Reed, Mexico Insurgente – Paul Leduc (1973)

Paul Leduc – Reed, Mexico Insurgente – 1973 – Mexique 

« J’ai voulu d’abord montrer l’aspect journalier, humain, de ce qu’on a trop coutume de considérer comme une glorieuse épopée, éviter le folklore, dénoncer l’antagonisme entre dirigeants politiques et militaires, faire ressortir enfin la crise et la prise de conscience du journaliste, témoin d’une réalité qui le dépasse, son attitude d’observateur, puis de participant engagé dans le combat. »

Paul Leduc ( http://www.quinzaine-realisateurs.com/qz_film/reed-mexico-insurgente/ )

C’est le premier long métrage de Paul Leduc dont l’excellent documentaire Etnocidio, notas sobre el Mezquital  (1976) qui porte sur l’ethnocide des Indiens Otomis du Mexique a été relayé ICI sur le blog. Reed, Mexico Insurgente est une adaptation partielle des écrits du journaliste américain John Reed qui avait suivi la Révolution mexicaine en 1913-1914, obtenant notamment une interview avec Pancho Villa. Ce journaliste avait également suivi des luttes ouvrières aux USA et quelques années après le Mexique il a voyagé jusqu’en Russie où son témoignage écrit de la Révolution russe a donné lieu au livre Dix jours qui ébranlèrent le monde. Ici le film se concentre sur la fin 1913 et premiers mois de 1914, jusqu’à la fameuse victoire militaire des troupes de Pancho Villa en avril 1914 avec la prise de Gomez Palacio (secteur de Torréon), une ville à l’extrême sud de l’Etat de Chihuahua et qui représentait un lieu stratégique important par sa situation ferroviaire (voir plus bas dans l’article sur l’importance du train dans la Révolution mexicaine et qui est brillamment traduite dans le film). Production à budget modeste, Reed, Mexico Insurgente a été tourné sur trois mois en décors naturels et fut un premier cas d’utilisation caméra 16 mm et de son en synchrone au Mexique. Cette pratique associée au cinéma dit « cinéma-direct » ou « cinéma-vérité », notamment liée à l’émergence d’un cinéma militant à l’échelle mondiale, est apparue dans les années 60. Mais Paul Leduc a témoigné que le procédé n’était pas pleinement maîtrisé lors du tournage de Reed, Mexico Insurgente, d’où une qualité sonore médiocre en guise de défaut majeur de cette oeuvre. Il serait intéressant de contextualiser ce film au regard du cinéma mexicain consacré à la Révolution et puisque cela n’est pas à ma portée j’encourage à lire le texte « Revolucion y extension reticular » de A. Yillah et R. Alvarado.

A ce jour il existe plusieurs versions du film mais je ne suis pas parvenu à identifier la version la plus souhaitée par Leduc : une version de 124 mn (vraisemblablement celle éditée en DVD), une version de 104 mn et une autre de 90 mn dite « restaurée » sur You Tube (il est vrai que la qualité image y est supérieure aux autres mais je doute que l’auteur soit en phase avec cette version réduite, par exemple ôtée de passages avec Pancho Villa).

FILM INTÉGRAL EN VO (version 104′, qualité correcte) :

UNE VERSION RESTAURÉE EN VO (90′, très bonne qualité image) :

Le style « cinéma-direct » donne au film un aspect documentaire et dégage même une proximité avec le néoréalisme, voire avec le cinéma latino-américain des années 60-70 issu en partie de ce même néoréalisme (cf le documentaire social de l’argentin Fernando Birri, manifeste publié ICI sur le blog). L’intrigue est sommaire avec quelques transitions abruptes et ce qui m’a particulièrement marqué c’est l’atmosphère révolutionnaire diffuse sans héroïsme individuel marqué. D’ailleurs la misère, le danger et la mort, la violence crue du contexte sont présents sans que cela ne soit exprimé par des élans romantiques déplacés. Par ailleurs des personnages historiques comme Pancho Villa et Carranza y apparaissent mais il n’y a pas de focalisation de type hollywoodienne.  Aussi cette prégnance de l’atmosphère exprime bien « la réalité qui dépasse » le journaliste Reed, cet étranger au pays qui peu à peu se fait contaminer par l’environnement révolutionnaire et change d’attitude. En adoptant son point de vue, d’où un certain hermétisme du cadre de l’histoire, le film traduit une perception à échelle humaine et évoque les prise de conscience et implication progressives de Reed pour mener à un geste final puissant dans ce qu’il suggère à la fois aux niveaux individuel et collectif. Ce basculement n’a pas pour autant nécessité un traitement visuel spectaculaire (il y a quelques mouvements de caméra remarquables mais en phase avec l’esthétique et les parti-pris du récit), ni un emploi de musique (idéal pour souligner ou suggérer le lyrisme et le romantisme de situations). C’est ainsi que le cheminement intérieur de Reed est le fruit d’une rencontre avec la réalité, de la même manière que le regard du spectateur est censé s’affranchir d’une représentation artificielle.

