Dallo zolfo al carbone (Du souffre au charbon) – Luca Vullo – Italie – 2008 – 53 mn – EXTRAITS
C’est une découverte très récente, et pour laquelle je ne m’avance pas trop car je n’ai pu voir que des extraits disponibles sur la toile – mais ô combien percutants et intrigants. C’est pourquoi je me contente ici d’une contextualisation. J’en profite pour y mettre des éléments de l’immigration italienne dans le bassin minier Nord-Pas-de-Calais, étant donné le peu de transmission là-dessus et son emprisonnement dans les vues officielles et stéréotypées, incluses dans les visions idylliques de nos « représentants » mémoriels touristico-commerciaux et collaborant aux discours d’ « intégration » en vogue… à l’encontre d’autres immigrations, surtout quand elles proviennent de ces sombres pays garnis en barbus armés de couteaux aiguisés entre les dents et femmes voilées soumises. Soit la fameuse invasion « barbare » à « civiliser », que l’extrême gauche, dans certains de ses courants, contribue aussi à vouloir combattre, « au nom de la France » (vive la « laïcité », hein Méluche).
Dallo zolfo al carbone est un documentaire portant sur les immigrés italiens, plus particulièrement de Sicile, venus se faire exploiter dans les mines belges à partir du lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est une histoire partagée dans le nord de la France, puisque comme en Belgique, les italiens y ont été « vendus » en échange de charbon à l’Italie, dans le cadre de l’accord franco-italien de 1946 : pour chaque mineur italien recruté au fond, l’Italie recevait 150 kg de charbon par jour (et davantage en fonction d’une hausse de production). Les expressions « Ci hanno venduto per alcuni chili di carbone » (« Ils nous ont vendu pour quelques kilos de charbon« ) et « Carogne, farabutti » (« charognes, canailles« ) étaient alors fréquemment prononcées et partagées, d’un constat commun, par les immigrés italiens. Un accord similaire est signé entre la Belgique et l’Italie, occasionnant l’arrivée, entre 1946 et 1957, de 140.105 travailleurs, 17.403 femmes et 28.961 enfants. Soit une « immigration d’appoint » (ce charmant vocable qu’utiliseront France et Belgique pour multiples nationalités recrutées dans les Charbonnages) beaucoup plus importante en Belgique que pour le bassin minier Nord-Pas-de-Calais. Le plus souvent, cette vague d’immigration italienne se voit proposer, à gros coups de propagande dès le pays d’origine, des contrats de cinq ans. Certains repartent le plus tôt possible, d’autres fuient ailleurs. Ainsi le rapporte Rudy Damiani à partir d’archives dans le livre collectif Tous gueules noires : » Beaucoup ne terminent même pas le contrat de cinq ans qu’ils ont signé, d’autres arrivent au terme mais ne le renouvellent pas. (…) Les cas de refus de descente ne sont pas rares, ainsi à Lens en 1956 : un accident au fond vient de se produire, les secours sortent des blessés des cages tandis qu’un groupe d’une trentaine d’Italiens attend à côté pour effectuer sa première descente; tous refusent, se sauvent et s’éparpillent dans la nature. »
UN LONG EXTRAIT DU FILM ICI (15 mn)
Cette thématique, mis à part la réduction aux folklores et son traitement posé en termes d’ « intégration exemplaire », est rarement évoquée au cinéma. La télévision, je parle ici pour la France, a donné lieu à quelques reportages, tous axés autour du folklore… ou presque. La récente initiative de mise en place du site Mémoires de mines, rempli d’archives audiovisuelles, permet d’en juger : ainsi deux reportages « classiques » où ICI il est par exemple question de la chorale des italiens, tout comme LA, sans rien d’autre (ou presque) sur leur quotidien. Avec un rapport somme toute paternaliste. Si Mémoires de mines relaie essentiellement les points de vue dominants médiatiquement (et à l’oeuvre dans la propagande des Houillères et gouvernementale) – ce qui reste intéressant à observer-, il est à signaler les contextualisations des documents videos qui sont le plus souvent critiques sur les regards journalistiques. Enfin un autre reportage tranche un peu ICI où l’italienne dénote un rapport très difficile à la venue au mines en France, tout en témoignant de la fuite des travailleurs français vis à vis du fond, remplacés par les étrangers, notamment Marocains qui termineront l’essentiel de la production charbonnière française, avant de se faire jetés comme des mal propres (« oeuvre d’appoint », dit-on -cf Sur le carreau ICI sur le blog). Niveau recherches, il y avait Rudy Damiani, grand spécialiste de l’immigration italienne dans la région Nord (et pas seulement dans les mines), mais il est malheureusement décédé.
