Creation for liberation – Ray Kril (1979-1981)

Ray Kril – Creation for liberation, parties 1 et 2 – 1979/81 – VO (anglais) – 62 mn – Angleterre 

« Inside our ears the many wailing cries of misery. Inside our bodies, the internal bleeding of stifled volcanoes. Inside our heads, erupting thoughts of rebellion. How can there be calm when the storm is yet to come ? » (« A nos oreilles les nombreuses lamentations de misère. Dans nos corps, le saignement interne des volcans étouffés. Dans nos têtes, des pensées de rébellion en éruption. Comment peut-il y avoir le calme quand la tempête est encore à venir ? »)

Linton Kwesi Johnson

Creation for liberation est un documentaire produit par une structure néerlandaise d’Amsterdam nommée Cultural Media Collective. Comme précisé dans le résumé ci-dessous, il se scinde en fait en en deux parties qui ont été réalisées à deux années d’intervalle par Ray Kril.

Partie 1 (00 —> 30 mn) : Célébration du dixième anniversaire de la librairie et maison d’édition Bogle Louverture à Londres, déroulant danses, musiques – dont le chanteur de blues Jimmy James – poèmes dont deux du poète de reggae Linton Kwesi Johnson, le tout entrecoupé par des propos autour du rôle de la communauté noire en Grande Bretagne.

Partie 2 (30 mn —> fin) : Évocation des émeutes d’avril 1981 à Brixton, un quartier sud de Londres caractérisé de misère sociale (logements insalubres, taux de chômage élevé…) et où la police utilise les lois SUS pour réprimer la jeunesse noire. Une zone « Frontline » devient un lieu d’affrontement. Images également de la manifestation devant le County Hall à Londres où se déroulait l’enquête sur les treize adolescents noirs morts dans un incendie criminel d’une maison à New Cross lors d’une fête. La manifestation dénonçait la teneur raciste de l’incendie de New Cross, et le laissez faire ou les ignorances délibérées lors des enquêtes de la police quant aux attaques sur la communauté noire.

PREMIÈRE PARTIE, 1979 (Noir et blanc, 00 —> 30 mn) 

Tourné en 1979, ce premier volet porte sur la célébration des dix années d’existence d’une librairie et maison d’édition ouverte à Londres en 1969. Nommée Bogle Louverture, c’est une référence à deux esclaves devenus des illustres rebelles et combattants de la liberté, deux grandes figures de l’anticolonialisme : Paul Bogle et Toussaint Louverture. La librairie est fondée par Jessica et Eric Huntley. C’est un couple de militants originaires de Guyane qui au début des années 50 s’exile de la région coloniale britannique après que le gouvernement métropolitain ait décidé de faire obstacle au PPP élu au pouvoir et auquel participait Eric Huntley. Tout comme de nombreuses personnes des Caraïbes – dont de nombreux militants -, ils rejoignirent Londres où une mouvance anticoloniale se développa, notamment à l’oeuvre pendant la lutte d’indépendance du Ghana en 1957. Parallèlement le couple s’engagea contre les discriminations à l’égard des noirs qui ont cours en Grande Bretagne. C’est alors un climat particulièrement hostile caractérisé de racisme ambiant, de lois dirigées contre l’immigration et d’un arsenal juridique bien trop faible pour faire face au racisme. L’éducation fut un des aspects privilégiés par le couple tandis qu’ils contribuèrent à un dynamisme culturel noir, parmi d’autres acteurs et structures de l’époque. Ainsi la fondation en 1971 du Centre des Arts de Keskidee, premier centre des Arts pour la communauté noire et initiée par l’architecte et activiste guyanais Oscar Abrams. « Le côté culturel ne peut être ignoré dans une lutte politique » dit Eric Huntley dans article (en anglais) ICI et auquel je renvoie pour un retour détaillé sur le couple et la genèse de la création de la librairie.

