Trois mélodrames de Chung Jin-Woo (1966)

Jung Jin-Woo, Corée du Sud, 1966

Après un long break, retour au patrimoine cinéma coréen via la chaîne You Tube Korean Classic Film. C’est avec intérêt que j’ai découvert ces trois films réalisés la même année par Chung Jin-Woo : Early rain, A student boarder et Gunsmoke. C’est en fait la découverte du formidable A day off (1968) de Lee Man-hee, cinéaste majeur d’après guerre, qui m’a fait bifurquer sur ce « triptyque » mélodramatique de Jin-woo par sa thématique sociale maussade : chômage, frustration, solitude, inégalité économique en période de modernisation. Les trois mélodrames de Jin-woo partagent une photographie soignée (notamment pour les séquences tournées dans la nature), une mise en scène dynamique et inventive tout en dégageant des similitudes dans leurs thématiques sociales.

Chung (Jung) Jin-woo a entamé une filmographie assez conséquente au début des années 1960, et a aussi été producteur en fondant la Woojin films en 1969. Alors que le cinéma coréen enregistrait le son de manière séparée en rejouant les dialogues etc (cela est flagrant dans nombreux films visibles sur la Korean Classic Film), Jin-woo a été un pionnier de l’enregistrement simultané. Si ses films sont surtout marqués par une emprise du mélodrame, il a aussi intégré d’autres genres comme l’érotisme. De manière générale son oeuvre comporterait une fibre sociale affirmée avec des thèmes comme les différences de classe, la séparation des deux Corée ou encore des problématiques féminines.

Classes sociales et modernisation

Au niveau des trois mélodrames relayés ci-dessous et que j’ai découvert sur deux jours, la teneur sociale est particulièrement frappante. D’une part la misère (Early rain contient une séquence de vol visuellement violente faisant penser au Voleur de bicyclette) et les disparités sociales (la maison bourgeoise et ses barbelés de Early Rain m’a fait penser au récent Parasite de Bong Joon-ho), d’autre part le conflit latent amené par la modernisation et l’américanisation provoquant finalement une explosion dans le film. Ainsi par exemple dans A student boarder où le conflit intérieur du personnage féminin principal se matérialise physiquement lors d’une séquence particulièrement saisissante filmée en nocturne dans une rue dominée par les enseignes du développement capitaliste. Cette implosion du personnage féminin découle du fort ressentiment du héros masculin vengeur. La confrontation avec la modernisation serait un aspect récurrent dans le mélodrame coréen de type shinpa apparu dans les années 1920 et plus ou moins présent dans les films des décennies suivantes (à part entière ou dans certains aspects mélodramatiques). A cet égard j’invite à parcourir un texte précieux de Lee Soon-jin, intitulé « The genealogy of Shinpa Melodramas in Korean Cinema » et traduit ICI sur le blog. Il est à noter que certains textes interprètent la résistance au cinéma de valeurs traditionnelles (incluant parfois le maintien du patriarcat) comme une incarnation de la résistance au colonialisme (puis à la modernisation capitaliste ?).

Personnages féminins en souffrance

Les souffrances féminines sont très présentes dans ces mélodrames avec des femmes qui subissent violemment le conflit provoqué par la modernisation et l’américanisation. La fin d’Early rain est particulièrement violente à cet égard, l’héroïne incarnée par la sublime Moon-hee y payant le prix fort de la désillusion, jusqu’à prendre de fouet la frustration du personnage masculin. D’ailleurs Early rain tend à indiquer un amour de l’héroïne plus sincère que l’homme pour qui la relation semble essentiellement envisagée comme une promotion sociale. Dans Gunsmoke, l’héroïne est écartelée entre d’une part un homme de la bonne société coréenne issue de la modernisation (là aussi incarnée par une maison bourgeoise à la Parasite) dans laquelle elle ne sent pas à l’aise, et d’autre part un homme à la marge et dont elle se sent socialement plus proche mais en même temps blessée par son désespoir. Dans A student boarder l’héroïne est condamnée par son ancien amant qui en quelque sorte, au-delà de la rupture amoureuse, la culpabilise d’avoir choisi la société bourgeoise et l’américanisation, une modernité dont il se tient résolument à l’écart tel que l’incarnent les deux plans ouvrant et terminant le film.

