Reed, Mexico Insurgente – Paul Leduc (1973)

Paul Leduc – Reed, Mexico Insurgente – 1973 – Mexique 

« J’ai voulu d’abord montrer l’aspect journalier, humain, de ce qu’on a trop coutume de considérer comme une glorieuse épopée, éviter le folklore, dénoncer l’antagonisme entre dirigeants politiques et militaires, faire ressortir enfin la crise et la prise de conscience du journaliste, témoin d’une réalité qui le dépasse, son attitude d’observateur, puis de participant engagé dans le combat. »

Paul Leduc ( http://www.quinzaine-realisateurs.com/qz_film/reed-mexico-insurgente/ )

C’est le premier long métrage de Paul Leduc dont l’excellent documentaire Etnocidio, notas sobre el Mezquital  (1976) qui porte sur l’ethnocide des Indiens Otomis du Mexique a été relayé ICI sur le blog. Reed, Mexico Insurgente est une adaptation partielle des écrits du journaliste américain John Reed qui avait suivi la Révolution mexicaine en 1913-1914, obtenant notamment une interview avec Pancho Villa. Ce journaliste avait également suivi des luttes ouvrières aux USA et quelques années après le Mexique il a voyagé jusqu’en Russie où son témoignage écrit de la Révolution russe a donné lieu au livre Dix jours qui ébranlèrent le monde. Ici le film se concentre sur la fin 1913 et premiers mois de 1914, jusqu’à la fameuse victoire militaire des troupes de Pancho Villa en avril 1914 avec la prise de Gomez Palacio (secteur de Torréon), une ville à l’extrême sud de l’Etat de Chihuahua et qui représentait un lieu stratégique important par sa situation ferroviaire (voir plus bas dans l’article sur l’importance du train dans la Révolution mexicaine et qui est brillamment traduite dans le film). Production à budget modeste, Reed, Mexico Insurgente a été tourné sur trois mois en décors naturels et fut un premier cas d’utilisation caméra 16 mm et de son en synchrone au Mexique. Cette pratique associée au cinéma dit « cinéma-direct » ou « cinéma-vérité », notamment liée à l’émergence d’un cinéma militant à l’échelle mondiale, est apparue dans les années 60. Mais Paul Leduc a témoigné que le procédé n’était pas pleinement maîtrisé lors du tournage de Reed, Mexico Insurgente, d’où une qualité sonore médiocre en guise de défaut majeur de cette oeuvre. Il serait intéressant de contextualiser ce film au regard du cinéma mexicain consacré à la Révolution et puisque cela n’est pas à ma portée j’encourage à lire le texte « Revolucion y extension reticular » de A. Yillah et R. Alvarado.

A ce jour il existe plusieurs versions du film mais je ne suis pas parvenu à identifier la version la plus souhaitée par Leduc : une version de 124 mn (vraisemblablement celle éditée en DVD), une version de 104 mn et une autre de 90 mn dite « restaurée » sur You Tube (il est vrai que la qualité image y est supérieure aux autres mais je doute que l’auteur soit en phase avec cette version réduite, par exemple ôtée de passages avec Pancho Villa).

FILM INTÉGRAL EN VO (version 104′, qualité correcte) :

UNE VERSION RESTAURÉE EN VO (90′, très bonne qualité image) :