Bogle Louverture édita un premier livre en 1969, écrit par l’érudit guyanais Walter Rodney et à qui la première partie de Creation for liberation est ici dédiée. Après avoir étudié à Londres, en 1968 il fut professeur spécialisé en histoire africaine à Kingstown en Jamaïque où il organise également des conférences officieuses dans les ghettos de la capitale, imprégnées d’anticolonialisme et de marxisme. Mais une interdiction de séjour en Jamaïque est prononcée à son égard en octobre 1968, ce qui provoque une manifestation initiée par des étudiants de son université et dirigée vers le centre ville, rejointe alors par des milliers de personnes. Des membres du BITU (syndicat allié de la Droite) tirent sur les manifestants, causant les émeutes appelées « Rodney riots » qui débouchent sur trois morts et des blessés. A son retour à Londres, le couple Huntley le rencontre et découvre qu’il a emmené avec lui des cours donnés en Jamaïque. C’est là que s’improvisa l’édition de ses écrits et dont le financement vint de dons. The groundings with my brothers fut ainsi publié en 1969, réunissant des essais portant sur ​​l’histoire africaine, le Black Power et les politiques réactionnaires de la Jamaïque. Par la suite, Rodney enseigne notamment à l’Université de Dar-es-Salaam en Tanzanie puis revient en Guyane en 1974 où il cofonde la Working people’s alliance, force d’opposition. Mais il est assassiné à Georgetown le 13 juin 1980. Bogle Louverture prend alors le nom de Walter Rodney en hommage au militant et intellectuel assassiné. Parmi ses écrits les plus importants figure Comment l’Europe sous-développa l’Afrique : Analyse historique et politique du sous-développement (1972), coédité par Bogle Louverture et la Maison d’édition de Tanzanie de Dar-es-Salaam. Un documentaire de 2011 a été consacré à Walter Rodney, intitulé W-(alter)A-(nthony)R(odney) stories. 

Je glisse ci-dessous deux trailers : un officieux composé d’une BO de Linton Kwesi Johnson suivi de la bande annonce officielle.

« … plus qu’une librairie, [Bogle Louverture] était un centre de la communauté » (Jessica Huntley). S’y tenaient des lectures de poésie, des lancements de livres, des conférences. C’était aussi un lieu de rassemblement de militants activistes. C’est pourquoi la librairie fut également le fruit d’attaques d’extrême droite. Mais finalement c’est à cause de la hausse des loyers que la librairie ferme en 1989 … En 1975 Bogle Louverture publie le recueil de vers Dread beat and blood de Linton Kwesi Jonhson (dit LKJ). A noter qu’un album en découle en 1978. D’ailleurs, le versant musical de Linton Kwesi Johnson est sans doute plus connu que sa composante poétique et engagée, écrite, récitée et chantée en créole jamaïcain. Si cette facette est partie prenante de sa production musicale elle n’est pas forcément conscientisée dans une réception consommatrice et simplement festive de son oeuvre.

« Writing was a political act and poetry was a cultural weapon » LKJ, dans une interview de 2008

Linton Kwesi Johnson apparaît dans le documentaire parmi les danseurs et danseuses, poètes et musiciens. Il fait partie intégrante de la scène culturelle associée à Bogle Louverture. Dans cette mouvance il y a l’inévitable Keskidee Centre créé en 1971 et mentionné plus haut. Y prend place le Keskidee Theatre workshop où parmi d’autres artistes, tel que le sculpteur nigerian Emmanuel Jegede en résidence, LKJ contribue à cet élan culturel. Il y donne lieu à son premier recueil de poèmes en 1973 intitulé Voices of the Living and the Dead (publié en 1974) à travers une performance sur scène (plusieurs voix composent ces poèmes, il y a une forme de scénographie). Je renvoie par ailleurs à la présentation faite ICI sur le blog du documentaire Dread, beat an’blood de Franco Rosso (1979) qui porte sur la création artistique et l’activisme politique de Linton Kwesi Johnson.

Toute cette contextualisation pour signifier à quel point Bogle Louverture tient une importance particulière. Elle est ancrée en lien à une condition noire très difficile en Grande Bretagne tout en en contribuant à un dynamisme culturel et militant à vocation émancipatrice, où les origines culturels (telles afro-caribéennes) constituent un socle vivace et prenant une part active. A l’image d’un LKJ engagé et porteur d’un « patois » jamaïcain qui tient une place primordiale dans ses poésie et musique. Cette langue motrice de ses compositions, LKJ en dit que « The term ‘ Patois ‘ is unhelpful to describe the languages of the Caribbean. I prefer to use the term which the Barbadon poet Brathwaite uses which is the term NATION LANGUAGE. (…) Patois really is a term which really refers to broken French. It is sometimes used to describe what is spoken on the English Caribbean islands, but I think it’s an unhelpful term, because it is really basically refering to the French islands.(…) But to give you a simple answer to your question, the language I’m writing is mostly JAMAICAN. » (LKJ, interview). Le « patois » jamaïcain est à distinguer du « patois » rasta mais les deux peuvent s’imbriquer, s’influencer, se mélanger. Je renvoie ICI à une note instructive consacrée au langage en Jamaïque ( et plus particulièrement focalisée sur le rasta), illustrant bien l’importance de la langue, que son usage n’est pas anodin ni dépourvu de sens.

