Ebony Film Corporation (1915/17-1919)

EBONY FILM CORPORATION – 1915/17 à 1919 

HISTORIQUE INTÉGRANT COURTS-MÉTRAGES ET EXTRAITS

Lors de la présentation dispersée de Within our gates (1919), un premier film « coup de poing » pour l’époque du cinéaste afro-américain Oscar Micheaux (c’est ICI sur le blog), j’annonçais que des films étiquetés « race movie » de la période 1915-1950 seraient occasionnellement présentés et relayés sur le blog. Pas forcément au regard de qualités (esthétique, politique etc) mais aussi pour leurs reflets socio-politiques et le contexte cinématographique de leurs réalisations, à l’instar des comédies produites par Ebony Film Corporation dont je ne partage pas les stéréotypes racistes mais qui éclairent un peu plus le tour de force de Within our gates, ouvertement antiraciste dans un contexte particulièrement difficile. Ce présent article entre plutôt dans le cadre d’un survol historique du cinéma afro-américain, largement méconnu (en tout cas en France) et dont les oeuvres sont en grande partie disparues et rarement restaurées. En plus des liens vidéos, la présentation ci-dessous se contente surtout de résumer des textes anglophones (de chercheurs aux USA etc) dont je glisse les références en toute fin d’article. J’espère avoir éviter les éventuelles fautes de sens dues à mon anglais approximatif.

« Luttant déjà avec les problèmes de financements, de qualité de production et des réalisations méconnues, les indépendants noirs ont du rivaliser avec les cinéastes indépendants blancs et vautours qui commencèrent à reconnaître le profit potentiel des race movies. Les efforts de ces compagnies blanches mélangeaient résolument les résultats. Beaucoup persistaient dans la re-création de vieilles formules comme le « film de Noirs amusant » que le Dr. A.W. Smith, un des fondateurs de la Frederick Douglas Film Company, décrivait dédaigneusement comme « des noirs dans quelque poulailler, jouant au craps, mangeant des pastèques ou s’engageant dans des combats au rasoir. »

Barbara Tepa Lupack, Literary Adaptations in Black American Cinema

The Watermelon patch (1905) de Wallace McCutcheon et Edwin S. Porter.

La citation ci-dessus renvoie au type de représentations présentes dans ce film 

Alors que les castings blancs dominaient les écrans, à partir des années 1910 le cinéma américain a commencé à produire des films tournés avec des acteurs noirs et destinés le plus souvent aux spectateurs africains-américains. « All-black casts » ou encore « colored people players » peut-on lire sur les affiches publicitaires de l’époque. Comme vu récemment sur le blog, Oscar Micheaux était un des précurseurs de ce cinéma africain-américain avec cette particularité de réaliser lui-même les films via sa propre compagnie de production. C’était également le cas du studio Lincoln Motion Picture Company (1916-1921) créé par les deux frères Noble et Georges Johnson qui confiaient la réalisation à un cinéaste blanc.

The realization of a Negro’s ambition (1916) , film à casting noir produit par les afro-américains Noble et George Johnson de la Lincoln Motion Picture Company (établie en Californie)

De telles sociétés indépendantes organisées par des africains-américains étaient rares et elles ont eu du mal à durer dans le temps. Le blog abordera prochainement des films issus de telles compagnies et dont l’apport fut important, avec par exemple des personnages noirs échappant aux stéréotypes racistes qui dominaient alors les représentations (y compris parfois dans des films non produits et non réalisés par des blancs).