Mélodrames et hybridité des genres

Associé à « L’Âge d’Or » du cinéma sud-coréen, le mélodrame a été le genre dominant des années 1950 à 1972 avant de décliner avec la montée de l’autoritarisme du régime de Park Chung-hee qui s’est aussi appliquée à la production cinématographique par un renforcement de la censure. Si le mélodrame hollywoodien (mais réapproprié) et le shinpa ont pu influer sur le mélodrame coréen d’après guerre, des sources évoquent aussi l’impact de la notion coréenne du « Han ». C’est un terme non traduisible mais cette notion complexe est souvent décrite comme un fort sentiment d’amertume et flirtant avec l’esprit de révolte, soit au cinéma un pathos exprimé en résonance aux souffrances liées à la période coloniale (1910-1945), à la Guerre de Corée, à l’oppression du pouvoir étatique sud-coréen ou encore à la mutation sociétale brutale des décennies post guerre (modernisation, capitalisme …). Des auteurs mettent en avant le Han pour dégager un mélodrame spécifiquement national, d’autres le rapprochent de notions similaires présentes dans d’autres pays. Par ailleurs ce mélodrame sud-coréen d’après guerre, surtout à partir des années 60, inclut des incursions tel que le néoréalisme et le film noir, donnant lieu à une hybridité qui est ainsi présentée dans un texte de Kelly Y. Yeong :

« Les mélodrames de l’Âge d’Or sont en réalité pleins d’expérimentation, de déviation et d’énergie subversive. Ils regorgent de fissures narratives, de ruptures et d’hétérodoxie liées au genre et aux normes culturelles; avec intérêt, ils sont combinés avec des techniques narratives et de réalisation avancées ou inhabituelles. En d’autres termes, il semble que de telles narrations fascinantes de subversion culturelle vont de pair avec une maîtrise de la technologie cinématographique. Dans le même temps, les récits se déroulent à travers une hybridité des genres, allant encore une fois à l’encontre de nos conceptions reçues des conventions de genre pour créer plus d’œuvres nuancées qui semblent se refléter ou même jouer de manière subversive sur les règles de genre et les conventions du mélodrame.(…) Le mélodrame [post guerre] en tant que mode narratif n’est pas contraire au réalisme dans le cinéma coréen. Les « mélodrames » d’après-guerre sont en fait des films de genre indigénisés de cette catégorie occidentale. »

Kelly Y. Yeong, The spectacle of affect : postwar South Korean melodrama films

Dans les trois mélodrames de Jin-woo relayés ci-dessous, des ruptures de ton s’expriment à travers cette hybridité et le plus flagrant est l’incursion du film noir (c’est particulièrement manifeste dès les premières scènes post générique de A student boarder).

Casting de prestige

Pour ces trois mélodrames de 1966 Jin-woo dispose d’un casting vedette. Pour chacun, le héros masculin est incarné par Shin Seong-il, soit un monument du cinéma coréen. Le cinéaste contemporain Park Chan-wook le présente comme un incontournable de l’histoire du cinéma national : « S’il y a Toshiro Mifune au Japon, Marcello Mastroianni en Italie, Gregory Peck en Amérique et Alain Delon en France, nous avons Shin Seong-il. Pour tous les temps et lieux, il n’y a jamais eu de pays où l’industrie cinématographique et l’art dépendent tellement d’une seule personne. Sans comprendre Shin Seong-il, il est difficile de comprendre l’histoire du cinéma coréen ni l’histoire culturelle moderne coréenne. » (cité sur Wikipedia). Au niveau des personnages féminins, là aussi ce sont des actrices à la carrière importante et prolifique. Early rain, film étiqueté « jeunesse » et auréolé d’un gros succès à sa sortie, a lancé la carrière de Moon hee (alors âgée de 19 ans) mais stoppée dès 1971. Nam Jeong-im de Gunsmoke en est aussi à ses débuts en 1966 puisqu’elle tourne cette année là ses premiers films. Plus d’une centaine ont suivi jusque la fin des années 1970. Pour A student boarder, Kim Ji-mee était alors plus expérimentée que les précédentes avec déjà une cinquantaine de films à son actif et elle fait aussi partie des actrices phares de l’âge d’or du cinéma sud coréen.

