Rencontre – Patrimoine du cinéma palestinien avec KHADIJEH HABASHNEH (2018)

Rencontre avec Khadijeh Habashneh sur le thème : patrimoine cinématographique palestinien –  Ciné-Palestine Toulouse 2018 – Ensav

« Vous êtes la première parmi toutes les révolutions qui ont eu le cinéma pendant la lutte »

Santiago Alvarez (Cuba) à Mustafa Abu Ali lors d’un festival à Alger

A l’occasion de la 4ème édition de Ciné-Palestine Toulouse qui s’est déroulée en mars 2018, j’ai assisté à la venue de la chercheuse et cinéaste Khadijeh Habashneh dans le cadre d’une rencontre sur le patrimoine cinématographique palestinien articulée à la projection du documentaire Off frame, aka revolution until victory (2016) de Mohanad Yaqubi. Khadijeh Habashneh a participé à l’émergence du cinéma palestinien des années 70 et son compagnon cinéaste Mustafa Abu Ali (décédé en 2009) fut un des principaux initiateurs de ce cinéma né avec la Révolution palestinienne.  Habashneh a notamment dirigé le Palestinian Film Unite/Palestinian Film Institution de l’OLP établi à Beyrouth (environ 1970-1982) et fut en particulier responsable des archives et cinémathèque de l’Institut jusqu’aux bombardements israéliens de 1982 et la « disparition » des archives qui s’en ai suivie au cours des années 80 (en fait, archives volées par l’armée israélienne !). Alors qu’un film de Habashneh fait partie du corpus de films volés, de nos jours la cinéaste est responsable des archives du cinéma palestinien. Parmi les objectifs de ce projet d’archivage en cours : récupérer tous les films perdus et les restaurer.

Bien que j’avais déjà pu découvrir Ils n’existent pas (1974) de Mustafa Abu Ali, un film visible gratuitement sur internet, j’ignorais globalement cette histoire du premier cinéma palestinien qui fut précédé d’une poignée de tentatives isolées. Aussi cette venue de Habashneh a constitué une très bonne introduction historique de ce cinéma méconnu dont la (re)découverte et le travail de restauration se révèlent être très importants, y compris et surtout en Palestine occupée. Cela fut notamment évoqué dans les échanges avec la salle ayant fait suite à la projection du récent documentaire de Mohanad Yaqubi, film déroulant un montage d’extraits issus de films de ce premier cinéma. Par la suite j’ai parcouru internet et j’ai pu y lire des textes assez précis (cf les liens à la fin de cet article) ainsi que visionner d’autres films ou extraits en circulation.

Afin de garder trace de cette introduction orale à la genèse du cinéma palestinien et aux problématiques qui se posent autour de l’archivage et du patrimoine cinématographique palestinien, exposée par une personne historiquement liée à ce cinéma et à la résistance palestinienne, voici donc deux videos que j’ai réalisé avec des moyens techniques rudimentaires. Je renvoie aussi à des liens complémentaires (textes, videos/films) en bas d’article.

1ère partie : GENÈSE DU CINÉMA PALESTINIEN

Exposé historique de Khadijeh Habashneh où sont notamment présentés les « chevaliers du cinéma » palestinien : Sulafa Jadallah (palestinienne), Hani Jawhariyyeh et Mustafa Abu Ali

 

2ème partie : ARCHIVES DU CINÉMA PALESTINIEN et ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Après la projection de Off frame aka Revolution until victory, Khadijeh Habashneh fait un point sur le projet d’archivage et de restauration du cinéma palestinien, suivi de réactions-questions de la salle sur le film et l’archivage du patrimoine cinématographique palestinien. Si certains passages seront plus évidents pour les personnes qui ont vu le documentaire Off frame, cette video demeure intéressante pour les autres car la discussion aborde le thème des archives sans se référer constamment au documentaire projeté.

 

BONUS  : DON D’UNE COPIE DU FILM EL FATAH À KADISHEH HABASHNEH

Guy Chapouillié, fondateur de l’ESAV Toulouse et président d’honneur de Ciné-Palestine Toulouse, remet une copie du documentaire El Fatah réalisé en 1970 par L. Perelli en collaboration avec le Fatah et produit par le PC italien.

 

LIENS INTERNET EN COMPLÉMENT :

  • « Palestinian Revolution Cinema » : texte synthétique rédigé en anglais par Khadijeh Habashneh, un éclairage complémentaire à l’exposé video ci-dessus (1ère partie).
  • « A brief history of palestinian cinema » : un autre texte historique qui cette fois-ci est rédigé par Khaled Elayyan, directeur du Al-Kasaba Theatre and Cinematheque à Ramallah en Cisjordanie (lieu de théâtre, cinéma, musique, danse qui fut ciblé par l’armée israélienne lors de l’invasion de Ramallah en 2002).
  • « Coming home : palestinian cinema » : texte historique publié sur le site internet Electronic Intifada par la cinéaste palestinienne Annemarie Jacir.
  • « Palestinian revolution cinema comes to NYC » : texte de l’artiste palestinienne Emily Jacir paru sur le site Electronic Intifada.
  • « Emily Jacir : letter from Roma » : sur la re-découverte de bobines du tournage de Tal al-Zaatar (1977) et le travail de restauration entrepris à l’Aamod en Italie (Archives Audiovisuelles du Mouvement Ouvrier et Démocratique). Il y a eu environ 9 heures de rushes pour Tal al-Zaatar, un documentaire d’un peu plus d’une heure réalisé par Mustafa Abu Ali, Jean Chamoun et Pino Adriano tandis que Khadijeh Habashneh a participé au film en menant des interviews. Le film porte sur le camp palestinien Al Zaatar au Liban qui fut massacré en 1976 et constitue la seule trace cinématographique de cette histoire (quelques images d’après massacre semblent avoir été aussi tournées par une télévision ou deux). Ce texte intéressant présente et contextualise la démarche de restauration initiée par Emily Jacir et la cinéaste allemande Monica Maurer qui a participé à la réalisation de films palestiniens au cours des années 70-80 et qui depuis quelques années travaille sur la restauration de films réalisés durant cette période. Surtout, cet article contient aussi des rushes du tournage également publiés sur la chaîne vimeo Emily Jacir.
  • « Pourquoi d’innombrables photos et films palestiniens sont-ils enfermés dans les archives israéliennes ? » : article d’un journaliste israélien qui s’appuie sur le documentaire Looted and hidden réalisé en 2017 par la chercheuse israélienne Rona Sela. Alors qu’il était supposé que les archives du cinéma palestinien établies durant les années 70-80 furent détruites par l’armée israélienne, Khadijeh Habashneh a précisé que Rona Sela les a prévenu de la possession des archives palestiniennes chez les autorités israéliennes. Je n’ai pas vu le documentaire et n’ai pas trouvé d’extrait ou bande annonce sur internet mais nul doute qu’il mérite le détour. Sur cette même thématique des archives, à noter aussi le documentaire Kings and extras qui fut réalisé un peu plus tôt par la cinéaste palestinienne Azza El-Hassan en 2004.

Abounaddara (collectif syrien)

ABOUNADDARA (« L’HOMME AUX LUNETTES »)

(chaîne Vimeo ICI)

« What we want is nothing less than to change perception. »

« La société doit prendre en charge sa propre image pour s’émanciper de la tutelle d’un État qui écrase. La lutte remonte au minimum aux massacres de Hama en 1982, du temps de Hafez al-Assad. Internet nous est tout de suite apparu comme le seul espace disponible à cause de la censure, des autorisations à demander avant de faire un film, de notre désir d’être diffusés à l’international. Selon nous, la société doit pouvoir se défendre contre tous ceux qui veulent la représenter. Nous sommes critiques envers le régime, la révolution, l’Armée syrienne libre (ASL). Nous défendons les gens qui n’ont pas droit à la parole en proposant d’eux une image digne et diverse »

(Charif Kiwan, porte-parole du collectif de cinéastes Abounaddara)

La révolution syrienne déclenchée en mars 2011 et la guerre ravageant le pays ont donné lieu à de nombreuses images diffusées sur internet (You Tube etc). Reprises par les médias, parfois ces derniers s’appuient aussi sur des reporters-citoyens (ce fut le cas d’Arte avec « Journaux intimes de la révolution » à voir ICI). Les images peuvent être utilisées à des fins sensationnelles (tel un spectacle morbide) ou servir diverses propagandes médiatiques. La récente reprise d’Alep par l’armée syrienne et ses alliés russes (décembre 2016) a illustré combien de part et d’autre les médias (occidentaux, russes etc) cherchent à exploiter l’image pour légitimer une vue sur la situation. Parmi les traits communs de ce flot médiatique il y a la constance des victimes (les cadavres) et bourreaux, tandis que les catégorisations sont rigides (les barbus islamistes, etc) et la lecture géopolitique très prégnante sur la complexité d’une situation. L’humain et le peuple syrien comme sujet politique ne sont que rarement déclinés, tandis que domine la schématisation au service d’un discours (tel camp VS tel camp).

Avec un tel flot d’images, il est à questionner la place du cinéma. C’est ce que propose par exemple le master d’une étudiante française au niveau du documentaire et de sa diffusion sur les chaînes françaises : « Comment le documentaire peut écrire l’histoire simultanée d’un conflit non achevé ? Que doit-il et peut-il montrer de la Syrie en guerre ?« . Ailleurs Cécile Boex, maître de conférence et auteure d’une thèse sur le cinéma syrien, tenait un séminaire à l’EHESS intitulé « Usages de la video par les acteurs des révoltes dans le monde arabe« ; il s’agissait de « mieux comprendre la fabrique et la grammaire de ces images en mouvement produites par les acteurs aux prises avec les événements, tout en interrogeant les manières dont celles-ci façonnent une nouvelle culture de la révolte à travers les mises en récit du témoignage, des actions protestataires, du combat et du martyr. » En 2014, le séminaire  « La fabrique du regard cinématographique à l’épreuve de la violence et de la guerre » reçoit Charif Kiwan pour une journée intitulée : « Montrer et raconter la révolution. L’expérience du collectif Abounaddara« . En 2014, c’est aussi le saisissant documentaire Eau argentée, Syrie autoportrait réalisé par Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, projeté au Festival de Cannes et diffusé sur Arte, qui questionne profondément le cinéma à travers son rapport à la situation syrienne (éclatement de la révolution et sa répression, siège d’Homs). Les images de la révolution tournées par des syriens et syriennes puis diffusées sur internet font partie du film, elles sont considérées comme du cinéma.

