Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – Eyal Sivan et Michel Khleifi (2004)

« CHAQUE MAISON RASÉE EST UNE MÉMOIRE PERDUE A JAMAIS » – Route 181

« Il y a là aussi une attitude documentaire, qui existe également dans Route 181, et qui consiste à se faire un peu archéologue. (…) il y a la démarche archéologique puisqu’à chaque fois on revient aux ruines, on interroge ce qui était là avant. Il y a ce sculpteur qui a construit avec les pierres d’un village détruit….«  Eyal Sivan (interview 2012)

EXTRAITS – Michel Khleifi, Eyal Sivan – Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – 270mn – 2004

« La route 181 suit les frontières de la résolution n°181 adoptée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 et qui prévoyait la partition de la Palestine en deux états, l’un juif, l’autre arabe. Cette frontière théorique a provoqué la première guerre israélo-arabe et un conflit qui dure toujours. 55 ans après, deux cinéastes, l’un israélien, l’autre palestinien, ont suivi cette frontière virtuelle. »

 

Etat commun, conversation potentielle [1] du cinéaste israélien Eyal Sivan est sorti nationalement en salles en France en octobre 2013 (après une édition livre – DVD en 2012, co-écrit par Eric Hazan). A cette occasion, revenons au film fleuve Route 181 co-réalisé avec le cinéaste palestinien Michel Khleifi, tourné l’été 2002 et sorti en 2004.

Le long de cette route qui n’existe pas et que nous avons choisi de suivre au-delà des idées préétablies, nous désirons filmer les hommes et les femmes, les lieux, les histoires et les géographies, une somme de choses non encore dévoilées. Pris par le hasard des rencontres, nous voulons donner la parole à ceux et celles qui sont les oubliés des discours officiels, mais qui constituent pourtant les bases des deux sociétés, ceux aux noms desquels les guerres se font.

Nous désirons construire un acte filmique qui résiste à  l’idée que la seule chose que puissent faire ensemble les Israéliens et les Palestiniens, c’est la guerre, la guerre jusqu’à ce que l’autre disparaisse.

Extrait de la note d’intention de Khleifi et Sivan à la genèse du documentaire

Je trouve que le film effectue surtout un tour de force par la mise en place d’un road movie qui visualise et donne à penser l’effacement territorial passé et en cours d’une population, tout en remontant une histoire, une origine : la Naqba, la catastrophe de 1948. Le parcours dans le présent n’a de cesse de renvoyer à cet événement originel, sans que cela soit amené de manière ostensible à l’image; au contraire, bien que tout y ramène (ou presque), c’est une absence présente de cet origine qui apparaît dans le film. Présent dans les mémoires, c’est effacé physiquement (ou presque), ainsi les villages palestiniens dont les cinéastes évoquent souvent la recherche à partir d’une carte (et reflétée ou se montrant partiellement au tableau de bord de la voiture). Les villages disparus, les populations déplacées, les morts …. est une thématique principale de ce film, et dont les traces sont aussi subtiles que ce qu’il en reste sous la couche moderne de la colonisation qui se superpose. C’est un film d’urgence qui évoque la superposition d’un monde sur un autre que le sionisme efface progressivement. Ainsi le décline la répétition de villages arabes ayant changé de noms, de ruines parsemant des coins d’images et quelques secondes de plans, de slogans tagués tels que « La paix c’est le transfert des arabes »… Dans le présent, des scènes (et des paroles) montrent ce processus toujours en cours, tandis que la Palestine est soumise à un quadrillage barbelé imposant; barbelés de fabrication telle que les armées même le refusent pour « raison humanitaire » et n’est employé en général que pour les prisons (et les propriétés d’Afrique du Sud). Prison, justement, là aussi il en est question, avec le rapport de force inégalé entre Israël et son voisin occupé croulant sous les démolitions, la pauvreté et l’humiliation infligés.

