine et ses tics contemporains. Il est certain que Parpaillon donne en effet dans le tableau et que les très nombreux croquis esquissés à travers de courtes saynètes ne manquent pas de piquant et de drôlerie : machisme, souci de la performance, rôle de l’image dans la carrière politique, adeptes des marchés financiers, technologie absurde et jusqu’au boutiste, attitude touristique de masse face à la vie rurale montagnarde etc. La forme quelque peu minimaliste du film et le gros travail sonore vont jusqu’à faire comparer ce film à l’art de Jacques Tati.

Mais ce ne sont pas ces aspects, les plus souvent « assommés » par les critiques, qui m’ont le plus marqué et séduit. Moullet est un amoureux de la montagne, des Alpes du sud plus précisément, et de vélo. C’est cela qui ressort également de ce film. Et ça n’est pas pour me déplaire, bien au contraire ! Le col du Parpaillon n’a jamais été goudronné, bien qu’ouvert (en général) à la circulation automobile. Il reste un témoin de ce qu’ont pu être les cols alpins avant leur modernisation et leur devenir « autoroute », en quelque sorte.  Je pense ainsi, par exemple, au col Agnel du Queyras (Alpes du sud) où il fut un temps, encore dans les années 80, où le franchir n’était pas très éloigné du col de Parpaillon et où on pouvait par ailleurs se retrouver à zigzaguer entre les vaches « égarées » d’un troupeau. Concernant la mise au bitume, Parpaillon (2700 m !) fut vraisemblablement mis en balance, avant d’être refusé, avec le col de Vars voisin (qui fait aussi la transition entre les vallées de l’Ubaye et de la Durance.

Moullet a choisi de situer son film au Parpaillon par rapport aux souvenirs liés à un vécu : les rallyes du col qui se tinrent jusqu’aux années 70-80, avant de disparaître. C’est ainsi que nombreuses saynètes sont tirées d’anecdotes réelles qui s’y sont déroulées (mais pas exclusivement, précise par ailleurs le cinéaste). Et c’est certain que le film garde un côté très documenté en plus d’en retenir le tableau d’une certaine humanité. Comment ne pas sourire devant le réflexe du gars qui accuse l’autre de frimer en faisant de la vitesse, mais dont on devine aussi le changement d’état d’esprit, plus contemplatif du parcours, en lien avec sa condition physique quelque peu sur la pente descendante ? Ou encore, l’espèce de moments décalés associés à une folie-passion teintée de comportement routinier qui gagne les cyclistes. C’est à Parpaillon que j’ai pensé, lors d’un épisode de randonnée vécu cette année : ma rencontre, au tout début de la descente du sommet d’un pic (1000 m d’altitude) qui m’a bien surpris par son côté abrupt, avec une randonneuse montant en sens inverse et, dans des positions alors vraiment burlesques (en y repensant), nous entamions une discussion de quelques minutes à propos de nos parcours respectifs. Après coup, je donnais à ce moment un aspect assez drôle et décalé, tout en étant « normal », qui m’a fait pensé au film de Moullet. Au niveau documenté, je trouve que le film épingle bien, par exemple, la manie de garder des réflexes de notre vie quotidienne dans les endroits les plus à la « marge » de nos habitudes. Après tout, une certaine société ne s’exprime t elle pas, y compris dans ces 2600 m d’ascension du Parpaillon ? Je dirais même que la sauvegarde certains réflexes de vie dans un tel décor en dit beaucoup plus qu’une enquête sociologique basée en ville. Et tiens, justement, Luc Moullet, reprend souvent une formule d’Ernst Lubitsch (« la meilleure chose pour apprendre à filmer des acteurs, c’est de filmer des montagnes« ); de là à ce qu’il considère l’espace montagnard comme un potentiel révélateur de l’homme qui y évolue et soit idéal pour la démarche cinématographique (« Qui dit montagnes dit relief, et l’on dit d’un film raté qu’il est sans relief ! « ), il n’y a pas très loin …

