Shinpa Melodramas in Korean Cinema (texte) – Lee Soon-jin

« The genealogy of Shinpa Melodramas in Korean Cinema », texte de Lee Soon-jin 

La chaîne You Tube Korean Classic Film est une formidable porte d’entrée sur le cinéma sud coréen tant il y a de films à découvrir en intégralité, parfois en version restaurée et toujours avec une option sous-titrage anglais (la « traduction automatique » en français des sous-titres est aussi très correcte). La somme de films est tellement massive (plus d’une centaine à ce jour !) qu’il est déroutant de se lancer dans ce patrimoine cinématographique, surtout si comme moi on a ni vécu et connaissance intime du pays ni repères sur le cinéma sud coréen ayant précédé les Park Chan-wook, Kim Ki-duk, Hong Sang-soo, Bong Joon-ho etc. Certes on peut toujours se greffer sur un film en cliquant « au hasard » mais personnellement j’essaie d’y aller avec « stratégie » en procédant par cycles ou par oeuvre particulièrement réputée. Par exemple, dans la foulée du mémorable Obaltan (Aimless Bullet) de Yu Yoon-mok (1961) – film présenté sur le blog – j’avais initié un cycle de films se déroulant sur des îles dont The seaside village à la superbe photographie (Kim Soo-yong, 1965), l’excellent Splendind outing (Kim Soo-yong, 1978) et l’étrange L’île d’I-eoh (Kim Ki-young, 1977).

Cette découverte du cinéma coréen peut s’accompagner et être creusée de la littérature disponible sur internet : blogs, écrits universitaires etc. Il est d’ailleurs à parier que ces écrits (souvent anglophones) qui permettent d’approfondir les visionnages vont aller crescendo ces prochaines années en parallèle à cette visibilité assez unique du cinéma sud coréen (en initiatives comparables il est à signaler le site de l’ONF pour le cinéma canadien et la récente chaîne You Tube Ceska Filmova Klasika pour le cinéma tchèque). Parmi les écrits à glaner sur internet, j’ai trouvé précieux ce texte de Lee Soon-jin tant le mélodrame shinpa ou son influence sont fréquents parmi les films publiés sur la chaîne Korean Classic Film, soit une bonne porte d’entrée pour travailler la réception de ces films, tant pour leurs formes que pour leurs thèmes. Je propose donc une traduction française de ce texte paru en anglais.

THE GENEALOGY OF SHINPA MELODRAMAS IN KOREAN CINEMA, 2007 

« Au début du 20ème siècle le terme « shinpa » se référait à la « nouvelle vague » de pièces de théâtre opposée au « vieux » théâtre. Le Shinpa était originaire du Japon et les troupes de shinpa dirigées par Im Sung-ku, Kim Do-san et Lee Ki-se ont produit des adaptations de pièces japonaises. Ces troupes de shinpa ont initié le cinéma en Corée coloniale avec les «kino- dramas » qui entrecoupent des pièces de théâtre avec des scènes filmées. Comme Im Hwa le souligne, « le recours à une autre forme d’art dans les premiers stades du cinéma coréen » (Chunchoo magazine, n°10, novembre 1941) a eu un impact énorme sur le cinéma coréen. Premièrement, les «rencontres» entre pièces de théâtre et films ont persisté pendant longtemps. Non seulement les kino-dramas mais aussi les prologues et les épilogues qui ont montré des scènes de films dans les théâtres, les spectacles d’attraction interprétés par des chanteurs et des danseurs au début des projections de films, et le son ainsi que des films muets qui étaient accompagnés de narrateurs ont tous prévalu largement et ont duré assez longtemps, même après la libération. Une nouvelle génération de films a émergé avec l’introduction de films sonores en 1935 et a poursuivi l’originalité du cinéma coréen. Pour eux, cela signifiait réduire sa dépendance au théâtre. Ils ont renommé la forme de cinéma qui dépendait toujours des pièces de théâtre comme shinpa et le considérait comme non artistique et démodé. La star du cinéma muet Na Woon-kyu représentait le shinpa. Son film sonore Arirang III (1936) a été accusé de « copier le théâtre shinpa » et Ohmongnyeo (1937) a été en fait critiqué pour son « ciblage des fans de basse classe pour vendre plus de billets » (journal Chosun Ilbo, 20 janvier 1937). Pendant cette période, le cinéma basé sur une forme d’art connue sous le nom de shinpa et les spectateurs qui appréciaient les projections de films intégrant la pièce de théâtre au film étaient nommés comme des fans de «basse classe ». Pourtant, tant qu’il désigne de nouvelles pièces de théâtre par opposition aux anciennes pièces de théâtre, le shinpa reflète les idées modernes qui étaient arrivées en Corée colonisée, bien que par transplantation. Le cinéma coréen qui s’est développé à partir du shinpa a hérité de la perspective moderne. Lee Young-il souligne que « tôt les films et pièces de théâtre ont partagé le schéma de la représentation d’un complot familial concernant un intellectuel qui a étudié à l’étranger », et que c’était « Une sorte de modernisme dans les kino-dramas » (2004, p. 65). Kang Younghee explique dans sa thèse de maîtrise de 1989 à l’Université de Séoul que « l’antinomie » est la principale caractéristique du shinpa. Antinomie, se référant à la contradiction ou l’opposition entre deux valeurs, décrit la douleur et confusion du public pris dans la lutte entre les prémodernes obsolètes et de nouvelles valeurs modernes. Le personnage principal du shinpa tombe dans un dilemme et son contexte fait généralement le choix pour lui. Le soi dépendant se sent impuissant, confus et troublé, et de tels sentiments conduisent au défaitisme et à l’émotivité excessive. En d’autres termes, le shinpa est une forme de mélodrame qui montre la collision des mondes moderne et prémoderne avec défaitisme et émotivité en Corée colonisée.

Tracer une ligne entre le mélodrame et le Shinpa : les films Shinpa à la fin des années 50. Lee Young-il divise les mélodrames des années 1950 en « mélodrame contemporain » et « shinpa »(2004, p. 248 et 266). Quelle est la différence entre les deux ? Comme le modificateur « contemporain » le suggère, la différence réside dans le rapport au temps. Après la libération, la Corée a été inondée de pop culture américaine, et après la guerre de Corée la Corée du Sud s’est rapidement américanisée. La Corée dépendait des États-Unis économiquement et culturellement. À la fin des années 1950, le public a appris la nouvelle mode des films américains et a commencé à établir de nouvelles sensibilités. Les mélodrames à la mode qui ont commencé avec Madame Freedom (Han Hyung-mo, 1956) ont été le résultat de cette tendance. Cependant, une grande partie de la culture populaire était encore shinpa. Après les années 1930, le shinpa a été poursuivi par des troupes commerciales telles que Shinmudae et Chosunyeongeuksa, des pièces du Théâtre Dongyang telle que Being lucky neither at Cards nor at Love, et par les ensembles musicaux des maisons de disques. Le kino-drama a également persisté, bien qu’à la périphérie. Dans les années 1950, le kino-drama fait tout à coup un retour et rejoint le courant dominant du cinéma coréen. Lee Young-il fait référence à une inondation inattendue de shinpa dans cette période. Cependant, compte tenu de la continuité shinpa dans le théâtre, peut-être que ce développement n’est pas venu de nulle part. Pendant la période de restauration après la guerre, le cinéma coréen a connu une croissance exponentielle. Pendant cette période, des stars du théâtre se sont précipitées au grand écran à la recherche de public. De nombreux acteurs, producteurs, réalisateurs, directeurs artistiques et directeurs de la photographie avaient une formation théâtrale. Les intrigues de films ont été adaptées de pièces de théâtre et filmées en utilisant des compétences théâtrales. En d’autres termes, l’inondation shinpa des années 50 est le résultat du passage d’artistes de théâtre au cinéma. La star de théâtre Jeon Ok des années 50 en est un exemple typique. La direction de la troupe Baekjogageukdan, Jeon Ok et son mari, a établi une compagnie de cinéma et a adapté des pièces populaires dans des films tels que A Night of Harbour (Kim Hwa-rang, 1957), The Snow Falling Night (Ha Han-soo, 1958), Les larmes de Mokpo (Ha Han-soo, 1958) et La Berceuse (HaHan-soo, 1958). Ses films étaient connus comme des films shinpa typiques et se distinguaient des mélodrames de Hong Seong-ki et Kim Ji-mee. Jeon Ok elle-même, qui était expérimentée au théâtre avec le chant et la danse, semblait agir de manière exagérée, et les histoires de la période coloniale était considérées comme dépassée. Pourtant, ses films ont gagné la popularité, parce que la division nationale et la guerre de Corée ont fourni une nouvelle stimulation pour la production de shinpa. Le défaitisme et l’émotivité exagérée du shinpa ont continué dans les histoires de guerre. Le style particulier adapté du théâtre comprenait des décors standardisés, une mise-en-scène prolongée de longs plans, d’un jeu d’acteur et de maquillage exagérés, d’un fond musical pour susciter des émotions, des acteurs chantant, des monologues, et aussi beaucoup de narration en voix off.