Musique originale et chanson pop

Si le mélodrame de tendance shinpa a utilisé avec surenchère de la musique pré-existante, le mélodrame des années 60 semble avoir pris un tournant dans l’emploi musical avec la création de partitions originales. Ici, par exemple, Park Chun-suk a composé la musique de Early rain et Gunsmoke. L’autre point fort musical de ces mélodrames c’est la présence de la chanson pop et du jazz, par ailleurs un autre marqueur de l’américanisation de la société sud coréenne et dont on pourrait étudier l’éventuelle mise en tension avec l’emploi d’une musique plus traditionnelle, moins connotée de l’industrie du divertissement. Des chanteurs et chanteuses à succès de l’époque sont associés plus ou moins directement à ces trois films en partie destinés à la jeunesse. Dans Early rain se distingue dès l’ouverture, avec un retour périodique dans le film, une superbe chanson (mais non sous-titrée) de Patti Kim, de son vrai nom Kim Hye-ja, une chanteuse pop parmi les plus populaires en Corée dans les années 60-70 et qui se produisait même aux USA. Deux chanteuses interviennent dans Gunsmoke : Choi Yang-sook et Lima Kim. La seconde est même mêlée à la diégèse du film en interprétant sa chanson sur scène dans une séquence. Quant à A student boarder, c’est le chanteur Choi Hee-jun surnommé « le Nat King Cole de Corée » qui occupe une partie de la bande musicale. Musicien de swing jazz, il chantait parfois des chansons de ballades pop et était également très populaire. C’est sa chanson « A homestay student », sortie en 1965 et un des plus grands succès des années 60, qui est utilisée dans le film en accompagnement de l’errance du héros masculin. Les paroles disent (traduction approximative) : « La vie est un voyage sans fin. Nous sommes comme des nomades qui suivent la route qui nous attend, tout comme les nuages ​​se déplacent progressivement dans le ciel. Ne laissez pas vos émotions ou vos regrets vous retenir. Parcourez la route comme si les nomades suivaient la route devant eux. »

Je ne peux qu’encourager à découvrir ces trois opus de Chung Jin-woo qui personnellement me sont restés en mémoire après visionnage, au point de m’avoir incité à creuser sur l’équipe du film, le contenu thématique et l’expression formelle.

Early rain, 1966

Un jour de pluie, Cheol (Shin Seong-il), qui est un modeste mécanicien automobile, et Yeong-hui (Moon Hee), qui travaille comme femme de ménage au domicile de l’ambassadeur de France, se rencontrent par hasard. Cheol a un grand désir de réussir dans la vie. Il dit à Yeong-hui qu’il est le fils d’un homme d’affaires et prétend être le propriétaire d’une berline de luxe. Attirée par Cheol, Yeong-hui prétend également être la fille de l’ambassadeur de France, et les deux promettent de ne se rencontrer que les jours de pluie, lorsqu’elle pourra cacher sa véritable identité en portant un imperméable français cher. Cheol et Yeong-hui continuent de se rencontrer pour des rendez-vous romantiques sous la pluie et leur amour s’approfondit de jour en jour

 

A student boarder, 1966

Un homme est quittée par sa petite amie pour un autre homme après que son visage soit défiguré. L’homme subit une chirurgie plastique, puis retrouve sa vieille petite amie pour lui faire regretter ses actions passées.

 

Gunsmoke, 1966

Jin-u d’une famille riche et une tutrice privée chez lui sont amoureux, mais sa famille est contre leur mariage et l’envoie en Amérique. Avant son départ pour l’Amérique, ils organisent leur propre mariage et jurent d’aimer pour toujours.

Shinpa Melodramas in Korean Cinema (texte) – Lee Soon-jin

« The genealogy of Shinpa Melodramas in Korean Cinema », texte de Lee Soon-jin 

La chaîne You Tube Korean Classic Film est une formidable porte d’entrée sur le cinéma sud coréen tant il y a de films à découvrir en intégralité, parfois en version restaurée et toujours avec une option sous-titrage anglais (la « traduction automatique » en français des sous-titres est aussi très correcte). La somme de films est tellement massive (plus d’une centaine à ce jour !) qu’il est déroutant de se lancer dans ce patrimoine cinématographique, surtout si comme moi on a ni vécu et connaissance intime du pays ni repères sur le cinéma sud coréen ayant précédé les Park Chan-wook, Kim Ki-duk, Hong Sang-soo, Bong Joon-ho etc. Certes on peut toujours se greffer sur un film en cliquant « au hasard » mais personnellement j’essaie d’y aller avec « stratégie » en procédant par cycles ou par oeuvre particulièrement réputée. Par exemple, dans la foulée du mémorable Obaltan (Aimless Bullet) de Yu Yoon-mok (1961) – film présenté sur le blog – j’avais initié un cycle de films se déroulant sur des îles dont The seaside village à la superbe photographie (Kim Soo-yong, 1965), l’excellent Splendind outing (Kim Soo-yong, 1978) et l’étrange L’île d’I-eoh (Kim Ki-young, 1977).