L’amour de Moullet pour la montagne se révèle aussi par exemple, dans La comédie du travail (évoqué ICI sur le blog) où un des premiers plans nous montre un chômeur-randonneur effectuant sa nuit sur un sentier de randonnée dans une tenue alpiniste et sorti du sommeil par un réveil réglé au rythme urbain et ses devoirs : la réaction du randonneur est alors sans équivoque et révèle un tout autre rapport au monde… et surtout au TEMPS. Or c’est bel et bien de cela qu’il s’agit aussi dans Parpaillon : un glissement progressif qui nous éloigne peu à peu, grossomodo parallèlement à la montée du col (mais dont on ne doit pas oublier la descente, hein), du terre à terre, tendant à gagner en folie et, d’une certaine manière, en surréalisme. Un autre rapport au temps et à l’espace est entamé, malgré la permanence d’habitudes sociétales qui nous composent.

Plus que de s’attarder à commenter ce film, je laisse soin aux personnes de s’en faire une idée et d’apprécier (ou non) son enchaînement de saynètes. En guise de complément, je renvoie ICI à un compte-rendu d’un cyclotouriste où quelques photos (superbes) montrent l’état présent du col tout en partageant une impression de dépaysement par rapport aux cols plus « classiques ». Le Parpaillon existe toujours et pas très éloigné, sans doute, de son état de 1992 (mis à part, peut être, la société de maintenant qui le grimpe ? N’y verrait on pas, par exemple, davantage de tenues hi-tech de spécialistes du vélo ?).

A propos de Luc Moullet, et notamment ses liens à la montagne, je ne peux que renvoyer à quelques réalisations de Gérard Courant. Ce dernier est évoqué, entre autres, ICI et LA sur le blog, et pour lequel je renvoie non seulement à son site internet (ICI) mais aussi et surtout au blog du Dr Orlof qui a entamé depuis un certain temps une revue de TOUS ses cinématons (!) et de nombreux carnets filmés (ICI par exemple). Dans le cadre de ces carnets filmés, où « il faut donc savoir gré à Gérard Courant de persister dans cette obsession qu’il a de conserver des traces de la vie culturelle de la fin du 20ème et du début de ce 21ème siècle… » (Dr Orlof), quelques uns portent sur Luc Moullet, et un nous intéresse particulièrement ici. Ainsi, Luc Moullet (Eric Pauwels et Jeon Soo-Il) à Manosque I (2011) où face au public le cinéaste parle de Parpaillon qui vient de lui être projeté. On y apprend notamment quelques anecdotes de tournage (on comprend mieux, par exemple, les conditions climatiques assez différentes dans le film) et comment ne pas apprécier, au passage, son joli mot pour l’Ubaye, cette magnifique vallée où peut être, en effet, vit-on en meilleure forme plus longtemps.

 

Courant revient sur la film aussi dans ce court métrage : L’équipe de tournage de Parpaillon (série « Portrait de groupe »)

 

Enfin, Courant a réalisé un documentaire autour de Moullet, intitulé L’homme des Roubines. Construit en clins d’oeil à une ascension, le film nous permet là encore de mesurer les liens très forts entre Moullet et la montagne, et sans pour autant être de droite, hein (voir le film permettra de comprendre cette précision)! Les liens Gérard Courant et Moullet sont assez réguliers, et on voit d’ailleurs ce dernier dans d’autres carnets filmés, ayant trait notamment au cyclisme ou dans une comparaison L’équipe et Aujourd’hui sport. Une rencontre entre deux fous passionnés qui ne manquent pas, donc, de rapprochements cinématographiques, notamment dans l’importance accordée au lieu.