Le style « cinéma-direct » donne au film un aspect documentaire et dégage même une proximité avec le néoréalisme, voire avec le cinéma latino-américain des années 60-70 issu en partie de ce même néoréalisme (cf le documentaire social de l’argentin Fernando Birri, manifeste publié ICI sur le blog). L’intrigue est sommaire avec quelques transitions abruptes et ce qui m’a particulièrement marqué c’est l’atmosphère révolutionnaire diffuse sans héroïsme individuel marqué. D’ailleurs la misère, le danger et la mort, la violence crue du contexte sont présents sans que cela ne soit exprimé par des élans romantiques déplacés. Par ailleurs des personnages historiques comme Pancho Villa et Carranza y apparaissent mais il n’y a pas de focalisation de type hollywoodienne.  Aussi cette prégnance de l’atmosphère exprime bien « la réalité qui dépasse » le journaliste Reed, cet étranger au pays qui peu à peu se fait contaminer par l’environnement révolutionnaire et change d’attitude. En adoptant son point de vue, d’où un certain hermétisme du cadre de l’histoire, le film traduit une perception à échelle humaine et évoque les prise de conscience et implication progressives de Reed pour mener à un geste final puissant dans ce qu’il suggère à la fois aux niveaux individuel et collectif. Ce basculement n’a pas pour autant nécessité un traitement visuel spectaculaire (il y a quelques mouvements de caméra remarquables mais en phase avec l’esthétique et les parti-pris du récit), ni un emploi de musique (idéal pour souligner ou suggérer le lyrisme et le romantisme de situations). C’est ainsi que le cheminement intérieur de Reed est le fruit d’une rencontre avec la réalité, de la même manière que le regard du spectateur est censé s’affranchir d’une représentation artificielle.

 « [Nous nous éloignons des] stéréotypes sur la Révolution mexicaine, à l’opposé de toute mythification, et si le son n’est pas toujours parfait, le sépia de l’image (tournée en 16 mm, gonflée en 35 mm) nous rapproche des images originelles tournées ces années-là. »

Monique Blaquière-Roumette et Bernard Gille, Films des Amériques latines

Images tournées en 1914 : la bataille d’Ojinaga

Sur ce montage de séquences tournées en 1914 par la Mutual Film Company, notons quelques similitudes qui peuvent apparaître dans Reed, Mexico Insurgente (bien que j’ignore si Leduc avait pu voir ces archives)

Plusieurs images de la Révolution mexicaine ont été tournées, notamment par l’indépendant Charles Pryor ou encore par la compagnie hollywoodienne Mutual Film. Vers 1914, cette société américaine signa en effet un gros contrat avec Pancho Villa pour suivre la bataille d’Ojinaga (celle-là même dont il est question à la fin de Reed, Mexico Insurgente), et fait notoire cela apporta un gros soutien financier à la Révolution. Il s’agissait de tourner des images de terrain dans le cadre d’une espèce de docu-fiction avant l’heure intitulé La vie du Général Villa. Un certain Raoul Walsh fut ainsi envoyé au Mexique avec un autre cameraman tandis que Griffith était le réalisateur. Mais non seulement une majorité de scènes en studio furent finalement incorporées au film (avec Walsh dans le rôle de Villa) mais il semblerait aussi que les images in situ relevèrent fréquemment de la mise en scène avec la complicité de Villa en personne, tel un cinéaste cherchant à faire part de sa vision de la Révolution. Le film sorti aux USA en 1914 a longtemps été perdu, puis les bobines ont été retrouvées et ont fait l’objet d’un documentaire en 2004. Pour plus de détails sur ce film et notamment le rôle de Villa, je renvoie au long texte publié ICI sur un site consacré au cinéma mexicain.

Outre le procédé du cinéma direct et la teinte sépia de l’image à l’allure archives d’époque, le registre iconographique fait écho à des images clés de la Révolution telles qu’elles ont été fournies par les photos de l’époque et érigées en symboles nationaux dans les décennies qui ont suivi, contribuant à la germe de mythes fondateurs par ailleurs instrumentalisés par le pouvoir post-Révolution. A cet égard, je rappelle l’excellentissime documentaire Mexico, la Révolution congelée (1970) réalisé par le cinéaste militant argentin Raymundo Gleyzer deux ans à peine avant Reed, Mexico Insurgente (film présenté et relayé ICI sur le blog).

