Hermogenes Cayo, el imaginero – Jorge Preloran (1969)

Le style de ma seconde étape cinématographique peut se définir ainsi : « se mettre au service des autres ».  (…)

D’abord mes films étaient simplement des récits de voyage, des documents à distance de lieux et d’événements sans réelle implication de moi. Puis, lentement, il me semble avoir perdu ma timidité à être plus près des gens … Mais un des éléments de changement profond dans mon cinéma devait être dans la bande son. Petit à petit les gens ont commencé à parler, à partager leurs pensées avec nous, nous expliquant comment ils ont fait des choses que nous avons vu et pourquoi. Finalement, j’ai essayé de quasiment supprimer le narrateur, cet étranger qui avec un scénario prudent et une voix antiseptique explique froidement ce que nous voyons, ou ce que nous sommes censés rechercher dans le film.

Jorge Preloran

 

EN ENTIER – Cayo Hermones – El Imaginero – VO – 70 mn – 1969 – Argentine

Hermógenes Cayo est un sculpteur et peintre autodidacte qui vit sur ​​le haut plateau andin de l’Argentine (dans la Puna, à Cochinaca). Le film dépeint Hermógenes, sa femme Aurelia Kilpe, et leurs enfants dans leur mode de vie andine, ainsi que la passion pour la peinture d’Hermogène, la sculpture, la construction, et sa dévotion à la Vierge Marie.

 

Dernièrement, je quittais la note (ICI) introduisant la filmographie de Jorge Preloran avec trois courts-métrages de sa période de collaboration avec l’Université de Tucuman et Fonds des Arts autour du folklore argentin (1965-69), en collaboration avec le spécialiste Augusto Raul Cortazar. La caméra d’Iruya (1968) donnait lieu à de premiers élans de complicité avec les personnes filmées, malgré une narration encore externe à ceux-ci (voix off d’un-e collaborateur-trice du cinéaste).

Cayo Hermones  entérine cette période de quatre ans et constitue un tournant de la filmographie de Preloran, y amorçant son fameux cinéma « ethno-biographique« , ainsi nommé par l’auteur lui-même. Ce film a été considéré parmi les dix meilleurs films argentins de toute l’histoire du cinéma par un ensemble de critiques argentins des années 2000.

Le « tournage » a en fait démarré en 1966. Preloran connaissait depuis longtemps Hermogenes, et a enregistré des entretiens audio avant même de songer à réaliser un film. Puis en 1966 il a commencé à tourner des séquences en lien avec les histoires et pensées du peintre. Tourné pendant deux ans, le documentaire a nécessité deux années supplémentaires de modifications (d’où la confusion des dates parfois entre 1967 fin de tournage et 1969 film achevé). Hermogenes décède avant la finalisation du film, mais Preloran le montre à sa famille dont il obtient alors l’approbation. Cette genèse du film illustre le tournant dans la démarche du cinéaste : prise de sons sans images et leur utilisation, contact intime réel au-delà de la présence de la caméra et voire indépendamment du film, rapprochement concret d’une réalité, travail sur la durée, engagement personnel vis à vis d’un lieu et de personnes …

« La seule façon que j’ai de connaître quelqu’un est qu’il me parle pendant des heures. Quand il le fait, il me révèle son âme et me fait voir sa vision du monde. Après des mois, ces monologues deviennent chaleureux et intimes, et l’intimité est directement transmise au spectateur par la bande son. Ce sont des révélations faites à un ami attentif et ils ont une valeur, une vérité, une magie qui est difficile d’obtenir par d’autres moyens. »

Jorge Preloran

Le récit relève d’Hermogenes en personne, bien que le montage relève de la construction synthétique de Preloran. Le montage associe images et parole, enregistrées séparément et interagissant. Sans incarner de fonction bêtement illustrative, les deux registres gardent une complémentarité ; l’autonomie de chacun en donne beaucoup de force, notamment les images qui ne répondent plus vraiment à de la curiosité ethnographique et remplaçant le principe de l’étude d’une personne par la connivence, la proximité intime en quelque sorte. D’où une intériorité transmise par la voix qui accompagne les images du cinéaste, plutôt que le langage descriptif d’un cameraman-ethnologue encore palpable dans les courts métrages précédant Hermogenes Cayo.