Bande annonce Eau argentée, Syrie autoportrait

 

Interview d’Ossama Mohammed, 9′

« La mort du premier manifestant syrien a correspondu à la naissance d’un nouveau cinema, une nouvelle conception de l’image, celle de You Tube. (…) C’est un film fait de 1001 images, tournées par 1001 syriens et syriennes (…) Les ennemis de l’humanité, à toute époque de l’histoire, ne se contentent pas de vous détruire, de vous tuer ou de vous mettre en prison, ils travaillent consciencieusement à la destruction de votre Histoire. Votre point de vue, votre version de l’histoire. Nous avons œuvrer à sauver l’histoire des victimes »

 

C’est dans un contexte d’images prolifiques saisies au vol ici et là, sans véritable attardement sur ce qui défilait sous mes yeux (sauf le documentaire Eau argentée), que tout récemment j’ai découvert nombreux courts métrages d’Abounaddara. Ils dépassent rarement les 5 minutes. La découverte de Syrie : instantanés d’une histoire en cours (2014, montage de plusieurs films d’Abounaddara), un texte du collectif intitulé « Face au spectacle«  (du massacre en Syrie) et quelques réalisations récentes qui opèrent une critique acerbe de la médiatisation m’avaient intrigué. Peu après je me suis plongé, en plusieurs sessions, dans le visionnage de la plupart de leurs films réalisés depuis les débuts en 2011 jusqu’à aujourd’hui (tous visibles ICI sur Vimeo, souvent avec sous titres). Eau argentée m’avait interpellé surtout par l’interrogation sur le cinéma qu’il générait, mais le corpus de courts métrages d’Abounaddarra m’a non seulement secoué par les parti pris formels (en opposition avec le film d’Ossama Mohammed par le refus de montrer les cadavres) mais aussi saisi autrement vis à vis de la situation syrienne. Il s’en dégage une multiplicité et complexité qui échappent à la rigidité des critères médiatiques habituels, souvent au service d’une grille de lecture préétablie. Parfois la ligne ténue entre documentaire et fiction sème le trouble, d’autres films se rapprochent du ciné tract ou donnent lieu à des collages percutants (avec des images provenant parfois d’internet, de reporters-citoyens ou de la TV). Ce sont surtout les témoignages filmés et leur dispositif de l’intime qui m’ont marqué. Leur succession donne à entendre un peuple syrien dans sa diversité, sans orienter notre regard en alimentant les clichés de représentation (par exemple un syrien passé chez Daesh n’a pas l’apparence attendue, notre regard critique se construit différemment) et ils sollicitent notre propre interprétation. En fait on peut perdre nos repères. Au début c’est même décontenançant de regarder ces films sans étiquettes préexistantes qui « définissent » les personnes, celles qui façonnent si souvent nos regards préalablement au voir et écouter. Dans les témoignages il n’y a pas de légende précisant la fonction des témoins (« rebelle », « islamiste », « sunnite » …) et nous sommes rarement situés dans l’espace et le temps par rapport à un événement précis. Aussi la situation paraît plus complexe, la polarisation simpliste laisse place à un portrait plus vaste et complexe.

« Il s’agissait de faire œuvre de contre-information en réalisant des petits films hebdomadaires qui proposent non pas une vérité alternative, mais une narration singulière susceptible d’impliquer le spectateur humainement, loin de toute considération politique ou nationale. Encore une fois, nous nous devions de donner à voir l’élan singulier de notre peuple en le préservant de toutes sortes de stéréotypes ou cases médiatiques préfabriquées »

Charif Kiwan, interview pour La Vie des idées 

Bien que le collectif apparaît de manière évidente comme opposé au régime de Bachar Al-Assad, des courts métrages témoignent par exemple des contradictions de la révolution, notamment dans son aspect militarisation. Of god and dogs, confession d’un jeune combattant de l’Armée Syrienne Libre (ASL) qui a tué un homme innocent, remporte le prix du jury au festival de Sundance 2014.

Trahir la révolution (2011) – 1’45

Of god and dogs n’est pas visible sur internet mais voici un autre film qui évoque une mise à mort dans le cadre de la révolution.

Ici il ne s’agit pas de diaboliser. Ni d’angéliser dans d’autres films. Le credo binaire « grands héros, grands méchants » n’est pas de mise. C’est plutôt la complexité à l’échelle humaine qui en ressort. Tel le précise un texte du collectif paru le 12 janvier 2015 dans Libération et intitulé A bas les héros de la révolution syrienne ! : « L’industrie des médias et du divertissement a commis un abus de représentation. Elle a réduit la révolution à une confrontation singulière entre gentils héros et de méchants soldats, alors qu’il s’agit d’une mobilisation sociale généralisée dont le régime de Bachar al-Assad s’efforce justement d’en réduire la portée. (…) Et ceux qu’on a consacrés héros pour les besoins du spectacle se révèlent méchants à présent. Ils apparaissent l’un après l’autre combattant sous l’étendard noir alors qu’ils ont été présentés aux téléspectateurs comme des chevaliers blancs de la démocratie. Ils se donnent à voir endossant le look et la logorrhée des illuminés du jihad, alors qu’ils ne juraient que par la liberté, la dignité et la fraternité. On pourrait, certes, blâmer ces renégats et décréter que seuls les rebelles respectant l’idéal démocratique méritent le respect. Mais peut-on décemment demander aux Syriens de s’en tenir à cet idéal alors qu’ils se font massacrer depuis quatre ans au vu et au su du monde entier ? (…) Il serait plus avisé d’arrêter le spectacle médiatique auquel donne lieu le massacre syrien en cours. »

Some like it great (2016) – 1’30

Du spectacle …

 

Ci-dessous une présentation succincte d’Abounaddara, suivie d’un relais de plusieurs films. Ils ont été regroupés en en thématiques (pour d’autres ne figurant pas ici) et qui de toute façon peuvent cohabiter dans un même film. Les mots surlignés renvoient à diverses sources glanées sur internet et dont les liens sont regroupés dans une troisième partie. Sauf mention contraire toutes les citations sont de Charif Kiwan, avec précision des sources.

 

1) PRÉSENTATION DU COLLECTIF

(à partir de divers articles et interviews glanés sur le net)

Abounaddara est un collectif anonyme de cinéastes syriens et syriennes dont la production a démarré avant la révolution syrienne. Initialement c’est une petite structure de production de cinéma documentaire, créée en 2010 par trois cinéastes à Damas. Elle donne lieu à deux séries de courts métrages, tous diffusés sur internet. Ce choix de diffusion permet non seulement d’éviter la censure mais aussi de sortir de l’impasse d’un cinéma documentaire syrien rarissime et confiné à un public confidentiel, visant à renouer avec un cinéma populaire de qualité. Le site internet d’Abounaddara (ICI) permet de visionner tous ces premiers petits films (avec sous titres français et anglais) et présente le projet documentaire comme privilégiant « les programmes courts et intimes. Il s’intéresse aux petites histoires plutôt qu’à la grande« . Son nom arabe est un sobriquet qui signifie « L’homme aux lunettes », adopté « selon l’usage dans la ville arabe où les humbles sont identifiés par leur profession ou par un sobriquet tiré de celle-ci« . C’est aussi une filiation avec Dziga Vertov (1896-1954), illustre cinéaste documentaire soviétique qui avait adopté le surnom « l’homme à la caméra », titre de l’un de ses films.

« C’est impossible de compter uniquement sur le flux de vidéos hors contexte avec le risque de manipulations et de théories du complot inhérent à ce type d’images. La force du cinéma documentaire, c’est de prendre du recul. Entre mars et juin 2011, nous avons travaillé sur des images prises avant la révolution. Les médias, comme les militants, ont été surpris par notre distance, notre langage qui se situait du côté de la poésie. »

Abounaddara devient un collectif à partir d’avril 2011, soit un mois après le déclenchement de la révolution. Il demeure anonyme exception faite de son porte parole Charif Kiwan. Quelques autres cinéastes ou collaborateurs occasionnels ont été mentionnés dans des films après assassinats ou arrestations/disparitions, tel Osama al-Habaly arrêté depuis … le 18 août 2012 ! D’autres noms de personnes assassinées ou arrêtées sont parfois évoqués dans les films. Ainsi l’actrice May Skaf qui fut arrêtée (puis relâchée) en 2011 lors d’une manifestation d’intellectuels et artistes à Damas

 

 

Dès avril 2011 Abounaddara sort un court métrage chaque vendredi, jour principal de manifestation, et tous sont à accessibles sur la chaîne Vimeo du collectif. Dans une interview de 2011, Charif Kiwan précisait les intentions des cinéastes :  « Nous nous sommes engagés à réaliser un film court tous les vendredis comme contribution à la révolution. Mais nous ne filmons pas notre révolution telle qu’elle se donne à voir sur You Tube à travers des images chaotiques ou insupportables. Nous cherchons plutôt à l’appréhender à travers des histoires d’êtres singuliers qui se tiennent dans le contrechamp de l’actualité. Il s’agit pour nous de faire un cinéma d’urgence sans céder à la tyrannie de l’actualité, de faire un cinéma politique sans céder aux facilités de la dénonciation« .