Quant aux échanges filmés dans l’espace quotidien de la librairie, ils rendent compte également des constats et réflexions en cours, de la nécessité d’influer politiquement sur une société inégalitaire. C’est sans aucun doute l’une des forces de ce documentaire que de faire témoignage en gardant trace de cette période depuis un point de vue interne à la communauté noire. Nous connaissons – malgré la censure -, une certaine vision de l’Angleterre donnée par les mineurs en lutte (je renvoie par exemple à Which side are you on ? de Ken Loach présenté ICI sur le blog ou encore à la série video Miners campaign tapes LA sur le blog). Nous avons ici la vision d’une communauté noire discriminée et ghettoisée dans la banlieue londonienne, issue parfois du colonialisme britannique (des Caraïbes par exemple). Cet aspect social et politique est renforcé dans la deuxième partie du documentaire, réalisée en 1981.

Des références à l’esclavage insérées dans le film rendent compte de l’actualité de la libération, l’esclavage et le colonialisme britannique qui se sont notamment implantés dans les Caraïbes (Jamaïque, Guyane …) sont vivaces dans les mémoires. Des artistes et militants sont issus de cette réalité coloniale, dont témoigne en particulier le Caribbean Artists Movement (CAM) qui de 1966 à 1972 réunit écrivains, poètes, dramaturges dont LKJ. Ce dernier évoque directement l’esclavage, l’histoire noire et ses luttes, dans son premier recueil de poèmes publié en 1974; il fait appel aux corps des ancêtres : « A harvest of the bodies of all who are dead, we who are alive will make » (LKJ, Voices of the Living and the Dead). Dans une certaine mesure comment ne pas voir dans cette première partie de Creation for liberation comme un écho au Festival Panafricain d’Alger de 1969 (et dont il est question ICI sur le blog) ? Un aspect d’autant plus à creuser que le colonialisme britannique reste – à ma connaissance en tout cas – un peu moins connu que celui de ses proches voisins européens (France, Belgique …). Je conclus la présentation de cette première partie en relayant ci-dessous une affiche du Manifeste Creation for liberation. Grossomodo il s’agissait donc d’un groupe d’activistes culturels basés à Brixton et organisant nombre de manifestations culturelles telles que expositions, danses etc aux racines africaines affirmées.

creation for liberation

DEUXIÈME PARTIE, Reflection in red, 1981 (Couleurs, 30 mn —> fin) 

Le titre de cette partie provient de l’album du même nom d’Oku Onuora sorti en 1979. Il constitue l’un des premiers artistes jamaïcains de DUB poetry à émerger. Ici la réalité sociale et politique apparaît plus nettement. D’entrée le film choisit de ne pas adopter le point de vue spectacle médiatique visant à condamner les « barbares » émeutiers. Pour avoir une petite idée du traitement médiatique en France des émeutes de Brixton en 1981 je renvoie à l’archive INA visible ICIpas très éloignée de certains comptes rendus plus récents… Reflection in red fait défiler des images que je suppose être reprises des médias d’alors (?) avec incrustations de sous titres victimisant la police et constatant les dégâts (blessés, voitures brûlées etc), mais l’accompagnement sonore en porte la germe sociale et politique à coups de « equal rights and justice » (musique composée par Oku Onuora), tel un écho à Equal rights de Peter Tosh. « Everyone is crying out for peace, yes None is crying out for justice Everyone is crying out for peace, yes None is crying out for justice I don’t want no peace I need equal rights and justice I need equal rights and justice I need equal rights and justice Got to get it, equal rights and justice »