 « Parce que je documentais sa vie quotidienne, il a fait quelques suggestions à propos de ce qu’il voulait que je filme. Peu à peu, le film est devenu un voyage de découverte autant sur ​​Hermogène que sur sa façon de penser et de regarder le monde. Beaucoup de chercheurs critiquent l’ethnographie classique pour avoir l’air de se dérouler en dehors du passage du temps, comme si les sujets existent dans une sorte de primitif « jamais-jamais », en terre sans histoire, comme s’ils vivent de génération en génération dans un état ​​de développement suspendu. »

Jorge Preloran

Ce dernier propos du cinéaste amène également à un point fort du film, et de sa filmographie : le métissage (en plus d’une focalisation sur l’engagement artistique). Le cinéaste s’intéresse beaucoup aux manifestations culturelles du métissage (ou à son absence, aux résistances culturelles indigènes etc sans y rechercher l’exotisme et la dés-historisation.) Ici la religion manifeste des traits imposés initialement par la colonisation, ayant pris totalement le pas alors sur la religion indigène. Certains reprochent au film le caractère marginal d’Hermogène, faisant donc de ce dernier un individu à part, non symptomatique d’une réalité collective locale. Une intéressant retour à ce sujet est consultable ICI, issu d’un texte publié en 1970 dans American anthropologist, ce qui par la même occasion situe un peu l’accueil critique du film à l’époque de sa sortie.

Il est à noter qu’une version anglaise a été faite en 1970 avec la collaboration de l’anthropologue américain Robert Gardner. Intitulée Imaginero, en voici le début ci-dessous. Je crois comprendre que cette version est plus accessible en DVD que la version espagnole initiale. Espérons en tout cas que des sous titres français existent en édition DVD, pour un documentaire latino-américain, une fois de plus, relativement introuvable :

Jorge Preloran : films pour l’Université Nationale de Tucuman (1965-69)

En cuanto a si el cine que hago puede catalogarse como etnográfico, debo advertir que no. No soy etnólogo, ni sociólogo, ni antropólogo. Realizo mis trabajos a la inversa de un científico. Entro en contacto con uno, dos o tres individuos y trato de sumergirme en sus problemas, y con estos problemas se forma el universo de estas personas, de vidas similares y diferentes a las nuestras. En general, los trabajos antropológicos son racistas, por dos razones: 1) porque la antropología empezó siendo una ciencia racista, para tratar de controlar a los dominados; y 2) porque los antropólogos son gente sofisticada, muy culta, en el sentido urbano de civilización.

Jorge Preloran

 

Jorge Prelorán est relativement inconnu en France, me semble-t-il. Pour ma part ce n’est que récemment que j’ai découvert une (très) petite partie de sa filmographie , euh, conséquente (une soixantaine de films !).  Je propose ici un retour introductif à son travail, puis le relais de quelques films de la période durant laquelle il réalisait encore pour l’Université Nationale de Tucuman en Argentine.