Cette découverte du cinéma coréen peut s’accompagner et être creusée de la littérature disponible sur internet : blogs, écrits universitaires etc. Il est d’ailleurs à parier que ces écrits (souvent anglophones) qui permettent d’approfondir les visionnages vont aller crescendo ces prochaines années en parallèle à cette visibilité assez unique du cinéma sud coréen (en initiatives comparables il est à signaler le site de l’ONF pour le cinéma canadien et la récente chaîne You Tube Ceska Filmova Klasika pour le cinéma tchèque). Parmi les écrits à glaner sur internet, j’ai trouvé précieux ce texte de Lee Soon-jin tant le mélodrame shinpa ou son influence sont fréquents parmi les films publiés sur la chaîne Korean Classic Film, soit une bonne porte d’entrée pour travailler la réception de ces films, tant pour leurs formes que pour leurs thèmes. Je propose donc une traduction française de ce texte paru en anglais.

THE GENEALOGY OF SHINPA MELODRAMAS IN KOREAN CINEMA, 2007 

« Au début du 20ème siècle le terme « shinpa » se référait à la « nouvelle vague » de pièces de théâtre opposée au « vieux » théâtre. Le Shinpa était originaire du Japon et les troupes de shinpa dirigées par Im Sung-ku, Kim Do-san et Lee Ki-se ont produit des adaptations de pièces japonaises. Ces troupes de shinpa ont initié le cinéma en Corée coloniale avec les «kino- dramas » qui entrecoupent des pièces de théâtre avec des scènes filmées. Comme Im Hwa le souligne, « le recours à une autre forme d’art dans les premiers stades du cinéma coréen » (Chunchoo magazine, n°10, novembre 1941) a eu un impact énorme sur le cinéma coréen. Premièrement, les «rencontres» entre pièces de théâtre et films ont persisté pendant longtemps. Non seulement les kino-dramas mais aussi les prologues et les épilogues qui ont montré des scènes de films dans les théâtres, les spectacles d’attraction interprétés par des chanteurs et des danseurs au début des projections de films, et le son ainsi que des films muets qui étaient accompagnés de narrateurs ont tous prévalu largement et ont duré assez longtemps, même après la libération. Une nouvelle génération de films a émergé avec l’introduction de films sonores en 1935 et a poursuivi l’originalité du cinéma coréen. Pour eux, cela signifiait réduire sa dépendance au théâtre. Ils ont renommé la forme de cinéma qui dépendait toujours des pièces de théâtre comme shinpa et le considérait comme non artistique et démodé. La star du cinéma muet Na Woon-kyu représentait le shinpa. Son film sonore Arirang III (1936) a été accusé de « copier le théâtre shinpa » et Ohmongnyeo (1937) a été en fait critiqué pour son « ciblage des fans de basse classe pour vendre plus de billets » (journal Chosun Ilbo, 20 janvier 1937). Pendant cette période, le cinéma basé sur une forme d’art connue sous le nom de shinpa et les spectateurs qui appréciaient les projections de films intégrant la pièce de théâtre au film étaient nommés comme des fans de «basse classe ». Pourtant, tant qu’il désigne de nouvelles pièces de théâtre par opposition aux anciennes pièces de théâtre, le shinpa reflète les idées modernes qui étaient arrivées en Corée colonisée, bien que par transplantation. Le cinéma coréen qui s’est développé à partir du shinpa a hérité de la perspective moderne. Lee Young-il souligne que « tôt les films et pièces de théâtre ont partagé le schéma de la représentation d’un complot familial concernant un intellectuel qui a étudié à l’étranger », et que c’était « Une sorte de modernisme dans les kino-dramas » (2004, p. 65). Kang Younghee explique dans sa thèse de maîtrise de 1989 à l’Université de Séoul que « l’antinomie » est la principale caractéristique du shinpa. Antinomie, se référant à la contradiction ou l’opposition entre deux valeurs, décrit la douleur et confusion du public pris dans la lutte entre les prémodernes obsolètes et de nouvelles valeurs modernes. Le personnage principal du shinpa tombe dans un dilemme et son contexte fait généralement le choix pour lui. Le soi dépendant se sent impuissant, confus et troublé, et de tels sentiments conduisent au défaitisme et à l’émotivité excessive. En d’autres termes, le shinpa est une forme de mélodrame qui montre la collision des mondes moderne et prémoderne avec défaitisme et émotivité en Corée colonisée.