Photo de la Révolution mexicaine : les révolutionnaires à l’assaut des trains

Une formidable séquence du film est similaire à ces photos récurrentes de la Révolution

Parmi les images fortes issues de la mémoire de la Révolution qui ont été reprises dans Reed, Mexico Insurgente, il y a notamment la relation stratégique des révolutionnaires avec le chemin de fer qui fut en effet un élément clé dans l’avancée des troupes et les approvisionnements. A cet égard il y a une séquence particulièrement réussie où le train incarne en quelque sorte le mouvement révolutionnaire. En quelques plans, le cinéaste esquisse un portrait du peuple qui au départ de Chihuahua prend d’assaut le train en direction du secteur de Torréon et exprime métaphoriquement le mouvement révolutionnaire qui gagne le pays. La scène est aussi brève que puissante par l’impression qu’elle transmet. Comme Reed nous sommes témoin de ce mouvement et à l’image des enfants qui courent après le train il y a comme une envie de l’accompagner. De la même manière que Reed est au départ étranger à une réalité qu’il découvre et dans laquelle il s’engage peu à peu (lien fraternel avec un soldat etc), nous nous rapprochons d’une époque par le biais du cinéma sans que celui-ci doive en rester à une position de spectacle nostalgique, esthétique ou narratif. Il s’agit donc de prendre le train en marche et c’est à bord de ce même train que Reed se voit proposé un taco par une Soldadera, autre icône de la Révolution.

Photos de la Révolution mexicaine : les Soldaderas

Présentes à quelques reprises dans le film mais pas au travers d’une glorification romantique de la femme soldat

« La Soldadera était le rôle le plus typique joué par les femmes dans la contribution à la révolution mexicaine. C’était typique dans la mesure où elle impliquait un grand nombre de femmes et qu’elles suivaient les rôles les plus reconnus des femmes en tant que dispensatrices de soins. Bien qu’elles se battent occasionnellement au combat, ces femmes voyageaient généralement avec les armées révolutionnaires pour chercher de la nourriture, préparer des repas, soigner les blessés, laver les vêtements et d’autres services non fournis par l’armée. Bien que certains auteurs ne fassent pas la distinction entre les Soldaderas et les femmes combattantes, Andrés Reséndez Fuentes établit une distinction claire entre les femmes qui ont servi de support vital aux combattants et celles qui ont réellement participé aux combats. Les Soldaderas ont enduré des conditions de vie misérables, la malnutrition, et même la maternité dans un environnement inhospitalier. Les Soldaderas dont les maris sont morts au combat continuaient souvent dans leurs rôles de Soldadera d’un autre soldat. Alors que «aucune armée de la révolution ne s’est battue sans les femmes, mais que chacune a organisé la participation féminine d’une manière distincte», les Soldaderas restaient généralement anonymes et n’étaient jamais reconnues pour leur contribution indispensable à la révolution. »

Extrait d’un article mexicain relayé sur le site Mexfiles (traduction approximative !)

Les Soldaderas sont devenues une représentation majeure de la Révolution et d’ailleurs un film intitulé La Soldadera fut réalisé en 1966 par le mexicain Jose Bolanos. Je ne l’ai pas regardé mais je glisse un lien de visionnage ci-dessous pour qui s’y intéresse.

La Soldadera, Jose Bolanos (1966, VO)