Peter TOSH, Equal rights

C’est alors que le documentaire passe aux témoignages de celles et ceux qui vivent de l’autre côté de la Frontline, dans la foulée de propos édifiants de Margaret Thatcher. A l’encontre du point de vue du pouvoir, voilà des voix qui témoignent et s’opposent aux racisme, violences policières,  misère etc. Bienvenue au ghetto ! Dans un deuxième temps, le film traite plus précisément du comportement des policiers et de la vision qu’en ont les habitants noirs du quartier, à travers par exemple ce qu’ils subissent de la part de la police dont la présence constitue une menace permanente pour la population (des plans du film manifestent cette présence policière menaçante plus que « protectrice »). Il est à préciser qu’en 1978 l’Angleterre vote l’application d’une loi spéciale dite « SUS » (pour « Stop and Search« ), permettant aux policiers d’arrêter au bon vouloir sur la simple base du soupçon. La jeunesse noire des quartiers en devient une cible privilégiée. Pour situer ce contexte de l’émeute de Brixton 1981 (alors que d’autres éclatent dans le pays à la même période), je reprend un extrait d’un article consacré ICI aux banlieues anglaises :

« A Brixton, l’émeute a été causée par une attaque contre un jeune Noir à Railton Road, la soi-disant frontière du quartier, où l’on peut trouver les jeunes Noirs les plus militants mais aussi la marijuana. Tout est parti d’une opération de police, «Swamp 81» (Inondation 1981), qui était supposée enrayer le crime dans Brixton. En une semaine, la tension avait atteint des niveaux records avec les raids de la police jusque dans des appartements privés et l’arrestation de nombreux Noirs. La situation empira lorsqu’un policier vit un jeune Noir qui avait été poignardé courir vers lui et s’enfuir en le voyant. La police commença une chasse à l’homme et le jeune fut trouvé dans une voiture en route vers l’hôpital. Ils arrêtèrent la voiture et appelèrent une ambulance, mais la foule qui commençait à se rassembler crut que la police mettait en jeu la vie du jeune en arrêtant la voiture : la confrontation commença. Le lendemain, ce fut l’explosion quand la police, qui continuait son opération Swamp 81, rencontra un barrage de pierres et de bouteilles. Il lui fallut deux jours pour reprendre la situation en main. Le rapport officiel sur l’émeute de Brixton conclut après coup que le chômage, la discrimination raciale, la pauvreté et le ressentiment vis-à-vis de la police ont été les principaux facteurs de l’émeute, couplés avec la presque universelle condamnation de la fameuse SUS. »

Louise Bernstein, « Banlieues anglaises » sur le site de REFLEXes.

L’album London calling du fameux groupe anglais The clash, sorti en 1979, a donné lieu à une chanson qui aborde les violences policières à l’oeuvre dans les quartiers populaires, notamment là où la population noire et immigrée est majoritaire. Or cette chanson est écrite par le bassiste du groupe Paul Simonon qui est originaire de Brixton. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que la trame musicale y soit reliée au reggae, lui qui a vécu à Brixton. D’une certaine manière cette chanson de 1979 annonce l’explosion de 1981, tandis que les paroles renvoient aussi au contexte évoqué plus haut : la répression policière et l’injustice, la réponse de la rue qui en découle en constituent un volet important (extraits des paroles approximativement traduites ci-dessous)

« When they kick at your front door Quand ils frappent à ta porte d’entrée How you gonna come ? Comment vas-tu arriver ? With your hands on your head Avec les mains sur la tête Or on the trigger of your gun Ou sur la detente de ton flingue When the law break in Quand la loi rentre par effraction How you gonna go ? Comment vas-tu finir ? Shot down on the pavement Abattu sur le trottoire Or waiting on death row Ou en train d’attendre dans les couloirs de la mort [Chorus] [Refrain] You can crush us Vous pouvez nous detruire You can bruise us Vous pouvez nous meurtrir But you’ll have to answer to Mais vous devrez y répondre  Oh, the guns of Brixton Oh, les flingues de Brixton »

THE CLASH, Guns of Brixton (1979)

 

Le film débouche ensuite sur la manifestation liée à l’incendie criminel (à motivation raciste) de janvier 1981 à New Cross et qui a causé la mort de treize adolescents noirs. La manifestation a lieu durant l’enquête et les témoignages visent une police complice ou laxiste, en plus d’une injustice latente. Dommage que mon anglais défaillant ne me permette pas de bien saisir tous les propos, même si le sens général m’en reste compréhensible. Finalement ce documentaire se termine sur la sensation d’une population considérée comme des citoyens de seconde zone. Ils sont marginalisés et ne disposent pas du même statut.