Modernisation et shinpa dans les années 60 – Fait intéressant, le genre shinpa a de nouveau été marginalisé dans les années 60, comme c’était le cas dans les années 30. L’esprit d’entreprise et l’industrialisation de la fin des années 1950, l’essor d’une nouvelle génération de cinéastes y compris Shin Sang-ok, Kim Ki-young et Yu Hyun-mok, leurs théories de l’art cinématographique, l’émergence du cinéma hollywoodien classique comme quelque chose que le cinéma coréen devait apprendre, et l’esprit néo-réaliste, tout a combiné pour pousser dehors le shinpa. Avec le shinpa en train d’être condamné comme une gueule de bois coloniale, ses détracteurs n’ont jamais eu à se justifier. Le mélodrame familial et les films pour jeunes ont pris le dessus sur le shinpa. Forcé de quitter le cinéma, le shinpa n’a même pas pu retourner au théâtre parce que le cinéma avait pris le relais du théâtre comme divertissement phare dans les années 1950. En conséquence, le shinpa n’est resté que sous forme de fragments de mélodrames, ou comme simple style. Reste à savoir dans quelle mesure ce style shinpa a été utilisé dans n’importe quel film en particulier, parce que les critiques de cinéma contemporains ont sévèrement condamné toute trace de shinpa comme anachronique. Cependant, le shinpa a fait un autre retour à la fin des années 1960. Love me once again (1968, Jeong So-young) a marqué ce renouveau. Le retour du shinpa était encore violemment attaqué, mais le succès commercial de Love Me Once Again et ses suites étaient si grands qu’une telle critique pouvait facilement être ignorée. Les shinpa des années 60 étaient différents de leurs prédécesseurs à deux égards. Premièrement, ils ne dépendent pas de la rencontre avec la scène théâtrale. Bien que des caractéristiques des années 1950 telles que l’exagération de l’action, la narration illogique et la musique de fond excessive soient restées, le style shinpa du cinéma des années 1960 était plus cinématographique, utilisant le mouvement de la caméra, des zooms, des partitions musicales originales et des structures narratives de cause à effet. Cependant, ces caractéristiques étaient toujours considérées comme « de classe inférieure » dans les années 1960. Deuxièmement, le conflit de classe qui s’est développé avec l’industrialisation et l’oppression patriarcale sont apparus dans les films shinpa de l’époque. Lee Young-il souligne: « Alors que les shinpa de la période coloniale figuraient un militaire japonais ou un prêteur requin qui a pris le parti japonais, ceux des années 50 représentaient des prostituées dans des bidonvilles, et ceux des années 60 se situaient dans les salons ou la maison d’un président d’entreprise » (2004, p. 268). Dans ce salon ou maison d’un président d’entreprise vivait une parfaite famille bourgeoise composée d’un père compétent, d’une mère sage, et de beaux enfants. Les gens qui pourraient briser cette famille parfaite comme une mère célibataire ou des prostituées et leurs enfants ont été relégués en dehors de la société et ont dû souffrir de la pauvreté et des privations. Il n’y avait aucun espoir laissé pour le changement dans ce monde inégal. De tels défaitisme et émotivité ont créé un espace pour le retour du shinpa. Avec le public qui lutte contre la pauvreté et la privation tout comme les héros dans les films, le shinpa a de nouveau été dominant. La plupart des mélodrames sont simplement devenus des films shinpa, et même les films d’horreur et les films d’action ont adopté le style. Seuls quelques scénaristes et critiques qui avaient étudié les films modernes occidentaux et se percevaient eux-mêmes comme étant des artistes rationnels n’ont pas approuvé le retour au style shinpa.

Pour le public d’aujourd’hui, la plupart des films des années 1970, y compris même les films de la nouvelle génération de Lee Jang-ho, Kim Ho-sun et Ha Kilchong, sembleraient remplis de style shinpa. Cela montre que le concept répond à l’époque. Cependant, le public des années 1970 ne voyait pas ces films contemporains comme des shinpa. Si les films datés s’appelaient shinpa, alors tous les vieux films coréens seraient des shinpa. Parmi les caractéristiques déterminantes des films shinpa tels que le sens du temps, les connexions au théâtre, le pessimisme et une émotivité excessive, le dernier est le seul aspect reconnu par le public d’aujourd’hui en tant que shinpa. Ainsi, les critiques trouvent le style shinpa dans des mélodrames de 1997 ainsi que de derniers films comme A Moment to Remember (John H. Lee, 2004) et You’re my sunshine ! (Park Jin-pyo, 2005). Pourtant, si l’émotivité excessive était le seul facteur à caractériser le shinpa, la plupart des mélodrames entrerait dans la catégorie. Alors que le shinpa est un mot-clé important dans l’histoire du cinéma coréen, il est peut-être devenu trop vide pour être utile à la compréhension du cinéma d’aujourd’hui. »

Lee Soon-jin, 2007

« Théorie et pratique d’un cinéma auprès du peuple » – Texte de Jorge Sanjines

« Jorge logró una simbiosis entre el hombre que hace cine y el indígena. En su caso, no solamente entiende lo que pasa con los indígenas, los comprende y los quiere, sino que además interpreta el movimiento que tiene el indígena frente a sus propias raíces y frente a la población blanca y mestiza que trata de ser superior tanto en nivel económico, como racial e intelectual. (…) Creo que Jorge fue el mejor intérprete de la raigambre boliviana que yo haya podido conocer. Junto con Oscar Soria, con quien formaron un dúo muy importante, su deseo ferviente de la existencia de un cine contestatario boliviano fue muy fuerte y marcó mucho la época de Bolivia y el movimiento de Ukamau. Lo que fracturó luego esa unión entre los cineastas de Ukamau fue la mirada con la que se pensaba hacer el cine. Antonio Eguino postulaba un cine de actores, casi digamos a un nivel de la representación que tenía que ver con un cine occidental. En cambio, Jorge pretendía poner en pantalla la raigambre, el sentimiento, el olor y el color del indígena boliviano. De ahí que en muchas de sus películas haya secuencias que tienen que ver con lo tribal, es decir con los hechos que producen la magia, o que producen porvenir, o caminos abiertos en la percepción del indígena. Y Jorge cree en todo eso fervientemente. Cuando hablás con él y te cuenta de esas formulaciones casi mágicas es porque él cree profundamente en eso, no es que tenga una postura intelectual. Hay una simbiosis profunda entre lo que Jorge piensa, lo que Jorge dice, lo que Jorge hace, y lo que es el mundo indígena. »

Humberto Rios, interview 

 

La citation qui précède est d’un cinéaste argentin qui a été non seulement collaborateur de Sanjines mais aussi de Raymundo Gleyzer, Solanas, Preloran, Santiago Alvarez… Des propos que je met volontairement en exergue d’écrits de Jorge Sanjines, soit l’extraits ci-dessous de Théorie et pratique d’un cinéma auprès du peuple publié en 1979. Une manière de précéder le texte  par un point de vue portant sur la période « mature » du processus cinématographique. Texte qui se clôt sur l’annonce de films post Sang du condor, qui ont intégré des dynamiques de rapprochement cinématographique supposé concret avec le peuple, dépassant le seul contenu du film, contaminant la forme et le tournage eux-mêmes, en plus de la prise en compte du caractère nécessairement actif du spectateur dans un cadre cinématographique révolutionnaire. Ces expériences nouvelles seront éventuellement abordées sur le blog à travers quelques films de Sanjines … que je n’ai pas encore découverts (et faut dire que l’accès est difficile, mis à part le récent Insurgentes où figure un certain Evo Morales).

Sanjines, réalisateur de Ukamau (1966) et Le sang du condor (1969) – relayés sur le présent blog -, est alors en 1979 de retour en Bolivie après un exil de quelques années. Il revient dans le livre publié la même année sur des aspects du cinéma du Groupe Ukamau et les réflexions théoriques qui s’en dégagent (langage cinématographique par exemple). Il y est notamment question des rapports de ce cinéma au peuple (et vice versa); soit une « obsession » si on peut dire dans des cinémas d’Amérique latine d’alors où le peuple et sa libération sont un fond permanent. Dans ce contexte, qu’est-ce qu’un cinéma populaire, nullement coupé des bases, dans des perspectives révolutionnaires, notamment sociales et indigènes ?

L’extrait – sans doute pas le plus percutant mais exposant bien un moment du cheminement – est traduit par mes soins. La version originale du texte (en espagnol) est accessible ICI sur le site du duo cinéaste argentin Molina et Ardito. Pour les hispanophones, cela sera plus compréhensible que la version française basique et les quelques lourdeurs de ma traduction.  J’ai également aéré par des paragraphes qui ne correspondent pas à l’apparence du texte original (du moins celui publié sur le site des cinéastes).

Je me suis tout de même aidé d’une traduction française de quelques passages de Thierry Deronne  etque j’ai trouvé via Zintv, télé alternative belge pour qui la notion populaire des films et écrits de Sanjines semble constituer une des sources d’inspiration.  C’est ainsi que la traduction intégrale des 120 pages du livre de Sanjines figure parmi ses projets… Interview intéressante ICI d’un des membres de Zin TV

Affiche d’une rétrospective Jorge Sanjines organisée en Bolivie, en partenariat avec l’ANH (Agence Nationale des Hydrocarbures). 

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Théorie et pratique d’un cinéma auprès du peuple 

EXTRAIT

Le cinéma bolivien naît et se développe en suivant deux chemins différents et opposés : l’un auprès du peuple et l’autre contre le peuple. Ces deux chemins qui peuvent spécifier toute l’histoire politique de la Bolivie, dans laquelle la lutte des intérêts nationaux et antinationaux définit et détermine en permanence son destin, sont aussi les passages ouverts et éligibles pour ceux qui s’orientent vers les courants artistiques de ce pays. En 1929 est tourné en Bolivie le premier long métrage muet. Il s’appelait Wara Wara, et traitait d’une légende des Incas. Lui succèdent quelques autres tentatives de cinéma narratif et beaucoup de documentaires muets qui procédaient de cette manière.