A côté de compagnies de production afro-américaines constamment dans la survie économique, les années 1910 et 1920 ont aussi vu éclore des sociétés indépendantes concurrentes gérées par des blancs, tant économiquement qu’artistiquement, qui produisaient des films avec des castings intégralement noirs. Le chercheur américain Gérald Butlers émet quelques hypothèses sur cette voie nouvelle. Pour certains c’était sans doute là un motif économique, à savoir surfer sur un public afro-américain qui pouvait générer du profit. Après tout le cinéma était déjà une industrie et le marché était une donnée importante dans la confection de films. Pour d’autres, peut-être était-ce une motivation socio-politique de développer le cinéma sur une base de talents africains-américains absents du cinéma muet courant. Le plus souvent les acteurs noirs s’exerçaient encore dans les minstrels et vaudevilles, à l’image du théâtre Lafayette créé en 1912 à Harlem dont l’essor artistique prit un tournant avec à la fois la compagnie d’acteurs noirs Lafayette Players développant avec exigence des registres inhabituels à l’époque (drames etc) et l’arrivée du directeur blanc Robert Levy qui pesa également dans la diversité et la qualité artistiques. En 1919, ce même Levy créa d’ailleurs sa propre compagnie de cinéma : Reol Production.

Photo de The sport of the gods (1921, film disparu) :

Produit par Reol Productions (Robert Levy) et joué par des acteurs et actrices de la Lafayette Players de Harlem. C’était une adaptation du roman du même nom de l’écrivain noir Paul L. Dunbar (1902), centré sur une famille afro-américaine du sud confrontée aux dures réalités urbaines du nord. 

Bien que présidée par un blanc, la Reol Production occasionna un cinéma afro-américain de qualité, aux thèmes nouveaux et dépourvu de clichés racistes qui s’appuyait sur le talent jusque là bridé ou marginalisé des acteurs et actrices noirs, dont certains ayant rejoint la Lafayette Players. Ainsi par exemple Evelyn Preer qui avait débuté au cinéma avec Oscar Micheaux. Malheureusement au moment du premier cinéma parlant, sa participation à des comédies produites par Al Christie ne lui a pas donné cette fois-ci l’opportunité d’exercer véritablement ses talents et de contribuer à un cinéma coupant avec les clichés. Cela était dû à un encadrement blanc qui appuyait de nouveau les thèmes et les registres d’interprétation sur des stéréotypes racistes. Preer ainsi que les acteurs Edward Thompson (son mari) et Spencer Williams (futur réalisateur alors associé au son et aux dialogues) quittèrent également Al Christie tant leur marge de manœuvre était limitée dans cette production malgré tout underground, à l’écart d’Hollywood.

Si des studios indépendants gérées par des blancs ont donc pu contribuer à l’émergence d’un certain cinéma africain-américain, d’autres se sont distingués par des films aux représentations racistes tout en limitant l’expression artistique des acteurs et actrices noirs. Ce qui nous amène à Ebony Film Corporation.

Affiche publicitaire d’une série de comédies Ebony, destinée aux gérants de salles de cinéma et confectionnée par la société de distribution General Film Company

Ebony Film Corporation a fait partie des premières compagnies de cinéma à proposant des films interprétés uniquement par des acteurs noirs. Comme on le verra plus bas, cet aspect novateur a largement été mis en avant dans des campagnes publicitaires orientées vers un public blanc.

C’est sous le nom d’Historical Feature Film que cette petite société indépendante a vu le jour en 1915 dans le quartier Logan square à Chicago et dont le studio se trouvait à Oshkosh dans le Wisconsin (au nord de Chicago). C’est probablement la première compagnie appartenant à des blancs et gérée totalement par des blancs à produire des films à castings noirs. Quatre comédies burlesques furent ainsi réalisées en 1915 et 1916.

« Rien n’a autant fait pour éveiller la conscience de race de l’homme de couleur aux États-Unis que le cinéma. Cela l’a rendu affamé de se voir tel qu’il est venu à l’être. Plutôt inconsciemment, ça lui a apporté un esprit de ressentiment contre la représentation traditionnelle présentée partout du nègre ».