Considéré comme un des pionniers du cinéma documentaire en Argentine, il avait été évoqué dans une précédente note consacrée à une période documentaire du cinéaste Raymundo Gleyzer (ICI sur le blog). Les deux argentins avaient en effet co-réalisé deux films, dont Sucedio en el Hualfin (1965). Le cinéma de Preloran porte en général sur les communautés paysannes andines. Les métissages, les marginaux, les communautés  moins pénétrées par la société « moderne »,  jusqu’à témoigner de l’ethnocide, y tiennent une place très importante. Il a développé un cinéma documentaire singulier, et est désigné par le terme « ethno-biographie », soulignant bien là un genre très personnel et qui aura interpellé Jean Rouch dans la rupture occasionnée avec le formatage du cinéma ethnologique/anthropologique classique. Preloran ne revendiquait d’ailleurs pas (plus ?) du tout son cinéma comme ethnologique ou anthropologique, sans non plus le considérer comme de l’art. Quelques procédés-prémisses ont pu être décelés dans les collaborations avec R. Gleyzer, perdurant même dans quelques documentaires solos de ce dernier avant sa période militante (très) accentuée du début des années 70. Ainsi le son aynchrone par exemple : Preloran privilégiait l’enregistrement séparé du son et des images, bien que le son synchrone arrive dans la période des années 60 (éclosion du cinéma direct etc), ce qu’il rappelle aussi en terme d’économie de rushes (quand le numérique n’existait pas encore) tandis qu’il a toujours tourné à petit budget. Les paroles, ainsi, sont enregistrées dans un contexte et contact humain autres qu’un face caméra, et associées, par le montage, à des images ne correspondant pas au même moment.

Ce dispositif de tournage décline un autre rapport aux personnes et favorise un autre regard,  différent de la traditionnelle observation distanciée (de rigueur en anthropologie) qui privilégie un film tourné à la 3ème personne à l’égard d’une personne « objet »; or cette dernière tend à contaminer le film par le « je », même si une part d’observation demeure, cela va sans dire. En fait, en rupture avec l' »objectivité » dominante et maîtresse du dispositif cinématographique, la narration est en partie entreprise par la(les) personne(s) filmée(s), parvenant à une certaine fabulation (ce qui fit précisément l’admiration de Jean Rouch). C’est sans doute l’aspect le plus souvent rappelé parmi les particularités du cinéma de Preloran, et qui fut décliné à un moment où cela était peu pratiqué dans le cinéma documentaire, du moins c’était complètement absent du cinéma anthropologique /ethnologique de l’époque où régnaient la distance, l’objectivité et le descriptif. Il y a clairement initié la voix (et voie) subjective.

Il serait dommage néanmoins de réduire la filmographie de l’argentin à cette « asynchronisation », où il faudrait voir une simple distinction technique permettant de jaser (inutilement) un peu « en spécialiste » sur un cinéaste dont, dans le fond, les films nous indifféreraient. En plus du fait que le son asynchrone n’était pas systématique au sein de ses réalisations et du caractère vraisemblablement hétérogène de sa filmographie (qui m’échappe beaucoup puisque je n’ai pas vu grand chose), ce sont les quelques implications fort intéressantes du procédé qui sont à prendre en compte ici (notamment en implications poétiques, voire politiques, bien que son cinéma soit le plus souvent décrit, y compris par lui-même, comme « humaniste »). Voici ce que précisait Preloran en revenant sur l’arrivée du son synchrone dans les années 60, et dont par exemple des théories de tournage – dans la capture de la réalité – découlaient lors de son enseignement anthropologie/cinéma à l’UCLA (Los Angeles) :

[c’est ma traduction française du propos, d’où des approximations !]

« Donc le son synchrone a amené le besoin d’une équipe de réalisation à deux personnes dans laquelle le cameraman et le preneur de son devaient être dans un tel bon rythme – c’était vraiment une équipe – qu’ils sont arrivés à être très, très ingénieux à ça. Il amène aussi une réserve, peut-être; il en fait des techniciens faisant un film. Je ne sais pas si c’est mieux, parce que si vous filmez attentivement pour reproduire exactement ce qui se passe, vous êtes plus intéressés par la forme qu’au contenu … (…) la chose importante est la vérité, la vérité réelle, pas la vérité apparente qui se poursuit en continue à l’écran. Donc d’une part la synchronisation c’est bien comme approche scientifique parce que vous voyez exactement ce qui se passe dans le même continuum de temps. Mais, d’autre part, faire un film c’est différent. Filmer pour moi a une connotation différente. C’est une forme d’art. Vous devez essayer de synthétiser ce qui s’est passé. Et ainsi, vous créez un nouvel objet qui est le film … Je n’utiliserais pas le son synchro – car bien sûr vous l’utilisez – comme quelque chose que vous faites nécessairement, par possibilité technique. Mais plutôt pour enregistrer les bruits et la musique et les choses environnantes, mais alors utiliser ça avec, peut-être, le commentaire sonore pour vous apporter ce que j’évoquais auparavant, l’âme des personnes. »