En guise de conclusion, je renvoie à l’excellente interview d’où est extrait la citation ouvrant cette note : elle est en intégralité sur le site de Gérard Courant : (cliquer ICI). Nous y mesurons combien Luc Moullet est distant d’un cinéma de dénonciation, engagé, de type militant et que nous retrouvons régulièrement sur citylightscinema. Sa position, là-dessus, est très intéressante à lire. Et c’est par ailleurs une excellente entrée en matière pour découvrir Genèse d’un repas, son documentaire traitant du Tiers monde et du rapport qu’y entretien l’occident, y compris dans ses secteurs les plus à gauche. Soit un certain aveuglement/silence sur une complexité du monde, et je dirais surtout , un manque de prise en compte de réalités autres qu’occidentales. Un film très percutant, réalisé bien avant les discours anti-mondialisation actuels, et qui rappelle comment Moullet peut s’avérer être un de plus fins observateurs de notre présent, depuis les roubines où il a grandi.

Le piège à cons – Jean-Pierre Mocky (1979)

Le piège à cons – Jean Pierre Mocky – 1979 – EXTRAITS

La bande annonce du film est visible seulement ici sur la toile.

Les films de Mocky sont quasi inaccessibles sur internet. Je pense que d’une part il les protège beaucoup du fait de ses difficultés à diffuser ses films (économiquement parlant). D’autre part il n’est même pas propriétaire de tous ses films, notamment parmi ceux qui ont le mieux marché. Pour certains il est copropriétaire, sans avoir droit de décision sur la diffusion, qui appartient par exemple à TF1 ou Canal Plus – J’ai d’ailleurs relevé une fois, à ma grande stupéfaction, et ce malgré un cerveau entamé par une dégustation sauvage de vinasse, l’usage d’un thème musical de la BO d’Un linceul n’a pas de poches (1974) pour la bande annonce d’un téléfilm navet de TF1, intitulé Camping paradise (un sommet dans le genre) ! J’en déduis que c’est lié à la propriété de TF1… car il me semble qu’un thème de la BO fut un succès au « hit parade » en France et en Europe pendant des mois : film à mettre dans la liste des grands succès de Mocky et devenu propriété de TF1 ? La bonne nouvelle est que Mocky a créé sa propre salle de cinéma, dans laquelle sont projetés régulièrement ses films mais aussi quelques classiques en tous genres.

Jean-Pierre Mocky fait partie de mes cinéastes favoris du cinéma français (déjà évoqué ICI et LA sur le blog), bien que par moment il peut être décevant ou, du moins, frustrant, tel un récent intitulé Le bénévole, malgré un sujet qui peut vraiment être drôle et piquant (un syndicat de bénévoles en grève !)

Mocky s’est beaucoup fait censuré, pour diverses raisons (politiques en tête). Aujourd’hui la censure économique (comme pour beaucoup d’autres cinéastes) lui nuit et je cite ses propos lors d’une interview pour Arte, où il revient également sur l’ouverture de son propre cinéma : « C’est-à-dire qu’aujourd’hui c’est très très rare qu’un film soit totalement interdit. Il peut être interdit aux moins de 16 ans, aux moins de 18 ans, mais il n’y a pas la censure qu’il y avait avant, c’est-à-dire l’interdiction totale. L’avantage c’est qu’on peut maintenant réaliser des films qu’on ne pouvait pas réaliser à l’époque. Sauf que la censure est devenue économique. C’est-à-dire que finalement vous faites un film, on ne vous l’interdit pas, mais on essaye de ne pas le sortir bien pour que le public ne le voit pas. Alors le problème c’est que ça devient une censure tout de même ! Mais elle est indirecte. Moi, j’ai eu un film qui s’appelait Snobs ! qui a été interdit aux pays de l’Est et aux pays d’Afrique. Sur la notion d’interdiction, il y avait marqué : peut donner de la France une image non conforme à ce qu’on veut qu’elle soit. Je faisais une critique de la politique, des curés, de tout le monde, donc on considérait qu’envoyer ça à l’étranger, c’était donner une mauvaise image de la France. »