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Le parti pris de décliner un point de vue tenant compte d’une « timeline » palestinienne (pour reprendre ici un terme employé par Sivan dans une interview) a beaucoup dérangé à sa sortie. C’est ce principe d’éclairer une timeline en juxtaposition avec une autre, qui a conduit notamment l’insertion d’un fameux plan de rails, dans la foulée d’une séquence de la partie « Centre » où un coiffeur palestinien de Lod revient sur le massacre de Palestiniens en 1948. Un plan de rails qui a été accusé de tous les torts ici et là, y compris parfois parmi les critiques positives du film, et pourtant loin d’une provocation malsaine. Un aveuglément qui en dit long. Je recommande à ce sujet une interview particulièrement intéressante et approfondie avec Eyal Sivan, d’août 2012, où un retour non superficiel sur sa filmographie, notamment traduite ici par un engagement en prise avec le réel, est appréciable et assez rare. Publiée ICI par la Revue Débordements, en voici un extrait :

Le bourreau et la victime ne racontent pas deux histoires, ils en racontent une seule, mais selon deux points de vue. C’est ce qui permet de faire le montage. C’est sur cette question qu’il y a eu un malentendu total, et de la mauvaise foi, à propos de la scène des coiffeurs dans Route 181. Ces deux coiffeurs sont posés sur la même timeline : l’un est lié à l’Europe, l’autre à la Palestine, mais en réalité, ils sont identiques, l’un existe à cause de l’autre. Bien que le point de départ soit l’Europe. Tout de suite, il y a eu concurrence entre les victimes – on a parlé de « nazification » à propos de ce film. Ce qu’il n’y a pas eu, par contre, c’est l’écoute : on n’a pas pris la scène de face pour se poser la question de sa signification. Le projet sur lequel je travaille maintenant, c’est la question du « montage interdit », non pas au sens de Bazin (que j’ai découvert tout récemment), mais plutôt de Godard : l’interdiction tient du fait que certains de ses montages lui ont valu d’être taxé d’ambigüité, d’antisémitisme, d’obsession, alors qu’il est peut-être l’un des rares artistes européens à prendre ses responsabilités dans son projet esthétique-politique sur les deux grandes questions européennes que sont les rapports aux Juifs, et les rapports aux Arabes.

(…)

LʼHistoire, en Israël, et ça cʼest un travers qui vient dʼEurope, est racontée à partir du point de vue occidental, Juif occidental en lʼoccurrence. Comme si les Juifs nʼavaient quʼune histoire occidentale, alors quʼils ont aussi une histoire dans le monde arabo-musulman, une histoire qui nʼa pas vu Auschwitz. Il faut se rappeler une chose : il nʼy a pas eu de génocide juif dans le monde arabe. À partir de là, discutons. Il y a deux choses à prendre en compte : la mémoire occultée, le choix du point de vue, qui détermine un montage ; et il y a le refus dʼaccepter les analogies, les juxtapositions : on ne compare pas, la Shoah est incomparable. Cʼest cet interdit qui empêche de réfléchir en termes de juxtapositions : cʼest insupportable de voir ensemble les Juifs et les Musulmans de Godard. Cʼest refuser dʼadmettre quʼil y a la Shoah dʼun côté et la Naqba de lʼautre. La scène du coiffeur de Route 181 existe parce quʼil y a conscience du film Shoah de Lanzmann, conscience et non négation de ce film. Cʼest cela quʼils ont refusé de comprendre, cʼest cela la perversion. Et refuser de comprendre ça, cʼest refuser de comprendre quʼon peut être deux sur la timeline de lʼHistoire, en même temps. Pas en champ-contrechamp, mais dans le même champ.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun », interview par F. Demazel pour la Revue Débordements août 2012 (2ème partie de l’interview accessible ICI)

C’est un film qui fut censuré au Festival du Film du Réel 2004 (voyez l’ironie étant donné le titre du titre du festival) où il ne fut projeté qu’une seule fois, suite à une lettre de contestation de Finkielkrault, Arnaud Depleschin, Noémie Lvosky, Eric Rochant, BHL, Philippe Sollers … La pétition de 300 personnes (dont JL Godard) qui fut opposée à cette censure n’y changea rien. Une certaine « neutralité » ministérielle n’a fait que suivre le processus de censure, en soi pas neutre, justement. Et dernièrement, une interview de Sivan pour Rue 89 faisait part d’une autocensure qui se généralise en France:

Le combat a été gagné par les portes-voix du sionisme en France car ils ont réussi à imposer une auto-censure. Pas une censure sur les autres. Aujourd’hui des journalistes et intellectuels français ont peur de prendre position sur la question israélo-palestinienne à cause des campagnes de terreur intellectuelle qui ont été menées pendant des années. (…) Je pense que la France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui sont le gros problème qu’a la France avec son propre passé colonial.