En mai 2014, lors d’une venue à l’EHESS dans le cadre du séminaire de Cécile Boex évoqué plus haut, voici comment Charif Kiwan décrit la manière de travailler du collectif :

« Nous voulons mettre l’événement dans une perspective historique. Les manifestations viennent de très loin. La colère du peuple aussi. Notre travail s’inscrit également par rapport à l’histoire du cinéma. Il consiste à mettre de la profondeur dans le champ. À l’origine, le film est muet. Ensuite, nous travaillons sur la bande son. Notre démarche est déconstructiviste. L’adoption d’un format court nous permet de concevoir nos films comme des balles. Nous cherchons l’impact maximum. Au montage, nous tentons de “penser contre nous-mêmes”.  (…)  Nous avons eu le temps, avant le déclenchement de la révolution, de nous accorder sur le fait que la deuxième réalisation du film s’effectue au montage. Y compris pour le montage de la parole. Cela s’apparente à un poème. Ainsi le spectateur ne peut pas s’installer dans le voyeurisme. Nous brouillons ses repères. Oui, nous faisons tout pour être elliptiques et pour vous mettre dans l’inconfort. Souvenez-vous aussi du film commandé à Jean-Luc Godard Ici et ailleurs sur la cause palestinienne : le soutien sans manipulation est possible. Nous faisons pareil. Nous nous appuyons sur lui. »

Jean-Luc Godard – Ici et Ailleurs (1974, extrait)

 

2) SÉRIE DE FILMS REGROUPÉS PAR THÉMATIQUES

« These are films that are absorbed slowly – their power accumulates through aggregation ».

Christy Lange (« Emergency cinema » sur Frieze)

Je rejoins cette impression de Christy Lange tant l’ensemble m’a contaminé par le cumul des films regardés. Ils prennent de la force par des thèmes, des problématiques, des tiraillements qui se font écho tandis que depuis 2011 – au fil du visionnage – on sent aussi l’évolution de différentes facettes abordées. A ce jour ce sont plus de 300 petits films qui ont été réalisés et à cet article-relais du blog il est préférable d’entamer le visionnage depuis les premiers jusqu’aux plus récents publiés sur la chaîne Vimeo du collectif. Car le fait même de regrouper des films par thème est fort réducteur, et je ne voudrais pas les cloisonner dans des grilles thématiques !

Au niveau de la diffusion, outre internet, certains films ont été montrés en festivals internationaux (Sundance, Mostra de Venise, Human Rights Watch Film Festival …) ou relayés dans les milieux universitaires et de la recherche, à l’image de séminaires de l’EHESS en France. Une exposition appelée « Le droit à l’image » s’était tenue à New York en 2015 avec la réalisation d’une série de films et la projection d’une sélection selon trois thématiques. Pour la télévision, à noter qu’Arte avait diffusé Syrie : instantanés d’une histoire en cours (=Abounaddara). C’était dans la même soirée que Eau argentée, Syrie autoportrait, soit deux documentaires qui chacun à leur manière questionnent aussi le cinéma mais avec des partis pris différents, pour ne pas dire opposés.

CRITIQUE DU SYSTÈME MEDIATIQUE (du média au spectateur)

« La télévision a vite imposé ses codes en reprenant à son compte certaines images diffusées sur les médias sociaux, puis en traitant directement avec les activistes à qui elle achetait leurs rushes et donnait des consignes précises en matière de tournage ou de choix des sujets. Elle a ainsi canalisé le flux d’images qui paraissait un temps lui échapper et a su imposer un certain formatage. Ce faisant, elle a réussi à créer une image tronquée de la révolution en la donnant à voir comme un conflit parmi d’autres, avec son lot d’images d’Epinal de souffrance et d’hémoglobine, sans compter qu’elle a consacré une catégorie de « porte-parole » et de « représentants » à la légitimité douteuse. Autrement dit, la télévision a fait son travail normal de nivellement par le bas, de formatage et de manipulation, en ôtant à la révolution ce qu’elle avait de plus original ou d’authentique… A tel point que les activistes qu’elle avait intégrés ou corrompus en faisant d’eux des sous-traitants commencent aujourd’hui à se rebiffer, comme le suggère le film Aux armes citoyens-reporters ! » (La Vie des idées

 

Aux armes citoyens-reporters ! (2012) – 2’06

D’abord en accord avec le fait de fournir des images aux médias, un syrien activiste dénonce le fonctionnement médiatique dont la recherche de sensationnalisme commandite les images et conforte le massacre. A noter que le témoignage vient d’Osama al-Habaly, citoyen-reporter qui a fait quelques films pour Abounaddara. Il n’y a plus de nouvelles de lui depuis qu’il a été arrêté en août 2012. Son nom a été communiqué plus tard en accord avec la famille et quelques films rappellent périodiquement la date de son arrestation.

De manière générale, le collectif démarche pour un « droit à l’image » où il est question de la dignité du peuple syrien. Ce combat a occasionné plusieurs textes dont « Montrons l’horreur en Syrie pour sortir de l’ignominie » (2015) paru dans Le Monde et  « la guerre au temps du télévampirisme » (2014) paru dans Libération. Se reporter aussi à une longue interview parue dans Art Press en 2016 :

« (…) il s’avère que le blackout décrété par l’État a le dos bien rond. Car les médias en profitent pour relayer les images aguicheuses postées sur Internet par les victimes, les bourreaux et autres filmeurs anonymes. Ces images, dont les conditions de production sont pour le moins douteuses, montrent essentiellement des corps meurtris ou humiliés. Elles tendent à réduire les Syriens au rôle de figurants dans un spectacle de l’humiliation ou de l’abjection. » (Abounaddara)

Syria today (2012) – 1′

Adresse au spectateur qui consomme le spectacle du massacre. « Nous avons toujours pris un malin plaisir à brouiller les pistes, là encore, en jouant des différences réelles ou supposées qui caractériseraient notre public d’ici et d’ailleurs. Ainsi, l’un des rares films dont le titre fait référence au nom de notre pays, Syria Today met en scène un train à vapeur semblable à celui qui hante la mémoire universelle depuis la seconde guerre mondiale » (Abounaddara). A noter que Jean Louis Comolli a récemment publié un livre intitulé Daech, le cinéma et la mort où il associe le spectacle des films de Daech à un pan plus large du cinéma du présent, notamment les blockbusters hollywoodiens. En revanche il prend l’exemple d’Abounaddara comme une démarche documentaire qui permet de véritablement regarder la Syrie. Je renvoie à « Daech et le cinéma » de Hors série (site internet d’entretiens filmés) où Jean-Louis Comolli fut invité en août 2016. Bien qu’il s’emmêle un peu les pinceaux, l’émission reste intéressante (extrait proposé qui porte sur le filmage des camps de concentration, abonnement nécessaire pour l’émission intégrale). Or Abounaddara fait régulièrement le rapprochement entre le fonctionnement médiatique et les images de Daech.

« Que faire donc face à cette «guerre vue de l’intérieur» qui bafoue la dignité des Syriens autant que celle des téléspectateurs, réduisant les premiers à des corps violés ou violeurs, et les seconds à des voyeurs obscènes ? La question est d’autant plus urgente que ce dispositif profite à des criminels de guerre, Bachar al-Assad et les jihadistes, qui œuvrent pour la banalité du mal. » (Abounaddara)

 

GoBro, the war from within (2015) – 30 sec

De la célèbre caméra GoPro dont l’usage important en Syrie fournit les écrans médiatiques. Une guerre vue de l’intérieur comme si vous y étiez, tel un jeu video. Frissons garantis. « Après la «guerre en direct», conçue lors de l’invasion de l’Irak en 1990-1991, la télévision est en train d’inventer la «guerre vue de l’intérieur» (…)  Il semble, d’ailleurs, que la guerre vue de l’intérieur intéresse d’autres secteurs de l’industrie des médias et du divertissement, à commencer par le cinéma et les jeux vidéo. (…) La guerre vue de l’intérieur offre à la télévision l’occasion d’assouvir la pulsion voyeuriste du spectateur en s’affranchissant de contraintes journalistiques, éthiques ou juridiques relatives au droit des personnes à leur image. Elle lui permet de diffuser des images sensationnelles à peu de frais et sans avoir à répondre de leurs conditions de production au prétexte que celles-ci proviennent d’un pays interdit, «le pays du Mal». Elle lui permet aussi d’exhiber des corps meurtris, humiliés, violés, au prétexte qu’il s’agit d’images réalisées par les Syriens eux-mêmes » (Abounaddara).

 

 

Kill them ! (2015) – 2′ 

« Cette terre des hommes barbus, qui se trouve être la nôtre, n’est pas plus la «terre du mal» que la France n’est «le pays des Lumières. » (…) Le mal réside surtout dans ce discours de l’éradication qui attaque notre monde commun, celui de la Déclaration « universelle » des droits de l’ homme, en annonçant deux mondes implacables, divisés entre EUX d’un côté et NOUS de l’autre. C’est un discours qui est maintenant écouté en prime time dans les médias du monde entier, pour le bonheur des annonceurs qui vendent des appareils ménagers » (Abounaddara, « An ideal, or we will all die »)

Kill them ! a été réalisé quelques temps après la fusillade de Charlie Hebdo. Il reprend en boucle des propos alors tenus par une journaliste américaine sur Fox News. Le collectif avait repris le hashtag « Nous sommes Charlie » car se sentant concerné par l’assassinat de dessinateurs, mais il y aurait eu hésitation. Les représentations des musulmans faites par le journal posaient problème tandis que le hashtag était repris jusque dans l’extrême droite. Dans un contexte de déferlante islamophobe et de vision binaire qui suivait la fusillade, avec ce film « nous voulions rappeler que la tragédie syrienne ne peut être traitée indépendamment de la représentation médiatique internationale » (How to work together)

 

Two minutes for Syria (2013-15) – 1’15

Un renvoi saisissant à la perception coloniale occidentale. Voici un large extrait d’une interview parue sur le site internet Thenation et qui situe précisément ce film : « Nous voulons changer la façon dont les gens représentent la Syrie. Saviez – vous que la première fois qu’un personnage syrien a été représenté dans un film, il était représenté comme un fanatique ? Son nom est  Suleiman al-Halabi et ce fut dans un film des Frères Lumière de 1897. Al-Halabi a tué le général Kléber français au Caire en 1800, et comme les philosophes des Lumières avant eux, les frères Lumière ne pouvaient pas comprendre pourquoi. Comment pourraient – ils nous tuer? Nous représentons la Révolution française ! Nous voulons vous civiliser ! Comment pourriez – vous nous tuer? Donc, ils ont trouvé l’explication. Ce n’est pas que les Syriens résistent à la colonisation, non ils sont fanatiques. Les Frères Lumière ont complètement dénaturé al-Halabi en lui donnant une barbe qu’il n’avait pas. Et les Français ont cherché la preuve scientifique du fanatisme. Ils ont exposé son crâne au Musée de l’Homme avec le mot «fanatique» inscrit sur elle. Nous devons faire avec de telles représentations. Voilà pourquoi  dans l’ un de nos films- deux minutes pour la Syrie – vous verrez les visiteurs de ce musée en train d’admirer les crânes et les os de ceux qui ont été tués au cours de la colonisation française, puis partir. Ceci est notre façon de dire au revoir à ces représentations. »

 

Watch your brain (2014) – 50 sec

Un autre renvoi, ici plus humoristique, au racisme scientifique qui forge la représentation occidentale de la Syrie.

