Le piège à cons – Jean Pierre Mocky – 1979 – EXTRAITS
La bande annonce du film est visible seulement ici sur la toile.
Les films de Mocky sont quasi inaccessibles sur internet. Je pense que d’une part il les protège beaucoup du fait de ses difficultés à diffuser ses films (économiquement parlant). D’autre part il n’est même pas propriétaire de tous ses films, notamment parmi ceux qui ont le mieux marché. Pour certains il est copropriétaire, sans avoir droit de décision sur la diffusion, qui appartient par exemple à TF1 ou Canal Plus – J’ai d’ailleurs relevé une fois, à ma grande stupéfaction, et ce malgré un cerveau entamé par une dégustation sauvage de vinasse, l’usage d’un thème musical de la BO d’Un linceul n’a pas de poches (1974) pour la bande annonce d’un téléfilm navet de TF1, intitulé Camping paradise (un sommet dans le genre) ! J’en déduis que c’est lié à la propriété de TF1… car il me semble qu’un thème de la BO fut un succès au « hit parade » en France et en Europe pendant des mois : film à mettre dans la liste des grands succès de Mocky et devenu propriété de TF1 ? La bonne nouvelle est que Mocky a créé sa propre salle de cinéma, dans laquelle sont projetés régulièrement ses films mais aussi quelques classiques en tous genres.
Jean-Pierre Mocky fait partie de mes cinéastes favoris du cinéma français (déjà évoqué ICI et LA sur le blog), bien que par moment il peut être décevant ou, du moins, frustrant, tel un récent intitulé Le bénévole, malgré un sujet qui peut vraiment être drôle et piquant (un syndicat de bénévoles en grève !)
Mocky s’est beaucoup fait censuré, pour diverses raisons (politiques en tête). Aujourd’hui la censure économique (comme pour beaucoup d’autres cinéastes) lui nuit et je cite ses propos lors d’une interview pour Arte, où il revient également sur l’ouverture de son propre cinéma : « C’est-à-dire qu’aujourd’hui c’est très très rare qu’un film soit totalement interdit. Il peut être interdit aux moins de 16 ans, aux moins de 18 ans, mais il n’y a pas la censure qu’il y avait avant, c’est-à-dire l’interdiction totale. L’avantage c’est qu’on peut maintenant réaliser des films qu’on ne pouvait pas réaliser à l’époque. Sauf que la censure est devenue économique. C’est-à-dire que finalement vous faites un film, on ne vous l’interdit pas, mais on essaye de ne pas le sortir bien pour que le public ne le voit pas. Alors le problème c’est que ça devient une censure tout de même ! Mais elle est indirecte. Moi, j’ai eu un film qui s’appelait Snobs ! qui a été interdit aux pays de l’Est et aux pays d’Afrique. Sur la notion d’interdiction, il y avait marqué : peut donner de la France une image non conforme à ce qu’on veut qu’elle soit. Je faisais une critique de la politique, des curés, de tout le monde, donc on considérait qu’envoyer ça à l’étranger, c’était donner une mauvaise image de la France. »
Pour en revenir au Piège à cons, c’est un excellent Mocky encore, qui se fait dix ans après Solo (1968). Beaucoup de parallèles avec ce brûlot de rage étouffée, constat désabusé ici d’une défaite révolutionnaire, ou tout au moins d’une climat social social révolté qui a laissé place à une société dont le tableau est encore une fois très pessimiste. Impuissance des utopies révolutionnaires d’une minorité qui se veut activiste, confrontées à plus fort que soi, à une classe dirigeante pourrie et à une certaine moyenne qui prend le dessus. « Moyenne » en rapprochement du sens que lui donnerait un certain Pasolini à travers Orson Welles dans La Ricotta :
Adaptation générale, ou contestation étouffée, éparpillée et réduite au slogan « 35heures pour tous, travailler moins et vivre autrement« ; l’heure n’est plus à la transformation sociale, ou alors elle sonne comme un bruit de fond sans conséquence majeure. On y croit plus…ou si peu. « Le piège à cons » serait d’y croire et de s’engager dans un engrenage groupusculaire d’action directe (à défaut de mieux), auto destructeur, s’apparentant à un suicide pour la cause perdue. Même si parfois ce « piège à cons » cause des dégâts sur lesquels on ne pleurniche pas forcément.