Développé en trois grandes parties (Sud, Nord et Centre), le documentaire consiste donc à parcourir une route imaginaire basée sur la ligne de partage de la résolution 181 de l’ONU.Les deux cinéastes, l’un israélien et l’autre palestinien, prennent donc en charge les échanges dans leur langue d’origine respective. Les paroles saisies dans des scènes de vie quotidienne et les différents sujets abordés se font échos à multiples reprises, ils raisonnent entre eux. Nous noterons notamment combien l’idéologie sioniste peut se manifester dans les propos des témoignages, tandis que le colonialisme est annoncé souvent comme bâti sur une terre vierge, ainsi l’ouverture du film très symptomatique à cet égard (zone de construction sur un ancien village arabe et discours colonial où « un bon arabe est un arabe mort« ).

…l’acte de mémoire est aussi un acte d’oubli, de même que l’acte de montrer est acte de cacher. Le jeu consiste alors à déplacer le cadre pour révéler cette mémoire cachée. Bien que cette mémoire ne soit pas complètement cachée : les Israéliens n’ont pas tant peur du passé qu’ils craignent que celui-ci redevienne présent. La peur des Palestiniens, ce n’est plus la Naqba : c’est aussi le présent. Le passé est contenu dans le présent. La question est donc de savoir comment on transmet le passé. La phobie qu’on a aujourd’hui des immigrés, ce n’est pas la mémoire coloniale, c’est la peur qu’ils viennent nous bouffer. En racontant autrement, on pourrait dire que les migrants viennent pour se faire rembourser, pour partager ce qui leur appartient aussi. Mais ce récit doit se faire avec les mêmes matériaux.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun »

La parole constitue le grand pan de ce documentaire, reflétant souvent une réalité territoriale, tant dans la colonisation que le régime discriminatoire au sein-même d’Israël à l’égard des arabes. Parfois la parole s’exprime par le refus d’être filmé, ainsi un soldat de Tsahal qui pourrait faire penser au comportement similaire de soldats en 1982 dans le documentaire Journal de campagne d’Amos Gitai, tourné avec la grande opératrice Nurith Aviv. D’ailleurs, on pourrait aussi établir quelques connexions avec la filmographie consacrée au conflit israélo-palestinien. Ainsi, par exemple, le mariage palestinien clôturant la 2ème partie « Centre », en parallèle/contraste au mariage juif clôturant la 1ère partie « Sud », n’est pas sans rappeler le film Noces en Galilée de Michel Khleifi; cette fois-ci il n’est pas question de couvre feu mais de traversée de territoire interdite; interdit bravé par la festivité car « on continue nos fêtes malgré l’occupation« .

Il est à relever que le documentaire est percutant également par la mise en évidence de comment une idéologie, en l’occurrence le sionisme, imprègne les discours et les comportements. Un conditionnement idéologique est révélé, auquel s’opposent quelques voix à l’intérieur d’Israël (et très minoritaires), ou que nuancent d’autres voix, que montre aussi parfois le film. L’acculturation amenée par le sionisme auprès de certains de ses citoyens juifs, tout comme l’impact sur d’anciennes cohabitations, est évoquée à quelques reprises et c’est assez troublant. Il est question d’une uniformisation de l’identité juive à travers le sionisme, coupée de ses différentes composantes, et tendant par ailleurs à une certaine occidentalisation, cette dernière étant signalée clairement dans le documentaire méconnu Architectura d’Amos Gitai de 1977 (ICI sur le blog). Autre exemple d’acculturation, l’apprentissage imposé de l’hébreu, devenu langue officielle en Israël, à la défaveur de la sauvegarde (et transmission) de la langue d’origine (russe, arabe etc) a fait l’objet d’un documentaire : Misafa lesafa (D’une langue à l’autre) de Nurith Aviv. C’est à ce documentaire que j’ai songé, quand un juif ex-marocain, devenu israélien, ne se rappelle plus comment exprimer dans sa langue d’origine « ça me manque » à propos du Maroc où il aimerait revenir. Du déracinement, oubli et nostalgie que partage son épouse émigrée de Tunisie, qui n’est pas sans point commun avec une dimension des palestiniens subissant (et combattant) le sionisme. Un même constat chez les uns et les autres, prononcé par le couple malheureux : Israël a un goût de tristesse et de mort.

