Ghost world – Terry Tzwigoff (Séquence) // « Fanon racisme et culture » // Solondz – Stoystelling (séquence)

Petite modification de la rubrique « Scènes/séquences » du blog, puisque cette fois-ci j’y joins quelques commentaires…

Ghost world est une excellente réalisation du cinéaste indépendant américain Terry Tzwifoff, qui a par ailleurs réalisé un documentaire autour de Robert Crumb, le dessinateur de BD underground.

Je poste ci-dessous une séquence de Ghost World qui m’apparaît comme l’un des sommets de ce film. Un commentaire très pertinent sur le racisme, qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Todd Solondz, autre cinéaste indépendant américain.

 

Nous retrouvons dans cette séquence Robert Crumb, puisque la peinture du « coon chicken » a été réalisée par Crumb lui-même, l’originale ayant en fait disparu.  La séquence, ici, m’interpelle de par son propos à contre courant : d’une part elle démontre une mémoire tronquée du racisme (évacuation de la mémoire des manifestations du racisme dans l’histoire américaine), d’autre part elle laisse entendre que le racisme n’existerait plus aujourd’hui, aux yeux des jeunes contemporains, et que son évocation, voire sa révélation, suscite le malaise.

L’oeuvre d’art de l’héroïne suscite un choc auprès de la classe d’art, tandis que le film ne manque pas d’humour, par ailleurs,  à propos d’un certain art conceptuel. Le choc est évocateur d’un politiquement correct et d’un racisme plutôt esquivé quand son tableau est brossé. Le fait même que les élèves s’offusquent de cette « oeuvre d’art raciste » laisse entendre que pour eux un tel racisme n’existe plus et ses expressions (sous une forme grossière ici) ont par ailleurs disparu de la mémoire collective.

Le travail d' »archives » inaugurant la séquence renvoie à un effacement des traces, aujourd’hui, d’un certain racisme ayant exercé au coeur même de la société américaine et sans se cacher, au contraire. Le problème posé par la séquence : le racisme a t il disparu ?

Face à cette question ce sont les réactions de la classe (y compris d’une élève noire) qui sont extrêmement intéressantes. L’héroïne est ainsi accusée de réaliser une oeuvre raciste. Or l’oeuvre de l’héroïne est pertinente, justement, en interrogeant la réception et son argumentation est solide. C’est assez drôle, car ça rentre ironiquement dans le moule d’un art conceptuel qui se construit essentiellement par le discours.

Cette mise en abîme du racisme en questionne la permanence de nos jours.  « Coon chicken », l’intitulé du restaurant, est véridique (comme le décline de toute façon la séquence); une terminologie dérangeante car renvoyant à une ségrégation et une perception raciales de la société, qui n’existerait plus de nos jours; une terminologie raciale, au-delà de l’insulte « nègre », qui n’a plus à être utilisée car elle signalerait la pérennisation, de nos jours, d’une politique raciale et l’inégalité des personnes en fonction de races… Le principe ici est de renvoyer à une catégorisation raciale inscrite dans les fonctionnements mêmes de la société (aux racines idéologiques incarnées dans cette résurgence d’une vieille affiche raciste de restaurant).

Ne serait elle pas vraiment disparue ? S’exprimerait-elle autrement, en mode « politiquement correct » ? Comment interpréter le choc suscité auprès des élèves ? Le fait même de fuir la révélation d’un racisme, en cataloguant ce procédé de « raciste », indique finalement qu’il y a malaise à s’exprimer là-dessus et, donc, à se positionner autrement que par la condamnation illico-presto, sans examen. L’attitude collective de la classe est unanime et marque un gros malaise, comme une découverte de l’expression du racisme. Cela signifie t il que le racisme n’existe plus dans la société présente ?

Le parti pris subtil de cette séquence est justement de souligner que l’expression du racisme plus subtil correspond en fait à la forme grossière, en en gardant le fond. Et que comme toute société caractérisée de racisme, son expression est banalisée. Ce qui choque aujourd’hui, ne choquait pas hier (cf la réalité historique et documentée qu’explique l’héroïne). Quelles sont les formes d’expression du racisme dans le présent… et quels rapports de complicité partageons nous consciemment avec elle ? Voilà sans doute la question fondamentale posée par la séquence.

Je renvoie LA à une video formidable, intitulée « Frantz Fanon, racisme et culture« , où c’est tout particulièrement le passage aux alentours de la 16ème minute que je trouve tout à fait en résonance avec la séquence.

 

L’expression culturelle du racisme en contexte colonial y est nettement abordée. Le racisme n’apparaîtrait il comme racisme qu’une fois le regard rétrospectif et distant ? Dans son présent, le racisme ne serait pas un racisme, ou plutôt son expression serait « normale » et admise collectivement (ou presque). Le racisme a son argumentation, sa logique, sa « raison », tel que l’exprime ainsi le début de la video. Dans Ghost world, la classe et sa réaction devant l’oeuvre d’art : consciente d’un racisme passé, et aveugle (complice) devant le racisme du présent ?  La séquence de Ghost world questionne également le rapport à la mémoire. Elle amène bien le travail sur les traces, qui ont été nettoyées des mémoires collectives. Mettre en relief ces traces au regard du présent créé un malaise collectif, voire une polémique, et l’opposition manifeste un déni de racisme dans la société présente, du moins tel qu’il est entendu au regard du passé.  La vidéo « Fanon racisme et culture » s’avère d’une redoutable pertinence à cet égard, puisque portant sur le colonialisme. Y a t il des continuités, dans notre présent ? L’islamophobie de nos jours, par exemple, qui est un racisme, est elle une continuité post coloniale ? L’islamophobie en vogue  (Charlie Beauf et autres médias, discours politiques…) est elle récente et sortie de « nulle part » ? Plus gravement, l’islamophobie ne relève t elle pas d’un continuum historique? J’invite là à lire un article très intéressant publié sur Etat d’Exception.net, au titre très significatif  « La haine islamophobe a un long passé » (cliquer ICI)

Pour conclure avec la séquence de Ghost world, mon impression est que c’est le regard sur le racisme qui change, sans que celui ne change fondamentalement de nature. Le fond, en effet, varie peu. Et c’est celui-ci qui explose à la tête de la classe. Après tout, en guise de parallèle, comment ne pas penser à l’irruption réprimée, au moins à deux reprises en trois ans, de personnes du collectif antinegrophobie lors de la commémoration en grandes pompes de la fin de l’esclavage, du côté de Paris ? Regardons donc l’éjection de personnes portant un t-shirt « collectif anti negrophobie ». N’est-ce pas un acte qui en dit long, à la lumière de la formidable séquence de Ghost World ?

Ce n’est pas le racisme qui pose problème à la société et son fonctionnement, c’est la mise en évidence de celui-ci autrement que sous ses allures de « normalité », plus rassurantes pour la pérennité du racisme acceptable. C’est ici une censure digne d’un Etat contradictoire à ses idéaux affichés, dont les rouages mettent sous silence la révélation des côtés obscurs, quitte à la dégager concrètement de l’espace public (pour ne pas dire élimination).

2011 : (2013, lien ICI sur dailymotion)