En Belgique, les travaux de recherche sur l’immigration italienne dans les mines ont été plus conséquents, surtout à l’initiative d’Anna Morelli dont les travaux sont très loin d’une approche conventionnelle, et pas très appréciés dans le monde universitaire. Ainsi le rappelle un excellent article (ICI) de Massimo Bortolini intitulé « Le prix et l’oubli : les conditions de l’intégration de l’étranger », que j’encourage vivement à lire : » Et lorsque Anne Morelli, professeur d’histoire à l’Université Libre de Bruxelles, qualifie de déportation l’envoi de milliers de travailleurs par l’Italie et critique l’accueil que la Belgique leur a réservé, s’attire la réprobation de la presse et des milieux universitaires, et reçoit des lettres haineuses lui conseillant de rentrer chez elle… est-ce aller trop loin que de dire qu’au terme de ce processus d’intégration, il convient que ceux qui ne sont plus tout à fait étrangers expriment leur reconnaissance à la “patrie qui les a adoptés” ? » Je précise par ailleurs qu’Anne Morelli rappelle aussi l’importance de la mémoire des luttes ouvrières, notamment en Belgique, où la commémoration des 175 ans de la Belgique a valu de sa part quelques commentaires très pertinents, et symptomatiques, dans une interview dont voici quelques extraits : « L’exposition, comme elle est organisée, aujourd’hui ressemble à Disneyland. On y privilégie la mise en scène sur le contenu. Et tout ça avec des moyens énormes, des millions d’euros généreusement offerts par le gouvernement à des firmes privées qui organisent ces mises en scène. Car on ne s’est bien sûr pas adressé à des organismes publics, qui ont pourtant les compétences nécessaires pour organiser ce type d’événement. Ces mêmes firmes ont aussi produit de très mauvaises expositions comme J’avais 20 ans en 1945, qui ont eu beaucoup de succès grâce à un énorme battage publicitaire. Quant au contenu idéologique, on y avait totalement sous-estimé l’activité de la Résistance, des Soviétiques et des communistes. Selon moi, l’exposition idéale montrerait qu’il est possible de changer le monde, que la lutte est le seul moteur de l’amélioration des conditions de vie. Mais je ne crois pas que j’obtiendrais beaucoup de subsides officiels ou de sponsorings de firmes privées pour faire passer un tel message. La plupart des gens ignorent ce qui s’est passé en 1886 alors que ces grèves ont fait démarrer la protection sociale des travailleurs dans notre pays. Personne ne connaît les noms de ceux qui sont morts dans ce mouvement ouvrier, le seul nom qui a été retenu est celui du général Vandersmissen, qui a rétabli «l’ordre». Les héros de l’histoire sont choisis non pas de manière objective, mais par le pouvoir. Nous ne connaissons pas plus les noms des femmes ouvrières qui, par leurs révoltes, ont fait avancer les droits des femmes.Aujourd’hui, les profs d’histoire du secondaire n’ont plus de manuel scolaire officiel. Et lorsqu’ils en avaient un, la question sociale n’y était abordée que sous l’angle misérabiliste des pauvres ouvriers dont les lois sociales ont amélioré le sort. Mais ces lois sociales, on les présente comme tombées du ciel, issues de la bonne volonté du législateur dans un brusque élan de générosité. Sans relever que c’est par les luttes que les choses se sont améliorées. Notre pays a été et sera probablement le terrain de nombreuses révoltes. » Comment ne pas penser ici à la « généreuse » rénovation de Charleroi, quartier ville basse, aux projets privé et public d’aménagement, à façade publicitaire « Monopoly » (véridique !), où l’histoire ouvrière de la ville se fait complètement défoncer. Ou on laisse se délabrer les habitats et quartiers ouvriers, ou on vire les pauvres quand on rénove, en édifiant des commerces luxueux (adaptés à une autre clientèle) et des bureaux pour « revaloriser et dynamiser la ville », tout en maintenant une pseudo histoire ouvrière. Et on se gargarise d’en être les héritiers vivants et de traîner dans les quartiers « ouvriers » avec ses p’tites créations culturelles, alors qu’à deux pas crèvent ces « enfants du borinage ». Tandis qu’à Marcinelle est édifié un musée haut en couleurs pour parler du passé minier,avec toute une vitrine mémorielle officielle, vendable au p »tit tourisme, ce lieu où sont morts des dizaines et des dizaines de mineurs, et notamment une grande partie d’italiens lors de la fameuse « catastrophe » qui a fait du lieu un incontournable du guide touristique local (et si vidé de ses alentours). Dans le centre de Charleroi, un des