Le climat de la France Giscardienne est très bien rendu par Mocky, et c’est tout de même dingue que l’on puisse réduire de tels films à du cinéma bâclé anarchisant sympathique. Présence de l’appareil d’Etat répressif bien ressentie avec toujours l’usage des CRS et la flicaille assassine ou infiltrée (formidable plan d’un flic assassin avec le panneau géant en arrière plan: « Ministère intérieur, protection civile« ); classes dirigeantes corrompues et aux mains libres profitant d’une justice de classe sans failles pour leur survie et autorisant toutes les ignominies possibles; peuple absorbé par les aliénations du « bien être » de la société de consommation (le flic au sifflet stoppé par un petit groupe de fadas de foot le prenant pour un arbitre, hilarant ! – comment ne pas penser à A mort l’arbitre du même Mocky ?); chômage du contexte social de la réalisation du film; contestation collective sans portée majeure (le slogan « 35 heures, pas de chômeurs » raisonne dans tout le film, sans foule,sans concret, comme s’il s’agissait là d’un vague bruit étouffé, anecdotique, même si le climat répressif est très présent hors champ); soixante-huitards ruinant leurs engagements d’antan et annonçant une chute qui n’a plus de fin (« barricades il y a 10 ans, pétitions aujourd’hui, dans 10 ans vous allez faire quoi ? Chanter Ave Maria? »); velléités d’une classe ouvrière qui tente de (re)gagner quelques droits et qui garde son rejet des forces répressives (excellent réflexe de tabassage de policiers entrés sur un lieu de travail), malgré le renoncement à lutter pour un changement en profondeur (le délégué syndical paraît bien impuissant dans cette fin de décennie! Conséquence d’une lutte passée trahie par la bureaucratie syndicale?)… Tout ce tableau est brossé avec grand art par Mocky. Parmi le premier quart d’heure du film, le ton est donné – sans grand discours, ni démonstration dogmatique :
Dialogues comme toujours excellents (à propos de la classe moyenne: « ils n’aiment que la bouffe et les combines, pas eux qui auraient pris la bastille – ils commencent à marcher à 4 pattes, ensuite se redressent, et vivent à plat ventre« ), scènes farces qui ridiculisent le pouvoir et ses exécuteurs – qu’on aimerait tant voir dans la réalité ! – , rendu d’une époque (poches de résistance ouvrières; contestation collective dérisoire plus proche du spectacle que d’un climat de révolution sociale à travers manifs plan-plan sans conséquence ou lieux pacifiques d’autogestion- certes plaisants mais si coupés d’une transformation sociale – , embourgeoisement, discours réactionnaires sur les moeurs …)
« Je ne crois plus en l’homme (…) Mai 68 c’est fini depuis le jour où les pompes à essence ont réouvert« : désenchantement du révolutionnaire théoricien d’antan, qui en a marre « de se sentir seul, j’en suis guéri« . Défaite collective de 68, impuissance du temps de Solo d’où crapulerie, répression, bêtise, injustice … sont intactes et au contraire renforcées. J’aime beaucoup la révolte apparaissant comme nécessaire dans ces films de Mocky rageur, l’état d’esprit est on ne peut plus mis en avant, mais toujours ce recul lucide sur une époque qui écrase tout. A la fois contestataires et pessimistes. Le duo de l’idéaliste rêveuse qui veut changer les choses / et Mocky qui n’y croit plus et abandonne plutôt la partie, fonctionne très bien dans le film, à tel point que le personnage de Mocky retrouve une certaine ardeur à taper dans la fourmilière…L’esprit de révolte n’est jamais tout à fait éteint, et une étincelle peut toujours le réanimer.
Que ce soit Solo, Un linceul n’a pas de poches, L’albatros ou Le piège à cons, il y a toujours ce mur, cette impossibilité qui prend le dessus. Il reste néanmoins, bien qu’ici ce soit moins prononcé, que l’envie de casser ce mur reste, sans perdre le plaisir. Un développement burlesque est bien plus présent aussi dans ce film que pour Solo et L’albatros (et que l’on retrouve quelques années auparavant dans certains passages d’Un linceul n’a pas de poches). C’est ainsi que, par exemple, la mélodie accompagnant les cavales du duo coupe quelque peu avec l’atmosphère oppressante d’autres films de cette veine de la décennie 70. Le ton tourne un peu plus souvent à la farce/burlesque, comme pour Un linceul n’a pas de poches. Mais Mocky, et c’est impressionnant, excelle dans la variation de tons, ou plutôt, ici, dans la cohabitation du burlesque et du tableau sombre. Les plans, derrière l’agitation des personnages, dégagent des détails significatifs qui ne sont pas là par hasard, en arrière fond de dialogues percutants, parfois pince sans rire. Enfin, Mocky garde un rythme bien ficelé, dans la teneur des autres films évoqués.
Le piège à cons, tout en dégageant un aspect apparemment plus léger que les précédents de la même veine, est un des tableaux les plus sombres et pessimistes, je trouve, des films de Mocky que j’ai pu voir à ce jour. Sans passer par un traitement réaliste à charge documentaire, la fiction développe ici un regard très acide et lucide, gardant une redoutable pertinence.
Je renvoie maintenant aux quelques scènes de fin, somptueuses, de L’Albatros (1971), où beaucoup d’éléments de ce cinéma de Mocky des années 70 s’expriment en quelques minutes, avec Léo ferré à la BO… Superbe… A certains égards, cette mise en scène se retrouve dans Le piège à cons – ainsi ces séquences de fuite-poursuite durant lesquelles les personnages se heurtent à des présences policières (évoluant sur un arrière plan bien travaillé)… jusqu’à l’arrêt final. On remarquera que la boucle est bouclée depuis la première course du film, à la dernière, toutes deux stoppées par l’assassinat policier. Une séquence de L’Albatros ICI SUR DAILY MOTION. (Et ICI une présentation du film) Ah cette course à deux sens fuyant l’étau policier, devant les affiches « Pour une France propre » : quels échos toujours pertinents dans notre présent ! Avec ces parasites « les chômeurs », « les immigrés », « les clandestins », « les musulmans », « les roms », « les délinquants »… qui sont toujours « les problèmes » dont il faut s’occuper « proprement » (dans un contexte toujours aussi corrompu et crapuleux parmi les figures politiques, tous bords partisans confondus) … Bref, des tableaux de Mocky toujours aussi fascinants que lors d’une première vision.