Entrée des artistes – Marc Allégret (1938)

« Tu ferais un excellent critique. Tu parles fort bien de ce que tu connais mal. » 

 

EXTRAITS – Entrée des artistes – Marc Allégret – 1938 

D’emblée je le dis: c’est pas la mise en scène de Marc Allégret qui fait de ce film un petit bijou à voir et revoir (en tout cas elle me laisse assez indifférent). C’est incontestablement la présence du fameux scénariste – dialoguiste Henri Jeanson alliée à celle d’un de mes acteurs fétiches dans tout le cinéma mondial, j’ai nommé Louis Jouvet, qui était avant tout porté sur le théâtre ! Comme à son habitude, Henri Jeanson nous offre ici des dialogues d’anthologie et Louis Jouvet, ainsi que d’autres très bons acteurs de ce film (dont Bernard Blier à ses débuts), les servent admirablement.

Henri Jeanson était également un polémiste et journaliste réputé. Figure marquante du cinéma français des années 30, il le sera tout autant jusque dans les années 50 où, malgré des films loin d’être des chefs d’œuvre, ses dialogues relèveront leur intérêt.

Entrée des artistes porte sur le monde du théâtre et constitue une très bonne mise en abîme de ce dernier. L’intrigue se déroule en effet au conservatoire où viennent d’être reçus de nouveaux élèves, dont Isabelle qui contre l’avis de son oncle laisse de côté son métier de blanchisseuse pour le théâtre. Elle y rencontre François et deviennent tous deux amants, à la grande jalousie de Cécilia, une ex de François qui avait fini par le repousser l’année précédente. L’intrigue amoureuse n’est cependant pas le sujet principal du film, c’est avant tout le théâtre et son apprentissage (mais coupé de sa dimension académique et routinière). Certains vont jusqu’à accorder à Entrée des artistes un regard quasi documentaire sur le conservatoire et son ambiance.

Extrait :

Louis Jouvet, figure marquante du théâtre, est dans un rôle ici qui lui sied donc à merveille (professeur au conservatoire). Ses quelques leçons de théâtre sont étincelantes, son personnage ne se prive pas de chambouler le confort avec lequel les acteurs et actrices semblent commencer le métier. Il n’a de cesse en effet d’impliquer l’acteur ou l’actrice dans son rôle, de le fondre totalement dans le personnage joué et de croire à ce qui est joué; le film est d’ailleurs proche des écrits de Jouvet sur le théâtre (se procurer à cet égard le livre Le comédien désincarné qui regroupe ses textes). Le monologue final est un véritable morceau d’anthologie qui me donne la chair de poule à chaque fois que je le revois, – avec une petite pointe d’ironie très Jeanson en conclusion (« mais il est vrai que l’amour n’est pas photogénique« ).

Les dialogues de Jeanson multiplient les formules assassines et donnent un grand intérêt au film. Ainsi la séquence de la visite de Jouvet chez l’oncle d’Isabelle qui s’amorce sur un très joli « vous ressemblez furieusement à votre écriture« . Le mépris du personnage de Jouvet à l’égard de la médiocrité de l’oncle est jouissif à entendre et à voir. Un des meilleurs passages du film. On ne peut s’empêcher de savourer la rudesse du dialogue et la méchanceté qu’il contient à l’égard du boutiquier ingrat voulant priver Isabelle de sa carrière de théâtre dont « les 17 ans ne sont pas à voler« .

 

On retrouvera une telle rudesse méprisante dans nombre de films contenant des dialogues de Jeanson, dont le formidable Un revenant (avec de nouveau Louis Jouvet !) où cette fois ci c’est la bourgeoisie lyonnaise qui en prend son grade et fait les frais du ton acerbe du scénariste.

Extrait d’Un revenant (1946 – Christian-Jacques) :

L’importance de la contribution de Jeanson se juge aussi au clin d’œil à un film de Pierre Chenal, rarement dans les rayons de médiathèque, Crime et châtiment (1935), à propos duquel il s’exprime en ces termes dans le Canard enchaîné : « Ce succès artistique et commercial classe Pierre Chenal parmi les meilleurs metteurs en scène du monde. Par son exemple, il nous prouve que le cinéma français à des techniciens et des artistes de premier ordre. » Or, la séquence d’une scène de théâtre jouée par les comédiens apprentis donne à Jouvet l’occasion d’une leçon de théâtre quant à la manière d’interpréter sur scène un « vous, c’est vous !« . On en peut saisir ici – certes c’est ma simple hypothèse – le souvenir du « Vous, c’est vous » de Pierre Blanchar (Raskelnikov) lors de l’irruption dans une scène de Madeleine Ozeray (Sonia), dans l’adaptation de Dostoïevski.

Extrait de Crime et châtiment (Pierre Chenal) :

Extrait d’Entrée des artistes :

Dans le premier extrait, si le « vous, c’est vous » est prononcé avec un Blanchar hors champ, nous remarquerons son terrible regard dans la foulée, sous l’emprise de Madeleine. Bref, sans doute que Pierre Blanchar a marqué Jeanson, dans un de ses meilleurs films comme acteur, à ranger aux côtés de L’homme de nulle part (1937), toujours de Chenal, adapté d’une pièce de Théâtre de Pirandello.

Extrait de L’homme de nulle part (Pierre Chenal) – avec par exemple un visage si fantomatique de Blanchar (Mathias Pascal) de retour au village :

 

Quant à l’amour, il est une thématique bien présente également dans le film d’Allégret. Henri Jeanson nous donne là encore quelques répliques qui marquent les esprits, en particulier en début de film à travers la relation Cécilia –  François où ce dernier, « guéri de la maladie« , fait part d’une ironie distancée à l’égard du sentiment amoureux qu’il éprouva jadis. Cécilia joue le jeu mais y perdra vite pied. Le côté tragique que peut revêtir l’amour conclue le film. D’ailleurs une scène annonce quelque part le déroulement final de l’intrigue amoureuse: celle où le voisin violoniste de François tente d’exprimer son désespoir en musique, sans réussite – exception faite de l’avis de Cécilia qui y ressent le tragique (« il joue comme on se tue, c’est beau« ). A noter également que le générique de fin est le même air que celui joué par le violoniste… Annonce d’un destin tragique ?    

Extrait :

                                                                                                                                                           

Le monologue final établit la jonction entre vie et théâtre où « tout est vrai« ; vie et théâtre ne font plus qu’un, la comédie théâtrale n’est pas un divertissement mais une réelle transposition des souffrances humaines telles qu’elles peuvent être vécues dans la vraie vie. L’art du comédien n’est pas de simuler des sentiments mais de les ressentir réellement…tout comme dans la vraie vie. La frontière entre théâtre et vie s’efface au profit d’une interaction réciproque: « mettre un peu d’art dans sa vie et un peu de vie dans son art« … C’est aussi un monologue qui se situe aux antipodes du théâtre de Bertolt Brecht qui lui, au contraire, privilégie la distanciation.

Monologue final :

 

Je termine cette note en renvoyant à trois films pour approfondir Jouvet et théâtre :

le très bon film de Benoît Jacquot Elvire 40 (1986) (présentation du film)

Louis Jouvet ou l’amour du théâtre, documentaire (pas fameux) de Jean-Noël Roy, en collaboration avec Jean-Claude Lallias (2002) (film en entier) et le dossier accompagnant la présentation du film. 

Louis Jouvet ou la noblesse du comédien (nombreux extraits de films) :