Le fatalisme est aussi très palpable, y compris parmi des arabes israéliens à l’égard de l’Etat palestinien, comme si l’étau, l’expropriation et la menace de transfert étaient bien trop puissants. Cet étau que visualise régulièrement les travellings sur les barbelés, les murs, le son (mitraillettes, avions etc)… soit une incarnation faite évidente ici de la dualité de deux entités que l’on veut politiquement imperméables l’une à l’autre, et du régime colonial qui veut en effacer une. C’est le principe de départ de ce film que d’aller plutôt vers l’idée d’un commun dans la démarche filmique employée. Ce que donc semble privilégier davantage le dernier opus de Sivan Un Etat commun où à la partition (et ses résultats ici) est opposée l’idée de partage, en tant qu’égalité.

 

[Les extraits proposés ci-dessous, en VO sous titrée français, présentent un décalage plus ou moins important entre son et image…]

1ère partie – Sud – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De la ville portuaire d’Ashdod vers le Sud, jusqu’aux frontières de la bande Gaza.

Extraits : 

« Le problème n’est pas entre Juifs et Arabes, mais entre colons et colonisés. »

 

« La barrière c’est le symbole du sionisme »

 

2ème partie – Centre – 100 mn – Partie visible en entier ICI 

De la ville judéo-arabe de Lod vers et autour de Jérusalem.

Extraits : 

Séquence de plantation d’oliviers par des chrétiens venus des USA. La caméra flirte avec le passé du lieu, soit une structure peut être du village disparu Kfar Inan (?) tandis que la présence des mouches laisse songeur… Les interrogations sur le village arabe n’ont aucune réponse. La seule qui demeure, c’est cette superposition perpétuelle, ici entérinée par des plantations solidaires d’Israël qui réussit son expansion.

 

« Israël est obnubilé par la démographie. »

 

3ème partie  – Nord – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De Rosh’A’ aiyn, près du mur de séparation, vers le Nord, jusqu’à la frontière avec le Liban.

Extraits : 

« Évaporés… ? »    

 

« Oui, à la paix ! Non à l’occupation ! Libérez la Palestine ! » Solidarité d’israéliens empêchée et réprimée.

 

Pour conclure, en écho au film, je renvoie au site internet Palestine Remembered qui compile depuis des années des données sur la Palestine et notamment sur ses villages effacés (photos, articles, témoignages vidéos etc) dont la carte ICI rend compte. Je renvoie également à Fouilles de la discorde, ICI sur le blog, soit un documentaire qui évoque l’effacement, cette fois-ci à travers l’archéologie sioniste.

Des enfants face aux traces … :

Itgaber, le triomphe sur soi – Eyal Sivan (1993)

ISRAËL – EXTRAIT

Présentation sur le site officiel d’Eyal Sivan, que j’encourage à visiter pour quiconque souhaite en savoir plus sur la filmographie de ce cinéaste israélien engagé – Texte de Chérifa Benabdessadok :

« Le nouveau film documentaire d’Eyal Sivan, consacré au professeur Leibovitz, remue ciel et terre. Pour qui la patiente curiosité d’écouter un homme de quatre-vingt-dix ans s’exprimer dans une époustouflante seconde jeunesse, le spectacle vaut les 160 minutes de projection. Construit en deux parties, un peu comme un cours théorique et des travaux pratiques, ce film fait par un Israélien sur un Israélien s’adresse, en fait, à quiconque se pose quelques questions fondamentales sur sa propre conscience, sur l’Etat, sur le droit, sur la responsabilité.