monuments les mieux conservés et mis en valeur, c’est la Caserne des chasseurs à pied, soit ce bâtiment symbole de la répression ouvrière (et entré dans la légende, ensuite, des exploits militaires belges). Si vous y cherchez le cabaret Rimbaud ou le souvenir des ouvriers massacrés lors des révoltes de 1886, n’insistez pas ! Le premier lieu va être rasé dans le monopoly en cours à Charleroi rive basse, quant au cimetière de Roux (devenu quartier de Charleroi) une pauvre tombe en garde un modeste souvenir et une commémoration des plus discrètes et anecdotiques. N’oublions pas, à ce propos de mémoire des luttes, le tout récent documentaire sortie en France, L’honneur des gueules noires (ICI sur le blog), qui revient sur la grande grève de 1948.
Tout cela m’enflamme, et je perd le fil à propos de Dallo Zolfo al carbone. Mais ça peut aider à comprendre l’importance de l’initiative d’un tel documentaire. Il est d’ailleurs tourné avec les moyens du bord, soit une caméra mini-DV, et ça montre qu’avec de petits moyens on peut exprimer des choses importantes, et revenir sur des sujets évacués des grands salons cinématographiques. Ici Vullo relaie largement, d’après les extraits, la parole des immigrés italiens. Un retour historique semble aussi permettre la contextualisation et, surtout, l’origine des immigrés. C’est un procédé rarement utilisé je trouve dans le retour sur les immigrations. On ne prend en compte, souvent, que le passage en lui-même : jamais l’avant, jamais l’après. Soit une correspondance, d’une certaine manière, à la considération des Houillères (et des Compagnies des Mines) : tu n’es perçu que comme une main d’oeuvre, et rien d’autre, le temps d’une exploitation située dans le temps. Or Vullo revient donc sur la dimension, ici, sicilienne des témoins aux premiers extraits vus. Il est intéressant de savoir, d’ailleurs, que Luca Vullo a réalisé d’autres documentaires (toujours en caméra mini-DV) portant plus spécifiquement sur la culture sicilienne, d’après la filmographie de son site internet consultable ICI. En tout cas un aller-retour France-Italie fort important – décliné par Vullo sur plusieurs films (pas directement dans le présent documentaire, même s’il revient sur la culture sicilienne). C’est un procédé également mis au point dans un autre documentaire indépendant, soit Sur le Carreau, à propos des mineurs Marocains du Nord de la France. Je disais que le cinéma n’avait pas abordé l’immigration italienne dans les mines : il y a une exception, et elle est terrible. Soit Paul Meyer et le film qui lui fit perdre tout devenir dans la profession en terme de financements, Déjà s’envole la fleur maigre (1960). Un film qui témoigne de l’immigration italienne dans le Borinage, à la base commande d’Etat, et reniée et censurée par suite du travail accompli par Meyer. De quoi nous rappeler, dans ce domaine des commandes d’Etat se voulant valorisantes et patriotiques, un certain Afrique 50 de René Vautier dont la réalisation et le propos coup de poing ont écœuré ses commanditaires devant l’effroi de la vérité de la colonisation française, bien loin de ses élans « positifs » nauséabonds, encore si tristement présents dans nos belles années 2000 (tel le discours de Sarkozy à Dakar… à l’université Cheik Anta Diop !). Paul Meyer, en 1960, était censé répondre à une commande du ministère de l’Instruction publique sur l’assimilation réussie des enfants d’immigrés; Déjà s’envole la fleur maigre constitue en fait un brûlot politique, tout en développant un cinéma de poésie (et pas très éloigné du néoréalisme italien), où les réalités de l’immigration italienne sont clairement abordées. Or Paul Meyer, dans son ultime projet, pour lequel aucun financement n’a été obtenu (ou pas suffisamment, à la suite du retrait des producteurs !), intitulé La mémoire aux alouettes, il était également question de cet aller-retour. Un aspect qu’il considérait comme fondamental, et il déclinait donc un voyage en Italie à la rencontre de mineurs italiens. Il semblerait qu’il aurait abordé l’immigration italienne également venue dans les mines du Nord. Loin du folklore et des mémoires officielles, ce film s’attachait à une réflexion sur la « fragilité de la mémoire et sur l’usage de la fragilité de la mémoire comme instrument du pouvoir« . A noter que Jean-Claude Riga en a tiré un documentaire, suivant Paul Meyer sur ce projet, intitulé Paul Meyer et la mémoire aux alouettes. Je propose de découvrir l’entretien filmé avec Paul Meyer en 2005, relayé/présenté ICI sur le blog.