Pour en revenir au Piège à cons, c’est un excellent Mocky encore, qui se fait dix ans après Solo (1968). Beaucoup de parallèles avec ce brûlot de rage étouffée, constat désabusé ici d’une défaite révolutionnaire, ou tout au moins d’une climat social social révolté qui a laissé place à une société dont le tableau est encore une fois très pessimiste. Impuissance des utopies révolutionnaires d’une minorité qui se veut activiste, confrontées à plus fort que soi, à une classe dirigeante pourrie et à une certaine moyenne qui prend le dessus. « Moyenne » en rapprochement du sens que lui donnerait un certain Pasolini à travers Orson Welles dans La Ricotta :

 

Adaptation générale, ou contestation étouffée, éparpillée et réduite au slogan « 35heures pour tous, travailler moins et vivre autrement« ; l’heure n’est plus à la transformation sociale, ou alors elle sonne comme un bruit de fond sans conséquence majeure. On y croit plus…ou si peu. « Le piège à cons » serait d’y croire et de s’engager dans un engrenage groupusculaire d’action directe (à défaut de mieux), auto destructeur, s’apparentant à un suicide pour la cause perdue. Même si parfois ce « piège à cons » cause des dégâts sur lesquels on ne pleurniche pas forcément.

Le climat de la France Giscardienne est très bien rendu par Mocky, et c’est tout de même dingue que l’on puisse réduire de tels films à du cinéma bâclé anarchisant sympathique. Présence de l’appareil d’Etat répressif bien ressentie avec toujours l’usage des CRS et la flicaille assassine ou infiltrée (formidable plan d’un flic assassin avec le panneau géant en arrière plan: « Ministère intérieur, protection civile« ); classes dirigeantes corrompues et aux mains libres profitant d’une justice de classe sans failles pour leur survie et autorisant toutes les ignominies possibles; peuple absorbé par les aliénations du « bien être » de la société de consommation (le flic au sifflet stoppé par un petit groupe de fadas de foot le prenant pour un arbitre, hilarant ! – comment ne pas penser à A mort l’arbitre du même Mocky ?); chômage du contexte social de la réalisation du film; contestation collective sans portée majeure (le slogan « 35 heures, pas de chômeurs » raisonne dans tout le film, sans foule,sans concret, comme s’il s’agissait là d’un vague bruit étouffé, anecdotique, même si le climat répressif est très présent hors champ); soixante-huitards ruinant leurs engagements d’antan et annonçant une chute qui n’a plus de fin (« barricades il y a 10 ans, pétitions aujourd’hui, dans 10 ans vous allez faire quoi ? Chanter Ave Maria? »); velléités d’une classe ouvrière qui tente de (re)gagner quelques droits et qui garde son rejet des forces répressives (excellent réflexe de tabassage de policiers entrés sur un lieu de travail), malgré le renoncement à lutter pour un changement en profondeur (le délégué syndical paraît bien impuissant dans cette fin de décennie! Conséquence d’une lutte passée trahie par la bureaucratie syndicale?)… Tout ce tableau est brossé avec grand art par Mocky. Parmi le premier quart d’heure du film, le ton est donné – sans grand discours, ni démonstration dogmatique :

Dialogues comme toujours excellents (à propos de la classe moyenne: « ils n’aiment que la bouffe et les combines, pas eux qui auraient pris la bastille – ils commencent à marcher à 4 pattes, ensuite se redressent, et vivent à plat ventre« ), scènes farces qui ridiculisent le pouvoir et ses exécuteurs – qu’on aimerait tant voir dans la réalité ! – , rendu d’une époque (poches de résistance ouvrières; contestation collective dérisoire plus proche du spectacle que d’un climat de révolution sociale à travers manifs plan-plan sans conséquence ou  lieux pacifiques d’autogestion- certes plaisants mais si coupés d’une transformation sociale – , embourgeoisement, discours réactionnaires sur les moeurs …)