Les sujets abordés par ce deuxième volet ont également fait l’objet d’un autre documentaire mais trente ans plus tard. Il s’agit de Britain’s black legacy co-réalisé par  l’agence IM’media et Migrant media en 2011. On y retrouve Linton Kwesi Johnson. Ci-dessous un extrait qui dans un premier temps comporte un poème (et sous titré !) de LKJ portant sur l’incendie criminel de New Cross de janvier 1981 (évoqué dans Reflections in red), puis dans un deuxième temps est entrepris un retour sur le lieu de l’ancienne « frontline » de 1981 (celle dont il est aussi question dans Reflections in red) avec le témoignage de Linton Kwesi Johnson …

Extrait de Britain’s legacy, welcome to Brixton (2011)

Pour conclure, je poste deux morceaux musicaux :

D’abord, The great insurrection de Linton Kwesi Johnson. C’est une évocation des violences policières et de Brixton 1981

Puis, tel un pont entre Jamaïque et Brixton  – et d’autres contrées (y compris du présent)-, me vient en tête la chanson des Wailers intitulée Burnin’ and Lootin’. A noter d’ailleurs que les Wailers reprenaient parfois une iconographie Black Power, du moins durant leurs débuts (souvenir personnel d’une photo d’un des livrets accompagnant un fameux et gigantesque coffret des Wailers, réunissant de nombreuses versions d’une même composition, une multitude de bijoux d’avant vedettariat international – sans renier ici les albums plus tardifs des Wailers et dont par exemple est tiré le célèbre morceau ci-dessous … )

 

Post scriptum : ci-dessous un extrait de Brixton ou les ghettos de Sa Majesté de Karim Madani. Un passage qui porte un récit sur l’émeute de 1981 …