Tracer une ligne entre le mélodrame et le Shinpa : les films Shinpa à la fin des années 50. Lee Young-il divise les mélodrames des années 1950 en « mélodrame contemporain » et « shinpa »(2004, p. 248 et 266). Quelle est la différence entre les deux ? Comme le modificateur « contemporain » le suggère, la différence réside dans le rapport au temps. Après la libération, la Corée a été inondée de pop culture américaine, et après la guerre de Corée la Corée du Sud s’est rapidement américanisée. La Corée dépendait des États-Unis économiquement et culturellement. À la fin des années 1950, le public a appris la nouvelle mode des films américains et a commencé à établir de nouvelles sensibilités. Les mélodrames à la mode qui ont commencé avec Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) ont été le résultat de cette tendance. Cependant, une grande partie de la culture populaire était encore shinpa. Après les années 1930, le shinpa a été poursuivi par des troupes commerciales telles que Shinmudae et Chosunyeongeuksa, des pièces du Théâtre Dongyang telle que Being lucky neither at Cards nor at Love, et par les ensembles musicaux des maisons de disques. Le kino-drama a également persisté, bien qu’à la périphérie. Dans les années 1950, le kino-drama fait tout à coup un retour et rejoint le courant dominant du cinéma coréen. Lee Young-il fait référence à une inondation inattendue de shinpa dans cette période. Cependant, compte tenu de la continuité shinpa dans le théâtre, peut-être que ce développement n’est pas venu de nulle part. Pendant la période de restauration après la guerre, le cinéma coréen a connu une croissance exponentielle. Pendant cette période, des stars du théâtre se sont précipitées au grand écran à la recherche de public. De nombreux acteurs, producteurs, réalisateurs, directeurs artistiques et directeurs de la photographie avaient une formation théâtrale. Les intrigues de films ont été adaptées de pièces de théâtre et filmées en utilisant des compétences théâtrales. En d’autres termes, l’inondation shinpa des années 50 est le résultat du passage d’artistes de théâtre au cinéma. La star de théâtre Jeon Ok des années 50 en est un exemple typique. La direction de la troupe Baekjogageukdan, Jeon Ok et son mari, a établi une compagnie de cinéma et a adapté des pièces populaires dans des films tels que A Night of Harbour (Kim Hwa-rang, 1957), The Snow Falling Night (Ha Han-soo, 1958), Les larmes de Mokpo (Ha Han-soo, 1958) et La Berceuse (HaHan-soo, 1958). Ses films étaient connus comme des films shinpa typiques et se distinguaient des mélodrames de Hong Seong-ki et Kim Ji-mee. Jeon Ok elle-même, qui était expérimentée au théâtre avec le chant et la danse, semblait agir de manière exagérée, et les histoires de la période coloniale était considérées comme dépassée. Pourtant, ses films ont gagné la popularité, parce que la division nationale et la guerre de Corée ont fourni une nouvelle stimulation pour la production de shinpa. Le défaitisme et l’émotivité exagérée du shinpa ont continué dans les histoires de guerre. Le style particulier adapté du théâtre comprenait des décors standardisés, une mise-en-scène prolongée de longs plans, d’un jeu d’acteur et de maquillage exagérés, d’un fond musical pour susciter des émotions, des acteurs chantant, des monologues, et aussi beaucoup de narration en voix off.

Modernisation et shinpa dans les années 60 – Fait intéressant, le genre shinpa a de nouveau été marginalisé dans les années 60, comme c’était le cas dans les années 30. L’esprit d’entreprise et l’industrialisation de la fin des années 1950, l’essor d’une nouvelle génération de cinéastes y compris Shin Sang-ok, Kim Ki-young et Yu Hyun-mok, leurs théories de l’art cinématographique, l’émergence du cinéma hollywoodien classique comme quelque chose que le cinéma coréen devait apprendre, et l’esprit néo-réaliste, tout a combiné pour pousser dehors le shinpa. Avec le shinpa en train d’être condamné comme une gueule de bois coloniale, ses détracteurs n’ont jamais eu à se justifier. Le mélodrame familial et les films pour jeunes ont pris le dessus sur le shinpa. Forcé de quitter le cinéma, le shinpa n’a même pas pu retourner au théâtre parce que le cinéma avait pris le relais du théâtre comme divertissement phare dans les années 1950. En conséquence, le shinpa n’est resté que sous forme de fragments de mélodrames, ou comme simple style. Reste à savoir dans quelle mesure ce style shinpa a été utilisé dans n’importe quel film en particulier, parce que les critiques de cinéma contemporains ont sévèrement condamné toute trace de shinpa comme anachronique. Cependant, le shinpa a fait un autre retour à la fin des années 1960. Love me once again (1968, Jeong So-young) a marqué ce renouveau. Le retour du shinpa était encore violemment attaqué, mais le succès commercial de Love Me Once Again et ses suites étaient si grands qu’une telle critique pouvait facilement être ignorée. Les shinpa des années 60 étaient différents de leurs prédécesseurs à deux égards. Premièrement, ils ne dépendent pas de la rencontre avec la scène théâtrale. Bien que des caractéristiques des années 1950 telles que l’exagération de l’action, la narration illogique et la musique de fond excessive soient restées, le style shinpa du cinéma des années 1960 était plus cinématographique, utilisant le mouvement de la caméra, des zooms, des partitions musicales originales et des structures narratives de cause à effet. Cependant, ces caractéristiques étaient toujours considérées comme « de classe inférieure » dans les années 1960. Deuxièmement, le conflit de classe qui s’est développé avec l’industrialisation et l’oppression patriarcale sont apparus dans les films shinpa de l’époque. Lee Young-il souligne: « Alors que les shinpa de la période coloniale figuraient un militaire japonais ou un prêteur requin qui a pris le parti japonais, ceux des années 50 représentaient des prostituées dans des bidonvilles, et ceux des années 60 se situaient dans les salons ou la maison d’un président d’entreprise » (2004, p. 268). Dans ce salon ou maison d’un président d’entreprise vivait une parfaite famille bourgeoise composée d’un père compétent, d’une mère sage, et de beaux enfants. Les gens qui pourraient briser cette famille parfaite comme une mère célibataire ou des prostituées et leurs enfants ont été relégués en dehors de la société et ont dû souffrir de la pauvreté et des privations. Il n’y avait aucun espoir laissé pour le changement dans ce monde inégal. De tels défaitisme et émotivité ont créé un espace pour le retour du shinpa. Avec le public qui lutte contre la pauvreté et la privation tout comme les héros dans les films, le shinpa a de nouveau été dominant. La plupart des mélodrames sont simplement devenus des films shinpa, et même les films d’horreur et les films d’action ont adopté le style. Seuls quelques scénaristes et critiques qui avaient étudié les films modernes occidentaux et se percevaient eux-mêmes comme étant des artistes rationnels n’ont pas approuvé le retour au style shinpa.