 

RÉVOLUTION (ses contradictions, ses promesses etc)

Pacifique mais … (2012) – 3’05

Témoignage sur une mutation en cours de la révolution, soit le glissement d’une voie pacifique à la militarisation. Une problématique qui engendre plusieurs questionnements.

Le soldat inconnu, 1ère partie (2012) – 1’52

« Prendre les armes c’est une faute, mais le régime ne nous a pas laissés d’autres choix« . Témoignage d’un combattant qui exprime à nouveau la problématique de la militarisation.

Le soldat inconnu, 3ème partie (2012) – 2’20

« Mon corps l’a égorgé et mon âme a pleuré« . Après une deuxième partie qui témoigne des conséquences d’un siège de l’armée syrienne, cette troisième partie est la confession du combattant qui regrette sa propre violence au sein de l’Armée Syrienne Libre dont il prend ses distances. Le témoignage se rapproche d’Of god and dogs qui sera primé au festival de Sundance 2014, soit une autre confession sur cet acte de tuer. Le film présente un dispositif qui ne juge pas, c’est avant tout le tiraillement intérieur de la personne qui en ressort. En filigrane, le film porte une critique de la révolution.

Les affranchis (2013) – 2’10

Deux insurgés évoquent leur retrait du front.

Le déserteur ( 2013) – 2’56

Un insurgé témoigne des combats entre brigades opposées au régime, et les conséquences pour les civils. Avec d’autres compagnons, il s’est retiré de la lutte armée.

Quelle justice ? (2014) – 2’52

Un homme réfléchit sur la justice à adopter pour un tortionnaire.

Marcelle, 4ème partie (2014) – 3’02

Une femme engagée dans la révolution témoigne de la douleur et du ressentiment haineux causés par l’assassinat de sa mère et de la tentation de vouloir la mort des responsables. Mais elle résiste pour échapper à cette tentation humainement très partagée et qu’elle ne juge pas.

C’est ça qui nous tue (2012) – 2’43

Un témoignage qui lie les difficultés de la révolution à une passivité importante des syriens.

D’une révolution l’autre (2012) – 1’40

Témoignage à propos des femmes qui s’imposent dans la révolution.

Le régime n’est pas tombé à Alep, 1ère partie (2015) – 3’34

Une étudiante témoigne de son engagement dans la révolution, puis sa prise de distance et finalement son retrait.

Marcelle, 1ère partie ( 2014) – 3’50

Terrible témoignage par « une fille de la révolution » qui ne s’est pas résignée aux premières heures du soulèvement et qui s’est ensuite confrontée à une double résignation : d’une part celle de quitter la révolution et en oublier les compagnons tués et d’autre part celle de tourner le dos à la révolution en se soumettant aux milices armées qui lui imposent le port du voile pour poursuivre son engagement dans la révolution. Avec cette nuance que le problème ne vient donc pas de la population du quartier populaire qu’elle a rejoint dans la lutte, mais d’un pouvoir armé qui tend à imiter le régime.

 

Huis clos (2014) – 3’54

Ancien détenu dans une prison du régime, un membre du Centre de Documentation des Violations en Syrie (VDC) – non gouvernemental –  y a découvert l’hétérogénéité des individus qui composent la révolution, avec qui il ne partage aucune affinité. Après sa libération, son frère et son épouse Razan Zaitouneh, fondatrice du VDC, sont enlevés par une brigade .

 

Le temps de la prison, 2ème partie (2014) – 3’11

Un syrien du Croissant Rouge (organisation d’aide humanitaire) témoigne des difficultés d’accès à une prison assiégée par les brigades armées. Il ne soutient pas une révolution tenue par des étrangers.

 

Rec (2012) – 50 sec

C’est un des rares films à reprendre des images internet. Ici l’apport n’est pas décrié et plutôt mis en valeur comme un acteur de la lutte, au péril de sa vie. Le film installe une continuité historique avec le massacre d’Hama de 1982, ville où le régime écrasait la révolte initiée par les Frères Musulmans. Aujourd’hui des images accompagnent et font mémoire du soulèvement, à nouveau réprimé. « [Les] vidéos de militants anonymes cherchent généralement à exprimer un engagement, une douleur ou un appel au secours que nous essayons d’honorer comme tels, sans les idolâtrer ou y projeter nos envies cinématographiques. Notre collectif compte d’ailleurs dans ses rangs des gens qui réalisent occasionnellement des vidéos et les diffusent anonymement sur Youtube. » (La Vie des idées)

 

Letter from Deir Ezzor (2016) – 1’34

De nouveau un emploi d’images d’activistes, prises aux débuts de la révolution. Avec son insert de textes et le choix du noir et blanc, le montage débouche sur un film uppercut. »We are indeed sniper filmmakers creating “bullet films.”  » (The Brooklyn Quarterly)

 

LE RÉGIME 

From Syria with love (2014) – 1’39

La répression de la révolution se traduit par de nombreuses arrestations qui laissent souvent les proches sans nouvelles. Ce film maintient la mémoire des disparus : « Ce fut aussi un film très difficile à faire, car il dépeint des personnes disparues dont nous avons dû trouver des photos, souvent dans un état très fragile. Nous voulions honorer les disparus. Ils sont anonymes, comme nous. Ce film peut être vu comme un auto-portrait. Il a fallu beaucoup de temps pour trouver ces images. Nous avons dû chercher dans les pages Facebook des amis ou de la famille de chaque personne. Les sujets des photographies sont une sélection variée de personnes: certaines sont connues, mais la majorité ne sont connues que par leurs famille et amis. L’idée est de montrer l’ensemble de la société syrienne, de sentir sa diversité – nous avons trouvé des centaines d’images avant de choisir celles pour le film. Le régime veut que ces images disparaissent. » (How to work together)

 

Pause café (2012) – 3’28

Une réfugiée palestinienne témoigne de la menace qui pèse sur les personnes assistant des blessés, même en ne prenant pas part à l’opposition au régime. La mort de l’opposant est recherchée.

 

Palmyre maintenant – La fin (2015) – 2’06

Un ancien prisonnier du régime témoigne : « Pourquoi tant de torture ? Pourquoi t’acharner ? »

 

L’homme divisé, 1ère partie (2014) – 1’46

Un film intelligemment structuré en deux parties et dont la deuxième visible ICI aurait pu être relayée dans la thématique « Révolution ». Un soldat témoigne de son engagement initial dans l’armée syrienne pour libérer le plateau de Golan, puis de sa désertion pour l’ASL suite à la répression de la révolution. Une autre illusion fait surface.

 

Comment le régime n’est pas tombé à Alep, 2ème partie (2015) – 3’30

Bien que fragilisé, le régime garde le pouvoir sur le pays.

 

Etat de siège (2014) – 2′

Témoignage d’une assiégée : « J’ai le sentiment qu’on est comme les arabes d’Israël »

 

La sortie de Homs (2014) – 4’13

Un milicien témoigne de sa sortie lors du siège de Homs afin d’aller se soigner. L’accueil n’est pas comme prévu.

 

Syria always beautiful (2016) – 40 sec

Un autre emprunt aux images de propagande du régime. A un « détail » près.

 

ETAT ISLAMIQUE (ISIS / DAECH)

L’Etat Islamique pour les nuls, 3ème partie (2013) – 3’14

« Nous avons décidé de nous mettre en danger en critiquant le projet islamiste: nous avons interviewé ses défenseurs sans cacher notre propre position laïque. Les fonctions de la presse à travers les stéréotypes: quand les journalistes couvrent des histoires, ils visent à trouver des gens qui ressemblent aux histoires qu’ils racontent. Ils paient beaucoup d’argent pour un fixateur, quelqu’un pour les emmener là-bas. Nous ne disposions pas des fonds pour le faire, ni le désir de trouver quelqu’un qui ressemblerait au stéréotype d’un islamiste. Nous avons entendu de quelqu’un qu’une personne de nos villes avait récemment adopté l’idéologie islamiste. Elle a accepté d’être interviewée par nous parce que nous étions des amis d’amis. Nous avons tenu une position idéologique différente, mais nous ne sommes pas des étrangers » (How to work together). C’est un film où nous entendons aussi une réaction de la personne cinéaste qui tient la caméra : une femme qui rit à l’évocation d’un Etat islamique en Syrie. Cette manifestation d’un point de vue, soudaine et gardée au montage, est une exception notable. Deux autres parties sont visibles ICI et LA 

Comment le régime n’est pas tombé à Alep, 3ème partie (2015) – 3’44

Une jeune femme témoigne d’un passage à un barrage de Daech.

La femme au pantalon ( 2013) – 4’10

Une enseignante suspendue et opposée de manière visible à Daech témoigne du vivre sous sa coupe, du rapport qu’il a avec les civils syriens. Un regard critique qui se démarque des représentations plus traditionnelles de Daech, ici présenté comme venant de l’étranger et s’emparant des plus jeunes syriens avec qui une forme de proximité demeure.

 

Mon oncle, 1ère partie (2015) – 1’35

Un jeune homme qui a été arrêté par Daech témoigne de l’attitude de son oncle, militant de l’Etat Islamiste. « D’où est-ce que vous êtes sortis ? Quand nos enfants marchaient dans des manifestations sans peur, où est-ce que vous étiez ? Pourquoi vous nous commandez maintenant ? » Témoignage de la détention dans une deuxième partie ICI.