William Foster, cité dans Literary adaptations in black cinema

Egalement écrivain et agent de presse de vaudeville, le cinéaste afro-américain William Foster créa en 1910 sa propre compagnie de cinéma Foster Photoplay Company, de nos jours considérée comme la première compagnie indépendante de cinéma indépendant afro-américain. Il engageait des acteurs noirs issus du théâtre et rompait avec l’imagerie raciste contre laquelle il était révolté, suscitant sa colère vis-à-vis de nombreux acteurs afro-américains qui contribuaient à sa diffusion au théâtre (minstrel, vaudeville …) comme au cinéma. Quatre films furent réalisés dont trois adoptant le ton burlesque, typique du muet de l’époque influencé par le vaudeville (gags à la construction très gymnastique) et potentiellement grand public par les rires suscités. L’initiative de Foster inspira des suiveurs (telle la Lincoln Company citée plus haut) et notamment à Chicago où le studio était implanté. C’est aussi à Chicago que se trouvaient un certain Oscar Micheaux ainsi que les fondateurs de la Historical Feature Film. C’est ainsi que cette dernière fut clairement influencée par l’association burlesque et acteurs noirs. Le ton humoristique constituait un élément de poids pour élargir l’audience et prétendre à du profit, mais cela s’appuyait non seulement sur un ridicule typique du burlesque mais connotant aussi des clichés racistes, certes pas aussi flagrants que les « mangeurs de pastèques ».

Two nights in the Vaudeville – 1916 – USA – Muet

On retrouve des stéréotypes en vigueur de l’époque, à savoir ici des hommes noirs enfants, illettrés, incompétents, grossiers et sans retenue. Des travaux sur les archives ont permis de retrouver des synopsis et des échos de presse des autres films disparus. Ainsi Aladdin Jones (1915) : un noir paresseux nommé Jonesy qui trouve une lampe magique mais l’utilise pour souhaiter seulement de la liqueur et une cabane où dormir. Ou encore Money talks in darktown (1915) : l’inculte Sam essaie de gagner l’affection de Flossie en éclaircissant la couleur de sa peau avant de réaliser qu’elle est intéressée par la couleur de l’argent. Mais ces comédies eurent à affronter les critiques parmi les afro-américains. Elles venaient sur les écrans dans la foulée de Birth of nation (1915) de Griffith, grand film-spectacle au racisme virulent, reprenant avec force les clichés de la vision suprématiste blanche, jusqu’à faire la gloire du Ku Klux Klan venant sauver les femmes blanches du viol et lyncher les noirs. Les communautés africaines-américaines avaient fortement réagi dans le pays, notamment à Chicago. Le film était encore présent dans les têtes, marquant des précurseurs comme Oscar Micheaux ou les frères Johnson (Lincoln Picture) qui en réaction se mirent à investir le cinéma (leurs premières réalisations sont une réplique à Birth of nation). Dans ce contexte ces comédies de Historical Feature Film étaient d’autant plus mal accueillies et c’est ainsi qu’en 1917 la compagnie a procédé à des changements importants. Trop cataloguée par ses premiers films, elle a été remplacée par la création de Ebony Film Corporation et a incorporé trois noirs. Les propriétaires, actionnaires et réalisateurs restaient des blancs mais le journaliste afro-américain Luther J. Pollard fut nommé président et directeur général de la compagnie (avec un partenariat plus ou moins actif dans les réalisations), son frère Frederick Douglass « Fritz » Pollard (futur premier quaterback puis premier entraîneur principal noir en NFL) engagé comme dénicheur de talents et agent de casting et, découverte plus récente, le beau-père de Luther (Charles Barkley Roane) était secrétaire des opérations lors de cette nouvelle création de compagnie et faisait partie des quarante-six investisseurs. Bob Horner, un écrivain noir pour le Chicago Defender, a aussi été engagé en 1918 en tant que scénariste.

Publicité de lancement parue dans Exhibitors Herald  (hebdomadaire cinéma de Chicago à destination des exploitants de salle, créé en 1915 et composé d’affiches, articles, critiques etc).