« Uncle Eddie est aujourd’hui en retraite anticipée. Il a longtemps été professeur de mathématique dans une ZEP de Brixton. À l’époque des émeutes, il était membre d’un groupuscule gauchiste qui prônait la révolution pacifique. Né a Brixton dans le milieu des années 50, il avait même son «quartier général» sur Atlantic Road : ……. «Les causes de l’émeute sont évidemment multiples, rappelle-t-il. Depuis des années déjà, les tensions entre les flics et les habitants de Brixton prenaient de sérieuses proportions. Les flics harcelaient quotidiennement les jeunes des quartiers. Une loi dite «Sus» avait été votée et permettait d’arrêter n’importe quel citoyen dans la rue sur simple suspicion. Evidemment, cette capacité à décréter qui était suspect et qui ne l’était pas était laissée à la libre appréciation d’officiers de police non dépourvus de préjugés. Lesquels embarquaient souvent un jeune Black juste parce qu’il avait eu la bonne idée d’être noir. Et puis le maire et le chef de la police ont mis au point une opération baptisée Swamp, et qui devait mettre fin à une série de vols qualifiés commis dans le secteur de Lambeth. Mais l’opération Swamp a vite révélé son véritable objectif : terroriser la population noire de Brixton. Plusieurs fois j’ai vu des jeunes gens jetés hors d’un fourgon de police, après avoir été sérieusement tabassés. C’était l’Angleterre de Thatcher, des coupes budgétaires. Je crois que l’Angleterre, au début des années 80, était vraiment la boite aux lettres des Etats-Unis de Reagan. Ça avait déjà pété dans les ghettos américains en 1965, en 1968. Et puis Brixton s’est embrasée. Je crois que les gens en avaient tout simplement ras-le-bol, ils n’avaient plus d’alternative. Dans le quartier, tu avais plein de marginaux, de militants gauchistes, de squatters… Et tout ce beau monde vivait en harmonie totale avec la communauté jamaïcaine de Brixton. Mais les médias conservateurs et populistes ne parlaient jamais de ça, ils insistaient plutôt sur le côté ghetto Noir, ultra communautaire, dans lequel il fait pas bon marcher la nuit si t’es Blanc. Enfin ce genre de conneries. Quand ça a explosé, j’étais dans la rue, j’étais allé à l’épicerie m’acheter une bière. Quand j’entends un énorme fracas. Je vois cette voiture de flics retournée, sur le toit, et je vois des gars du quartier courir avec un homme menotté à leur côté. Et deux flics qui courent comme des dératés, du sang sur la figure. Je rentre dans notre petit bureau, j’appelle des potes pour leur raconter l’incident. Je crois que je suis resté cinq minutes au téléphone. Et là, simultanément, j’entends des vitres se fracasser, des sirènes de police à te vriller le cerveau, des coups de feu qui claquent. Je vois au moins 300 flics casqués qui chargent sur Atlantic Road, des pompiers partout, et trois immeubles en flammes. Et à ce moment précis, des milliers de Brixtoniens armés de briques et de bouteilles de verre former une espèce de rempart humain entre Brixton Road et Atlantic Road. Quand les flics ont chargé, je me suis dit que c’était la fin du monde. Parce que une incroyable volée de briques s’est abattue sur eux, ça pleuvait, j’entendais le bruit mat de la brique qui percute un crâne. Planqué dans mon officine, je suis presque obligé à ce moment-là de sauter à terre. J’ai eu une peur dingue, et pourtant en 49 années sur terre j’avais pu voir pas mal de choses. L’atmosphère était totalement électrique. Je crois que si quelqu’un avait craqué une allumette à cet instant précis, l’air se serait enflammé, tout le quartier aurait explosé. Des centaines de briques ont encore fusé, et puis les flics se sont repliés. Les gens hurlaient leur victoire, des vieilles femmes pleuraient, les gamins vociféraient car leurs parents les faisaient rentrer de force à la maison. Et juste après, quand les scènes de pillage ont commencé, j’ai compris ce que c’était qu’être pris dans une émeute. Les pillards ont jeté de l’essence dans notre local, et je suis tout de suite sorti. Je scrutais les gens à la recherche d’un visage familier. Je connaissais pratiquement tout le monde et pratiquement tout le monde me connaissait. Mais j’ai quand même flippé car j’entendais des gars venus des cités alentour dire qu’ils allaient se faire un Blanc, dès que l’occasion se présenterait. Ils confondaient flics et Blancs. Le gars qui essayait de mettre le feu à mon local a été intercepté par des amis rasta. Un jeune lascar a tenté de me frapper avec une brique, j’avais le dos tourné, quand un énorme poing a fait sauter sa mâchoire et l’a envoyé au tapis pour quelques bonnes minutes. Jah m’avait encore sauvé (Jah est le dieu des jamaïcains pratiquant la religion rastafarienne, nda) ! Mon sauveteur, un rasta qu’on appelait Silver, m’a dit : «Eh mec, il faut vraiment que tu dégages de là, ça va devenir méchant dans pas longtemps.» À L’époque, je me souviens, on éditait une feuille de chou, un bulletin d’informations révolutionnaires qu’on distribuait aux gens dans la rue. Eh bien, je suis resté trois jours d’émeute durant dans mon local. J’ai vu des rastas se faire sauvagement matraquer par la police, et des flics qui pissaient le sang, le crâne à moitié ouvert. C’est moche une émeute. Je me souviens qu’à la nuit tombée, ils ont envoyé un hélicoptère «Night Sun» survoler Brixton. C’était la première fois qu’ils utilisaient cet hélicoptère capable d’éclairer un secteur de la taille d’un terrain de football, et équipé de caméras infra rouge. Les gens du quartier passaient la nuit à boire et à danser, épiés par une caméra à trois cent mètres d’altitude. C’était surréaliste. Le lendemain, une attaque policière que je qualifierais de fasciste, a été menée contre la Villa Road, un repaire de squatters et d’artistes anarchistes. Le commissaire Mac Nee parlait d’agitateurs extérieurs. Les médias bourgeois et la presse populaire évoquait, elle, une «conspiration anarchiste blanche» !». ……. Trois jours d’émeutes qui n’ont finalement servi à rien, puisque en 1985 Brixton va encore brûler : Une jeune femme trouve la mort lors d’une descente de police à son domicile. En 1985, c’est un jeune homme qui décède en garde en vue. Dans les ghettos de sa Majesté la police a résolument la main lourde. »

Brixton ou les ghettos de Sa Majesté / Par Karim Madani

2 réflexions sur “Creation for liberation – Ray Kril (1979-1981)

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