Ce qui rend le film d’Eyal Sivan parfaitement original, c’est évidemment la personnalité du professeur Leibovitz : érudit, provocateur, révolté. C’est aussi que ses paroles nous parviennent d’Israël. Et qu’elles ne disent pas n’importe quoi, encore moins ce qu’on a l’habitude d’entendre. Elles défendent la laïcité par la bouche d’un croyant dans un Etat hébreu, elles appellent à l’insoumission dans un pays où l’armée occupe une fonction sacrée, elles posent la question des valeurs dans un monde qui paraît les avoir égarées pour un long moment.

Bien que réalisé avant les accords “Gaza et Jéricho, d’abord”, Itgaber, c’est le nom du film (sous-titre : le Triomphe sur soi) englobe, tout en les dépassant, le problème politique entre Israël et les pays arabes, entre israéliens et Palestiniens.

Yeshayahou Leibovitz, né a Riga en Lettonie, émigré en Palestine dès 1934, parle en Juif sioniste, en scientifique, en philosophie, en agitateur “professionnel”, détenant en Israël une position exceptionnelle. Comme il l’affirme lui-même, le sourire malicieux et la kippa mouvante, “j’ai ici une position qu’aucun pouvoir ne peut ébranler”. On comprend bien, au fil de l’entretien et des extraits des débats publics et télévisés reproduits, que Leibovitz en veut terriblement au régime politique israélien. Impossible de reprendre ici la substance de ce que ce neurobiologiste de formation pense de l’Etat, du Droit et de la Religion, mais en prédicateur inspiré et obstiné, Leibovitz ne veut ni plus ni moins qu’ébranler le régime en place ! Il lui reproche, notamment, d’avoir accaparé la religion, de mener une politique colonialiste et antidémocratique à l’égard des Arabes d’Israël et des Territoires et de permettre la torture.

Professeur de philosophie, après avoir enseigné la médecine neurophysiologique et dirigé la section de biochimie, à l’université hébraïque de Jérusalem, Y. Leibovitz aborde quelques questions parmi les plus tragiques, et les plus enthousiasmantes, que chacun peut se poser. Il développe ses points de vue sur la morale, l’éthique, la politique, la volonté et la science avec une simplicité et une richesse désarmantes. Même (surtout ?) si on ne partage pas ses conceptions ou ses conclusions, on a nécessairement besoin, après ce morceau d’anthologie, de faire le point avec soi-même et surtout de se rendre compte que la philosophie c’est concret, ça nous concerne, ça nous parle de nos vies et de nos problèmes. Original aussi parce que le réalisateur a su se tenir, malgré la forte personnalité de son interlocuteur, dans une loyale distance qui ne dessaisit pas le spectateur de sa liberté de perception.

Les exemples qu’utilise Leibovitz pour étayer ses propos ont quelque chose de troublant par leur “agaçante” évidence. Ils interviennent tel un vers qui lève dans un poème, éclairant, tout à coup, le sentiment le plus intime du lecteur. Ainsi, exposant la question “insoluble” du rapport entre le cerveau, une “machine” qui ne pense pas, et l’esprit de “son propriétaire qui pense… parfois”, Leibovitz fait constater que “la réalité psychique de l’homme est la seule chose qu’il connaisse”. Puis s’adressant à Eyal Sivan : “Je ne peux pas douter que je te vois : c’est une certitude”. Ce détail illustre comment des constructions philosophiques très compliquées, et souvent rébarbatives, parlent de réalités et des perceptions les plus communes.

Argument majeur de la pensée de Leibovitz : la volonté comme lieu central de l’identité et de l’existence de l’Homme. Par cet aphorisme, “la personnalité de l’homme, c’est sa volonté ; l’homme est lui-même et pas un autre par ce qu’il veut”, Leibovitz élabore un champs de réflexion qui pose l’homme social dans toute l’ampleur de la petite marge de liberté individuelle qui est la sienne, une marge inaliénable, quelles que soient les circonstances, et pourtant si souvent aliénée. Si l’homme n’est pas libre, dit-il en substance, parce qu’il est obligé de se soumettre à des règles sociales ou de se démettre en quittant la vie, il a toujours la possibilité de “faire une chose plutôt qu’une autre”. C’est là que réside la graine de la responsabilité qui fait qu’un homme peut triompher de lui-même.