(de nombreux numéros sont archivés ICI sur The Internet Archives, très faciles à fouiner)

En 1917 et 1918 Ebony Film Corporation produit 21 comédies à deux bobines et se compose d’une quinzaine d’acteurs de la Georges M. Lewis Stock Company. Cette troupe de théâtre était sans doute articulée au vaudeville et d’ailleurs parmi les acteurs principaux évoluant dans les films d’Ebony figurait Sam Robinson dont le frère (ou cousin ?) Bill « Bojangles » Robinson était une star du vaudeville (et futur acteur hollywoodien occasionnel). Parmi les autres acteurs et actrices, citons par exemple Samuel « Sambo » Jacks (nom de scène emblématique), Franck Pollard (le plus jeune des frères), Will Starks, Yvonne junior, Bert Murphy ou encore Mildred Price. L’affiche de lancement ci-dessus met en exergue les spécificités des films Ebony censées attirer les gérants de salle de cinéma. Il y a insistance sur la spécificité du casting noir « just plain colored folks » (« des gens tout simplement de couleur« ) dont une des caractéristique serait d’être drôle et potentiellement attirant pour le public, spectateurs blancs inclus. C’est là une constante des campagnes publicitaires d’Ebony. On sent bien que les gérants de salles de cinéma pour blancs y sont particulièrement sollicités avec ce leitmotiv du noir « naturellement amusant ». En se présentant comme un prolongement cinématographique du vaudeville voire du minstrel, les affiches d’Ebony annoncent la continuité des stéréotypes racistes « amusants ».

Publicités parues dans Exhibitors Herald (1918), réalisées par la société de distribution General Film Company, dynamique jusque 1920 :

Les comédies Ebony faites de « vrais acteurs de couleur avec un véritable humour de noir » sont recommandées aussi pour les spectateurs blancs (« every audience« ) et pour les enfants (« attractions for children« ). Les publicités surfent sur la vague du burlesque (l’aspect comique tout public, très populaire) et le rabaissement traditionnel des noirs dans son pendant « drôle » (il y a une référence directe au blackface sous la photo illustrant la première publicité, tel un héritage).

Mais avant de revenir sur cet « humour » connotant le racisme, il est à préciser qu’Ebony fut dès ses débuts confrontée aux critiques. Les quatre films réalisés par la Historical Feature Film furent en effet rachetés et projetés, là où les clichés dégradants semblent avoir été le plus poussés. Bien accueillis dans les salles de cinéma au public blanc, les films furent globalement mal accueillis parmi le public noir. Dans un numéro de mai 1917 du quotidien afro-américain Chicago Defender, le journaliste Tony Langston relaie la surprise de Al Gaines, propriétaire du cinéma Phoenix de Chicago, après son achat de la comédie A natural born shooter (1915). Il ne savait pas que c’était « une de ces comédies farces dégradantes qui avaient été faites il y a deux ans environ » et le film fut donc rapidement annulé (à noter que « farce comedy » était un un surnom apparaissant dans les films burlesques de l’époque, c’est un genre bien identifié). Voilà en tout cas qui a d’emblée compliqué les relations publiques de la compagnie malgré son nouveau nom, en particulier avec le Chicago Defender dont plusieurs articles très critiques ont apparemment terni la réputation de ce studio indépendant jusqu’à sa chute généralement située en 1919.

Article du 11 janvier 1918 paru dans Exhibitors Herald :

(Hebdomadaire cinéma de Chicago à destination des exploitants de salle)

Annonce d’un nouveau scénariste, un afro-américain écrivain pour le Chicago Defender, et petit historique d’Ebony Film Corporation impliquant le processus de réalisation (col. droite)

L’article ci-dessus resitue l’arrivée de Luther Pollard sans mentionner les vraies raisons de cette nomination mais en présentant la recherche d’une comédie de « haute qualité« , caractérisée par une forme « ultra-slapstick« . Soit un procédé comique développé par le studio Keystone dans les années 1910, alors dirigé par Mark Sennett qui lança notamment Chaplin/Charlot, dont les gags très populaires étaient souvent marqués d’une violence physique volontairement exagérée, un héritage du vaudeville de l’époque.