Il semblerait que La Soldadera partage quelques parti pris formels avec Reed, Mexico Insurgente et soit aussi (partiellement) adapté des écrits de John Reed qui donnent une version moins romantique des Soldaderas que l’icône des femmes-soldats vraisemblablement la plus répandue de nos jours (mais je me trompe peut-être). Bien sûr les femmes soldats révolutionnaires ont existé, ont contribué aux batailles (ce qui est montré dans le film de Leduc à travers le personnage d’une Soldadera armée) et comme d’autres révolutions cela n’apparaît pas forcément de manière positive dans la mémoire des luttes, mais comme le précise la citation ci-dessus la participation active des Soldaderas ne peut se réduire à la dimension « romantique » des femmes armées et à cette fonction. La réalité des Soldaderas fut plus complexe et plus sombre que ne le laisse suggérer certaines réductions iconiques (dans un sens « femme épouse » comme dans un sens « femme soldat »). De ce point de vue Reed, Mexico Insurgente déroge à la mythification et au folklore comme pour d’autres composantes de la Révolution présentes dans le film. Sur la formation d’icônes de la Révolution et leur instrumentalisation politique, j’encourage à la lecture du texte intitulé « la photographie au service d’un mythe fondateur de la révolution » (rédigé en français) qui propose une analyse synthétique sur l’utilisation de la photographie dans les décennies de post-révolution, comment par exemples certaines icônes se sont imposées au gré des contextes politiques (telle la Soldadera qui fut longtemps perçue avant tout comme la femme du soldat, et non comme un soldat). Ce texte est complémentaire de celui plus haut consacré au cinéma mexicain dans son rapport à la Révolution.

Photo de la Révolution mexicaine (1915) : des partisanes de Zapata prisonnières

Si ce film m’a donc fait forte impression, de nombreux aspects m’échappent ne serait-ce que par ma méconnaissance du Mexique et de la Révolution mexicaine. A mon humble avis (et c’est logique), ce film doit davantage parler aux mexicains et mexicaines. Je pense notamment qu’il y a un propos sur la mémoire et l’approche de la période révolutionnaire mexicaine parallèlement à un dispositif cinématographique qui se refuse à une forme commerciale et purement nostalgique de la Révolution. Mais peut être que plus qu’un film sur la Révolution, il s’agit d’un film sur le rapport à la lutte révolutionnaire et notre propre engagement. J’ai commencé à songer à quelques mises en abîme ici et là mais il me faudrait revoir le film pour davantage creuser cette sensation.

Etnocidio, notas sobre el Mezquital – Paul Leduc (1976)

« On nous a fait disparaître nous les indigènes… on ne tient compte de nous que lors de discours et pour montrer nos marmites au Musée d’Anthropologie. » Paysan Otomi

 

EN ENTIER – Paul Leduc – Etnocidio, notas sobre el Mezquital – VOSTF – 1976 –  Mexique

« Exploité par les « Caciques » qui pratiquent une politique agraire répressive, l’Indien Otomi, de la vallée de Mezquital au Mexique, abandonne sa terre et devient ouvrier, au nom du progrès industriel. Sur un ton militant, Paul leduc nous présente l’abécédaire d’un meurtre culturel, un ethnocide froidement ordonné par les forces dites civilisatrices qui détruit le sens du travail collectif et de l’organisation communautaire. »

FILM ENTRE DANS LE DOMAINE PUBLIC ET VISIBLE EN ENTIER ICI SUR ARCHIVES.ORG, sous titré français (dans la colonne de gauche de la page, choix du format OGG ou MPEG4 et option grand écran)

Ouverture :

Ce documentaire est le deuxième long métrage de Paul Leduc, cinéaste mexicain issu des années 60 et du mouvement universitaire réprimé à Mexico où il réalisa notamment quelques ciné-tracts. Partisan d’un cinéma engagé et formellement non formaté, il est l’un des co-fondateurs du groupe Cine 70. Il produit en 1970 l’excellent documentaire de l’argentin Raymundo Gleyzer Mexico, revolucion congelada (ICI sur le blog) dont l’inoubliable ouverture se situe à Actapan, ville siuée à l’entrée de la vallée de Mezquital. Je renvoie à un petit texte de présentation de sa filmographie ICI sur le site du Festival International du film de la Rochelle qui lui a consacré un hommage en 2013.

La vallée de Mezquital est considérée comme l’un des secteurs les plus pauvres du Mexique, habitée en grande proportions par des communautés indigènes Otomies. Son contexte naturel est  hostile avec un climat semi-aride, soit un aspect auquel renvoie le (rapide) générique du documentaire dont le titre s’inscrit sur une terre asséchée, tandis que le premier plan s’ouvre sur des cactus. S’il est coutume d’être frappé par cette hostilité naturelle, le film expose d’autres hostilités : soit celles d’ordre politiques, sociales et économiques qui vont à l’encontre des populations Otomies.