Quand le son arrive et s’incorpore au cinéma, l’activité disparaît, puisque la technique se complique et que les équipes et les moyens requis sont très coûteux. Pratiquement vingt ans de silence passent dans le cinéma bolivien, et c’est seulement en 1950 qu’un petit groupe de pionniers dirigé par Jorge Ruiz réalise le premier film sonore bolivien à caractère documentaire. Ce sont eux qui travaillent, pendant de nombreuses années, au milieu de grandes difficultés, en réalisant des documentaires précieux non dépourvus de beauté et de qualité technique. L’un d’eux est particulièrement extraordinaire et obtient le premier prix dans le festival de cinéma organisé par le Sodre [Servicio Oficial de Difusión, Radiotelevisión y Espectáculos] de l’Uruguay en 1956. Il s’intitule Vuelve Sebastiana; il est filmé en couleurs et porte sur la vie et les vicissitudes d’une ancienne tribu indigène du Haut plateau : les indiens Chipayas. Plus tard,  ils filment ce qui pourrait être considérer comme le premier long métrage sonore bolivien La vertiente. Il est tourné en 35 mm, en son direct, et ceux qui ont travaillé dessus sont tous les cinéastes boliviens. C’était en 1958. Le film avait beaucoup de qualité, particulièrement les parties qui avaient un caractère documentaire, confirmant ainsi les dons remarquables de documentariste de Ruiz. L’interprétation et la structure interne échouaient. Mais c’était une réussite importante, bien qu’il n’ait pas été suffisamment reconnu. Actuellement le groupe de Ruiz continue de produire des documentaires et il a réalisé un autre long métrage à caractéristiques commerciales.

Jorge Ruiz (au Machu Picchu)

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De la séparation d’avec Oscar Soria naît une nouvelle équipe de cinéastes, le Groupe Ukamau, qui alors ne portait pas encore ce nom, puisqu’il l’a adopté plus tard du titre de son premier long métrage.

Il faut faire remarquer qu’en 1961 le cinéma révolutionnaire n’existe pas en Amérique latine; que la Bolivie vit un isolement culturel très grand et que c’est seulement de l’impact de la terrible injustice sociale environnante qu’a pu décoller une attitude de solidarité pour les problèmes des majorités par ce nouveau groupe de cinéastes qui provenait de la bourgeoisie nationale.  Il est difficile d’établir à quel moment les hommes se décident pour la révolution. C’est un processus. Cependant en Bolivie la mort et la misère frappent les yeux et les oreilles à chaque instant, et les hommes préoccupés qui soulèvent la question reçoivent la réponse comme un cri. Peu à peu se structure l’idée du rôle que devrait jouer un cinéma national dans un pays pauvre. Les buts n’ont pas été si précis comme ils le sont aujourd’hui, et ont été réduits à l’expérience propre en rapport à la réalité objective; ils étaient nécessairement liés à l’intérêt des majorités dépossédées et se sont établis comme les objectifs de ce qui a été compris comme la responsabilité de l’artiste, de l’intellectuel, qui devait, en grande partie, sa propre condition de privilégié à l’épuisement, à la faim, à l’extermination de ces majorités. Le processus et le bouleversement social déclenché par la révolution de 1952 ont eu beaucoup à voir avec la prise de conscience de cinéastes engagés, comme nous le verrons vu plus tard. De cette conscience, qui se transforma en engagement avec la cause du peuple, une attitude militante naît chez ces cinéastes qui se décident à faire un cinéma engagé, politique, d’urgence et combatif.

Ce cinéma national, avide de mettre le doigt là où ça fait mal, ne plaît pas, naturellement, aux critiques et intellectuels conservateurs du statu quo, du retard et de la soumission culturelle et économique. Pour eux, les films du Groupe Ukamau sont des pamphlets extrémistes, sans aucune importance artistique; ils les méprisent et les ignorent. Certains quotidiens, comme El diario de la paz, ne parlent jamais de ce cinéma. Le directeur du journal défend à ses rédacteurs de mentionner les noms des cinéastes du Groupe Ukamau et les câbles, qui arrivent parfois de l’extérieur en apportant des nouvelles sur un prix ou des présentations, sont classés. Mais ça importe peu. Déjà s’ils n’étaient pas pris comme orientation, comme parole sainte, la critique ni l’information ne seraient réactionnaires. Déjà si on ne croyait plus au prêche de la classe dominante colonisée culturellement, qui méprise les mouvements progressistes dans l’art et qui exalte l’art pour l’art, qui défend la recherche et la définition de l’être métaphysique dans un pays où on ne sait pas définir l’être physique, la réalité objective.  On comprend que tout cet effort à mépriser l’intérêt d’intellectuels et d’artistes pour la problématique nationale a pour inspirateur l’impérialisme, qui cherche l’apathie et le désintéressement des boliviens pour ses propres problèmes, qui finance les revues et les organismes culturels qui tentent de regrouper les jeunes et les valeurs nationales autour du culte de l’universel et de la problématique métaphysique. Toute expression artistique qui s’identifie avec le pays et touche des problèmes sociaux est désignée politique et on crée autour de ce concept l’acception péjorative qui est agitée comme un épouvantail sur beaucoup de jeunes poètes, écrivains, peintres. Cependant, d’autres réalisent et s’organisent parce qu’ils savent que le temps est court et que les moyens sont maigres pour combattre les puissantes machines de séduction culturelle et d’exploitation économique qu’a installé l’impérialisme, qui sert si parfaitement la classe dominante.

Maintenant il devient nécessaire de considérer le passage de ce cinéma révolutionnaire de la défensive à l’offensive. Le cinéma plaintif, pleureur et paternel du début est devenu un cinéma offensif, combatif et capable de frapper avec force l’ennemi. Comment est-ce arrivé ? Les premiers films du Groupe Ukamau montraient l’état de pauvreté et de misère de quelques couches de la population. Ces films, considérés d’abord comme très utiles, se limitaient dans le fond à rappeler à beaucoup de gens des villes, aux classes moyennes, à la bourgeoisie et la petite bourgeoisie qui assistaient aux théâtres où ils passaient qu’il existait d’autres gens, avec qui on cohabitait dans la même ville, ou qui vivaient dans les mines et en campagne, qui se débattaient dans une misère déplorable, silencieusement et stoïquement.  Mais il y avait des projections populaires, des projections dans les mines ou quartiers marginaux, celles qui ont ouvert les yeux à ces jeunes cinéastes et qui les ont placés correctement. C’est là qu’ils ont découvert que ce cinéma était incomplet, insuffisant, limité; qui en plus de défauts techniques contenait des défauts de conception, des défauts de contenu. Ce furent les gens mêmes du peuple qui les ont fait remarquer ces défauts, quand ils leur ont dit qu’ils connaissaient des cas plus terribles de pauvreté et de souffrance que ce que les cinéastes montraient; en d’autres mots : avec ce type de cinéma on apprenait rien de nouveau. Les cinéastes révolutionnaires ont pensé alors qu’ils prenaient un mauvais chemin, que le peuple n’avait pas d’intérêt à connaître ce cinéma qui ne lui apportait rien, à part satisfaire la curiosité de se refléter à l’écran. Ils se sont rendus compte que la misère était mieux connue par le peuple que par les cinéastes qui tentaient de la leur montrer, puisque ces ouvriers, ces mineurs, ces paysans, étaient et sont en Bolivie les protagonistes de la misère, et que donc à part romantiser quelques bourgeois individualistes, ce cinéma ne servait à rien.

Alors la question a surgi : qu’est-ce qui est ce qui lui intéresse de connaître le peuple, puisque c’est au peuple vers qui il faut se diriger ? La réponse, alors, était claire : il intéresse beaucoup plus au peuple de connaître comment et pourquoi la misère se produit; il lui intéresse de connaître ceux qui la permettent; comment et de quelle manière on peut les combattre; il est intéressant au peuple de connaître les visages et les noms des sbires, des assassins et des exploiteurs; il lui est intéressant de connaître les systèmes d’exploitation et ses coulisses, la véritable histoire et la vérité qui lui ont été systématiquement niées; finalement, il intéresse au peuple de connaître les causes et non les effets. Ainsi on a commencé à repenser ce type de cinéma, et avec la nouvelle approche basée sur l’idée fondamentale que de l’intérêt du peuple s’orientent les passages futurs et on a réalisé les films qui contenaient et accomplissaient ces postulats, et qui sont passés de cette façon à l’offensive. On les a offerts comme armes de lutte contre la classe dominante et l’impérialisme yankee, puisque on reconnaissait dans le pays cet ennemi bicéphale. Parce que le rôle néfaste de l’impérialisme était clair et aussi celui joué par la classe dominante, la bourgeoisie vendue. Cette classe est celle qui permet l’aliénation nationale, celle qui sert d’instrument à l’envahisseur. Par conséquent, il était important aussi de divulguer le mécanisme qui change l’armée nationale en armée étrangère capable de massacrer son propre peuple en servant les intérêts de l’envahisseur. Se sont posées une série de tâches qui pouvaient clarifier des faits historiques et contribuer à annuler la manne de désinformation qui s’étendait pour empêcher la prise de conscience. Ainsi contribuer à la connaissance libératrice et à la formation d’une conscience était la tâche la plus importante, et le travail du groupe s’est dirigé de plus en plus résolument dans cette direction.