 

Voyage en Etat Islamique, 2ème partie (2015) – 2’55

Un homme témoigne de sa détention par Daech. Il évoque le conditionnement des prisonniers pour les videos des exécutions, indiquant une mise en scène élaborée en amont. Voilà qui rejoint ce qu’expose Jean-Louis Comolli à travers son livre Daech, le cinéma et la mort.

 

L’enfant qui a vu l’Etat islamique (2015) – 3’15

A noter que les enfants pourraient constituer une thématique mais je ne l’ai pas fait pour cet article du blog. Ici, un père témoigne d’une exécution publique et de l’impact sur un de ses enfants. Pas d’images de cette réalité syrienne, ici tout passe par le témoignage mais ça gagne en profondeur. « Nous ne pouvons pas accéder à ISIS pour les filmer – et de toute façon nous sommes intéressés par les détails de la vie quotidienne, pas par des soldats avec tout leur équipement militaire. Nous avons donc trouvé une autre façon de raconter l’histoire. Nous ne représentons pas la violence gratuite dans nos films. (…) Parce que nous ne vendons pas les films, ça nous permet de traiter le sujet de manière très différente. » (How to work together)

DE LA GUERRE (bombardements, snipers …)

The russian plane (2015) – 1’55

Un des films du collectif à employer des images de la télévision, au montage suggestif pour dénoncer les bombardements russes.

La bataille d’Alep (2016) – 10’09

Un plan séquence de 10 mn suivant le tir de missilles sur une autre partie de la ville, tandis que le jour se lève. Là je me suis longtemps demandé si c’était de la mise en scène relevant d’une fiction. Un des films les plus marquants d’Abounaddara.

Adieu Baba Amr (2016) – 1’38

Témoignage à propos de la guerre qui rase quartier et maison.

I will cross tomorrow (2012) – 3’40 

« Ce film, nous l’avons réalisé à partir d’images essentiellement tournées par Bassel lui-même, mettant en scène sa propre traversée d’une zone gardée par un sniper. Il se présente comme une lettre posthume du cinéaste à son assassin, disant en substance : « Tu peux me tuer, mais mes images seront toujours là pour témoigner ». » (Charif Kiwan sur La vie des idées). Bassel Shehadeh était un cinéaste et producteur syrien. Par exemple il a réalisé Streets of freedom (visible sur YT avec sous titrage anglais), un documentaire qui articule témoignages et images filmées sur les débuts du soulèvement dans quelques villes du pays, faisant figure de mémoire des débuts de la révolution. A l’origine il était conçu pour le premier anniversaire de la révolution mais suite à des problèmes techniques le film n’a pu être définitivement monté qu’avec l’aide d’un média indépendant syrien et fut diffusé après la mort du cinéaste. Bassel Shehadeh était présent dans la lutte dès mars 2011 et après un court séjour universitaire aux USA il était revenu en Syrie dans la ville assiégée de Homs. Non seulement il y filmait mais formait aussi des citoyens-reporters. Le 28 mai 2012 il a été tué par un sniper de l’armée syrienne. « Bassel Shehadeh n’était pas membre du collectif. Il était vraiment brillant et enseignait le cinéma quand il a été assassiné par le régime. Par amour pour lui, nous avons gardé certains de ses rushes et fait le film I will cross tomorrow, que nous avons présenté comme réalisé par Bassel. Nous voulions prouver au régime que Bassel n’est pas mort » (Thenation)

 

The sniper (2014) – 2′ – Sous titres anglais

Un exemple symptomatique de la démarche du collectif qui ne sert pas une vision tranchée. Bien que l’insert d’images de jeu video amène un élément critique « Le film est ambigu : (…) vous ne savez pas si Abounaddara appuie la personne qui parle ou la présente comme un criminel. Peut-être les deux à la fois. Ce n’est pas un film qui peut être présenté à la télévision grand public: la question de savoir si la personne interviewée est soutenue ou contestée est trop sensible pour la télévision. » (How to work together)

 

VICTIMES

Le collectif a pris pour principe de ne pas filmer les cadavres et les blessés (ou si peu) afin de ne pas toucher atteinte à la dignité des syriens et pour ne pas alimenter le spectacle pornographique autour de la guerre. Mais alors, comment évoquer les victimes ?

Zeina (2012) – 55 sec

C’est une réalisation d’Ossama al-Habaly, arrêté en août 2012 et évoqué plus haut. Les bombardements font des victimes mais le film s’oppose au traitement misérabiliste.

Le jour du jugement (2016) – 1’54

Témoignage sur des tirs de missiles et des souffrances endurées. Pas d’images tournées dans les débris, c’est la parole qui resitue ce cauchemar éveillé.

Apocalypse here (2012) – 2’20

C’est peut être le seul film qui montre des morts, à travers des images d’activistes. L’enterrement est privilégié. « Le principe est que la dignité des personnes doit être préservée au sein des images. Par conséquent, lorsque nous montrons les morts ou blessés, ce qui est relativement rare, nous respectons les règles en vigueur dans les médias américains et européens, qui, rappelez -vous, ne montraient pas d’images des victimes des attentats du 11 Septembre, 2001. Chaque fois que nous voulons représenter le massacre de nos compatriotes, nous pensons à Samuel Fuller qui a filmé un camp de concentration sans céder à l’envie de filmer les cadavres, et Jacques Rivette qui a dénoncé la banalisation du mal sur l’écran » (brooklynquarterly)

 

EXIL et RÉFUGIÉS

En attendant la Palestine (2012) – 2’43

Un couple de réfugiés palestiniens de 1948 témoigne des ravages de la guerre en Syrie et de la répression d’une manifestation.

 

L’exode ( 2013) – 2’59

Un enfant exprime son souhait de quitter la Syrie pour l’Italie…  et sa peur des gardes côtes.

 

Voyage en hiver (2016) – 2’41

Un homme en famille témoigne de la nécessité de l’exil et des nécessités de vendre pour financer le voyage : « Le prix du voyage baisse en hiver parce que la mer est plus dangereuse, ça devient plus abordable« .

 

 

Dialogue national (2013) – 1’52

Une couple de réfugiés (d’origine palestinienne ?) témoigne de l’exil causé par la guerre dévastatrice que mène le régime contre la révolution. Entre les parents, le visage d’une enfant.

 

RAPPORT INTERGÉNÉRATIONNEL

Des aspects reviennent périodiquement sans qu’ils soient forcément le sujet central d’un film. D’où la richesse de la production d’Abounaddara qui recèle une multitude d’aspects qui se font écho (en s’opposant, s’appuyant etc) tel un dialogue constant en fin de compte, et qui se traduit aussi par une évolution dans le temps. Parmi ces thèmes il y a le rapport entre générations. J’ai été marqué par les témoignages de jeunes investis dans la révolution qui évoquent la position de parents.

Comment le régime n’est pas tombé à Alep, 1ère partie ( ) – 3’34

Film déjà relayé plus haut, mais que je re-poste à nouveau ici pour son entame. « Les gens d’Alep ne voulaient pas s’en mêler. Les aînés n’arrêtaient pas de nous répéter : « vous n’étiez pas là dans les années 1980, ils sont si cruels qu’ils vont tous vous massacrer« . Pour nous, les jeunes, c’est irrecevable« .

 

 

La plante mystérieuse (2013) – 3’05

Une femme parle de ses parents hostiles à la révolution tandis qu’elle-même participait aux manifestations. Comme d’autres films relayés dans cet article du blog, elle témoigne aussi d’une tournure violente de la révolution et dont elle s’est distancée.

 

COEXISTENCE

Comme pour le « rapport intergénérationnel » relevé plus haut, la coexistence entre communautés est un aspect qui revient régulièrement dans les témoignages, sans forcément occuper la place centrale d’un film ou d’une série de films. Je glisse tout de même des films incluant ce thème.

« Mais d’où viennent donc ces “communauté religieuses ou ethniques” qui ne veulent pas coexister au grand regret de Barack Obama ? (…) On n’en trouve nulle trace dans ses propos précédents : en 2011, il déclare que “les Etats-Unis se trouvent inspirés par le peuple syrien qui poursuit sa transition pacifique vers la démocratie” ; en 2014, il évoque des “fermiers, enseignants, pharmaciens ou dentistes” qui combattent Bachar al-Assad. Il est vrai que parfois, “le cours de l’histoire peut changer bien des choses”, ajoute t-il en 2011 pour se féliciter que la société syrienne ait résolument choisi la démocratie. Mais est-il possible qu’une société qui a fait un choix aussi résolu régresse du jour au lendemain à l’état de communautés fratricides ? Nous n’avons malheureusement pas les titres universitaires requis pour répondre à cette question. Mais il se trouve que, depuis le début de notre révolution en 2011, Bachar al-Assad, auteur présumé de crimes contre l’humanité, va répétant qu’il a affaire à des fanatiques qui veulent entraîner la société syrienne vers la division et le sectarisme. Un storytelling qu’il continue depuis lors de servir urbi et orbi, et qui a fini par revêtir une certaine réalité du fait de la destruction méthodique du lien social syrien à coups de bombes chimiques et autres bombes barils. » (Abounaddara, texte intitulé « L’honnête homme et les communautés fratricides »)

La citoyenneté de l’ombre, 2ème partie (2013) – 1’45

Témoignage qui revendique la coexistence entre communautés comme une réalité préexistante au parti Baas.

 

Confession d’une femme, 2ème partie (2014 ) – 3’17

Une femme témoigne avoir intériorisé malgré elle une vision sectaire, situant l’origine de cela à la période du massacre d’Hama (1982) : « Lorsque quelqu’un disait du mal du régime ou l’insultait, je me disais inconsciemment qu’il était sectaire, si lui-même était sunnite. Je le soupçonnais de sectarisme« .

Je suis ce que je serai, 1ère partie (2014) – 4’52

Une alaouite « pro-révolutionnaire » témoigne de l’accueil d’un rassemblement dans la banlieue de Damas gagnée par la révolution, quelques temps avant l’écrasement par le régime.

Le soldat inconnu, 4ème partie (2012) – 2’18

La priorité est de faire tomber le régime mais un combattant témoigne de son opposition à une composante du front armé, souhaitant que l’après régime se construise dans un Etat qui ne nuise pas à la diversité syrienne.

DEUX LONGUES SERIES DE FILMS

Le collectif a donné lieu à deux séries de films qui se distinguent par leur longueur.