« Je ne crois plus en l’homme (…) Mai 68 c’est fini depuis le jour où les pompes à essence ont réouvert« : désenchantement du révolutionnaire théoricien d’antan, qui en a marre « de se sentir seul, j’en suis guéri« . Défaite collective de 68, impuissance du temps de Solo d’où crapulerie, répression, bêtise, injustice … sont intactes et au contraire renforcées. J’aime beaucoup la révolte apparaissant comme nécessaire dans ces films de Mocky rageur, l’état d’esprit est on ne peut plus mis en avant, mais toujours ce recul lucide sur une époque qui écrase tout. A la fois contestataires et pessimistes. Le duo de l’idéaliste rêveuse qui veut changer les choses / et Mocky qui n’y croit plus et abandonne plutôt la partie, fonctionne très bien dans le film, à tel point que le personnage de Mocky retrouve une certaine ardeur à taper dans la fourmilière…L’esprit de révolte n’est jamais tout à fait éteint, et une étincelle peut toujours le réanimer.

Que ce soit Solo, Un linceul n’a pas de poches, L’albatros ou Le piège à cons, il y a toujours ce mur, cette impossibilité qui prend le dessus. Il reste néanmoins, bien qu’ici ce soit moins prononcé, que l’envie de casser ce mur reste, sans perdre le plaisir. Un développement burlesque est bien plus présent aussi dans ce film que pour Solo et L’albatros (et que l’on retrouve quelques années auparavant dans certains passages d’Un linceul n’a pas de poches). C’est ainsi que, par exemple, la mélodie accompagnant les cavales du duo coupe quelque peu avec l’atmosphère oppressante d’autres films de cette veine de la décennie 70. Le ton tourne un peu plus souvent à la farce/burlesque, comme pour Un linceul n’a pas de poches. Mais Mocky, et c’est impressionnant, excelle dans la variation de tons, ou plutôt, ici, dans la cohabitation du burlesque et du tableau sombre. Les plans, derrière l’agitation des personnages, dégagent des détails significatifs qui ne sont pas là par hasard, en arrière fond de dialogues percutants, parfois pince sans rire. Enfin, Mocky garde un rythme bien ficelé, dans la teneur des autres films évoqués.

Le piège à cons, tout en dégageant un aspect apparemment plus léger que les précédents de la même veine, est un des tableaux les plus sombres et pessimistes, je trouve, des films de Mocky que j’ai pu voir à ce jour. Sans passer par un traitement réaliste à charge documentaire,  la fiction développe ici un regard très acide et lucide, gardant une redoutable pertinence.

Je renvoie maintenant aux quelques scènes de fin, somptueuses, de L’Albatros (1971), où beaucoup d’éléments de ce cinéma de Mocky des années 70 s’expriment en quelques minutes, avec Léo ferré à la BO… Superbe… A certains égards, cette mise en scène se retrouve dans Le piège à cons – ainsi ces séquences de fuite-poursuite durant lesquelles les personnages se heurtent à des présences policières (évoluant sur un arrière plan bien travaillé)… jusqu’à l’arrêt final. On remarquera que la boucle est bouclée depuis la première course du film, à la dernière, toutes deux stoppées par l’assassinat policier.  Une séquence de L’Albatros ICI SUR DAILY MOTION. (Et ICI une présentation du film) Ah cette course à deux sens fuyant l’étau policier, devant les affiches « Pour une France propre » : quels échos toujours pertinents dans notre présent ! Avec ces parasites « les chômeurs », « les immigrés », « les clandestins », « les musulmans », « les roms », « les délinquants »… qui sont toujours « les problèmes » dont il faut s’occuper « proprement » (dans un contexte toujours aussi corrompu et crapuleux parmi les figures politiques, tous bords partisans confondus) …   Bref, des tableaux de Mocky toujours aussi fascinants que lors d’une première vision.