Roger Bartra, anthropologue, a été sollicité par Leduc pour le scénario du documentaire. Il fut chef de projet à l’Institut de Recherches Sociales de l’UNAM en coordination avec le Patrimoine Indigène de la Vallée de Mezquital. Il est aussi l’auteur d’une thèse à l’université de la Sorbonne (dans la foulée d’un exil du Mexique répressif de la fin des années 60), donnant lieu à la publication en 1974 du livre Structure agraire et classes sociales au Mexique. Il précise le contexte d’alors et la question agraire, dans une interview des années 2000 :

« Nous mettions au centre de notre analyse les phénomènes de déruralisation et de prolétarisation. Mais au-delà de cette fin des paysans, ce qui était pour moi le plus intéressant était d’étudier les bases agraires de l’autoritarisme du régime politique mexicain. Je voulais étudier le caciquisme et tous les phénomènes politiques semblables dont beaucoup n’avaient rien à voir avec le caciquisme rural. L’important était de comprendre ces manières de contrôle populiste aussi bien dans le contexte rural que dans celui de quartiers populaires urbains. J’étais convaincu qu’une telle attitude nous permettrait de mettre à jour les mécanismes à la base de la légitimité du système politique autoritaire; une légitimité nullement démocratique mais très enracinée et fort efficace.(…) [Les polémiques] commencèrent dans les années 70 et durèrent jusque dans les années 80, les deux principaux théoriciens « agrariens » furent Rodolfo Stavenhagen et Arturo Warman, le premier étant par ailleurs assesseur de la Confédération Nationale Paysanne (CNC), le syndicat corporatiste lié au PRI.(…) Il y avait deux sortes d’agrariens, les proches du gouvernement comme Rodolfo Stavenhagen et Arturo Warman, et les maoïstes radicaux, comme Armando Bartra et Rosario Robles qui est ensuite devenu maire de la capitale puis secrétaire du PRD. Il y avait aussi deux tendances chez ceux qui soulignaient cette « fin des paysans » : les communistes dont j’étais, qui pensaient que ce processus était destiné à s’accomplir; mais aussi des technocrates modernisateurs du gouvernement qui, ayant discerné ce processus, souhaitaient en profiter pour lutter contre l’influence de la CNC et les ejidos, les fonds de terres inaliénables constitués durant la réforma agraire. (…) Cette polémique fut très importante tout au long des années 1970. Mon livre (…) connut une très forte diffusion dès sa première édition (1974). « 

Dans une interview consacrée à ses liens au cinéma (accessible ICI), Bartra revient sur la genèse et déroulement du documentaire de Leduc. Ils se côtoient régulièrement à Paris dans les années 70. De par ses connaissances de la Vallée et ses nombreux contacts locaux, le cinéaste l’a donc sollicité pour le script d’Ethnocide : notes sur le Mezquital. D’autres chercheurs ont été associés au film par le biais de Bartra. Produit par l’ONF (Canada), Leduc se refusant à la production mexicaine, l’accord prévoyait un cameraman canadien-français, en l’occurrence ici Georges Dufaux. Suite à un conflit interne lié à des initiatives de tournage entre cameraman et Bartra en l’absence de Leduc, ce dernier s a arrêté le projet deux mois avant la venue du cameraman mexicain Angel Godet. Au final, Bartra et Leduc ne sont pas très bien entendus sur le film, avec une tension quasi permanente; l’anthropologue reproche notamment au film son ton anti-impérialiste, même s’il ne renie pas totalement le documentaire.

