La forma della citta (La forme d’une ville) – Paolo Brunatto (1974)

EN ENTIER – Italien, sous titres anglais – En 2 parties (trouvable sur YT en une partie, et des extraits traduits en français) – 16 mn

Documentaire méconnu mais essentiel tant en 15 minutes toute une part de l’œuvre pasolinienne trouve ici un écho assez hallucinant dans son rapport au réel et au désastre anthropologique tel que Pasolini le perçoit dans sa fin de carrière, très brillamment exprimé dans ses Ecrits corsaires et Lettres luthériennes, ouvrages reprenant ses nombreux articles rédigés dans la presse qui lui ont valu le qualificatif de « polémiste ».

Ce documentaire est réalisé au moment où Pasolini abjure sa Trilogie de la vie (Le décaméron, Les mille et une nuit, les contes de Canterbury)  face à la société de consommation qui à ses yeux a définitivement corrompu les corps, ultime résistance qu’il pensait comme intouchable, rendant la libération sexuelle impossible, les corps étant définitivement devenus une donnée marchande, et toute une histoire officieuse, celle des petites gens jusque là épargnés dans leur être du pouvoir destructeur de toute forme politique œuvrant contre la vie et le bonheur de vivre. Le constat de Pasolini est terrible, et il va jusqu’à renier toute l’innocence en laquelle il avait « foi » à propos du corps sous-prolétaire et de la ruralité italienne. C’est ce qui va l’amener, dans la foulée de son abjuration que je conseille vivement de lire, à réaliser Salo ou les 120 jours de Sodome, véritable enfer  où plus rien ne résiste face au fascisme moderne, le plus dur et le plus prégnant sur une humanité jusque là épargnée du plus rigoureux des pouvoirs, car jamais touchée dans sa nature. La notion du « populaire » a un grand impact dans son œuvre écrite et cinématographique, et le tournant analysé comme génocide culturel et humain de la part de la société de consommation est un point de non retour pour Pasolini.

Le présent documentaire aborde la défiguration de l’architecture moderne sur une ville d’origine médiévale jusque là épargnée car ayant une forme architecturale « parfaite » dégagée de toute emprise du temps, survivant dans sa forme avec une mémoire populaire, édifiée physiquement par une histoire officieuse. L’ère du fascisme a été un temps de bourreaux n’égratignant pas tout un mode de vie, qui a subi de manière formelle, comme il a pu subir la religion officielle que de manière formelle. Au contraire, à l’image de ces constructions modernes évoquées dans le documentaire, la société de consommation atteint au plus profond, dénaturant et corrompant ce qui jusque là était épargné par l’Histoire. Perte des traces physiques d’un passé réduit à du consommable muséifié (je renvoie ici au travaux de Jean-Paul Dollé à propos de l’urbanisme et la « muséification » des villes, d’une histoire figée de la mémoire désormais sans survivances car définitivement anéanties par la modernité). Perte d’une humanité définitivement réduite à des « valeurs » modernes, totalement destructrices touchant au plus profond de ce qui alors était le fruit d’une résistance immémoriale, non théorisée politiquement mais existante dans une forme de vie échappant à toutes les attaques aliénantes et liberticides du pouvoir, quel qu’il fut, fasciste et autres. La société de consommation, dans ce documentaire, prend l’allure d’un pouvoir ravageur, sans bourreaux à personnaliser. C’est un véritable fléau impersonnel qui prend place, un mode de vie définitivement et irrémédiablement victorieux de toute une humanité réduite à cendres et poussières, y compris dans les zones les plus épargnées jusque là, que Pasolini avait formidablement mis en scène dans Accatone, mais dont il avoue la disparition définitive et que de tels films ne sont plus possibles. La fameuse mutation anthropologique a dénaturé à jamais une humanité qu’il pensait comme éternellement résistante aux ravages du pouvoir officiel. La société de consommation est un pouvoir qui n’a pas besoin de têtes pensantes et d’autorités officielles, c’est une certaine conception de la vie et d’un « idéal » qui imprègnent chacun et chacune, la marchandisation des corps et des âmes sonne le glas d’une historicité jusque là épargnée. Le fascisme moderne c’est sans bourreaux, ça va beaucoup plus loin. Ce petit documentaire est un constat plus qu’alarmiste qui fait peur à voir, et on ne peut que mieux saisir le Salo après un tel exposé on ne peut plus compréhensible et malheureusement lucide…