Le bénévole – Jean Pierre Mocky (2005)

EXTRAITS     

« Le film Le bénévole décrit le petit monde de bénévoles divers qui se répandent en France comme une trainée de poudre pour des tâches ingrates et souvent sans intérêt vital. Ceux-la sont nombreux et on les exploite de toutes parts misant sur leur naïveté et leur bonté. C’est à ceux-là, à ces anonymes, qu’est dédié le film. Une indestructible sympathie pour eux nous a pouissé à raconter leur histoire.  » Jean-Pierre Mocky

Cela n’est pas la première fois (et ni la dernière) que Jean-Pierre Mocky est abordé sur ce blog : je renvoie ainsi à SoloLe piège à cons et Un linceul n’a pas de poches.

Il est donc question ici du bénévolat. Intéressant pour la thématique traitée, il faut bien avouer qu’en ce qui me concerne je n’apprécie que très modérément ce film à cause d’acteurs que je ne supporte pas (Yvan Le Bolloc’h et Bruno Solo particulièrement) et du côté vraiment lourd parfois et trop décousu. Au demeurant, quelques bonnes séquences et puis ça reste du Mocky déjanté et à contre-courant des réalisations formatées dans le domaine de la comédie française. 

Ces derniers mois j’eus l’occasion dans quelques discussions, avec second degré, d’évoquer l’émergence d’un syndicat de bénévoles… et je pensais bien évidemment à ce film de Mocky. Ce qui peut paraître comme une boutade, donne lieu finalement à une critique d’un état de fait difficilement acceptable : l’utilisation excessive de bénévoles afin de les exploiter, à la place de salariés dont les rangs de chômeurs sont de plus en plus renforcés, entre deux emplois précaires. 

Le discours de création du syndicat de bénévoles est disponible sur daily motion, et je renvoie donc à la vision de ce bon passage ICI

Les intentions de Mocky sont, pour le coup, les fort bienvenues :  » Un jour, je vais au festival de Cognac et je vois des filles de 20 ans qui font bénévole. A l’époque, j’étais invité en tant que jury. Chaque soir, à deux heures du matin, il y avait une fille qui me ramenait. Je croyais qu’elle était payée par la ville mais non, elle était bénévole. Après ça, j’ai vu des mecs qui enlevaient le pétrole pied nus sur les plages, et ils étaient également bénévoles. Alors, j’ai fait une enquête, figurez-vous qu’il existe 15 millions de bénévoles. Il existe des bénévoles qui s’occupent de choses graves comme lors du typhon en Thaïlande encore que leur staff est payé, mais je parle des autres. Il paraît que lorsqu’il y a une vieille qui est dans un coin, il y a un mec qui se présente et qui dit: «je suis bénévole, je vais te faire ta piqûre». Ce qui fait qu’il enlève le travail à l’infirmier. Le film raconte l’histoire d’un homme joué par Serrault qui est devenu fou à force de vouloir faire le bien (c’est un ancien syndicaliste). Il s’évade de cette prison qui est dirigée par Jean-Claude Dreyfus, se retrouve dans une association et remplace un ancien directeur qui est joué par Yann Moix. Une fois qu’il atteint ce stade de directeur, il décide de payer les bénévoles. Seulement, le maire appelle les bénévoles pour qu’ils aillent enlever les galettes de pétrole en se disant que ces cons allaient y aller. Ils arrivent à 300 sur le terrain et il y a Serrault qui dit: «maintenant, il faut payer». Au bout d’un moment, il y a le président du conseil général qui arrive et dit à Serrault: «vous allez arrêter ça». Et là, Serrault l’attrape et lui casse la gueule. Jérôme Seydoux me dit que le film est drôle, mais je casse la gueule à un président du conseil général, je dis que les maires sont pourris, qu’ils touchent des commissions sur les travaux publics, qu’ils font des économies en utilisant le bénévolat. Au bout du compte, Pathé me l’achète en dvd mais ne veut pas me le sortir au cinéma. Finalement, j’ai décidé avec ma société de fabriquer un dépliant en marquant «Mocky sort son film lui-même, est-ce que vous en voulez?». J’ai reçu 167 réponses et je suis en train de faire ces 167 salles. Sauf que je suis obligé de les faire en chair et en os. Il va donc avoir une carrière de 167 salles en France, plus à Paris où il va sortir au Brady et dans quelques salles. Mais c’est bizarre comme exploitation. Il est au moins sûr de sortir en dvd.  » (DVDrama, septembre 2006)