Le premier film du groupe Ukamau a déjà alarmé le gouvernement, qui n’a pas hésité, par la suite, à expulser dramatiquement le groupe de l’Institut Cinématographique où il fonctionnait, et à fermer l’organisme. Cependant, le gouvernement militaire n’a pas pu freiner la diffusion du film qui a battu tous les taux de fréquentation du pays. Ukamau était un film produit par un organisme de l’état (l’Institut Cinématographique) qui dépendait de la propre présidence de la république; de plus, la sortie a été faite avec l’aide des autorités principales, et le coprésident de l’époque Ovando a fait des déclarations élogieuses, indéniablement appuyé par l’accueil chaleureux du public, qui ont engagé la voix officielle; malgré le Ministre Secrétaire qui tout en applaudissant devant les journalistes, les réalisateurs, murmurait entre les dents : c’est une trahison. Le film a été projeté simultanément dans quelques villes de la Bolivie et l’a été à La Paz pendant neuf semaines. C’est-à-dire que la censure et la répression – manifestées en interne – ne pouvaient pas s’abattre publiquement contre un produit officiel. Plus tard on a fait détruire les copies existantes, mais déjà plus de trois cent mille personnes avaient vu Ukamau (les négatifs d’Ukamau ont failli être brûlés à Buenos Aires car le gouvernement bolivien n’a pas accepté de payer une petite dette que le défunt Instituto Cinematográfico a laissé au laboratoire). L’espoir, le public immense réel et le potentiel qu’avaient créé Ukamau étaient des facteurs qui ont déterminé une réponse davantage responsable dans la trajectoire du groupe.

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C’était une grave responsabilité de disposer d’une attention si massive. On ne pouvait pas remettre à une prochaine fois le fondamental, on ne pouvait pas perdre cette heure et demie d’adresse inconditionnelle que proposait le peuple au début du cinéma national, dans des thématiques qui ne se rapportaient pas au plus urgent et qu’il y avait à dénoncer et expliquer; la pénétration impérialiste. Parmi les nombreuses actions que l’impérialisme nord-américain avait détaché contre la Bolivie dans ces années de défaitisme cynique, la campagne criminelle de stérilisation des femmes paysannes (sans leur consentement) constituait la plus alarmante. Cela non seulement parce qu’en Bolivie la mortalité infantile atteint 40 %  en moyenne – ce qui signifie qu’il y a des zones avec 90 %, dans un pays, naturellement, qui n’augmente pas démographiquement – mais parce que les méthodes employées révélaient le caractère fasciste de l’impérialisme yankee. Par ailleurs, cette action contenait une sorte de possibilités allégoriques qui pourraient permettre une vision plus ample sur ce que signifie la tâche prédatrice du capitalisme qui corrompt ce qu’il exploite, qui cherche la destruction physique et culturelle des peuples. Par conséquent, la dénonciation ne suffisait pas si elle n’était pas appuyée sur une explication du contexte social, de la situation de classes et de ses contradictions. C’était aussi l’opportunité de représenter concrètement et physiquement l’impérialisme, qui pour notre peuple ne cessait pas d’être une abstraction insaisissable. L’histoire de Yawar Mallku, inspiré de faits réels, a été travaillée en considérant ces aspects et en suivant fidèlement les postulats théoriques d’un cinéma offensif, combatif. Les résultats ont été encourageants.

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Comme résultat immédiat à la diffusion de Yawar Mallku on peut noter que les Nord-Américains ont arrêté totalement la distribution massive de contraceptifs, ils ont retiré du pays tous les membres de leur organisation qui avaient travaillé aux trois centres de stérilisation fonctionnant en Bolivie et ont affronté la démission interne d’autres éléments, sans encourager à démentir l’accusation qui a été adressée contre eux dans leur pays depuis des journaux conservateurs. Plus tard on a pu apprendre le cas d’une population paysanne qui a été sur le point de lyncher trois Nord-Américains des Peace Corps, en les accusant de stérilisateurs. Indirectement, le film a agi dans d’autres secteurs : deux communautés paysannes du Haut plateau ont empêché l’accès des Peace Corps, en alléguant qu’elles connaissaient leurs pratiques par les dénonciations du film relayées à la radio. En 1971, devant l’évidence des preuves de diverses activités antinationales et la pression croissante, le gouvernement bolivien expulse les Peace Corps. C’était donc la pratique qui confirmait qu’un cinéma révolutionnaire pouvait être une arme.

Indubitablement la situation et les conditions objectives et subjectives de la Bolivie étaient particulières et elles ont permis qu’une oeuvre engagée mobilisât l’opinion publique, en utilisant pour cela les mêmes canaux de diffusion qui sont utilisés habituellement par les classes dominantes avec un caractère exclusif dans d’autres pays. Mais on ne peut pas non plus ignorer que pour que cela fût possible, il était nécessaire que le groupe se proposât de produire un cinéma d’intérêt et d’attraction populaires. C’est-à-dire un cinéma dont l’objectif reposait sur la contribution à créer une conscience à travers la communicabilité avec le peuple.  Il s’agissait d’approfondir une réalité et la clarté du langage ne pouvait pas provenir de la simplification mais de la lucidité avec laquelle la réalité était synthétisée. Cependant, malgré le fait que Yawar Mallku avait attiré un public gigantesque, malgré les résultats extraordinaires par rapport aux objectifs du film, on peut dire qu’il n’avait pas encore atteint, pleinement, une communicabilité de participation active. Sa structure narrative propre au cinéma de fiction plaçait la dénonciation à la limite de l’invraisemblable.

Il était nécessaire de dépasser cette limite et d’atteindre un cinéma populaire qui abordait les faits réels avec des éléments. S’il était indispensable de travailler sur la réalité et la vérité en manipulant l’histoire vivante, quotidienne, il était indispensable pour cela de trouver les formes capables de ne pas affaiblir ni trahir idéologiquement les contenus comme c’est arrivé avec Yawar Mallku, qui en portant sur des faits historiques se servait de  formes propres au cinéma de fiction sans pouvoir prouver, par sa limitation formelle, sa propre vérité.

Les expériences postérieures ont souligné la conscience de ces problèmes : Los caminos de la muerte et El coraje del pueblo constituent les deux tentatives du groupe pour atteindre un cinéma révolutionnaire et documentaire.

A SUIVRE …

La moda del documental de creacion (La mode du documentaire de création) – Ernesto Ardito

LA MODA DEL DOCUMENTAL DE CREACION (La mode du documentaire de création) – Texte d’Ernesto Ardito (2011)

(version originale en espagnol ICI sur le site Virna y Ernesto).

Les films Raymundo et Nazion des documentaristes argentins Ernesto Ardito et Virna Molino ont été relayés respectivement ICI et LA sur le blog. Outre le fait que je m’intéresse à leur filmographie depuis la découverte de Raymundo, riche quant à l’Histoire argentine et à la mémoire de ses expressions culturelles de résistance, il m’arrive de « fouiner » de temps à autre leur site internet (ICI). En effet, nous y avons non seulement accès à leurs films (extraits et/ou en intégralité) mais aussi à de nombreux articles/textes autour du cinéma. Or, Molina et Ardito y relaient également des textes qu’il ont rédigé. C’est l’un d’eux qui m’a particulièrement frappé pour le moment, et qui porte comme son titre l’indique sur une certaine « mode du documentaire de création« .

Je trouve le texte très intéressant par la problématique qu’il soulève, dépassant, comme il est d’ailleurs précisé à un moment, la simple posture d’une polémique manichéenne qui ne serait alors pas très éloignée non plus d’une forme de superficialité et d’égocentrisme. Les nuances contribuent à la qualité du constat critique et aux questions soulevées… et sans doute valables bien au-delà du contexte cinématographique argentin !

L’analyse de la mode documentaire insufflée par le système est sans équivoque, et elle fait presque plaisir à lire car exprimée avec beaucoup d’acuité quant aux faux-semblants d’un certain « grand » cinéma, répondant davantage à des critères économiques qu’à un engagement à la fois artistique et engagé. C’est d’ailleurs la notion d’engagement et son traitement qui m’a beaucoup marqué dans ce texte. Ainsi, la relégation d’un certain documentaire « engagé » (« documental de investigacion« ), via une sombre stratégie, parmi le « produit » de seconde zone en le distinguant de l’acte artistique, est très bien démontée par l’auteur. Un sacré cercle vicieux, et qui fait de tout film OU un objet engagé, OU un objet artistique. Une pseudo-frontière qui non seulement est superficielle, mais qui tend en plus à une forme de censure, tout en manipulant, je pense, les réalisateurs-réalisatrices en les maintenant dans un régime binaire (« art » / « engagé ») et les positionnant depuis un régime narcissique, en fin de compte. Ca ôte au cinéma engagé son expression artistique, et ça le décrédibilise au point d’impacter sa réception et diffusion, et donc, aussi, a production (puisque la tune reste le fondement même du documentaire de création, malgré toutes ses « hautes » prétentions artistiques correspondant en fait à un cahier des charges d’ordre commercial).

Et puis les lignes du cinéaste se démarquent d’un régime narcissique, où on sent véritablement l’enjeu de société concret dans un monde qui nous veut neutre, et garni de salons virtuels… tel nous le peindrait un peu le dernier Cosmopolis de Cronenberg. C’est d’un certain cinéma en lien avec la société dont il s’agit, sans la manipulation et le conditionnement en amont, forgeant et la création, et la réception, et chamboulant même les façons de vivre le cinéma. Dans sa diffusion par exemple, et à cet égard le texte d’Ardito est également très important. Il insinue à un moment comment la manière de réaliser un film, avec engagement auprès de son sujet et ses acteurs, peut amener quelque chose d’inattendu (de type interactif), qui se prolonge au-delà du film, et où la diffusion même prend la valeur de rencontre (au sens plein) inattendue. Cela me rappelle un certain Jean-Pierre Thorn, d’ailleurs, qui avait dit une fois : « l’acte de diffuser est aussi important que l’acte de filmer« … Un film « réussi », aurait ainsi ses prolongements lors des diffusions, sans y voir là le côté chiffré, le business ni une espèce de réception spectacle sous effet de mode.

