Souvenir de Grasse – Jean Jacques Beryl (1973)

Jean Jacques Béryl – Souvenir de Grasse – 1973 – France – 25 mn – EN ENTIER

« Les Arabes se comportent dans la vieille ville comme en terrain conquis […], ces gens-là sont différents de nous, ils vivent la nuit […], c’est très pénible d’être envahi par eux » Hervé de Montmichel, maire de Grasse (1973)

Documentaire tourné à Grasse en 1973 suite à une manifestation de sans papiers réclamant « Liberté, Egalité, Papiers » qui provoque une chasse à l’homme raciste dans les rues de Grasse. Deux grands contributeurs du cinéma militant accompagnent Béryl sur ce film. Yann Le Masson (opérateur) qui a notamment réalisé J’ai huit ans (ICI sur le blog) sur la Guerre d’Algérie vue et dessinée par des enfants et qui fut censuré plus de 10 ans en France. Et Antoine Bonfanti (son) qui est un incontournable du cinéma militant et du cinéma direct, ayant par ailleurs énormément apporté dans des réalisations à l’étranger et ayant aussi, par exemple, formé des ingénieurs du son à Cuba ou encore en Angola pendant des périodes de secousse révolutionnaire.

1973. A Grasse, des travailleurs majoritairement tunisiens avaient déserté champs et chantiers pour réclamer des augmentations, la carte de travail, des logements décents, des visites médicales. Le 11 juin, alors qu’ils manifestent pour le troisième jour d’affilée, le maire les fait disperser par les pompiers municipaux, aidés de quelques commerçants. Puis, quelques heures plus tard, les gendarmes mobiles arrivent et la ratonnade dure plusieurs heures. Il y a des blessés, une cinquantaine de Tunisiens sont arrêtés. Le lendemain, des commerçants et des anciens combattants d’Afrique du Nord ainsi que des rapatriés se mobilisent contre ces manifestations«scandaleuses». Des dizaines d’ouvriers sont virés de leurs chantiers. Jean-Jacques Béryl, jeune réalisateur, découvre cette histoire dans le numéro 31 de Libération.C’est un lecteur niçois qui a écrit le témoignage, publié en une. Béryl descend à Grasse avec une caméra pour interroger cette histoire en cinéma direct. Il filme une réunion de travailleurs immigrés. Questionne des commerçants laissant filtrer un racisme ordinaire. Interroge des ouvriers dans leurs baraquements de la Bocca, quartier concentrant les immigrés entre Grasse et Cannes. (Libération)

 

C’est tout récemment (juin 2014) que Jean Jacques Beryl a mis en ligne sur YT le documentaire, sans doute à la faveur d’un intérêt relancé pour ce film ces derniers temps. En effet, pour la première fois depuis sa réalisation, le documentaire a été diffusé dans la ville de Grasse. Ce fut alors le Comité Akim Ajimi qui organisa la projection-débat pour la 5ème commémoration de la mort d’Abdel Hakim Ajimi, soit le samedi 11 mai 2013, en présence du réalisateur et de Mogniss H. Abdallah de l’agence IM’média. Hakim Ajimi fait partie des nombreuses victimes de la Police sans que cette dernière ne soit inquiétée de ses actes meurtriers. Un retour sur différentes videos, documentaires témoignant de ces crimes et injustices persistants et mobilisations en découlant a été fait ICI sur le blog, et qu’il faudrait d’ailleurs actualisé  …

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Pour un retour sur le film et son contexte de réalisation, je renvoie également au texte de Mogniss H. Abdallah (ICI), écrit dans la perspective de la journée du 11 mai 2013 déroulée à Grasse.