  • Le syrien qui voulait la révolution, la prison de Saidnaya (2016)

Cette série atteint presque une heure. Après une première partie consacrée à la révolution et notamment la question de la militarisation articulée au civil, un homme poursuit le témoignage sur son emprisonnement par le régime. Ci-dessous le 4ème épisode intitulé La Fête raconte un massacre collectif de prisonniers, planifié par la hiérarchie. Toute la série est visible sur la chaîne Vimeo d’Abounaddara.

 

  • L’histoire de l’équipe de foot syrienne libre (2015)

Une équipe de foot de joueurs opposés au régime s’est constituée. La série décline symboliquement 11 épisodes, chacun comprenant un témoignage individuel de joueur, inscrit dans le collectif. L’histoire individuelle rejoint l’histoire collective.

L’équipe, 1

Toute la série est également à voir sur la chaîne Vimeo d’Abounadarra.

 

LA VIE CONTINUE

Le jour d’après (2015) – 2’21

 

Breaking news (2016) – 55 sec

Aussi court que percutant.

« La tâche devant nous est énorme. Nous avons affaire à des crimes massifs contre l’humanité. Nous vivons une révolution. Nous avons une guerre. Nous croyons que nous avons la responsabilité de changer les règles de la représentation. Oui, nous devons lutter contre le régime. Mais en tant que cinéastes, notre principale préoccupation c’est l’image. Comment produire des images. Comment changer la représentation avec nos images. Notre priorité n’est pas de critiquer le régime. Nous ne sommes pas des politiciens. Nous sommes cinéastes. Tout d’abord, nous nous adressons à notre peuple avec nos images pour leur démontrer que leurs expériences et leur dignité importent. C’est la raison pour laquelle nos noms ne figurent pas dans les films. Il n’y a pas de voix off. Nous sommes invisibles. Nous sommes anonymes. Nous laissons nos images parler. » (Thenation)

 

3) ARTICLES SUR ABOUNADDARA 

Voici quelques liens d’articles/interviews approfondis où j’ai puisé en partie :

Des textes du collectif :

Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – Eyal Sivan et Michel Khleifi (2004)

« CHAQUE MAISON RASÉE EST UNE MÉMOIRE PERDUE A JAMAIS » – Route 181

« Il y a là aussi une attitude documentaire, qui existe également dans Route 181, et qui consiste à se faire un peu archéologue. (…) il y a la démarche archéologique puisqu’à chaque fois on revient aux ruines, on interroge ce qui était là avant. Il y a ce sculpteur qui a construit avec les pierres d’un village détruit….«  Eyal Sivan (interview 2012)

EXTRAITS – Michel Khleifi, Eyal Sivan – Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – 270mn – 2004

« La route 181 suit les frontières de la résolution n°181 adoptée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 et qui prévoyait la partition de la Palestine en deux états, l’un juif, l’autre arabe. Cette frontière théorique a provoqué la première guerre israélo-arabe et un conflit qui dure toujours. 55 ans après, deux cinéastes, l’un israélien, l’autre palestinien, ont suivi cette frontière virtuelle. »

 

Etat commun, conversation potentielle [1] du cinéaste israélien Eyal Sivan est sorti nationalement en salles en France en octobre 2013 (après une édition livre – DVD en 2012, co-écrit par Eric Hazan). A cette occasion, revenons au film fleuve Route 181 co-réalisé avec le cinéaste palestinien Michel Khleifi, tourné l’été 2002 et sorti en 2004.

Le long de cette route qui n’existe pas et que nous avons choisi de suivre au-delà des idées préétablies, nous désirons filmer les hommes et les femmes, les lieux, les histoires et les géographies, une somme de choses non encore dévoilées. Pris par le hasard des rencontres, nous voulons donner la parole à ceux et celles qui sont les oubliés des discours officiels, mais qui constituent pourtant les bases des deux sociétés, ceux aux noms desquels les guerres se font.

Nous désirons construire un acte filmique qui résiste à  l’idée que la seule chose que puissent faire ensemble les Israéliens et les Palestiniens, c’est la guerre, la guerre jusqu’à ce que l’autre disparaisse.

Extrait de la note d’intention de Khleifi et Sivan à la genèse du documentaire

Je trouve que le film effectue surtout un tour de force par la mise en place d’un road movie qui visualise et donne à penser l’effacement territorial passé et en cours d’une population, tout en remontant une histoire, une origine : la Naqba, la catastrophe de 1948. Le parcours dans le présent n’a de cesse de renvoyer à cet événement originel, sans que cela soit amené de manière ostensible à l’image; au contraire, bien que tout y ramène (ou presque), c’est une absence présente de cet origine qui apparaît dans le film. Présent dans les mémoires, c’est effacé physiquement (ou presque), ainsi les villages palestiniens dont les cinéastes évoquent souvent la recherche à partir d’une carte (et reflétée ou se montrant partiellement au tableau de bord de la voiture). Les villages disparus, les populations déplacées, les morts …. est une thématique principale de ce film, et dont les traces sont aussi subtiles que ce qu’il en reste sous la couche moderne de la colonisation qui se superpose. C’est un film d’urgence qui évoque la superposition d’un monde sur un autre que le sionisme efface progressivement. Ainsi le décline la répétition de villages arabes ayant changé de noms, de ruines parsemant des coins d’images et quelques secondes de plans, de slogans tagués tels que « La paix c’est le transfert des arabes »… Dans le présent, des scènes (et des paroles) montrent ce processus toujours en cours, tandis que la Palestine est soumise à un quadrillage barbelé imposant; barbelés de fabrication telle que les armées même le refusent pour « raison humanitaire » et n’est employé en général que pour les prisons (et les propriétés d’Afrique du Sud). Prison, justement, là aussi il en est question, avec le rapport de force inégalé entre Israël et son voisin occupé croulant sous les démolitions, la pauvreté et l’humiliation infligés.

palestine-carte-2

 

Le parti pris de décliner un point de vue tenant compte d’une « timeline » palestinienne (pour reprendre ici un terme employé par Sivan dans une interview) a beaucoup dérangé à sa sortie. C’est ce principe d’éclairer une timeline en juxtaposition avec une autre, qui a conduit notamment l’insertion d’un fameux plan de rails, dans la foulée d’une séquence de la partie « Centre » où un coiffeur palestinien de Lod revient sur le massacre de Palestiniens en 1948. Un plan de rails qui a été accusé de tous les torts ici et là, y compris parfois parmi les critiques positives du film, et pourtant loin d’une provocation malsaine. Un aveuglément qui en dit long. Je recommande à ce sujet une interview particulièrement intéressante et approfondie avec Eyal Sivan, d’août 2012, où un retour non superficiel sur sa filmographie, notamment traduite ici par un engagement en prise avec le réel, est appréciable et assez rare. Publiée ICI par la Revue Débordements, en voici un extrait :

Le bourreau et la victime ne racontent pas deux histoires, ils en racontent une seule, mais selon deux points de vue. C’est ce qui permet de faire le montage. C’est sur cette question qu’il y a eu un malentendu total, et de la mauvaise foi, à propos de la scène des coiffeurs dans Route 181. Ces deux coiffeurs sont posés sur la même timeline : l’un est lié à l’Europe, l’autre à la Palestine, mais en réalité, ils sont identiques, l’un existe à cause de l’autre. Bien que le point de départ soit l’Europe. Tout de suite, il y a eu concurrence entre les victimes – on a parlé de « nazification » à propos de ce film. Ce qu’il n’y a pas eu, par contre, c’est l’écoute : on n’a pas pris la scène de face pour se poser la question de sa signification. Le projet sur lequel je travaille maintenant, c’est la question du « montage interdit », non pas au sens de Bazin (que j’ai découvert tout récemment), mais plutôt de Godard : l’interdiction tient du fait que certains de ses montages lui ont valu d’être taxé d’ambigüité, d’antisémitisme, d’obsession, alors qu’il est peut-être l’un des rares artistes européens à prendre ses responsabilités dans son projet esthétique-politique sur les deux grandes questions européennes que sont les rapports aux Juifs, et les rapports aux Arabes.

(…)

LʼHistoire, en Israël, et ça cʼest un travers qui vient dʼEurope, est racontée à partir du point de vue occidental, Juif occidental en lʼoccurrence. Comme si les Juifs nʼavaient quʼune histoire occidentale, alors quʼils ont aussi une histoire dans le monde arabo-musulman, une histoire qui nʼa pas vu Auschwitz. Il faut se rappeler une chose : il nʼy a pas eu de génocide juif dans le monde arabe. À partir de là, discutons. Il y a deux choses à prendre en compte : la mémoire occultée, le choix du point de vue, qui détermine un montage ; et il y a le refus dʼaccepter les analogies, les juxtapositions : on ne compare pas, la Shoah est incomparable. Cʼest cet interdit qui empêche de réfléchir en termes de juxtapositions : cʼest insupportable de voir ensemble les Juifs et les Musulmans de Godard. Cʼest refuser dʼadmettre quʼil y a la Shoah dʼun côté et la Naqba de lʼautre. La scène du coiffeur de Route 181 existe parce quʼil y a conscience du film Shoah de Lanzmann, conscience et non négation de ce film. Cʼest cela quʼils ont refusé de comprendre, cʼest cela la perversion. Et refuser de comprendre ça, cʼest refuser de comprendre quʼon peut être deux sur la timeline de lʼHistoire, en même temps. Pas en champ-contrechamp, mais dans le même champ.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun », interview par F. Demazel pour la Revue Débordements août 2012 (2ème partie de l’interview accessible ICI)

C’est un film qui fut censuré au Festival du Film du Réel 2004 (voyez l’ironie étant donné le titre du titre du festival) où il ne fut projeté qu’une seule fois, suite à une lettre de contestation de Finkielkrault, Arnaud Depleschin, Noémie Lvosky, Eric Rochant, BHL, Philippe Sollers … La pétition de 300 personnes (dont JL Godard) qui fut opposée à cette censure n’y changea rien. Une certaine « neutralité » ministérielle n’a fait que suivre le processus de censure, en soi pas neutre, justement. Et dernièrement, une interview de Sivan pour Rue 89 faisait part d’une autocensure qui se généralise en France:

Le combat a été gagné par les portes-voix du sionisme en France car ils ont réussi à imposer une auto-censure. Pas une censure sur les autres. Aujourd’hui des journalistes et intellectuels français ont peur de prendre position sur la question israélo-palestinienne à cause des campagnes de terreur intellectuelle qui ont été menées pendant des années. (…) Je pense que la France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui sont le gros problème qu’a la France avec son propre passé colonial.