Pour le public d’aujourd’hui, la plupart des films des années 1970, y compris même les films de la nouvelle génération de Lee Jang-ho, Kim Ho-sun et Ha Kilchong, sembleraient remplis de style shinpa. Cela montre que le concept répond à l’époque. Cependant, le public des années 1970 ne voyait pas ces films contemporains comme des shinpa. Si les films datés s’appelaient shinpa, alors tous les vieux films coréens seraient des shinpa. Parmi les caractéristiques déterminantes des films shinpa tels que le sens du temps, les connexions au théâtre, le pessimisme et une émotivité excessive, le dernier est le seul aspect reconnu par le public d’aujourd’hui en tant que shinpa. Ainsi, les critiques trouvent le style shinpa dans des mélodrames de 1997 ainsi que de derniers films comme A Moment to Remember (John H. Lee, 2004) et You’re my sunshine ! (Park Jin-pyo, 2005). Pourtant, si l’émotivité excessive était le seul facteur à caractériser le shinpa, la plupart des mélodrames entrerait dans la catégorie. Alors que le shinpa est un mot-clé important dans l’histoire du cinéma coréen, il est peut-être devenu trop vide pour être utile à la compréhension du cinéma d’aujourd’hui. »

Lee Soon-jin, 2007

Obaltan (Aimless bullet) – Yun-Mok Yu (1961)

Yun-Mok Yu – Obaltan (Aimless bullet) – 1961 – Corée du Sud – 107 mn

« Sortons d’ici ! »

Parmi les possibilités de découvrir des filmographies et des auteurs grâce à internet, il est à signaler la chaîne YT « Korean film archive » (issue de l’organisme du même nom créé en 1974 en Corée du Sud) qui met en ligne des dizaines de films du patrimoine coréen réalisés des années 30 aux années 80 et pouvant être vus intégralement avec une option sous-titrage anglais. C’est ainsi que j’ai pu découvrir ce film de Yu particulièrement réputé à une échelle internationale, malgré une filmographie nationale coréenne largement méconnue en dehors de l’Asie. La version visible de nos jours est tirée de la seule copie conservée, sur laquelle ont été insérés des sous-titres anglais.

Le salaire d’un comptable public est beaucoup trop petit pour lui même et soutenir sa famille. Cependant il doit subvenir aux besoins de sa mère sénile et traumatisée par la guerre, de sa femme enceinte mal nourrie, d’un frère cadet qui ne travaille pas, de sa sœur célibataire qui se prostitue avec les étrangers et de deux jeunes enfants. »

Affiche de Obaltan, traduit « Aimless bullet » en anglais (« sans but »)  

 