La mode du documentaire de création sonne, dans ses principes dénoncés ici, comme la trahison d’un cinéma social et engagé, ce dernier ne pouvant être réduit au ghetto dans lequel on tente de le circonscrire, sans usage de la traditionnelle forme expéditive de censure. Je renvoie justement ICI au Manifeste de Santa Fé d’un certain Fernando Birri, qui traite d’un certain documentaire social …

BREF, plutôt que de paraphraser le texte et surtout d’en réduire les portées, je finis cette introduction en précisant juste que les deux cinéastes réalisent depuis quelques temps une série revenant sur des figures culturelles et engagées importantes de l’Argentine des années 60 et 70, soit encore une fois un aspect mémoire (vivante !) qui se décline dans leur travail : Memoria iluminada (ICI), diffusée sur une petite chaîne argentine. Dans le texte qui suit, nous y sentons également l’importance d’une tradition engagée d’une forme d’art, certes cinématographique ici, mais pas seulement, bien que les usages contemporains de l’esthétisme et du « grand » art tendent à détacher l’articulation artistique de tout prisme social, politique et critique (l’expression formelle, ainsi, tend également à bouffer les potentiels de démarches nullement forgées par la prétention de l’art et pourtant créatrices de nouvelles formes engagées, y compris par les possibles nouveaux liens qu’elles créent avec le sujet, les acteurs et le public).  J’invite à le lire et à sonder un peu notre environnement médiatique/cinématographique, en ces temps où les modes cinématographiques sont loin d ‘être anecdotiques. Je précise juste que ma traduction reste assez approximative (notamment pour quelques expressions), mais j’espère que le sens général en reste aisément compréhensible.

Post scriptum : « documentaire de création » est une catégorie existant également en France. Je ne sais dans quelle mesure son (ses) développement(s) en France (associé aussi à quelques canaux TV il me semble) se rapproche(nt) de ce qu’analyse ici Ernesto Ardito.

LA MODA DEL DOCUMENTAL DE CREACION

« Où les décisions sont-elles prises, où les tendances se gèrent ? Les jurys des fonds d’aide et de festivals peuvent-ils pousser le cinéma documentaire vers un rôle qui n’est pas le sien, c’est-à-dire celui-là de la négation des conflits socioculturels, économiques et politiques ? Existe-t-il une nécessité d’effacer sa genèse et de réécrire son histoire ?

Depuis ses débuts, le cinéma documentaire fut fait pour se mêler aux conflits, dans lesquels une caméra peut s’immerger, en contact avec un environnement difficile. Son objectif principal était d’amener à la surface ce que les yeux de la majorité ne pouvaient pas voir, avec l’intention d’attirer l’attention sur ce qui est abandonné. Depuis très petit, j’observais et admirais la figure des documentaristes, je les voyais avec leur caméra à l’épaule qui allaient là où personne ne voulait ou ne pouvait, et revenant de leurs voyages avec un contenu accablant qu’ils faisaient exploser au visage de la société absorbée. C’est le stéréotype qu’on créé à un jeune âge pour ordonner et classer son univers.

Mais dans les années 90, comme conséquence d’un antidote social qui essayait de contre-attaquer l’explosion révolutionnaire des arts et de la culture des années 60 et 70, il a dominé l’insignifiant, la mort des idéologies. Et ainsi se forme, au niveau mondial, un groupe de jeunes, qui sont maintenant des adultes et qui prennent des décisions dans les hautes sphères organisationnelles du cinéma documentaire. Ce groupe nie et dédaigne toute cette histoire et tradition de la culture dans sa capacité de transformation sociale. Pour la majorité ils sont inconnus au niveau populaire, leur légitimité s’est forgée à coups de lobbies et d’élites, et parce qu’après, évidemment, ne pas s’être plongés dans les blessures d’une société, ils n’ont pas pu produire des œuvres qui s’ intéressaient à cela.

Nous savons que beaucoup d’artistes naviguent à contre courant. Ils sont en général solitaires et honnêtes dans l’unité entre la vie et l’oeuvre. Honnêtes dans leurs positions et leurs relations. Honnêtes et conséquents avec leurs propres idéaux.

Ces œuvres sont très rarement articulées au marché culturel ou aux goûts de la critique. Parce qu’elles contiennent une double valeur : ne pas se permettre de céder à l’extorsion économique et psychologique qu’exerce toujours le système pour détourner l’orientation, le sens d’une oeuvre. Très peu sont les critiques, programmateurs ou producteurs qui peuvent reconnaître ces valeurs. La médiocrité conduit à se couvrir du fard de la mode, pour la déguiser. 

En ces temps où les avancées technologiques et la diversité culturelle permettent l’indépendance de la production et où les États n’exercent plus le rôle de censeur, c’est la mode qui remplace cette fonction en limitant la circulation de nombreux films. Cette barrière érigée par les intermédiaires entre le public et l’auteur est psychologique et virtuelle. C’est-à-dire qu’une oeuvre tombe sous la censure de ces bourreaux, quand elle tente de jouer le même jeu, avec la même logique. Si le film n’est pas à la mode Cocochanel du moment, il a à chercher ses propres moyens et stratégies de distribution. La créativité et la cohérence entre la vie et l’oeuvre transcendent la production, elle se fait chair d’une manière précise dans la manière avec laquelle le film arrive au public.

Le chemin le plus incertain, dans ce cas, finit par être le plus efficace, en dégageant des événements inattendus dans nos vies.

Une caractéristique du cinéma documentaire à la mode en 2011 : La neo-observation : la Surévaluation d’une caméra d’observation omniprésente qui s’appuie sur un nuage virtuel, d’où elle contrôle et épie les mouvements de la vie viscérale. Mais elle n’est jamais éclaboussée par le sang de l’abattoir. Elle est une caméra qui n’interagit pas dans le conflit, de même pour le réalisateur avec les personnages. Tout maintient la sobriété d’un éloignement ascétique.

C’est pourquoi elle se différencie de l’observation classique, où la caméra n’interagit pas, mais où elle dénonce avec son œil critique.

Le réalisateur de la neo-observation exerce son rôle avec la froideur d’un neurochirurgien du réel. C’est souvent un agent de change qui spécule sur les réactions des hommes. Ou un dompteur qui stimule derrière la cage aux fauves pour qu’elles donnent un meilleur spectacle. L’éloignement, la non intervention et la hauteur « babélique » de sa caméra froide sont la conséquence de son attitude de dépassement et de transcendance vis à vis du monde organique et visqueux face auquel se pose son objectif. 

Dans le fond, et c’est dissimulé au public, il y a une marque de mépris envers ses personnages, mais il ne le leur exprime jamais, au contraire il a un soin de traitement, puisqu’ils sont sa source de travail; c’est pourquoi il prend une attitude paternaliste avec eux. Comme le propriétaire d’une hacienda qui sympathise en démagogie avec son manœuvre. Nostalgie féodale, voire aristocratique. Toujours dissimulée, puisque vis à vis de la tradition progressiste et libérale du cinéma documentaire, ça reste mauvais.

J’exagère ? Dans certaines circonstances, nous sommes dans un lieu dont nous ne voulons pas, ou que nous ne mesurons pas, jusqu’à ce que nous le voyons depuis une autre perspective. Pouvons-nous le reprocher à la mode ou aux (des) formations de certaines écoles ? Il y a toujours un moment où mûrir une position. De nous rendre compte d’elle. De prendre partie. De définir ce que nous laissons à l’humanité, comme nous voulons ce que l’histoire nous remémorera. 

Les définitions du documentaire de création sont toujours ambiguës. L’ambiguïté permet la libre interprétation selon les intérêts conjoncturels. Pour son aspect production, Fred Camper définit le documentaire de création en le présentant comme un film créé par une personne, parfois par un petit collectif de travail, qui travaille avec un budget minuscule, provenant souvent de la propre poche du directeur ou de petites entreprises. Il est réalisé à partir de la passion personnelle de ce créateur et avec la conviction que le succès massif et les bénéfices économiques sont improbables.

Mais ce concept diffère absolument des chemins pris par la mode du documentaire de création qui développe ces projets : gros budgets, pitchings, télévisions associées, des fonds publics et privés de diverses sortes. Et le principe d’un producteur exécutif qui cherche à ce que le film soit totalement financé par les gains, préalablement au moment de commencer le tournage. C’est à dire que l’économique prévaut à l’importance de raconter immédiatement l’histoire ou le sujet.

Le documentaire de création actuel est très identifié par les normes du documentaire classique d’observation. Mais avec de nouvelles attitudes décrites auparavant comme relevant du documentaire de neo-observation. Observer signifie attendre et avant ça, ça signifie entrer dans une relation de non-confiance avec les protagonistes jusqu’à devenir invisible dans le noyau interne du conflit. Pour ça il faut du temps, le temps qui n’est pas contrôlable parce que la production est à la merci des différentes variables de l’univers du réel, tant ce qui se passe pour les protagonistes que les situations qui évoluent et transforment tout. Souvent les personnages disparaissent et il faut recommencer au début, ou plus rien ne se passe pendant longtemps. Le film ne génère pas de situations intéressantes.