Développé en trois grandes parties (Sud, Nord et Centre), le documentaire consiste donc à parcourir une route imaginaire basée sur la ligne de partage de la résolution 181 de l’ONU.Les deux cinéastes, l’un israélien et l’autre palestinien, prennent donc en charge les échanges dans leur langue d’origine respective. Les paroles saisies dans des scènes de vie quotidienne et les différents sujets abordés se font échos à multiples reprises, ils raisonnent entre eux. Nous noterons notamment combien l’idéologie sioniste peut se manifester dans les propos des témoignages, tandis que le colonialisme est annoncé souvent comme bâti sur une terre vierge, ainsi l’ouverture du film très symptomatique à cet égard (zone de construction sur un ancien village arabe et discours colonial où « un bon arabe est un arabe mort« ).

…l’acte de mémoire est aussi un acte d’oubli, de même que l’acte de montrer est acte de cacher. Le jeu consiste alors à déplacer le cadre pour révéler cette mémoire cachée. Bien que cette mémoire ne soit pas complètement cachée : les Israéliens n’ont pas tant peur du passé qu’ils craignent que celui-ci redevienne présent. La peur des Palestiniens, ce n’est plus la Naqba : c’est aussi le présent. Le passé est contenu dans le présent. La question est donc de savoir comment on transmet le passé. La phobie qu’on a aujourd’hui des immigrés, ce n’est pas la mémoire coloniale, c’est la peur qu’ils viennent nous bouffer. En racontant autrement, on pourrait dire que les migrants viennent pour se faire rembourser, pour partager ce qui leur appartient aussi. Mais ce récit doit se faire avec les mêmes matériaux.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun »

La parole constitue le grand pan de ce documentaire, reflétant souvent une réalité territoriale, tant dans la colonisation que le régime discriminatoire au sein-même d’Israël à l’égard des arabes. Parfois la parole s’exprime par le refus d’être filmé, ainsi un soldat de Tsahal qui pourrait faire penser au comportement similaire de soldats en 1982 dans le documentaire Journal de campagne d’Amos Gitai, tourné avec la grande opératrice Nurith Aviv. D’ailleurs, on pourrait aussi établir quelques connexions avec la filmographie consacrée au conflit israélo-palestinien. Ainsi, par exemple, le mariage palestinien clôturant la 2ème partie « Centre », en parallèle/contraste au mariage juif clôturant la 1ère partie « Sud », n’est pas sans rappeler le film Noces en Galilée de Michel Khleifi; cette fois-ci il n’est pas question de couvre feu mais de traversée de territoire interdite; interdit bravé par la festivité car « on continue nos fêtes malgré l’occupation« .

Il est à relever que le documentaire est percutant également par la mise en évidence de comment une idéologie, en l’occurrence le sionisme, imprègne les discours et les comportements. Un conditionnement idéologique est révélé, auquel s’opposent quelques voix à l’intérieur d’Israël (et très minoritaires), ou que nuancent d’autres voix, que montre aussi parfois le film. L’acculturation amenée par le sionisme auprès de certains de ses citoyens juifs, tout comme l’impact sur d’anciennes cohabitations, est évoquée à quelques reprises et c’est assez troublant. Il est question d’une uniformisation de l’identité juive à travers le sionisme, coupée de ses différentes composantes, et tendant par ailleurs à une certaine occidentalisation, cette dernière étant signalée clairement dans le documentaire méconnu Architectura d’Amos Gitai de 1977 (ICI sur le blog). Autre exemple d’acculturation, l’apprentissage imposé de l’hébreu, devenu langue officielle en Israël, à la défaveur de la sauvegarde (et transmission) de la langue d’origine (russe, arabe etc) a fait l’objet d’un documentaire : Misafa lesafa (D’une langue à l’autre) de Nurith Aviv. C’est à ce documentaire que j’ai songé, quand un juif ex-marocain, devenu israélien, ne se rappelle plus comment exprimer dans sa langue d’origine « ça me manque » à propos du Maroc où il aimerait revenir. Du déracinement, oubli et nostalgie que partage son épouse émigrée de Tunisie, qui n’est pas sans point commun avec une dimension des palestiniens subissant (et combattant) le sionisme. Un même constat chez les uns et les autres, prononcé par le couple malheureux : Israël a un goût de tristesse et de mort.

Le fatalisme est aussi très palpable, y compris parmi des arabes israéliens à l’égard de l’Etat palestinien, comme si l’étau, l’expropriation et la menace de transfert étaient bien trop puissants. Cet étau que visualise régulièrement les travellings sur les barbelés, les murs, le son (mitraillettes, avions etc)… soit une incarnation faite évidente ici de la dualité de deux entités que l’on veut politiquement imperméables l’une à l’autre, et du régime colonial qui veut en effacer une. C’est le principe de départ de ce film que d’aller plutôt vers l’idée d’un commun dans la démarche filmique employée. Ce que donc semble privilégier davantage le dernier opus de Sivan Un Etat commun où à la partition (et ses résultats ici) est opposée l’idée de partage, en tant qu’égalité.

 

[Les extraits proposés ci-dessous, en VO sous titrée français, présentent un décalage plus ou moins important entre son et image…]

1ère partie – Sud – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De la ville portuaire d’Ashdod vers le Sud, jusqu’aux frontières de la bande Gaza.

Extraits : 

« Le problème n’est pas entre Juifs et Arabes, mais entre colons et colonisés. »

 

« La barrière c’est le symbole du sionisme »

 

2ème partie – Centre – 100 mn – Partie visible en entier ICI 

De la ville judéo-arabe de Lod vers et autour de Jérusalem.

Extraits : 

Séquence de plantation d’oliviers par des chrétiens venus des USA. La caméra flirte avec le passé du lieu, soit une structure peut être du village disparu Kfar Inan (?) tandis que la présence des mouches laisse songeur… Les interrogations sur le village arabe n’ont aucune réponse. La seule qui demeure, c’est cette superposition perpétuelle, ici entérinée par des plantations solidaires d’Israël qui réussit son expansion.

 

« Israël est obnubilé par la démographie. »

 

3ème partie  – Nord – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De Rosh’A’ aiyn, près du mur de séparation, vers le Nord, jusqu’à la frontière avec le Liban.

Extraits : 

« Évaporés… ? »    

 

« Oui, à la paix ! Non à l’occupation ! Libérez la Palestine ! » Solidarité d’israéliens empêchée et réprimée.

 

Pour conclure, en écho au film, je renvoie au site internet Palestine Remembered qui compile depuis des années des données sur la Palestine et notamment sur ses villages effacés (photos, articles, témoignages vidéos etc) dont la carte ICI rend compte. Je renvoie également à Fouilles de la discorde, ICI sur le blog, soit un documentaire qui évoque l’effacement, cette fois-ci à travers l’archéologie sioniste.

Des enfants face aux traces … :

Majnoun Layla – Asmahan / Abdelwahab

(Wikipedia) – Majnoun et Leila (مجنون و ليلى en arabe – majnûn : fou (amoureux), laylâ : Leila), Majnûn et Laylâ ou Qays et Layla (قيس وليلى en arabe), est une histoire d’amour populaire d’originearabe (potentiellement préislamique) racontant les péripéties concernant le poète bédouinQays ibn al-Moullawwah et sa cousine Layla al-Amiriyya. Cette histoire, vraisemblable mais dont la véracité demeure disputée, est l’une de plus connues dans le large bassin d’influence de la civilisation islamique (Arabie, Perse, Asie centrale, Inde et Afrique du Nord) et a inspiré de nombreux écrivains et artistes musulmans comme Nizami, Djami, Navoï et Ahmed Chawqi au fil des siècles. L’adaptation perse de Nizami datant du 12e siècle a fortement contribué à sa vaste diffusion dans le continent asiatique.

 

Ici, c’est donc un extrait d’un film égyptien dont je n’ai pas retrouvé les sources (réalisation, année…). Reste que cette séquence est magnifique, et pour cause : l’interprétation musicale est du duo Asmahan (déjà évoquée ICI et LA sur le blog) et Abdelwahab (sans y être acteurs). Cette chanson est parfois considérée comme la plus belle chanson arabe de tous les temps – ainsi le trouve par exemple l’illustre Farid El Atrache.  

Le film a semble t il était inspiré de l’adaptation théâtrale du dramaturge et poète Ahmed Chawqi, dont voici la biographie :

« Ahmed Chawqi (1868 – 23 octobre 1932) (arabe : أحمد شوقي) est un poète et dramaturge égyptien. Considéré comme l’un des pionniers de la littérature arabe moderne, il a notamment introduit les épopées en littérature arabe. Il aussi composé une poésie unique, largement considérée comme la plus importante du mouvement littéraire arabe du XXe siècle.

Né au Caire, Ahmed Chawqi grandit dans un environnement cosmopolite et privilégié: sa famille (d’origine kurde et tcherkesse par son père, mais turque et grecque par sa mère) était influente et en bonnes relations avec la cour du Khédive d’Égypte. Après avoir réussi son baccalauréat, il suivit des études juridiques puis obtint un diplôme en traduction.
Ahmed Chawqi se vit alors offrir un emploi à la cour du Khédive Abbas II d’Égypte, une proposition qu’il a immédiatement acceptée. Il y travailla un an, puis fut envoyé poursuivre ses études de droit durant trois ans en France, d’abord à l’université de Montpellier puis à celle de Paris. Pendant son séjour en France, les œuvres des dramaturges français (en premier lieu Molière et Racine) l’influencèrent fortement. Il obtint un diplôme d’études juridiques le 18 juillet 1893 et rentra en Égypte en 1894. Chawqi fut dès lors une personnalité culturelle influente jusqu’en 1914, lorsque les Britanniques l’exilèrent en Andalousie. Ahmed Chawqi y resta jusqu’en 1920, date de son second retour en Égypte. En 1927, ses pairs le « couronnèrent » Amir al Choâara’ (أمير الشعراء, littéralement : Prince des Poètes) en reconnaissance de son apport considérable à la littérature arabe.