Lors des accords franco-italien et belgo-italien de 1946, les Siciliens, ainsi que d’autres originaires de Campanie et Calabre, étaient recrutés de manière privilégiée, et le choix de focalisation de Luca Vullo n’est dont pas le fruit du hasard. Ces hommes italiens étaient notamment très prisés pour leurs petites tailles… plus adaptées aux veines étroites ! Souvent célibataires et d’origine rurale, les typologies de recrutement et surtout leurs procédés ne sont pas sans rappeler les recrutements de Felix Mora au Maroc. L’accueil des italiens, à 2000 lieux de la propagande de recrutement, fut une désillusion : logés dans des baraquements, et pas que de manière provisoire. Que ce soit en France ou en Belgique, ces camps de baraquements étaient partagés par de nombreuses « immigrations d’appoint » (jusqu’aux années 80 pour les mineurs Marocains !). Le documentaire, dans les extraits proposés, y revient avec grande force à travers les témoignages des anciens mineurs. De quoi aussi, peut-être, reléguer en seconde zone de la mémoire, le vocabulaire employé couramment par un centre-colosse de la région Nord-Pas-de-Calais comme Lewarde où le logement en baraquement est souvent dit « logements d’urgence et provisoires« . Des vocables qui enlèvent toutes les spécificités vécues hors travail par des immigrations, que ce soit en France ou en Belgique, et pas qu’au temps des Compagnies minières, bien au contraire ! Des conditions de vie et des aspects qui renvoient à des volets de l’histoire minière bien peu étudiés, surtout qu’elle déroge au mythe de « tous gueules noires », titre même d’une exposition organisée au centre minier Lewarde. Et ces traitements spécifiques des immigrations, avec des gardes dans les camps de baraquements ? C’était quoi, un service social ? Dallo zolfo al carbone a ce grand mérite de revenir sur ces logements « provisoires » (souvent en tôle et demi-lune), presque 50 ans après Déjà s’envole la fleur maigre où des images témoignaient de ces baraquements, soit plus en une heure et demie que tout un cinéma français ! Une mémoire de l’immigration italienne qui ne s’inscrit pas dans le politiquement correct, issue de premiers concernés, retournés en Italie (pour combien d’autres immigrés repartis, toutes nationalités confondues ?). Une mémoire qui tend au déplacement géographique tant le passage est enseveli dans la poussière, ainsi ces italiens du Nord Pas de Calais et membres de l’Italia Libera, expulsés dans les années 40 et 50 pour leur activité politique et de défense/acquisition des droits des immigrés, aux côtés parfois de leurs compagnons français. Et d’ailleurs, Rudy Damiani, informe de quelque chose d’assez sidérant dans ses publications : les italiens précurseurs de la vague d’immigration dans le Nord Pas de Calais d’après seconde guerre mondiale, c’étaient des prisonniers italiens de l’occupation allemande établis dans des camps duValenciennois; ces italiens, ils ont été libérés par Italia Libera… Par ceux-là mêmes que le gouvernement français expulsera en partie dans l’après guerre. 60 ans après, on retient quoi de cette histoire ? Sans vouloir la réduire à des mots d’ordre, à des carcans idéologique et de contrôle des mémoires, comment expliquer certains silences, certaines absences, quand la censure ne s’y oppose pas directement et que le buisness fait le reste ?
Voilà, je clos ici cette très longue contextualisation du documentaire de Luca Vullo. On trouve ICI le site internet du film (en français) avec quelques infos sur le film proprement dit et des extraits d’interviews etc.