A chaque fois qu’il prononce le mot Itgaber (le triomphe sur soi, en hébreu), plane sur le visage de Leibovitz une expression de bonheur satisfait. Il n’est plus, dans ces moments, l’empêcheur violent de gouverner en rond qui affirme “il existe chez nous une mentalité néo-nazie”, il devient le philosophe qui caresse du regard l’une des clés du mystère de l’Homme. I-T-G-A-B-E-R, le mot est prononcé, syllabes détachées, au rythme de la méditation, et l’on saisit que sa théorie sur le refus de l’obéissance à la loi, y compris la loi divine, est un devoir aussi sacré que la loi elle-même. Un devoir très particulier puisqu’il est indéfinissable a priori et ne s’évalue qu’a posteriori. Si la loi est programmable, la désobéissance à la loi est trop liée aux circonstances particulières dans lesquelles est placé un homme particulier pour pouvoir se formuler en “Commandement”.

Devant la caméra d’E. Sivan, Y. Leibovitz joue plusieurs rôles : le philosophe scientifique livre le fruit argumenté de ses réflexions et de ses connaissances, le citoyen s’exalte contre l’ordre établi, l’interviewé retourne les questions à l’intervieweur et les commente. Le tout se regarde et s’écoute avec délice. Après, on a envie de quitter, quelques jours seulement, les vraies fausses urgences du quotidien : le temps de se demander qui est vraiment Leibovitz et où l’on en est soi-même face aux conflits de notre rue et de notre époque. On peut remercier Eyal Sivan d’avoir rapporté de “là-bas” ce morceau de paysage humain peu ordinaire. Et de nous faire rêver à un Leibovitz français qui nous parle de là où nous sommes, et nous mette hors de nous-mêmes. »

 

Eyal Sivan a réalisé également Iskor les esclaves de la mémoire (1991). Il y a juste la bande annonce sur la toile, mais je ne peux que vous recommander de trouver un moyen de voir ce film (le commander en médiathèque par exemple ?) – Lors d’une interview de 1991, Sivan évoque la présence Leibovitz dans Izkor, et son projet de faire un film sur lui :  » (…) Imaginons le même film sans Leibovitz et prenons les deux mauvaises fois, la mauvaise foi judéo-communautaire et la mauvaise foi antisémite et révisionnisteSans Leibovitz, le film peut être antisémite. De même, sans lui, « Izkor » est, pour le judéo-communautaire, un film magnifique. Il peut le voir comme un éloge de l’éducation civique israélienne. Pour les non-Juifs qui n’ont pas l’habitude d’entendre de tels propos sur les Juifs et sur Israël, c’est une nouveauté totale, surtout avec l’image de cet homme religieux. Leibovitz s’inscrit parfaitement dans l’imaginaire antisémite tandis que son discours est complètement à l’opposé. La fonction de Leibovitz est de réaxer le film. Il est en quelque sorte mon commentaire. Je l’utilise, il joue dans le film la fonction qu’il a dans la société israélienne, celle d’un intellectuel provocateur qui dit les choses très crûment. Il n’explique pas le cheminement de sa pensée mais en même temps chaque fois qu’il apparaît, il lance de grandes questions. Leibovitz est redondant, il dit la même chose depuis 1967. Et il n’est pas parfait. Sa fonction, en Israël, est très importante. Je vais d’ailleurs, d’ici deux mois, commencer un film sur lui. (…). Il mérite un film parce qu’il est peut-être un des derniers philosophes juifs à s’inscrire dans une tradition philosophique juive. Il s’inscrit dans un judaïsme religieux antinational alors qu’il se dit d’ailleurs sioniste. Il a été un des premiers à demander la séparation de l’Etat et de la Synagogue. »

ENTRETIEN COMPLET ICI, sur le site officiel d’Eyal Sivan…

 