The masquerader (muet, 1914), une « farce comedy » avec Chaplin/Charlot typique du style Keystone

Tout comme ce fut sans doute le cas pour les films de William Foster (Foster Photoplay Company), les comédies Ebony portent la trace des débuts du cinéma muet comique aux USA et témoignent d’un élargissement du style Keystone à un casting noir.

A reckless rover – 1918 – USA – Muet – 14 mn :

Résumé – Chassé de son appartement par un policier, Rastus Jones (Sam Robinson) se réfugie dans une blanchisserie chinoise où il fait des ravages

Si A reckless rover témoigne surtout un contenu de style « splastick » à la Keystone studio, il révèle également le maintien de stéréotypes racistes. Outre le personnage chinois hautement caricatural, le plus flagrant réside dans les cartons constitués de dessins où l’héritage des caricatures blackface du minstrel est clairement assumé (le minstrel, d’abord joué par des acteurs blancs en blackface, était un spectacle en déclin depuis les années 1910 mais dont les stéréotypes ont influé d’autres formes d’expression, du vaudeville jusqu’à la télévision). Les écrits renvoient aussi à des clichés, en particulier la paresse du noir en provenance du sud. Cette présence des dessins établit un lien semblable à ce qui est avancé dans les publicités, à savoir la proximité entre le vaudeville (et ses blackface issus du minstrel dans certaines représentations) et le cinéma d’Ebony. Là où l’ambiguïté pouvait encore demeurer sur les publicités (les propriétaires de salles noirs pouvaient y voir le basculement du vaudeville noir dans le cinéma), ce carton titre sonne comme une note d’intention : les noirs grotesques se transposent au cinéma.

Publicité parue dans Exhibitors herald (1918) :

ici l’affiche se revendique de Phineas Taylor Barnum pour un équivalent cinématographique. Décédé en 1891, Barnum était un entrepreneur de spectacle dont les freak shows de cirque avaient obtenu un énorme succès. Ainsi les « real colored players » des comédies Ebony seraient comme des freaks du cinéma, soit un succès garanti pour les propriétaires de salle. 

Précédées en cela par William Foster, les comédies Ebony diffèrent des films comiques courants en ce qu’elles présentaient des acteurs et actrices noirs pas juste dans des rôles de soutien mais aussi dans des rôles principaux, permettant à des acteurs du vaudeville d’entrer dans le cinéma. Mais si Foster a aussi, semble-t-il, tenté de diffuser ses comédies auprès d’un public élargi à des spectateurs blancs, il n’a pas cherché à le séduire et à dégager du profit en cédant au racisme.

« [Ebony] a atteint un succès rare au box-office avec ses comédies à acteurs noirs parce qu’ils étaient largement commercialisés pour les spectateurs blancs. »

Jacqueline Stewart, Migrating to the movies

Dommage que tous les films produits par Foster aient disparu car à l’époque ils devaient sans doute déboucher sur un premier cinéma afro-américain touchant au genre, ici burlesque, mais sans passer par la reproduction de la domination blanche (stéréotypes etc). Par la suite, dans les années 20 et 30, le cinéma afro-américain générera d’autres élans de ce type, à savoir pas ouvertement militants mais dégageant un cinéma afro-américain de genre ôté des identifications racistes (des personnages noirs « normaux » etc). Tout l’inverse de ce que suggère Ebony Film bien que jouant sur les deux tableaux à la fois car se revendiquant aussi d’un cinéma qui contribuait à la dignité des noirs, à travers la figure du nouveau président et directeur afro-américain Luther Pollard. Ce dernier prétendait défendre des rôles noirs positifs dans le cinéma et donner une nouvelle direction à la compagnie. Des chercheurs ont notamment mis la main sur une lettre qu’il avait adressé à Georges Johnson de la Lincoln Company (le studio afro-américain déjà évoqué plus haut), écrivant que les compagnies de production noires de l’époque investissaient essentiellement le drame tandis que ses comédies « prouvaient au public que les acteurs de couleur peuvent mettre de la bonne comédie sans aucune de ces conneries, vols de poulets, combats au rasoir, pastèques mangées, choses que les gens de couleur ont généralement été un peu dégoûtés de voir. Tu ne trouves pas ça dans les comédies Ebony. Il n’est pas nécessaire de faire ça pour réaliser des comédies suscitant les pleins rires. »