Preloran, 1976

Un documentaire de Fermin Rivera a été réalisé en 2010 et intitulé Huallas y memoria [Traces et mémoire] de Jorge Preloran. Élève de ce dernier, Rivera tourne le film pendant cinq ans, accompagnant Preloran dans quelques pays et qui était alors toujours en travail malgré son âge et surtout sa maladie. Il est décédé pendant le tournage (en 2009). Je crains un p’tit poncif biographique du documentaire mais je n’en ai vu que quelques extraits et je ne m’avance donc pas davantage là-dessus, évidemment. Si Preloran et ses films sont méconnus, y compris en Argentine semble-t-il, et ce malgré une réputation de documentariste prestigieuse, le film de Rivera a été en revanche multi-primé en Amérique Latine (dans des Festivals tenus aux Mexique, Cuba, Argentine, Chili, Uruguay…). Bref, l’ouverture du film est un moment très intéressant, soit le cinéaste confronté à un dispositif qu’il ne pratique pas dans son travail documentaire, et c’est alors une entrée en matière dans une des composantes de son cinéma, évoquée donc plus haut :

EXTRAIT – Sous-titré anglais

 

Enfin, en plus d’avoir tourné des films à petit budget et équipe réduite au début des années 60, sur les gauchos, il est signaler que Preloran a inspiré en partie sa démarche documentaire du néoréalisme italien, passant notamment par un contact intime aux personnes filmées (se jouant hors caméra) et le caractère « hasardeux » du tournage (pas de calcul préétabli des scènes, improvisation, prise unique etc). Cela passe par une rupture avec le caractère superficiel de la reconstitution et la distance de l’observation scientifique. Il exprima ainsi que « rien ne doit être dramatisé ou fictionnalisé, mis en action ou reconstruit, et le réalisateur doit disparaître » (1976). Bien entendu les films de Preloran restent subjectifs (montage etc) et, comme il le précise par ailleurs, faire un film est un acte nécessairement esthétique quand bien même il se refuse à être considéré comme un artiste. Bref, cela n’est pas le premier rapprochement du cinéma argentin de la période avec ce cinéma italien d’après guerre; souvenons-nous de Fernando Birri par exemple, l’auteur du Manifeste de Santa Fe (ICI sur le blog) et pionnier du documentaire… social.