Ainsi dans les documentaires de création dépendants d’un pôle investisseur, la contradiction de la production réside en ce que beaucoup de chaînes TV et les producteurs exécutifs investissant dans celles-ci exigent que les protagonistes et les situations répondent à une forte structure d’intérêt pour le spectateur. Si le hasard ne les génère pas, le réalisateur se voit obligé de les stimuler en intervenant dans le réel ou en les fictionnant directement. Par ailleurs la longue attente de l’observation n’est pas prévue par les investisseurs parce qu’ils obligent aussi l’équipe de tournage à tout réaliser en un temps très limité et avec des dates réglées au préalable.

C’est pourquoi si les situations du réel ne surgissent pas, si la structure narrative ne se génère pas par soi même, ils se voient obligés également de fictionner. Par conséquent, le documentaire de création avec ces normes industrielles relève plus de la fiction que du documentaire. Mais il trompe le public avec des scènes ambiguës où les fictionnalisations des protagonistes paraissent réellement une scène du hasard documentaire.

On a originellement défini comme documentaire de création tous ceux qui n’étaient pas institutionnels, pédagogiques ou simplement informatifs. On cherchait à les différencier du format de la télévision. Mais maintenant on veut le redéfinir, en inventant deux fausses tendances : le documentaire d’intervention (« documental de investigación ») et celui-ci de création. Tout ce qui intervient de manière critique dans la société est classé à l’intérieur du premier groupe. Par conséquent, cette catégorisation amène la conclusion que tout documentaire critique, politique ou d’intervention n’est pas créateur. Et que sa valeur réside seulement dans son contenu et non dans sa forme. De cette façon on opère sa perte de prestige pour le déplacer des canaux de diffusion, qu’il n’arrive pas au public et qu’il ne le touche pas avec son message. Mais par ailleurs il existe une grande demande de domaines télévisuels, cinématographiques, militants, culturels et éducatifs qui en ont nécessité et diffusent ces documentaires. Après avoir réveillé l’intérêt naturel du peuple, ils circulent et s’installent dans l’histoire artistique d’un pays. Il y a même nombreux documentaires qui perdurent beaucoup plus que nombreuses fictions relevant de la lumière d’une étincelle distractive conjoncturelle.

Les documentaires de neo-observation ou nommés à tort de création, au contraire des catégorisés improprement documentaires d’intervention, exigent un ensemble de relations personnelles et la mode dominante pour qu’ils puissent être vus tout au plus dans un groupe de festivals de l’élite. Le public, statistiquement, s’ennuie avec ces documentaires, les conflits internes du réalisateur qui ne veut pas voir plus loin que son nombril n’intéresse qu’un noyau réduit d’illuminés. Mais il y a des très bons documentaires de création. Pour cela il ne s’agit pas de les délégitimer avec le discours facile du « non engagement », parce que plusieurs pénètrent effectivement dans des arêtes psychologiques ou même métaphysiques, qui atteignent le public dans son attitude vitale concrète. Le sujet est quelle est l’idéologie qui peut être derrière un documentaire de création. Depuis sa neutralité, son scepticisme et sa désillusion pour le politique, dans de nombreux cas il cache une idéologie réactionnaire non assumée, parce que dans le monde de l’art ça serait très mal vu.

Mais cet article qui touche déjà à sa fin, n’a pas pour objectif de polariser une discussion entre engagés et apocalyptiques. Et depuis un manichéisme obtus cacher de faux prophètes. Et que nous tenons en compte que depuis la voie du documentaire « engagé » il existe aussi des médiocres et des manipulateurs qui s’abritent dans le discours de l’engagement pour atteindre des objectifs mesquins, en éludant leur manque de créativité et de travail. Mais le thème central de ces lignes est d’ouvrir un point d’attention, un débat, sur les conséquences des modes dans le cinéma documentaire. Quelles sont les conséquences funestes de la fidélité stérile au dogme imposé par une mode.
L’honnêteté à notre sensibilité et nos idées c’est l’horizon sans limites pour les possibilités de transcender et d’affecter avec force l’univers qui nous entoure. La spéculation, la crainte, se sentir protégés sous les ailes d’un système de production qui en définitive nous assujettit afin nous ne libérions pas tout le potentiel de notre vol, c’est le poison lent de notre sève. Le succès que les systèmes de production établis disent assurer, c’est le narcotique avec lequel l’establishment essaie de détruire toute expression de rupture et de changement qui leur s’échappe des mains et qui le conteste par sa destruction ou sa transformation. Pour cela, le corps des censeurs et des bureaucrates de l’art sont ses domestiques humains. Si un réalisateur accepte que son oeuvre, durant sa création, soit soumise au contrôle et à la manipulation de marchands, de gardiens de prison et de délateurs d’une industrie qui pourraient construire des chaussures comme des films, il aurait un meilleur succès peut-être dans l’industrie de la chaussure.

Sûrement que la mode du documentaire de création affecte le genre même. Puisque après avoir généré beaucoup d’écoles qui l’instruisent, puisque son enseignement est aussi une bonne affaire et une plate-forme de distribution, ils abondent de nombreux films médiocres qui se répandent plus par lobby et marché que par leur capacité esthétique – narrative. Cela touche ceux qui peuvent être bons à l’intérieur du même style. Le public tient toujours le dernier mot.

Par ailleurs il y a aussi le quota de misère individuelle. Nombreux documentaristes ne veulent pas se salir les chaussures, en faisant des recherches, en interagissant avec les acteurs sociaux, en vivant avec eux dans des zones de conflits, en analysant différentes subjectivités, etc. Qui sont l’essence du travail documentaire. Mais si ce qui les intéresse est d’être acceptés comme artistes du documentaire et de voyager en festivals, de donner des conférences, de faire la cour des écolières. Pour cela le nommé à tort documentaire de création vient à point. Parce qu’avec une voix castrée en off, racontant des conflits psychologiques de son enfance, sans sortir de sa chambre à coucher, ils peuvent dire qu’ils sont des documentaristes. Et affirmer : Que la mode vive ! « 

Ernesto Ardito

Manifeste de Santa Fe (TEXTE) – Fernando Birri (Argentine)

Dans la foulée d’autres textes/manifestes postés dans la rubrique appropriée sur le blog, et notamment en rapport avec le cinéma latinoaméricain des années 60-70, je glisse ci-dessous le Manifeste de Santa Fe rédigé par Fernando Birri, figure incontournable du cinéma argentin et latino-américain. Influencé par le néo-réalisme italien, Birri a étudié à Rome dans les années 50, comme Garcia Espinoza (Cuba) ou encore Gutierrez Alea (Cuba), et considère Zavatini comme référent, scénariste très important du néo-réalisme italien (d’un film tel que Le voleur de bicyclette de V. De Sica, à partir de la 9ème mn sur le lien). Birri est un des pionniers des nouvelles déclinaisons du cinéma latino-américain des années 60, à travers « le documentaire social ». Le présent manifeste a été publié dans L’école documentaire de Santa Fé (fondée par Birri lui-même), en 1964. Un écrit qui témoigne d’une part de l’articulation très forte à « la réalité », qu’il ne suffit pas de décrire mais d’en changer le regard, et d’autre part d’un certain engagement, en ce sens, du cinéma documentaire. Un avant-goût, avant de découvrir quelques films de Fernando Birri… (et de prolonger les découvertes des cinémas documentaires latinoaméricains).

« Le sous-développement est une donnée incontestable de l’Amérique latine, y compris de l’Argentine. C’est un fait économique et statistique. L’expression «sous-développement » n’est pas une invention de la Gauche; des organisations « officielles » internationales (ONU) et latino-américaines (OEA, CEPAL, ALALC) l’utilisent couramment dans les textes de leurs rapports et de leurs plans. Ils ne peuvent pas ne pas l’utiliser.

Les causes qu’ils servent sont bien connues : le colonialisme qui s’exerce depuis l’extérieur de l’Amérique Latine et à l’intérieur de ses frontières. Le cinéma de nos pays reprend à son compte les caractéristiques générales de cette superstructure, de cette société, il en assume tous les mensonges. Il donne une image fausse de notre société, de notre peuple, il escamote le peuple : il ne donne pas une image du peuple. En donner une sera un premier pas positif : c’est la fonction du documentaire.

Quelle image du peuple le cinéma documentaire offre-t-il ? Il ne peut faire autrement que donner une image fidèle à la réalité. (Telle est la fonction révolutionnaire du documentaire social latino-américain). En témoignant de cette réalité – de cette sous-réalité, de ce malheur – il les conteste. Il les renie. Il les dénonce. Il les juge, les critique, les démonte. Car il montre les choses telles qu’elles sont, d’une manière irréfutable, et non pas comme nous voudrions qu’elles soient. (Ou comme – de bonne ou de mauvaise fois – on voudrait nous faire croire qu’elles sont).

Le documentaire trouve un contrepoint à cette contestation dans l’affirmation des valeurs positives de notre société: les valeurs du peuple. Sa force, son travail, ses joies, ses luttes, ses rêves. Conséquences – et raisons d’être – du documentaire social : la connaissance, la conscience, la prise de conscience de la réalité. Mise en problématique. Changement : d’une vie qui n’en est pas une à la vraie vie. Conclusion : disposer une caméra face à la réalité et la documenter, documenter le sous-développement. Le cinéma qui se rend complice du sous-développement est un sous-cinéma. »

La Escula Documental de Santa Fe, Documentos del Instituto de Cinematografía de la Universidad Nacional del Litoral, Rosario, Argentina, 1964, pp. 12-13.

 

« Pour un cinéma imparfait » – Texte de Julio Garcia Espinosa (Cuba, 1969)

« Pour un cinéma imparfait » de Julio Garcia Espinosa, écrit en 1969 à Cuba, est une forme de réponse à deux manifestes importants d’alors : « l’esthétique de la faim » des brésiliens Glauber Rocha et Nelson Pereira dos Santos du cinéma Novo, et le « Tercer Cine » (« Troisième Cinéma ») des Argentins Solanas et Getino.  