A propos de Bartra, il est à préciser qu’il est un peu une « star » intellectuelle au Mexique, tout en étant un opposé de longue date au PRI : soit le rebelle intellectuel préféré des médias, et dans sa qualité d’adversaire au PRI, le parti hégémonique du pays. Il est ainsi consulté régulièrement sur les « actualités » politiques du Mexique. D’obédience clairement social-démocrate, il tient des positions de condamnation vis à vis de mouvements comme l’EZLN (certes à ne pas idéaliser aveuglément) ou, plus récemment, comme celui de l’éducation opposé à la Réforme Priiste et animé notamment par la CNTE (élément radical issu de la SNTE, syndicat traditionnellement acquis au PRI, dont la direction soutient la Réforme, mais dont les bases ont aussi rejoint le mouvement de l’éducation, y compris en en signalant toujours l’appartenance ces dernières semaines à travers multiples banderoles sur les entrées écoles, alors même que la Réforme est votée). Au nom de la démocratie (représentative etc), Bartra tient ainsi des positions ambiguës, parfois pas si éloignées du PRI. Il a même été jusqu’à qualifié de progrès démocratique l’ère des années 2000 (où le PRI perd le pouvoir fédéral pour la 1ère fois de son histoire). Il y voit l’acceptation du « pluralisme démocratique » par le PRI comme une avancée indéniable de la fameuse « transition démocratique » que l’anthropologue défend depuis les années 70, y compris contre les mouvements plus radicaux et révolutionnaires (qu’ils soient au Mexique ou ailleurs en Amérique Latine). Il a aussi condamné les expressions anti-électoralistes des années 2000 (non, il n’y aurait pas de mascarade et établir un mouvement opposé aux processus des élections, c’est condamner le progrès démocratique …). Pour en revenir au mouvement de l’éducation, aux expressions et composantes populaires, Bartra s’est distingué par une condamnation du caractère anti-démocratique du mouvement et par un jugement de mépris vis à vis des enseignants (précaires, faut il le rappeler) qu’il voulait voir cesser la grève. Il a rejoint finalement, à travers son élocution intellectuelle, les commentaires les plus sordides en vogue dans les oppositions au mouvement, partagées parfois dans les classes moyennes et certaines franges dites de « gauche » du pays,  et dont certaines expressions n’hésitaient pas non plus à associer médiocrité enseignante et origines indigènes. Bien qu’officiellement opposé au système PRI, Bartra a non seulement approuvé la Réforme, mais appuyé les logiques méprisantes à l’égard de populations populaires et indigènes du pays. Il aura utilisé pour cela le mot-raccourci magique « populiste » pour catégoriser le mouvement en révolte contre un système Priiste qui finalement aura opté pour la répression en dégageant le mouvement de l’espace public; ainsi à Mexico où la plaza Mayor a été « nettoyée » des occupants, y laissant place lors des fêtes de fin d’année à tout un folklore machiniste empêchant de fait toute nouvelle occupation…  Donc « tout est bien qui finit bien », les maîtres et maîtresses ont dégagé de la rue et arrêté les blocages.

Bon je me suis éloigné du film. Plutôt que d’en paraphraser l’abécédaire, soit la forme choisie ici par Leduc pour témoigner de multiples réalités Otomies en vallée de Mezquital, je souligne juste ici la démarche de Leduc qui ne s’appuie pas sur une voix off en guise d' »explication » de la réalité. la parole est avant tout celle des indigènes Otomis, tandis que la mise en scène insiste ici et là sur le caractère dépossession de soi des communautés. Ainsi ce plan qui revient souvent où les personnes sont figées, debout, au milieu de leurs terres. Le choix est aussi de situer régulièrement ces nombreuses paroles dans ce contexte visuel des terres (et pas chez l’habitant par exemple). Le lieu ainsi est privilégié comme le fond permanent, et c’est celui dont sont dépossédés les indigènes, quitte pour nombreux et nombreuses à migrer dans les bidonvilles de la capitale.