Enfin, une vidéo de BDS France (Boycoot – Désinvestissement – Sanctions) où Sivan explique (en français) son engagement pour le boycott culturel d’Israël :

Jaffa, la mécanique de l’orange – Eyal Sivan (2009)

FILM EN ENTIER – VOSTF – 52 mn

Écrit et réalisé par le cinéaste Israélien Eyal SIVAN

« Jaffa, l’une des plus anciennes villes du monde, était aussi l’une des villes les plus prospères et les plus peuplées de Palestine. Avec ses orangeraies déployées à perte de vue, elle fournissait du travail, depuis la cueillette du fruit jusqu’à sa préparation pour l’exportation, non seulement aux Palestiniens mais à des ouvriers venus d’Egypte, de Syrie, du Liban.

En 1948, plus de 4 000 bombes tombent sur Jaffa. Sur les 85 000 Arabes qui y vivaient, il ne va plus en rester que 3 000. Le gouvernement israélien confisque les orangeraies et s’approprie l’orange de Jaffa, qui est devenue le symbole des produits de la colonisation.

Pour nous raconter cette « mécanique de l’orange » et le recouvrement de Jaffa, Eyal Sivan met à l’écran une foule d’images et de représentations et donne la parole à de nombreux interlocuteurs palestiniens et israéliens, historiens, écrivains, chercheurs, ouvriers… Un travail remarquable autour d’un fonds d’archives, photographies, peintures, vidéo, et de témoignages percutants.

On y voit d’abord, dans les années 1920, Arabes et Juifs travailler ensemble dans une relation qui a été extirpée des deux mémoires. Les Juifs ne possédaient alors que 7 ou 8 % des terres et les paysans palestiniens, qui transmettaient leur savoir-faire, étaient loin d’imaginer que dans le sillage de leurs élèves viendraient leurs colonisateurs.

La rupture est intervenue avec l’arrivée des kibboutzim : « Pour eux, nous étions des traîtres », indique un agriculteur israélien qui se souvient : « Ils voulaient imposer le travail juif. Mais l’idéal était une chose, la réalité une autre : Ils pelaient ausoleil. » Leur peau claire et leur incapacité à travailler la terre ne les empêcheront pas de persister. La colonisation sera méthodique et rigoureuse, donnée à voir avec documents et images d’avant 1948 en abondance.

Le début de la photographie remonte à 1839 et Khalil Khaed est le premier photographe palestinien à avoir immortalisé les Palestiniens dans les champs d’agrumes et leur relation charnelle à la terre. Puis les Israéliens vont effacer la présence arabe et imposer leurs propres représentations. « On s’est d’abord approprié l’image et après la terre », précise une historienne israélienne : « Les Juifs veulent donner une vision européenne de la Palestine : l’Orientvu de l’Occident. » Avec la peinture aussi, les colons se veulent dans la continuation de l’orientalisme. Ils se travestissent en celui qu’ils viennent remplacer. Le discours de la « terre arabe mal exploitée et peu fertile » se met en place. La propagande sioniste a recours à une iconographie très organisée et contrôle totalement les images produites pour échafauder le mythe d’une terre à l’abandon où ils viennent introduire la modernité. « Le cliché selon lequel la colonisation apporte le progrès ! », souligne Elias Sanbar. Et qui va se décliner dans des images de la bonne santédans le travail, les chants, les danses, les femmes radieuses, émancipées et en short… C’est le réalisme socialiste à l’israélienne, le rêve colonial qui produit les oranges que l’Orient envoie à l’Occident.

L’orange va devenir un symbole de l’idéologie sioniste. « L’Israël des oranges, c’est un Israël sans Arabes », résume un historien. Dès 1948, les Israéliens déposeront la marque Jaffa. Près de 5 millions de caisses par an seront produites jusqu’en 1970. Les investissements en budgets publicitaires sont considérables : « Jaffa est aux fruits ce que Coca-Cola est à la boisson. » En devenant une marque, la « Jaffa » a effacé la ville de Jaffa, absorbée aujourd’hui par Tel-Aviv. »