L’occasion ici de passer à une légère digression qui me permet de relayer un excellentissime passage consacré au cinéma italien (mais aussi au cinéma en général, en fait) et issu de la fin du chapitre 3A d’Histoire(s) du cinéma de Jean- Luc Godard; malheureusement disparu de la toile, je suis parvenu à re-trouver un lien conservé du dit passage (que je n’avais pu mettre sur la chaîne YT du blog, Gaumont bloquant la video). Bref, c’est un hommage au cinéma italien qui démarre par Rome ville ouverte, film désigné comme doublement résistant, soit face au fascisme et au cinéma américain (dans la foulée d’un passage consacré à l’occupation nazie et à la collaboration en France). Ce cinéma de résistance s’est décliné par l’invention d’un langage cinématographique (on appréciera dans l’extrait « Nostra lingua italiana » de Cocciante, à plusieurs niveaux de réception), et Godard pose alors cette question : « comment le cinéma italien a t il pu devenir si grand puisque tous (…) n’enregistraient pas le son avec les images ? » Un paradoxe que pourrait soulever un rapport qui se veut plus proche de la réalité (« néoréalisme ») en étant dominé par l’obsession de la reproduction mécanique de la réalité; mais il s’agit maintenant d’un regard sur le monde (ou image du monde) issu subjectivement de la réalité et dont on hérite ainsi une nouvelle manière de sentir, percevoir et penser le monde, contribuant peut-être à de nouveaux rapports sociaux. Soit aussi un langage cinématographique se développant progressivement comme « une pensée qui forme une forme qui pense« . Je ne m’attarde pas sur cette dernière formule qui peut être comprise dans de nombreux sens, et il est par ailleurs amusant de lire un peu les exégèses et citations de phrases écrites ou dites par Godard où ces mêmes termes se retrouvent à peu près, mais pas toujours dans la même articulation, engendrant (ou illustrant) diverses conceptions ou réflexions, parfois opposées. En tout cas elle met en jeu beaucoup de problématiques par lesquelles le cinéma se créé, au-delà de la simple reproduction mécanique d’une réalité même quand il s’y réfère, duquel le monde se pense… et se voit.

Histoire(s) du cinéma – Extrait Chapitre 3A :

 

« Je suis peut-être idiot mais je ne comprends pas : il y a un mythe de la caméra comme s’il s’agissait de la planète Mars… La caméra, c’est une plume à bille, c’est d’une stupidité quelconque, ça n’a de valeur que si on a quelque chose à dire. Votre curiosité envers la caméra est une curiosité maladive de faibles qui ne sert à rien ! »

Roberto Rossellini, 1963

Bref, tout cela pour dire que Preloran ait été influencé du cinéma italien non pas par une hypothétique obsession de l’enregistrement mécanique du réel, mais par un souci de subjectivité issue « au plus près » d’une réalité humaine particulière (la vérité de Preloran ?), passant par des moyens d’expression différents que ceux alors ayant cours, à un moment où le cinéma direct ou de vérité prend forme – à ce propos, en guise de réflexions, contextualisation et nuances autour des origines de ces termes, un texte fort judicieux de Séverine Graff est à lire ICI, dans un numéro de la revue Décadrages consacré au grand Mario Ruspoli, inventeur de l’expression « cinéma direct » qu’il différenciait de l’expression « cinéma vérité » (après l’avoir brièvement revendiquée sous l’impulsion d’un certain … Jean Rouch !). J’en reviens à Preloran. Bien plus que des apports éventuels de sa formation en anthropologie, l’impact du néoréalisme italien est une des bases peut être ayant amené ses narrations singulières, à la fois détachées de la scénarisation et de l' »objectivité » descriptive de l’ethnologie/anthropologie, comme pour mieux contaminer le film d’une expérience et pensée humaines particulières du monde (et de son regard à lui tout de même, quoiqu’il veuille) – je pensais un moment faire un petit rapprochement avec le cinéma indirect libre de Pasolini (période L’Evangile selon Saint Matthieu). La citation ci-dessous résume peut être au mieux son intention qu’il ne qualifie pas comme artistique (refus d’influencer les personnes filmées, de faire jouer le réel etc), ni comme scientifique (présence affirmée d’une subjectivité), où l’humain (et sa pensée du monde) est la préoccupation centrale :

« Por eso creo que mis películas no son antropológicas ni etnográficas, sino documentos humanos, en los que sólo importa la realidad humana que se va a trasmitir. Son vivencias intransferibles. Considero que el cine que hago no es absolutamente objetivo, sino más bien subjetivo, y por lo tanto no es científico. Tampoco creo ser un artista, porque no estoy creando. No me propongo hacer arte, aunque el filme sea parte de un fenómeno estético, sino transmitir vivencias, experiencias »

Jorge Preloran, « Preloran parle de Preloran« 

 