En renvoyant à l’errance, le titre lui-même du film indique une influence majeure du néoréalisme italien que le réalisateur Yun-Mok Yu a par ailleurs clairement mentionné. Nous retrouvons par exemple l’attachement à un certain réalisme documentaire autour de la misère sociale ou encore une errance des personnages sans réel trame narrative à part un hold-up brièvement traité à l’image. La parenté avec un film comme Le voleur de bicyclette (De Sica, 1948) est assez marquée. Alors que Yu est souvent considéré comme le « père du réalisme coréen », ici cette filiation est d’autant plus frappante que le cadre du film se situe peu après la Guerre de Corée (1950-53). Ainsi une décennie après le premier néoréalisme italien, à son tour la Corée présente avec Obaltan/Aimless bullet un cinéma d’après guerre marqué d’un fort pessimisme. Cette tonalité sombre découle aussi du matériau originel, à savoir l’adaptation d’un roman coréen publié en 1959 (Obaltan de Lee Beom-Seon) qui porte un pessimisme social alors fréquent dans la littérature coréenne d’après guerre.

Le film se déroule principalement dans le quartier Haebang-chon de Seoul (« Liberté village »), un bidonville d’après guerre habité par des réfugiés de Corée du nord et des sud-coréens de retour (dont nombreux soldats), quartier où l’armée américaine établit aussi un bureau. Outre par la présence de ces populations, le film enracine clairement le contexte social : chômage, misère, désespoir. Il est souvent écrit sur internet que ce film fut censuré, ce qui est vrai mais pas au moment de sa première sortie. C’est dans la foulée du putsch militaire de Park Shung-Hee entrepris en mai 1961 que Obaltan fut interdit (jusque 1963), avec deux raisons principalement avancées par le pouvoir selon le témoignage du cinéaste Yu : d’une part le personnage de la grand-mère et son refrain obsédant « allons-y, allons-y ! » qui fut interprété comme « retournons en Corée du Nord »; d’autre part la dimension sociale du film beaucoup trop sombre. Alors comment Obaltan a pu sortir sans censure en avril 1961 ? Pour cela je reviens sur le contexte de réalisation qui éclaire également sur les parti-pris formels et thématiques du film.  

Le tournage d’Aimless bullet aurait démarré en 1960, durant les derniers mois de présidence de Syngman Rhee. Au pouvoir de la Première République depuis 1948 et réélu à trois reprises, ce dernier était une caution anti-communiste pour les USA tout en exerçant un pouvoir de plus en plus autoritaire. Des mesures de censure s’appliquaient au niveau du cinéma mais durant les années 50 la gouvernance de Rhee a tout de même contribué à une impulsion quantitative et qualitative du cinéma sud coréen en l’exonérant d’impôts et en le rattachant au Ministère de l’Education en 1955 (et non plus la Défense), ce qui a valu le qualificatif de « Premier Âge d’Or » pour la période 1953-1962. Y émergeaient des départements cinéma dans les universités, des genres, des stars ou encore un grand complexe de studios (à Anyang, alors le plus vaste d’Asie !). Dénué de critique, embellissant la réalité plus qu’il ne la révèle ou la questionne, relevant de l’entertainment, c’est sans doute un tel cinéma de studio que pourrait identifier et critiquer une séquence d’Aimless bullet où le jeune frère Young-ho, ancien soldat, va au studio « Asian Company » pour obtenir un rôle dans un film comportant un personnage de soldat blessé, comme lui. Dans cette scène on sent un certain confort économique (tout relatif comparé à d’autres cinémas !) et artistique, tel un dérivé d’Hollywood auquel peut renvoyer le personnage de l’actrice dont le modèle semble la starification des grands studios américains, personnage en net contraste avec la sœur prostituée des deux personnages principaux et qui vend son corps aux soldats étrangers pour survivre (dans un passé récent, la prostitution de survie était articulée à la présence impérialiste japonaise…). Obaltan écorche ce cinéma de convention à travers la réaction de l’ancien soldat écœuré qu’on puisse faire un spectacle, un divertissement (voire une propagande ?) de son vécu; comme si non seulement ce cinéma ne contribuait pas à améliorer les conditions de vie mais en plus se nourrissait de la morne réalité pour s’épanouir économiquement.  On pourrait voir le film de Yu comme une antithèse à ce cinéma de studio séparé du monde, faisant écho à d’autres cinématographies ayant pris le chemin des « nouvelles vagues » à la suite du néoréalisme italien.