« AUJOURD’HUI, UN CINÉMA PARFAIT – techniquement et artistiquement abouti – est presque toujours un cinéma réactionnaire. La plus grande tentation pour le cinéma cubain en ce moment – alors qu’il est parvenu à produire un cinéma de qualité, un cinéma possédant une importance culturelle au sein du processus révolutionnaire – est précisément celle de devenir un cinéma parfait. Le boom du cinéma latino-américain – avec Cuba et le Brésil en tête, selon les applaudissements et l’agrément de l’intellectualité européenne – est semblable, actuellement, à celui dont jouissait de façon exclusive le roman latino-américain. Pourquoi nous applaudissent-ils? Sans doute a-t-on atteint une certaine qualité. Sans doute y voit-on un certain optimisme politique. Sans doute existe-t-il une certaine instrumentalisation mutuelle. Mais sans doute s’agit-il de quelque chose d’autre. Pourquoi ces applaudissements nous préoccupent-ils? N’y-a-t-il pas, entre les règles du jeu de l’art, la finalité d’une reconnaissance publique?


La reconnaissance européenne – au niveau de la culture artistique – n’est-elle pas équivalente à une reconnaissance mondiale? L’art en général et nos peuples en particulier ne tirent-ils pas bénéfice du fait que les ouvrages d’art réalisés dans les pays sous-développés obtiennent une telle reconnaissance? Curieusement, ce qui motive ces inquiétudes, il faut le clarifier, n’est pas seulement d’ordre éthique. Il s’agit plutôt, et surtout, d’un ordre esthétique, si on peut tirer une ligne si arbitrairement divisoire entre les deux termes (…)

Une nouvelle poétique pour le cinéma sera, avant tout et surtout, une poétique «intéressée», un art «intéressé», un cinéma conscient et résolument intéressé, c’est-à- dire, un cinéma imparfait. Un art «désintéressé», comme activité esthétique pleine, ne pourra se faire que lorsque ce sera le peuple qui le fera de ses propres mains. L’art d’aujourd’hui doit assumer un quota de travail pour que le travail puisse assumer un quota d’art. La devise de ce cinéma imparfait (que nous n’avons pas besoin d’inventer puisqu’elle existe déjà) est: «On ne s’intéresse pas aux problèmes des névrotiques, on s’intéresse aux problèmes des lucides», comme dirait Glauber Rocha. L’art n’a plus besoin du névrotique et de ses problèmes. C’est plutôt le névrotique qui a encore besoin de l’art, qui en a besoin comme soulagement, comme alibi, ou, comme Freud dirait, comme sublimation de ses problèmes. Le névrotique peut créer de l’art, mais l’art n’est pas obligé de créer des névrotiques (…) Le nouveau destinataire du cinéma imparfait se trouve du côté de ceux qui luttent. Et il trouve sa thématique dans leurs problèmes. Les lucides, pour le cinéma imparfait, sont ceux qui pensent et qui sont convaincus que le monde peut changer, qui, malgré les problèmes et les difficultés, sont convaincus qu’ils peuvent le changer de façon révolutionnaire. Le cinéma imparfait n’a pas à lutter pour construire un «public». Au contraire. On pourrait dire que, actuellement, il y a plus de public pour un cinéma de cette nature que de cinéastes pour ce public.(…) Le cinéma imparfait est une réponse. Mais il est aussi une question qui trouvera ses réponses dans son propre développement. Le cinéma imparfait peut utiliser le documentaire, la fiction, ou les deux. Il peut utiliser un genre ou un autre ou tous les genres. Il peut utiliser le cinéma comme un art pluriel ou comme une expression spécifique. Cela lui est égal. Ce type d’alternatives et de problèmes ne l’intéressent pas. (…) Le cinéma imparfait peut être aussi amusant. Amusant pour le cinéaste et pour son nouvel interlocuteur. Ceux qui luttent ne luttent pas à coté de la vie, mais à l’intérieur de la vie. La lutte est la vie et vice versa. On ne lutte pas pour vivre «après». La lutte exige une organisation qui est l’organisation de la vie. Même dans sa phase la plus extrême – la guerre totale et directe – la vie s’organise, et cela c’est aussi organiser la lutte. Et dans la vie, comme dans la lutte, il y a toutes sortes de choses, y compris le divertissement. Le cinéma imparfait peut s’amuser, précisément, avec tout ce qui le nie.

Le cinéma imparfait n’est pas exhibitionniste, dans le double sens du mot. Il ne l’est ni dans son sens narcissique, ni dans son sens mercantiliste, c’est-à-dire, dans le but de se montrer dans les salles et les circuits établis. Il faut se rappeler que la mort du vedettariat chez les acteurs a été positive pour l’art. Il ne faut pas douter que la mort du vedettariat chez les réalisateurs ouvrira des perspectives similaires. Justement, le cinéma imparfait doit travailler main dans la main, dès maintenant, avec des sociologues, des dirigeants révolutionnaires, des psychologues, des économistes, etc. De plus, le cinéma imparfait refuse les services de la critique. Il considère comme anachronique la fonction des médiateurs et intermédiaires. Le cinéma imparfait ne s’intéresse plus à la qualité et à la technique. Le cinéma imparfait peut se faire avec une Mitchell ou avec une caméra de 8 mm.
Il peut se faire dans un studio ou au sein d’une guérilla, au milieu de la forêt. Le cinéma imparfait ne s’intéresse plus à un goût déterminé, et encore moins au «bon goût». Il ne s’intéresse plus à trouver de la qualité dans les œuvres d’un artiste. La seule chose qui l’intéresse dans un artiste est de savoir comment il répond à la question suivante: que fait-il pour dépasser la barrière formée par les interlocuteurs cultivés et minoritaires qui jusqu’ici conditionnaient la qualité de son œuvre? 


Le cinéaste de cette nouvelle poétique ne doit pas voir en elle l’objet de sa réalisation personnelle. Il doit aussi occuper une autre activité. Il doit mettre sa condition ou son aspiration de révolutionnaire au-dessus de tout. En d’autres mots, il doit essayer de se réaliser en tant que personne, et pas seulement en tant qu’artiste. Le cinéma ne doit pas oublier que son but essentiel est de disparaître en tant que nouvelle poétique. Il ne s’agit plus de remplacer une tendance par une autre, un isme par un autre, une poésie par une antipoésie, mais de  faire enfin naître mille fleurs différentes. Le futur appartient au folklore. Arrêtons d’exhiber le folklore avec un orgueil démagogique, comme une célébration.

Exhibons-le plutôt comme une dénonciation cruelle, comme un témoin douloureux de ce stade auquel les peuples furent obligés d’arrêter leur puissance de création artistique. Le futur appartiendra, sans doute, au folklore. Mais à ce moment-là il n’y aura plus besoin de l’appeler comme ça, car rien ni personne ne pourra à nouveau paralyser l’esprit créateur du peuple. L’art ne va pas disparaître dans le néant. Il va disparaître dans le tout. »


Paru dans Cine Cubano, numéro 140, 1969.

« Esthétique de la faim » – Glauber Rocha (TEXTE – Brésil)

Esthétique de la faim – Texte de Glauber Rocha, publié en 1965 (Brésil) et repris sur le (très bon) site Dérives TV :

« Laissant de côté le type d’introduction informative qui caractérise les discussions sur l’Amérique Latine, je préfère situer les relations entre notre culture et la culture civilisée dans des termes moins réducteurs de ceux qui caractérisent l’analyse de l’observateur européen. Ainsi, pendant que l’Amérique Latine plaint sa misère généralisée, l’interlocuteur étranger cultive le goût de cette misère, pas en forme de tragédie, mais seulement comme une donnée formelle de son champ d’intérêt. La misère n’est ni véritablement communiquée par le latino à l’homme civilisé, ni véritablement comprise par l’homme civilisé.

Voilà – fondamentalement – la place des Arts au Brésil devant le monde : jusqu’à aujourd’hui seulement des mensonges élaborés en vérités (les exotismes formels qui vulgarisent les problèmes sociaux) ont réussi à être communiqués en termes quantitatifs, ce qui a provoqué une série de quiproquos qui ne s’arrêtent pas dans les limites de l’Art mais qui contaminent le terrain global du politique. Pour l’observateur européen les processus de création artistique du monde sous-développé l’intéressent seulement dans la mesure où ils satisfont sa nostalgie du primitivisme, et ce primitivisme se présente hybride, camouflé sous les héritages anciens du monde civilisé, mal compris parce que imposés par les conditions colonialistes.

L’Amérique Latine reste une colonie, et ce qui différencie le colonialisme d’hier à celui d’aujourd’hui c’est la forme raffinée du colonisateur : et au-delà des colonisateurs de fait, les formes subtiles de ceux qui sur nous montent aussi des trappes.
Le problème international de l’Amérique Latine est encore le changement de colonisateur, ainsi la libération possible sera encore pendant longtemps en fonction d’une nouvelle dépendance.

Ce conditionnement économique et politique nous a ramené au rachitisme philosophique et à l’impotence qui, parfois inconsciente et parfois pas, génèrent dans le premier cas la stérilité et dans le deuxième l’hystérie.