Mocky a eu quelques soucis avec certaines associations qui y ont vu une condamnation de leur appel à bénévoles. Il a dû leur préciser que le film ne vise pas à s’attaquer à toute sollicitation de bénévoles, et que celle-ci est souvent une question de survie d’une activité : culturelle, humanitaire ou autre (et surtout quand c’est sans but lucratif). Ce qu’il vise c’est bel et bien quand l’appel à bénévoles vise une opération de profit, d’une part, et à la défaveur de l’emploi d’autre part. En allant un peu plus loin, nous constaterons, comme souvent dans la filmographie de Mocky, qu’il met en avant un aspect de manière quelque peu visionnaire : l’ère Sarkozy a en effet mis en place du bénévolat obligatoire pour RSAstes courant 2011. C’est à dire de fabuleux contrats précaires obligatoires et non rémunérés (ou si peu, moins de 5euros l’heure), soit les CUI de 7h semaine, sous peine de supprimer le RSA aux réfractaires. Y collaborent les institutions, dans la foulée de pratiques communales et des collectivités territoriales de plus en plus répandues. Bien entendu cela n’est pas remis en cause par les gouvernants du glorieux  » Le changement, c’est maintenant« . Pire, le bénévolat assumé comme tel, choisi par soi et géré comme on l’entend, peut être cause de radiation et de suppression d’allocation CAF (revenu d’ordre vital) sous prétexte que l’on ne se plie pas au « bénévolat » institutionnalisé. Ce dernier signifiant « recherche de travail », « remise à niveau », « acquisition de compétences », « expériences du terrain », « recherche d’insertion »… bref tout le langage bureaucratisé de la machine à précariser que sont les institutions sociales pôle emploi et CAF, que chacun et chacune a sans doute le loisir d’entendre au guichet ou de lire dans son courrier du lundi – Je renvoie ICI aux dernières mesures Sarko, soit les « durcissements » du RSA, même pas remises en causes par les cravates socialistes entre deux « Valls de gitans ». 

Bref, histoire de ne pas rédiger un tract, éh éh, je souligne donc l’incroyable constat de Mocky dont la fiction rattrape vite la réalité en fin de compte. Et oui, n’y t il pas des « syndicats de chômeurs » qui se fondent après tout (ou des collectifs), ici et là ? Il y a des décennies, l’association stricte « syndicat / chômeurs » n’aurait jamais pu tenir et aurait davantage donné le sourire. Une fois de plus, Mocky effectue un regard à contre courant de ses contemporains, où peu regardent. Et il y a sept ans il pointait donc avec son habituel humour et traitement farcesque de la comédie institutionnelle, à travers cette critique d’un certain bénévolat, le chômage depuis un angle incroyablement pertinent, tout en faisant le lien évident avec le salariat.

Pour ce qui est de la diffusion de son film, Mocky a eu de gros soucis, comme il le précise plus haut. Il a donc accompagné son film, bobines sous le bras, dans plus de 100 salles en France, notamment du côté d’Aubenas en Ardèche ou encore de la Côte d’Or en Bourgogne avec le concours des MJC. Non distribué officiellement en salles, notamment parce que « peu porteur économiquement » (ah la superbe censure économique !), il faut souligner aussi que le film a été tourné avec très peu de moyens en trois semaines, tandis que certains acteurs y ont contribué comme… bénévoles, Michel Serrault par exemple. 

Et maintenant… au boulot les feignasses !