Suite à une citation de Bertolt Brecht, le documentaire évoque d’abord le registre carte postale de la France du sud, tel le charme d’une petite ville des Alpes Maritimes, en glissant ironiquement le refrain de la chanson de Charles Trenet « Douce France« . Le contenu qui suit fait voler en éclats ce  gai pittoresque. Très vite en effet le contraste vient non seulement par les affiches de type « halte à l’immigration » et les propos racistes d’habitants enregistrés vraisemblablement sur le marché, mais aussi et surtout par les témoignages des travailleurs maghrébins. La caméra démontre dans les premières minutes son intention de découvrir les conditions de vie des maghrébins de la ville, « embauchés » sur différents chantiers et logeant à la marge dans des conditions de bidonville. Beryl apparaît d’ailleurs à l’écran durant la quête d’informations quant à l’événement déroulé dans la ville il y a peu et rappelé aussi par quelques archives audiovisuelles de la manifestation des sans papiers locaux. C’est finalement le contenu d’une réunion de travailleurs maghrébins qui occupe la place centrale du documentaire en apportant les témoignages les plus clairs sur les conditions de vie, de travail et les droits égaux exigés. Au niveau du logement il y a aussi un français (cégétiste ?) qui fait remarquer combien le logement des immigrés en baraquements a été et est plus ignoble que le logement des militaires de la seconde guerre mondiale (entendons là les prisonniers de guerre). Ce qui n’est pas sans rappeler une des constantes du logement de la « reconstruction » d’après guerre mais que la mémoire officielle décrit le plus souvent comme découlant d’une simple crise de logement. Le système plus globalement discriminatoire qu’impliquait ces logements y est effet retiré, à la faveur de vagues conditions difficiles résultant d’un simple manque matériel d’après guerre. Ou comment « logement d’urgence » remplace la réalité d’un parcage de « bétail » pour reprendre la terminologie du même français prenant la parole dans le film.

Si la réunion des travailleurs relaie ainsi leurs conditions de vie et leurs revendications, le film contrebalance leurs propos avec ceux des bons citoyens de la ville. Beryl suscite également des propos de ces derniers sur la manifestation des arabes et répression qui a suivi, mais on sent bien là le malaise et l’hypocrisie latente. C’est une illustration en quelque sorte du racisme prégnant dans la ville mais pas directement assumé comme tel, emmitouflé parfois de raisons « nobles », tel l’intérêt commercial.

Le film évoque le racisme individuel mais le témoignage des immigrés traduit aussi un racisme d’Etat qu’implique leurs conditions de vie : droits du travail, accès aux soins etc. C’est un Etat de non droit et qui se poursuit de nos jours, favorisant toujours l’exploitation d’individus sans droits et soumis à la menace permanente de leur situation de sans papiers. Plus largement, outre l’économique, les propos traduisent aussi l’existence d’un clivage plus profond, et le « sudisme à la française » évoqué dans le texte référencé plus haut de Mogniss H. Abdallah n’est pas erroné. Il n’y a pas qu’un aveuglément sur l’inégalité, mais aussi une collaboration consciente à sa permanence.

Les dernières minutes du documentaire sombrent dans l’horreur en revenant sur la ratonnade qui avait sévit à Grasse par le biais de coupures de journaux qui évoquent les morts ailleurs, notamment à Marseille. Nous sommes en 1973 et c’est une vague de crimes racistes qui s’abat en France, visant particulièrement les Algériens. Parmi les mots de la presse soulignés à la fin de Souvenir de Grasse, il y en a un qui me frappe particulièrement : « noyé« . Douze ans après le massacre d’Etat des algériens du 17 octobre 1961 (documentaire de Panigel ICI sur le blog) et notamment noyés dans la Seine, il y a de la résonance et la France persiste. Le silence du crime couvre toujours, sauf quand les premiers concernés prennent la parole et/ou s’organisent. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard à ce que comme précisé plus haut le présent film ait été associé à la 5ème commémoration de la mort de Hakim Ajimi et du combat mené toujours en cours. 1973 c’est aussi les crimes policiers… Les crimes racistes perdurent, tout comme la non reconnaissance et ce que tout cela révèle. Souvenir de Grasse est également à ce titre un important film témoin d’une époque qui n’est pas si lointaine et reste d’actualité pour le présent, y compris en ces temps de récente commémoration des 30 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme (ICI sur le blog par exemple).

 

Enfin, pour conclure, il est à souligner que Jean Jacques Beryl a réalisé en 2013 le documentaire  L’Ordre Français : 17 octobre 1961 (présentation ICI). Et c’est à ce titre qu’il a été invité en octobre 2014 à une conférence-formation politique du Parti des Indigènes de la République intitulée « 17 octobre 1961, un crime d’Etat » :