La stérilité : cela se voit dans l’abondance des travaux dans notre art, où l’auteur se castre dans des exercices formels qui, malgré tout, n’atteignent pas la pleine possession de ses formes à lui, et dans le rêve frustré de l’universalisation. Des artistes qui ne se sont pas éveillé de l’idéal esthétique adolescent. C’est ainsi que nous voyons des centaines de tableaux dans les galeries, empoussiérés et oubliés ; des livres de contes et poèmes ; des pièces théâtrales, des films (qui, surtout à Sao Paulo, provoquent des faillites)… Le monde officiel chargé des arts a fabriqué des expositions carnavalesques dans plusieurs festivals et biennales, des conférences fabriquées, des formules faciles pour le succès, des cocktails partout dans le monde, au-delà de quelques monstres officiels de la culture, des académiques de Lettre et d’Art, des jurys de peinture et des parades culturelles partout dans le pays.

Monstruosités universitaires : les revues littéraires, les concours, les titres connus.

L’hystérie : un chapitre plus complexe. L’indignation sociale provoque des discours flamboyants. Le premier symptôme est l’anarchisme qui marque la poésie jeune jusqu’à aujourd’hui (et la peinture). Le deuxième est une réduction politique de l’art qui fait de la mauvaise politique par l’excès du sectarisme. Le troisième, le plus efficace, est la recherche de systématiser l’art populaire. Mais là où ils se trompent c’est que notre possible équilibre ne résulte pas d’un corps organique, mais d’un titanesque et autodévastateur effort de dépasser l’impotence : et s’il [l’observateur] nous comprend, alors ce n’est pas par la lucidité de notre dialogue mais par l’humanitarisme que notre information lui inspire. 
Encore une fois, le paternalisme est la méthode de compréhension d’un langage de larmes ou de souffrance. C’est pour cela que la faim latine n’est pas seulement un symptôme alarmant : elle est le nerf de sa société elle-même. Et c’est là que réside la tragique originalité du Cinéma Novo devant le cinéma mondial : notre originalité est notre faim et notre plus grande misère c’est cette faim, elle est sens et pas compréhension.

De Aruanda à Vidas Secas, le Cinéma Novo a narré, décrit, poétisé, discuté, analysé, excité, les thèmes de la faim : des personnages bouffant la terre, des personnages bouffant des racines, des personnages volant pour bouffer, des personnages tuant pour bouffer, des personnages fuyant pour bouffer, des personnages sales, moches, décharnés, habitant dans des maisons sales, moches, sombres : c’est cette galerie d’affamés qui a identifié le Cinéma Novo avec le misérabilisme tant condamné par le Gouvernement, par la critique au service des intérêts antinationaux, par les producteurs, et par le public – ce dernier ne supporte pas l’image de sa propre misère.

Ce misérabilisme du Cinéma Novo s’oppose à la tendance du digestif, préconisé par le critique-en-chef de Guanabara, Carlos Lacerda : des films de gens riches, dans des belles maisons, conduisant des voitures de luxe : des films heureux, comiques, rapides, sans messages, avec des objectifs purement industriels. Ce sont des films qui s’opposent à la faim, comme si dans l’étoffe et dans les appartements de luxe, les cinéastes pouvaient cacher la misère morale d’une bourgeoisie indéfinie et fragile, ou même encore comme si les outils techniques et scénographiques eux-mêmes pouvaient cacher la faim enracinée dans l’incivilisation elle-même. Surtout, comme si dans cet apparat de paysages tropicaux, l’indigence mentale des cinéastes qui font ce type de film pourrait être dissimulée. Ce qui a fait du Cinéma Novo un phénomène d’importance internationale c’est justement son haut niveau d’engagement pour la vérité ; et son misérabilisme, qui a été écrit par la littérature des années 30 et est maintenant photographié par le cinéma des années 60 ; et, si avant il a été écrit comme une dénonciation sociale, aujourd’hui il est discuté comme un problème politique.

Les étapes mêmes du misérabilisme de notre cinéma évoluent selon une logique interne. Ainsi, comme l’observe Gustavo Dahl, il va dès le phénomène logique (Porta das Caixas), au social (Vidas Secas), au politique (Deus e o Diabo), au poétique (Ganga Zumba), au démagogique (Cinco vezes Favela), à l’expérimental (Sol Sobre a Lama), au documentaire (Garrincha, Alegria do Povo), à la comédie (Os Mendigos), des expériences de plusieurs sens, certaines frustrées d’autres réalisées, mais toutes composent, au bout de trois ans, un cadre historique qui va caractériser, pas par hasard, la période de Jânio-Jango [Jânio Quadros et João Goulart] : la période des grandes crises de conscience et de révolte, d’agitation et de révolution qui a culminé au Coup d’Avril. Et c’est à partir d’Avril que la thèse du cinéma digestif a eu du poids au Brésil menaçant systématiquement le Cinéma Novo.

Nous comprenons cette faim que l’européen et le brésilien dans sa majorité ne comprennent pas. Pour l’européen il s’agit d’un étrange surréalisme tropical. Pour le brésilien il s’agit d’une honte nationale. Il ne mange pas, mais il a honte de le dire ; et surtout, il ne sait pas d’où elle vient cette faim. Nous – qui avons fait ces films moches et tristes, ces films hurlés et désespérés où la raison n’a pas toujours parlé plus fort – savons que la faim ne sera pas guérie par les plans de cabinets et que les palliatifs du technicolor ne cachent pas mais aggravent ses tumeurs. Ainsi, seulement une culture de la faim qui mine ses propres structures peut se surmonter qualitativement : la plus noble manifestation culturelle de la faim est la violence. La mendicité, tradition qui s’est implantée avec la rédemptrice charité colonialiste, devient l’une des causes des manifestations politiques et des mensonges chauvinistes culturels : les rapports officiels de la faim mendient de l’argent aux pays colonialistes dans l’objectif de créer des écoles sans professeurs, de construire des maisons sans créer de l’emploi, d’apprendre des métiers sans enseignements aux analphabète. La diplomatie demande, les économistes demandent, la politique demande, le Cinéma Novo, dans le champ international, n’a rien demandé : il a imposé la violence de ses images et sons dans vingt deux festivals internationaux.

Par le Cinéma Novo : le comportement exact d’un affamé est la violence, et la violence d’un affamé n’est pas du primitivisme. Fabiano est primitif ? Antão est primitif ? Corisco est primitif ? La femme de Porto das Caixas est primitive ?

Du Cinéma Novo : une esthétique de la violence avant d’être primitive et révolutionnaire, voilà le point de départ pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé : seulement en conscientisant sa seule possibilité, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il explose. Tant qu’il ne se lève pas, le colonisé est un esclave : il a été nécessaire la mort d’un premier policier pour que le Français perçoive un Algérien.

D’une morale : cette violence, pourtant, n’est pas incorporée à la haine, comme elle n’est pas non plus liée au vieil humanisme colonisateur. L’amour que cette violence enferme est aussi brutal que la violence elle-même, parce qu’elle n’est pas un amour de complaisance ou de contemplation, mais un amour d’action et de transformation.

Le Cinéma Novo, pour cette raison, n’a pas fait des mélodrames : les femmes duCinéma Novo ont toujours été des êtres à la recherche d’un débouché possible pour l’amour, étant donné l’impossibilité d’aimer dans la faim : la femme prototype, celle dePorto das Caixas, tue son mari, la Dandara de Ganga Zumba fuit la guerre pour un amour romantique, Sinhá Vitória rêve de nouveaux temps pour ses enfant, Rosa devient criminelle pour sauver Manuel et l’aimer dans d’autres conditions, la jeune femme de O Padre e a Moça doit déchirer la soutane pour avoir un nouvel homme, la femme de O Desafio rompt avec l’amant car elle préfère rester fidèle à son monde bourgeois, la femme de São Paulo S.A. veut la sécurité de l’amour petit-bourgeois et pour cela elle essayera de réduire la vie de son mari dans un système médiocre.

Le temps où le Cinéma Novo devait s’expliquer pour exister est déjà révolu : leCinéma Novo doit se poursuivre pour expliquer notre réalité, dans la mesure où notre réalité devient plus distinctive à la lumière des pensées qui ne sont pas débilitées ou délirées par la faim.

Le Cinéma Novo ne peut pas se développer efficacement s’il reste marginal au processus économique et culturel du continent latino-américain ; surtout parce que leCinéma Novo est un phénomène des peuples colonisés et non une entité privilégiée du Brésil : où il existe un cinéaste disponible à filmer la vérité et à affronter les normes hypocrites et policières de la censure il existera un germe vivant du Cinéma Novo
Où il existe un cinéaste disponible à affronter le commercialisme, l’exploitation, la pornographie, le technicisme, il existe un germe vivant du Cinéma Novo. Où il existe un cinéaste, de n’importe quel âge ou origine, prêt à mettre son cinéma et sa profession au service des causes importantes de son temps, il existe un germe vivant du Cinéma Novo. La définition est celle-ci et par cette définition le Cinéma Novo se marginalise de l’industrie parce que le compromis du Cinéma Industriel est avec le mensonge et avec l’exploitation.

L’intégration économique et industrielle du Cinéma Novo dépend de l’Amérique Latine. Pour bénéficier de cette liberté, le Cinéma Novo s’engage, en son propre nom, de ses plus proches et divers intégrants, des plus bêtes aux plus talentueux, des plus faibles aux plus forts. C’est une question de morale qui sera reflétée dans les films, au temps de filmer un homme ou une maison, au détail observé, à la philosophie : ce n’est pas un film mais une collection de films en évolution qui donnera, à la fin, au public la conscience de sa propre existence.

C’est pourquoi nous n’avons pas plus de points communs avec le cinéma de partout dans le monde. Le Cinéma Novo est un projet qui se réalise dans la politique de la faim, et qui souffre, par conséquence, des faiblesses résultantes de son existence. »