De 1965 à 1969, le cinéaste réalise des films coproduits par l’Université de Tucuman et  le Fond National des Arts dans le cadre d’un programme dit de « relevamiento cinematografico de expresiones folkloricas argentinas » et pour lequel il a donc été choisi; il y est associé à des spécialistes du folklore argentin. Comme dit en début de note, c’est durant cette période qu’il travaille à deux reprises avec Raymundo Gleyzer. Il y réalise pas loin d’une trentaine de films en quatre ans, dont quelques longs métrages et en voyageant beaucoup, une constante de son parcours ! Ils portent surtout sur des festivités, célébrations, rituels et arts populaires, et à propos desquels il dira donc plus tard que c’était une tentative « de documenter quelques aspects des réalités folkloriques de l’Argentine ». En voici donc trois courts métrages ci-dessous, où quelques particularités de traitement sont déclinées.

EN ENTIER – Casabindo – VO – 13 mn – 1965 – Argentine

Casabindo, province de Jujuy, est le premier village fondé par les conquistadors espagnols sur l’actuel territoire argentin, à 3900 m d’altitude. Il dispose de l’unique arène aux taureaux du pays, et le film documente les festivités de la Vierge de l’Assomption (15 août) accompagnée du « toreo de la vincha ».

Comme l’ensemble des films de la série proposée ici, le court commence par la situation géographique du lieu sur une carte et est introduit par la voix off. Ces films de Preloran gardent une certaine banalité documentaire dans le traitement.

Mais un changement intervient rapidement dans la voix off : elle passe à un ton plus grave, et donnant l’impression qu’elle est issue d’un ancien de la communauté; il s’agit en fait, comme pour les autres films de la période, d’une narration entreprise par un collaborateur du cinéaste qui est ici le poète Jorge Calvetti, originaire de cette province de Jujuy (un documentaire intitulé El paisaje invisible a été tourné sur lui en 2003). C’est une manière de privilégier, par la représentation, la réduction de la distance induite par la voix off de départ. Il semblerait – ai-je appris – que la version anglaise dispose d’une voix off régulière, sans aucun changement de ton, exposant ainsi davantage un récit froid et distancié (« analyste »). La version espagnole créé un autre rapport à l’image bien que la narration conserve le même texte, soit un rapprochement avec la communauté. Une manière de procéder ici qui témoigne de la volonté d’aborder une réalité par cette dernière et à travers une individualité, une âme, bien qu’ici l’aspect extérieur (et superficiel) demeure; mais le récit n’est pas entrepris cliniquement par Calvetti et une certaine poésie demeure, plus que les autres courts de la période où la narration est plus anecdotique. Le glissement vers la narration subjective est ici amorcé, tandis que le principe de l’observation en est quelque peu atténué même s’il reste bien présent. J’aurais juste bien voulu saisir un peu mieux le contenu de la narration, le son n’étant pas fameux en plus de mon espagnol de bonnet d’âne.

Situé sur sentier maya antique conduisant vers l’actuel Pérou et de nombreux lieux habités de l’ancien empire, Casabindo ici est vue à travers un culte catholique métissé avec les culture et croyance incas (vêtements traditionnels en plume, musique etc). Le métissage est le sujet principal, en quelque sorte, de ce film qui s’ouvre sur une architecture renvoyant (sans doute) au passé local préhispanique, juxtaposé à la colonisation matérialisée ici par une église, marque d’une implantation d’un centre religieux important (si j’ai bien compris, mon espagnol étant, une fois de plus, ce qu’il est !). Il y a même une mention visuelle, partiellement, d’un ange arquebusier (peinture), c’est à dire ange-conquistador au fusil à la place de l’épée, caractéristique de la culture coloniale diffusée en Amérique Latine et dont Cuzco a été un foyer de production important.