« Un réalisateur comme Yu Hyun-mok (voir son interview fleuve dans le numéro de « Cinemaction » consacré aux cinémas d’Asie orientale), le parrain du réalisme en Corée, a tout simplement inventé le néo-réalisme coréen dans son film Obaltan en 1961, pendant la révolution étudiante. L’histoire du cinéma coréen est parsemée de films «ovnis » qui sont des balises servant de repères aux cinéastes actuels. Yu Hyun-mok est probablement celui qui, comme Abel Gance en France, a montré comment on peut bouleverser le cinéma commercial de l’intérieur et secouer la censure (voir aussi son film expérimental Empty Dream de 1965). C’est aussi grâce à quelqu’un comme lui que le cinéma est devenu digne d’intérêt pour les intellectuels en Corée. D’un point de vue esthétique, le cinéma des années 50-60 en Corée était l’équivalent de notre période de « qualité française ». On en retrouve des traces dans le cinéma des grandes compagnies qui dominent le marché actuellement. L’attention aux décors et l’argent qui se voit sur l’écran en est une ; le star system écrasant en est une autre ; les scénarios dominant l’art de l’image en sont aussi une trace. Comme en France, on n’y lisait que peu la situation – socialement dramatique – du pays, qui allait aboutir à la révolution étudiante et au coup d’état militaire de 1961. C’est peut-être aussi le cas aujourd’hui. Après le réalisme social et politique des années 80-90, voici venu le temps des grandes fresques nationales, aux idées bien plus abstraites. »

Antoine Coppola, interview publiée sur le site « Il était une fois le cinéma ».

Alors que le tournage d’Aimless bullet était rendu difficile par le manque de moyens (des acteurs et membres d’équipe touchent aucun salaire), le pouvoir fut alors secoué par un mouvement social se composant notamment d’ouvriers et étudiants qui s’opposaient aux élections de mars 1960 (aboutissant à la réélection de Rhee). Un manifestant étudiant fut tué par une bombe lacrymo, ce qui déclencha une plus grande ampleur du mouvement incluant la mort d’autres opposants. Rhee finit par démissionner en avril 1960 et laissa place à la proclamation d’une deuxième République, de type régime parlementaire et gouvernée par l’opposant Yun Po-Sun. S’ouvrait alors une brève parenthèse jusqu’au putsch militaire d’avril 1961 qui voit le retour à un pouvoir très autoritaire opérant un contrôle économique et idéologique renforcé sur l’expression cinématographique. Avant cela, outre la liberté de presse, la Deuxième République créa une structure civile chargée de superviser la production cinématographique avec le slogan « Liberté de parole et d’expression« . Ce contexte était nouveau par rapport aux périodes d’occupation japonaise et américaine. En quelques mois cela profitait non seulement à l’émergence d’un film comme Obaltan mais également à un autre grand film du patrimoine coréen qui a fait l’objet d’une restauration dans les années 2000 (par la World Cinema Fondation de Scorsese) et alors largement projeté en Occident : La servante de Kim Ki-Young, film qui fait exploser et s’amuse avec les conventions de genre alors en vogue dans le dynamisme des années 50. Ces deux œuvres sont souvent citées parmi les meilleurs films sud-coréens…

La servante (Kim Ki-Young, 1960), film intégral en VO sous-titrée anglais :

 

C’est donc à la faveur d’un contexte social plus libre que Yu a pu poursuivre le tournage d’Aimless Bullet en accentuant l’orientation sociale critique, la rendant plus explicite. Achevé en avril 1961, il a pu connaître de premières projections peu avant le coup d’Etat de mai 1961. D’après le livre The changing face of korean cinema 1960 to 2015 (Aegyung Shim, Brian Yecies) qui s’appuie sur les souvenirs du cinéaste quant à la diffusion du film au cinéma de Gukje, Aimless bullet connut un enthousiasme critique en particulier dans les milieux intellectuels (universitaires, journalistes…) mais n’eut pas de succès populaire, ne suscitant par exemple qu’une venue modérée des spectateurs de classe moyenne.  Après le coup d’Etat de mai 1961, une re-sortie fut envisagée mais Aimless Bullet n’obtint pas sa licence d’exploitation. On était en juillet 1961, c’était le premier film interdit du régime de Park Chung-Hee. Après démarches d’un universitaire américain auprès des autorités sud-coréennes, Obaltan put être présenté au Festival du Film de San Francisco de 1963. C’est de la copie projetée ce jour là qu’est issue la version visible de nos jours, d’où le sous-titrage anglais incrusté.

Outre le contexte et l’héritage du néoréalisme italien qui ont été mis en avant dans cette présentation du film, il est à souligner que Aimless bullet dépasse la seule pertinence d’une thématique sociale abordée de front. Yu y déroule également un style dynamique, parfois proche de l’expressionnisme allemand. Une expressivité qui amplifie la noirceur de ce tableau d’après guerre, la face sombre d’une Corée jusqu’alors absente (?) des écrans. Il semblerait que le cinéaste ait amplifié ses expérimentations formelles dans la suite de sa filmographie.

Film intégral en VO sous-titrée anglais, VERSION RESTAURÉE :