A natural born gambler (muet, 1916), une comédie présentant des « conneries« 

réalisée et scénarisée par Bert Williams, filmée par G.W. Bitzer (contributeur aux films de Griffith), produite et diffusée par la General Film Company (distributeur aussi des films d’Ebony)

Né aux Bahamas l’acteur noir Bert Williams issu du minstrel et du vaudeville, célèbre à l’époque avant de décéder en 1922, incarne ici un personnage pris dans un rôle noir stéréotypé (joueur, voleur etc) et maquillé dans le style blackface. Cet acteur de talent réputé pour sa richesse expressive a été utilisé dans les représentations racistes des africains-américains. Mais à l’image de ce film aux sujet et rôle caricaturaux (qu’il a lui-même écrit et réalisé !), ses interprétations transcendaient parfois le registre de départ (faire rire le public blanc) au point d’être ressenties comme une dénonciation subtile par la tonalité tragique diffuse. La dernière séquence du film fut inspirée de la scène vaudeville de Williams. C’est là aussi qu’il inventa le personnage Mr Nobody accompagné d’une chanson reprise par Nina Simone et Johnny Cash. Plus bas, l’article revient sur l’orientation nuancée de recherches de ces dernières années dans l’approche de productions et acteurs encadrés par des dispositifs racistes.

Outre avoir empêché le contenu de départ le plus grossier, Pollard avait également interdit l’emploi de dialecte noir dans les intertitres. S’il a sans doute réduit l’orientation raciste d’Ebony, face aux films et à la publicité diffusés à l’époque beaucoup le considéraient comme un «homme de couleur de façade» pour une entreprise appartenant à des Blancs. A cet égard j’invite de nouveau à se reporter à la présentation consacrée au film Within our gates de Micheaux, ce dernier y dénonçant clairement les complicités actives d’afro-américains avec la vision suprématiste blanche et ses privilèges associés.

Publicité parue en 1918 dans plusieurs journaux destinés aux gérants de salle de cinéma :

« Les gens de couleur sont amusants. Si les gens de couleur n’étaient pas amusants, il n’y aurait pas de chansons de plantation, pas de banjo, pas de cake walk, buck and wing dance, pas de spectacle minstrel et pas de vaudeville black-face. Et ils sont amusants en studio« 

Les comédies ont continué d’obtenir du succès parmi les auditoires blancs et généralement bien accueillies par la presse spécialisée maintream. Mais elles généraient un mauvais accueil parmi le public noir et des oppositions, notamment et surtout à Chicago tel qu’en témoigne le Chicago defender en mai 1918 :

 « Le business du cinéma ne peut plus être considéré dans son enfance et les patrons de ces maisons modernes [salles de cinéma] ne devraient pas être soumis à l’expérience humiliante de voir des choses qui rabaissent la Race aussi bien dans l’estimation de ses propres personnes que dans les yeux de n’importe quel membre d’une « autre » race tel que ça peut arriver à présent »

Tony Langston, Chicago Defender

« Je considère mon devoir en tant que membre d’une classe respectable de propriétaires de salle de cinéma, de protester contre une certaine catégorie de films qui sont en train d’être montrés dans les cinémas de ce district. Je réfère à (…) Ebony Film (…) qui fait un étalage exagéré d’action honteuse de l’élément le plus bas de la race. C’était avec une abjecte humiliation que moi-même et beaucoup de mes amis étions assis devant les scènes dégradantes sur l’écran. »