De manière générale, en fait, Leduc pose des thématiques qui se recoupent ici et là et dont il y aurait à faire montage par soi-même. Charge contre une domination des riches contre les pauvres, des colons contre les indigènes, d’un système capitaliste sur un système de « comuneros » (travail communautaire des indigènes où la terre appartient à tous, pas à un propriétaire), d’une culture sur une autre (acculturation), de l’ouvriérisme sur le rural, d’un impérialisme américain sur un Mexique pas si indépendant que cela… le film constitue aussi des continuités avec le passé et insiste sur des superpositions d’un monde littéralement transformé. Les chapitres « Histoire » et « Indigènes » sont unpassage clé où d’une séquence muette retraçant une histoire à partir d’éléments spatiaux et culturels symboliques, on passe à la lecture d’un communiqué indigène mettant des mots sur cette même histoire (succession des dominations politiques, hypocrisie des institutions utilisant l’indigène à des fins démagogiques et le réduisant à un objet de musée, comme écho ici à la position hiératique des indigènes dans leur espace, mis en scène par Leduc). La transition du « H » au « I » se fait par le biais du plan d’enterrement ouvrant le film, sur le cercueil du défunt devant lequel s’attriste les proches. L’idée d’enterrement d’un monde est bel et bien là.

Le chapitre « Démocratie » révèle également une continuité très importante au film de Raymundo Gleyzer; Leduc en ayant été le producteur, cela n’est bien sûr pas un hasard. Pour rappel, Mexico, la revolution congelada s’ouvre sur la campagne électorale présidentielle du candidat PRIiste d’Echevarria dans la ville d’Actopan devant des milliers d’habitants de la Vallée de Mezquital; toute une mascarade politique est alors déroulée, où l’usage de termes de la Révolution est censé inscrire le présent dans la continuité de celle-ci e de ses idéaux « en accomplissement ».

Ouverture de Mexico, la revolucion congelada (sous titres anglais) :

Etnocidio, six ans plus tard, en nouvelle période électorale présidentielle, donne à visualiser plus directement les coulisses de la mascarade politique : la CNC (syndicat paysan PRIiiste) recrute par camions l’auditoire du futur président Lopez Portillo (la bande sonore reprend même la chanson de propagande d’époque), à qui on offre des cadeaux à la fin du meeting. Ces coulisses révèlent également comment un futur président du Mexique dispose d’appuis locaux en Etat d’Hidalgo dans la lise en oeuvre de son élection, ici appuyée sur une mainmise politique locale sur les habitants. Les relais Priistes en terres Mezquital sont les dominants qui enlèvent notamment aux paysans Otomis quelques premiers acquis révolutionnaires (les terres). La terminologie révolutionnaire Priiste en campagne présidentielle (cf le film de Gleyzer) présente là son mécanisme de terrain (Etnocidio). Faut-il rappeler ici la parole d’un bourgeois du chapitre « bourgeoisie » du documentaire faisant l’apologie du caractère « maniable » des Otomis à  partir d’un processus clientéliste…

A propos du caciquisme, ce dernier est une constante de la région mais aussi un des points d’appui principaux du PRI; le gouvernement de l’Etat d’Hidalgo est traditionnellement issu du caciquisme. La mainmise politique qui va de pair avec le pouvoir économique est fortement présente dans le documentaire, et c’est toujours le cas aujourd’hui, y compris dans ses expressions industrielles (le film établit fortement le lien entre les logiques du caciquisme et de l’industrialisation, proche en cela des travaux de Bartra). Je renvoie donc à un article ICI évoquant  une présence emblématique dans la Vallée de Mezquital de nos jours : celle de la cimenterie Slim et son monopole de l’eau (avec la complicité de la CONAGUA, instance fédérale de gestion de l’eau), ses conséquences écologiques, ses annexes en achats de terres (ou plutôt vol, à 10 pesos l’hectare !!), sa dispense d’autorisations fédérales en installations électriques (et privant les villageois de modestes ressources électriques) …