Le théatre est le talon d’achille de la littérature arabe. C’est Ahmed Chawki, « le prince des poétes » qui a repris à son compte l’histoire de Majnoun Leyla ,pour en faire une tragédie thêatrale en vers , dans le style des tragédies de Racine et de Corneille , dramaturges qu’il a étudiés et qui l’ont beaucoup influencé. »

 

Le cinéma a consacré beaucoup de films à Qays et Layla, ou le fou de layla (majnoun Layla) : films arabes, asiatiques et indiens tout particulièrement. A titre d’exemples :

– Layla ma raison, film tunisien de Taïeb Louhichi (1989) – ouverture en VOSTF :

 

Laila Majnu, film indien de Harnam Singh Rawail (1976) – Sans doute le plus populaire et célèbre parmi les film indiens ayant adapté cette histoire :

 

Dans le registre musical, je renvoie également à cette interprétation d’Abed Azrié, « Le fou de Layla », de son très bel album Lapis Lazuli (mais Abed Azrie a t il fait un « mauvais album » ?), cheminement à travers la poésie légendaire des amants et des mystiques accompagné d’un ensemble instrumental d’Orient et d’Occident :

Le corps de Layla resplendit

dans ses vêtements, branche couverte

de jeunes pousses.

Par Dieu, as-tu étreint Layla

à l’aube ou embrassé sa bouche?

Si je la touche, ma main

se couvre de rosée,

des feuilles vertes vertes poussent

au bout de mes doigts.

A mes compagnons je dis:

elle est aussi proche

que la lumière du soleil,

et pour l’atteindre aussi lointaine.

Les gens disent que je suis fou,

obsédé par son image,

par Dieu, je jure:

je ne suis ni fou ni ensorcelé.

De l’amour de Layla je me suis soigné

tel un buveur de vin

en buvant encore plus.

Imrul Qays (mort en 668)

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Le message – Mustafa Akkad (1976)

USA – EN ENTIER – 198 mn

Wikipedia : « Décrivant la vie du prophète de lIslam, Mahomet, ce film présente la particularité d’avoir été tourné simultanément en anglais et en arabe, avec des acteurs principaux différents selon les versions. Conformément à l’aniconisme de la tradition musulmane, Mahomet n’est jamais représenté. Il est représenté par la technique de la caméra subjective. Le même traitement est appliqué à Ali ibn Arabaqui « apparaît » dans le film.

Akkad rencontre la réticence des studios d’Hollywood à produire un film sur les origines de l’islam et a dû tourner son film avec des financements Koweitiens et saoudiens,le film a été tourné au Maroc et en grande partie en Libye. Akkad a pris conseil auprès de savants musulmans dans le but de respecter les croyances musulmanes, en particulier en ce qui concerne la représentation de Mahomet, au point de faire approuver son film par l’Université al-Azhar. Il voulait réaliser un film qui soit un « pont » entre la civilisation musulmane et l’occidentale.

« J’ai fait ce film car il représente un enjeu personnel. En outre, sa production est intéressante, il y a une histoire, une intrigue, une force dramatique. En tant que musulman vivant en Occident, je considère que c’est mon devoir de dire la vérité sur l’islam. C’est une religion qui comporte 700 millions de fidèles, et pourtant, on en sait si peu à son propos que s’en est surprenant. J’ai pensé que raconter cette histoire pouvait créer un pont avec l’Occident. »

Malgré ces précautions, certains cinémas où le film a été projeté ont reçu des menaces téléphoniques de la part de ceux qui pensent que le film était une offense contre Mahomet, bien que celui-ci ne soit jamais représenté autrement que par la technique de la caméra subjective. Malgré la qualité du film et la présence d’acteurs de renommée mondiale (Irène Papas, Anthony Quinn, etc.), le film est peu programmé par les chaînes de télévision, même dans les pays à forte population musulmane, à l’exception de la Turquie, l’Algérie et la Tunisie qui diffusent le film chaque année au moins une fois pendant la période du ramadan. »

 

Jenin, Jenin – Mohamed Bakri (2002)

FILM EN ENTIER – VOSTF – 50 mn 

Présentation sur le site ISM (The International Solidarity Movement):

« Mohammed Bakri, acteur et réalisateur palestinien, est né en 1953 à al-Bana en Palestine 48.

Contexte :
En avril 2002, Israël a lancé l’opération Rempart (Defensive Shield) et a envahi le camp de réfugiés palestiniens de Jenin, au sud de Nazareth. L’opération a duré 8 jours et faisait suite à une attaque suicide à la bombe dans la ville israélienne de Netanya. Israël a déployé 30.000 soldats de réserve contre une population de 33.000 réfugiés. L’armée a bouclé le camp et a refusé d’autoriser les journalistes et les organisations pour les droits de l’homme à y entrer, conduisant à une propagation rapide de rumeurs selon lesquelles l’armée s’était livrée à un massacre considérable. Divers chiffres sur le nombre de victimes ont circulé, allant de 50 à 500 civils et combattants palestiniens tués. Côté israélien, 23 soldats sont morts. A la fin de cette opération, plus de 10% du camp étaient rasés. La mission d’enquête des Nations Unies n’a jamais été autorisée à entrer.

Le documentaire

Mohammad Bakri s’est joint à une manifestation non violente pendant l’invasion, durant laquelle un ami acteur qui était à côté de lui a été blessé par les tirs de l’armée israélienne. Ceci a poussé Bakri à entrer secrètement dans le camp peu de temps après la fin de l’opération et à interroger ses habitants, jeunes et vieux, qui avaient été témoins du massacre. Le résultat de son travail est Jenin Jenin, documentaire qui raconte l’histoire des Palestiniens de Jenin, qui, sans lui, n’aurait pu être entendue par les médias internationaux à cause du bouclage du camp. Le documentaire n’a pas de narrateur, pas de voix hors champ, pas de guide et pas de commentaire du réalisateur. Bakri a dédié Jenin Jenin à son producteur, Iyad Samoudi, qui a été tué par les forces israéliennes dans le gouvernorat de Jenin peu de temps après la fin du tournage.

L’affaire en justice

Après trois projections en Israël, le Bureau israélien de notation des films (Israëli Film Ratings Board) (autrement dit la censure israélienne, ndt) a interdit le film. Les cinémathèques de Tel Aviv et Jérusalem l’ont projeté malgré l’interdiction. Bakri a porté l’interdiction devant la Cour suprême israélienne et a gagné. En appel, le jugement de la Cour suprême a été confirmé et, en août 2004, elle a réaffirmé sa décision, statuant que le Bureau de notation cinématographique « n’avait pas le monopole de la vérité. »

En février 2005, cinq soldats israéliens qui avaient pris part à l’opération Rempart ont poursuivi Bakri pour diffamation. Ces cinq soldats ne sont ni mentionnés ni montrés dans le film. Le juge du tribunal de district de Petah Tikva a débouté les soldats, indiquant que bien que le film diffame l’armée israélienne dans son ensemble, les cinq soldats n’étaient pas personnellement diffamés. L’avocat des soldats a dit plus tard qu’il envisageait de faire appel devant la Haute Cour de Justice.

En janvier 2010, Haaretz a rapporté que le Procureur Général Menachem Mazuz, qui doit prendre sa retraite ce mois-ci, avait exprimé son soutien pour l’appel des cinq soldats. Après une réunion avec les cinq soldats et leurs familles, Mazuz a reconnu que Bakri n’avait pas diffamé la population en général, mais seulement un groupe particulier. Si la Cour Suprême accepte cette position, alors chaque soldat pourra ouvrir des poursuites pénales contre le réalisateur. L’adhésion de Mazuz à ces poursuites civiles des soldats en tant qu’individus soulève la question, selon Bakri, de « pourquoi une telle décision arrive-t-elle si tard ? »

Pour la défense de Bakri

Jenin Jenin a reçu le prix du meilleur film au Festival International du Film de Carthage pour la réalisation de documentaire méditerranéen et le reportage.

Mohammad Bakri recevra l’ours de la liberté de parole au Festival International du Film de Berlin, la Berlinade.

Le Comité de Défense de Mohammad Bakri souligne que « l’importance de cette affaire va au-delà de Bakri en tant qu’individu », et met en lumière la répression de la liberté d’expression palestinienne. Choisir de montrer l’histoire des habitants de Jenin n’est pas un motif de censure.

De plus, le Comité ajoute que « pour son intégrité artistique et l’accent qu’il met sur les expériences et les récits de ses frères palestiniens, Mohammad Bakri court le risque d’une faillite financière potentielle face à de fallacieuses accusations judiciaires et des affirmations contestables de diffamation. »

Dans le contexte d’une occupation illégale de 4,5 millions de Palestiniens enCisjordanie et à Jérusalem, et de 1,5 de Palestiniens dans la Bande deGaza, la voix de Mohammad Bakri se lève contre la tentative, à l’intérieur d’Israël, de faire taire son expression artistique. Au risque personnel pour lui-même et pour sa famille, Bakri se bat seul, parmi tous les réalisateurs, pour encourager le débat, le libre choix et la créativité artistique indépendante.

Comme l’un des plus grands acteurs et réalisateurs en « Israël-Palestine » aujourd’hui, Bakri représente la lutte de son peuple pour parvenir à la liberté, à la justice et à l’égalité.

En un hommage rare à ses convictions personnelles, la Berlinale 2010 a décidé d’honorer Mohammad Bakri du Prix de la Libre Parole, dans la section Panorama, qui présente de nouveaux films de réalisateurs établis. Panorama a été créé par le réalisateur allemand bien connu Wieland Speck en 1992. C’est dans son esprit révolutionnaire que le prix sera remis à Mohammad Bakri.

Le jury comprend : Hiam Abbas (The Lemon Tree), Naomi Klein (The Shock Doctrine), John Grieson (Fig Tree), Udi Aloni (Forgiveness). «