Madame JH, une lectrice du Chicago Defender citée par Tony Langston 

Pour les opposants, Luther Pollard apparaissait donc comme une figure de proue. Mais plus récemment des chercheurs ont modéré la critique négative sur ces comédies Ebony. Cette approche fait écho aux recherches de ces dernières années qui apportent des nuances et font même parfois l’hypothèse d’éléments subversifs dans des productions à priori totalement imprégnées de racisme. Ces nuances suggèrent une forme de résistance subtile, à l’image de travaux plus récents sur l’acteur-millionnaire Stepin Fetchit (Lincoln Perry). Ce dernier a incarné des personnages noirs largement stéréotypés dans de nombreux films hollywoodiens (muets et parlants), suscitant par exemple des conflits avec le mouvement des droits civiques (le récent film I’m not your negro de Raoul Peck évoque d’ailleurs cet acteur que James Baldwin détestait « à tort ou à raison« ). Parmi les nuances récentes à son égard, des historiens ont récemment interprété la paresse systématique de ses personnages comme la traduction d’une résistance à l’oppression de la société blanche américaine (ou encore, l’acteur aurait simulé l’incompréhension pour ne pas jouer certaines répliques racistes). Pour ce qui nous intéresse ici, c’est notamment la chercheuse Jacqueline Stewart qui propose des nuances sur les comédies Ebony. Pour le film Two Knights of Vaudeville (film relayé en intégralité plus haut, produit par Historical Feature), elle évoque un symbolisme subtil visant par exemple à travers la présence du chien à suggérer que les afro-américains sont perçus et traités comme des chiens. Selon Stewart « les comédies d’Ebony offrent des critiques modernes du stéréotype racial » (Migrating to the movies).

Extrait de Spying the spy (muet, 1918) :

le personnage principal interprété par Sam Robinson essaie d’être un héros en attrapant des espions allemands mais au lieu de ça il devient une victime d’un rite d’initiation d’une black lodge 

Spying the spy est parfois interprété comme une réponse délibérée à Birth of nation, à l’image de l’extrait ci-dessus tiré d’une séquence qui parodierait le Ku Klux Klan. Le lien avec le film de Griffith est possible, tant celui-ci a aussi engendré des répliques chez des réalisateurs afro-américains révoltés du racisme véhiculé à grande ampleur dans tout le pays. De là à ce que la réplique d’Ebony soit subversive… rien à voir en tout cas avec la contre-attaque Within our gates de Micheaux, clairement militant en comparaison.

Publicité mettant en avant Spying the spy et le personnage Sambo Sam (1918)

Je n’ai pas visionné Spying the spy mais Thomas Cripps fait une remarque importante par delà les bonnes intentions supposées d’Ebony :

« le film embrouille le thème central de l’espion noir en utilisant inconsciemment « sambo » comme nom du héros, le plaçant dans un milieu minable, et se retirant des implications de la poursuite noire d’un white heavy. C’est resté un film blanc parce qu’il a ignoré, même dans ses termes comiques propres, le problème esthétique du rôle du héros noir. »

Thomas Cripps, Slow fade to black : the negro in american film

De fait le film n’a obtenu un succès que parmi les spectateurs blancs.  Le public et la presse noirs de Chicago ont poursuivi la critique des comédies, également mal accueillies par les églises jugeant les films d’une morale corruptrice pour femmes et enfants incités à ne pas s’y rendre (sur ce dernier point on peut imaginer que l’église en général repoussait les comédies burlesques, en particulier de style Keystone). Langston du Chicago Defender conseillait aussi de ne pas aller aux projections, appelant les noirs à sauver leur argent et leur amour propre. Ebony a encore réalisé des comédies telles que When you scared, run et When you hit, hit mais ces films sans doute scénarisés par Bob Horner ont dû disparaître. Le boycott des propriétaires des cinémas noirs et du public afro-américain a eu raison de la compagnie dont le profit fut intéressant dans un premier temps, avant de s’écrouler économiquement. Sa fin est située en 1919.

