Danse sous la pluie – Bostjan Hladnik (1961)

Bostjan Hladnik – Danse sous la pluie (Ples v dezju) – Slovénie – 1961 – 98 mn

Histoire d’amour entre Peter, professeur d’école et peintre à ses heures perdues, et Marusa, une comédienne de théâtre. Tous deux portent des illusions par rapport à une réalité décevante.

Peter (Miha Balo) et Marusa (l’excellente Dusa Pockaj)

photo

Le hasard veut que dernièrement je découvrais et relayais ICI sur le blog un film yougoslave réalisé en 1964 par le cinéaste croate Varoslav Mimica. Outre le fond politique critique (un pessimisme proche de la Vague Noire yougoslave à travers la désillusion de la révolution), il y était aussi question d’une narration moderne se rapprochant des nouvelles vagues européennes. Or cet aspect est encore plus saisissant dans ce film yougoslave de… 1961 (!), réalisé par le cinéaste slovène Bostjan Hladnik.

Adapté d’un roman du slovène Dominik Smole, Danse sous la pluie est produit par le studio Triglav Film, créé en 1946 et dont le nom provient du plus haut sommet de Slovénie (le Triglav dans les Alpes juliennes). Le studio ferme en 1966 et ses locaux seront récupérés par un autre grand studio slovène, Viba Film (producteur de films de Pavlovic par exemple, tel L’ennemi). Au Festival de Pula 1961 (un après que ce festival implanté en Croatie fut destiné à l’ensemble du cinéma yougoslave), Hladnik est récompensé d’un prix spécial pour le meilleur réalisateur, et Dusa Pockaj (Marusa) d’un Arena d’or de la meilleure actrice. Cette dernière, fantastique dans ce film, est issue du théâtre. Membre du Théâtre National de Ljubljana jusque sa mort en 1982, elle a participé à plusieurs films.

 

Film intégral en VO non sous-titrée :

(pour le voir avec sous-titres en français : télécharger le lien de la video ICI et les sous-titres ICI)

 

Avant la réalisation de ce film, poursuivant ses études à l’IDHEC à Paris (1957-60), Bostjan Hladnik a été amené à faire des stages sur trois films de Claude Chabrol (Les cousins, A double tour et Les bonnes femmes), Les jeux d’amour de Philippe de Broca et Katia de Robert Siodmak. Soit une proximité avec la Nouvelle Vague française qui a sans doute influé sur sa filmographie et notamment son premier long métrage, un mélodrame noir dont la profonde désillusion n’est pas éloignée des Bonnes femmes de Chabrol par exemple (malgré l’échec commercial lors de sa sortie, ce film eut un écho positif sur nombreux cinéastes). D’ailleurs Chabrol était admiré par Zivojin Pavlovic, un cinéaste serbe de la Vague Noire yougoslave qui réalisa quelques films pour la Viba Film (Ljubljana). Lors d’une visite en France organisée par les Arts décoratifs où étudiait le serbe, Pavlovic obtint même une interview de Chabrol par l’intermédiaire de Hladnik qui était alors assistant réalisateur sur A double tour. Et dans une interview de 1984, Pavlovic rappelle combien la Nouvelle Vague Française avait influé sur le nouveau cinéma yougoslave et qu’elle « offrait un grand soutien moral en général« . Là où la plupart des collègues yougoslaves de la Vague Noire vouaient surtout une admiration pour les films de Godard ou Truffaut, Pavlovic avait une préférence pour Claude Chabrol.

Danse sous la pluie décline une approche formelle nouvelle dans le cinéma yougoslave à travers une narration chamboulée, faite d’incursions de rêves. La fluidité entre réalité et rêve est d’ailleurs impressionnante, au point de dégager une atmosphère étrange, surréaliste où l’intériorité des personnages et le caractère désespéré du réel apparaissent avec force. Si bien sûr un cinéaste comme Bunuel a également dû influé sur la démarche cinématographique de Hladnik, pour ma part j’ai pensé à un cinéaste polonais qui en 1961 reste encore relativement « sage » par rapport à la suite de sa filmographie : Wojciech Has. Pas de connexion directe entre les deux cinéastes mais une similitude ancrant bien la période. Artisan d’un cinéma d’une grande noirceur (tel le terrible Le Noeud coulant en 1957 !) et sans doute aussi impacté par la Nouvelle Vague française, Has a  progressivement développé une narration complexe et un aspect visuel empreint de surréalisme. De ce point de vue son célèbre Le manuscrit de Saragosse (1965) marque un tournant de sa filmographie, mais déjà auparavant ses films comportaient des éléments annonciateurs. Ainsi L’art d’être aimée (1963, édité en DVD par Malavida) dont la narration structurée en retours dans le passé s’exprime de manière étonnante. Je pense surtout à la séquence d’ouverture : alors que le personnage principal est situé dans son présent au bord d’un comptoir de bar et que sa voix intérieure évoque le passé, soudainement ce dernier surgit comme s’il s’agissait du même lieu, de la même temporalité. En effet l’actrice se retourne vers nous et le plan suivant est situé dans un moment clé de son passé. Une impression particulière est causée par cette mise en scène qui crée comme une unité entre présent et passé. Or ce surgissement particulier d’images d’un autre statut (le passé) dans le réel du personnage, presque mis dans le même plan – un aspect de plus en plus élaboré dans la mise en scène de Has au fil de son oeuvre –  est fréquent dans le film de Hladnik où l’apparition du passé et des rêveries dégagent une atmosphère surréaliste.

Séquence d’ouverture de L’Art d’être aimée (Wojiech Has, Pologne, 1963) :

(Felicja évoque le passé)

Extrait de Danse sous la pluie :

(En présence de son voisin, Peter évoque un passé remontant à son enfance)

 

Comme évoqué dans la présentation du film yougoslave du croate Mimica intitulé Prométhée de l’île Visevica (ICI sur le blog), cette narration nouvelle est également une expérimentation à l’oeuvre dans d’autres nouvelles vagues des cinématographies d’Europe de l’Est, tel chez le tchécoslovaque Jan Nemec dans Les diamants de la nuit (dès 1958 !)Qu’il y ait ainsi des similitudes entre cinématographies influencées par la Nouvelle Vague (avec leurs différences aussi !) interroge également sur les possibles connections entre ces nouvelles vagues européennes qui aient pu se faire indépendamment de la seule influence française.  A cet égard, il y a un exemple dans l’ouvrage intitulé A companion to eastern european cinemas qui parmi les connections de la Vague Noire Yougoslave évoque un rapprochement fort intéressant entre le nouveau cinéma yougoslave et la nouvelle vague polonaise. L’auteur y mentionne la Série Noire des documentaires réalisés dans les années 50 par l’école de documentaire polonaise comme ayant eu forte influence sur les cinéastes yougoslaves de la Vague Noire.  Les premiers documentaires de Krsto Papic ou encore Zelimir Zilnik peuvent en effet montrer des similitudes du point de vue formel ou thématique.

Ainsi il y avait une ébullition générale qu’on ne peut cantonner dans une seule direction, et même réduire à une pâle imitation de processus expérimentés ailleurs. Ce film yougoslave de 1961 témoigne ainsi d’une période faite d’influences réciproques tout en laissant place à une expressivité propre qui se décline aussi à l’échelle d’une cinématographie nationale. En tout cas Danse sous la nuit est considéré comme avoir eu un impact certain dans le cinéma yougoslave. Ce dernier donne lieu à des films liés à l’émergence des nouvelles vagues (directement ou indirectement) tout en créant un langage formel et des thématiques propres, notamment en lien avec leur contexte politique, social et culturel.