Le métissage est particulièrement frappant dans l’adaptation locale de la « tauromachie »… euh qui n’en est pas une ! Elle a d’ailleurs été interdite au 19ème siècle en Argentine, tandis que l’arène a été amenée par les espagnols. Les taureaux ne sont pas tués. L’histoire/légende ayant donné lieu à cette manifestation taurine à Casabindo (la seule en Argentine !), née au 18ème siècle, laisse songeur puisque liée à un chef inca Quipildor, révolté contre les espagnols qui l’auraient alors fait tué par un taureau muni d’un bandeau entre les cornes; après avoir récupéré deux fois sa « vincha », il aurait succombé au pied de la vierge du village en y laissant son bandeau et… demandant pardon pour les bourreaux (j’ai appris ça ICI).

 

EN ENTIER – Feria simoca – 1965 – VO –  7 mn – Argentine

La qualité de la video publiée sur YT est médiocre, mais voilà un document qui vaut surtout le coup d’oeil par sa valeur de témoignage d’un marché populaire de produits alimentaires et d’artisanats basé traditionnellement sur l’échange. Situé dans la province de Tucuman, il a quelque peu muté sa forme de nos jours, et est notamment devenu lieu touristique important. L’insistance sur les chariot, roues et chevaux n’est pas arbitraire : ce n’est autre que le sulky, mode de transport typique du lieu. Réalisé avant Casabindo, je le relaie après dans la présente note car il comporte une narration plus classique, nettement moins touchée par la tentative subjective  de récit depuis l’intérieur que le précédent.

 

EN ENTIER – Iruya – VO – 19 mn – 1968 – Argentine

La fête de Notre-Dame du Rosaire à Iruya, dans la province de Salta, est l’une des nombreuses fêtes célébrées dans le Noreste argentin où est représentée la fusion d’éléments de cultures anciennes de la région avec des éléments d’influence hispanique.

Nous retrouvons un sujet où le métissage a son importance, à travers surtout les survivances culturelles incas dans un registre catholique, comme pour Casabindo. Comme si Preloran s’attachait à surtout déceler cette survivance culturelle, au sein du métissage. J’ai été largué par la voix off originale, mais les images sont assez évocatrices. Il y a une  tentative de complicité entre la caméra, la narration et les personnes filmées, ici et là, se détachant encore une fois de la convention analytique, et la caméra va même jusqu’à accompagner les personnes, comme pour être prise en main dans la narration bien que cette dernière est toujours extérieure aux personnes filmées, et qu’une distance demeure. Quelque chose qui se met en place est néanmoins palpable avec Iruya, et j’ai même pensé à Jean Rouch après coup.  A noter que le son est synchronisé à l’occasion des prises d’images des passages musicaux et des chants qui constituent une composante élémentaire de la procession.

Pour l’ensemble des courts de la période, pour ce qui est des personnes filmées il n’y a pas de parole face caméra et pas encore non plus de voix off issue de celles-ci. Quand elle émergera, elle se fera donc sous une forme particulière. En « attendant », comme le précise plus haut une citation de Preloran, il accompagnait les moments musicaux et autres sons environnants de commentaires , comme pour « apporter (…) l’âme des personnes« . Certes ces commentaires portent une charge fortement descriptive, et c’est quand ils seront supplantés par une autre forme de récit issu d’un rapport particulier aux personnes, hors caméra, que l’âme et le vécu d’une réalité seront davantage portés par les films de Preloran. Soit cette fameuse « vérité » que Preloran ne rattachait pas à l’enregistrement mécanique des choses (à matériel « haut » ou « bas » de gamme !) et ses films n’étant chacun qu’une synthèse d’un travail issu d’une réalité humaine, nécessitant un contact de proximité, et sur la durée; un véritable enjeu du rapport filmant/filmé va se mettre en oeuvre dans sa démarche, dans un sens de transmission. Un long métrage réalisé en 1969 (mais en fait amorcé en 1967 !), toujours dans le même cadre commanditaire, constitue un tournant et sera prochainement relayé sur le blog.