Publicité parue en 1918 dans Exhibitors Herald :

Le boycott a contribué à mettre un terme à Ebony et ses comédies dont l’ambition sur le marché visait aussi des publics blancs et enfants

 

Bien que moins poussés qu’ailleurs, Historical Feature Film/Ebony Film Corporation n’était pas un cas isolé dans l’utilisation de stéréotypes racistes traditionnels et il y a eu des successeurs dans cette conquête du marché. Ainsi par exemple Harris Dickson Company. Auto-proclamé spécialiste des afro-américains du sud, Dickson rédigeait des « colored stories » publiées dans Saturday Evening Post qui ont servi d’inspiration pour le film The custard nine réalisé en 1921. Ca se passait dans le milieu du baseball avec Clarence Muse dans son premier rôle au cinéma (on le reverrait par la suite dans des films hollywoodiens, notamment en 1931 dans Safe in hell de Wellamn). A l’exemple des comédies Ebony, les médias noirs condamnèrent le film. Dans le quotidien The New York Age, Lester Walton écrivait en octobre 1921 : « Dickson semble totalement inconscient du fait qu’il y ait des milliers parmi nous qui possèdent dignité, éducation et raffinement. Nous aussi avons des planteurs, avocats, docteurs et soldats de notre race. »

Comme vu précédemment, la participation d’afro-américains à perpétuer les stéréotypes est sujet à débat et par exemple l’aspect d’une résistance subtile est véritablement à creuser (on pourrait penser au Vieux Ned de Within our gates, dont la lucidité tragique succède à l’iconographie stéréotypée du suprématisme blanc, une intériorité visualisée qui porte en germe la non-adhésion et le refus). Dans le cadre des nuances apparues ces dernières années, un livre intitulé Luther J. Pollard  (2017) modère la critique négative à partir de précisions sur la figure de Luther Pollard, là où un chercheur tel que Thomas Cripps estimait que :

« les pires exploiteurs de noirs n’étaient pas d’honnêtes débrouillards comme William Foster mais plutôt des hommes comme Luther Pollard, le boss noir de Ebony Pictures, qui adoptait la fierté noire dans ses papiers publicitaires durant les années de guerre mais ensuite installé dans les stéréotypes noirs traditionnels »

Cripps, The moving migrating

A défaut d’investir le cinéma par un caractère militant à la manière des premiers films d’Oscar Micheaux, là où un William Foster proposait un cinéma africain-américain résistant au racisme par le déroulement d’un genre populaire rompant avec les stéréotypes, Ebony récupérait la recette du genre populaire allié au casting noir tout en conservant des clichés racistes séduisant un public élargi aux spectateurs blancs. Au cours des années 1920 et 30, le cinéma afro-américain généré par quelques compagnies marginales gérées par des noirs ou des blancs allaient donner lieu à des premiers films travaillant le genre (le mélodrame, la comédie, le gangster et même le western et l’horreur), souvent empreints d’entertainment tout en rompant avec les stéréotypes racistes. Cette tendance prendra de l’importance et sur un ton beaucoup plus politique avec l’apparition de la blaxpoitation au début des années 70.

BIBLIOGRAPHIE

Pour approfondir l’article et éviter le piège de mes raccourcis maladroits, je propose de commencer par ces  sources où l’essentiel du contenu ci-dessus a été puisé (écrits anglophones) :

  • Litterary Adaptations in black cinema (Barbara Lupack)
  • Early race filmaking in America (sous la direction de Barbara Lupack)
  • Slow fade to black : the negro in american film (Martin Cripps)
  • Migrating to the movies : cinema and black urban modernity (Jacqueline Stewart)

Nul doutes que d’autres travaux et recherches existent, la liste des écrits (et des points de vue) n’est donc pas exhaustive.