 « [Nous nous éloignons des] stéréotypes sur la Révolution mexicaine, à l’opposé de toute mythification, et si le son n’est pas toujours parfait, le sépia de l’image (tournée en 16 mm, gonflée en 35 mm) nous rapproche des images originelles tournées ces années-là. »

Monique Blaquière-Roumette et Bernard Gille, Films des Amériques latines

Images tournées en 1914 : la bataille d’Ojinaga

Sur ce montage de séquences tournées en 1914 par la Mutual Film Company, notons quelques similitudes qui peuvent apparaître dans Reed, Mexico Insurgente (bien que j’ignore si Leduc avait pu voir ces archives)

Plusieurs images de la Révolution mexicaine ont été tournées, notamment par l’indépendant Charles Pryor ou encore par la compagnie hollywoodienne Mutual Film. Vers 1914, cette société américaine signa en effet un gros contrat avec Pancho Villa pour suivre la bataille d’Ojinaga (celle-là même dont il est question à la fin de Reed, Mexico Insurgente), et fait notoire cela apporta un gros soutien financier à la Révolution. Il s’agissait de tourner des images de terrain dans le cadre d’une espèce de docu-fiction avant l’heure intitulé La vie du Général Villa. Un certain Raoul Walsh fut ainsi envoyé au Mexique avec un autre cameraman tandis que Griffith était le réalisateur. Mais non seulement une majorité de scènes en studio furent finalement incorporées au film (avec Walsh dans le rôle de Villa) mais il semblerait aussi que les images in situ relevèrent fréquemment de la mise en scène avec la complicité de Villa en personne, tel un cinéaste cherchant à faire part de sa vision de la Révolution. Le film sorti aux USA en 1914 a longtemps été perdu, puis les bobines ont été retrouvées et ont fait l’objet d’un documentaire en 2004. Pour plus de détails sur ce film et notamment le rôle de Villa, je renvoie au long texte publié ICI sur un site consacré au cinéma mexicain.

Outre le procédé du cinéma direct et la teinte sépia de l’image à l’allure archives d’époque, le registre iconographique fait écho à des images clés de la Révolution telles qu’elles ont été fournies par les photos de l’époque et érigées en symboles nationaux dans les décennies qui ont suivi, contribuant à la germe de mythes fondateurs par ailleurs instrumentalisés par le pouvoir post-Révolution. A cet égard, je rappelle l’excellentissime documentaire Mexico, la Révolution congelée (1970) réalisé par le cinéaste militant argentin Raymundo Gleyzer deux ans à peine avant Reed, Mexico Insurgente (film présenté et relayé ICI sur le blog).

Photo de la Révolution mexicaine : les révolutionnaires à l’assaut des trains

Une formidable séquence du film est similaire à ces photos récurrentes de la Révolution

Parmi les images fortes issues de la mémoire de la Révolution qui ont été reprises dans Reed, Mexico Insurgente, il y a notamment la relation stratégique des révolutionnaires avec le chemin de fer qui fut en effet un élément clé dans l’avancée des troupes et les approvisionnements. A cet égard il y a une séquence particulièrement réussie où le train incarne en quelque sorte le mouvement révolutionnaire. En quelques plans, le cinéaste esquisse un portrait du peuple qui au départ de Chihuahua prend d’assaut le train en direction du secteur de Torréon et exprime métaphoriquement le mouvement révolutionnaire qui gagne le pays. La scène est aussi brève que puissante par l’impression qu’elle transmet. Comme Reed nous sommes témoin de ce mouvement et à l’image des enfants qui courent après le train il y a comme une envie de l’accompagner. De la même manière que Reed est au départ étranger à une réalité qu’il découvre et dans laquelle il s’engage peu à peu (lien fraternel avec un soldat etc), nous nous rapprochons d’une époque par le biais du cinéma sans que celui-ci doive en rester à une position de spectacle nostalgique, esthétique ou narratif. Il s’agit donc de prendre le train en marche et c’est à bord de ce même train que Reed se voit proposé un taco par une Soldadera, autre icône de la Révolution.

Photos de la Révolution mexicaine : les Soldaderas

Présentes à quelques reprises dans le film mais pas au travers d’une glorification romantique de la femme soldat

« La Soldadera était le rôle le plus typique joué par les femmes dans la contribution à la révolution mexicaine. C’était typique dans la mesure où elle impliquait un grand nombre de femmes et qu’elles suivaient les rôles les plus reconnus des femmes en tant que dispensatrices de soins. Bien qu’elles se battent occasionnellement au combat, ces femmes voyageaient généralement avec les armées révolutionnaires pour chercher de la nourriture, préparer des repas, soigner les blessés, laver les vêtements et d’autres services non fournis par l’armée. Bien que certains auteurs ne fassent pas la distinction entre les Soldaderas et les femmes combattantes, Andrés Reséndez Fuentes établit une distinction claire entre les femmes qui ont servi de support vital aux combattants et celles qui ont réellement participé aux combats. Les Soldaderas ont enduré des conditions de vie misérables, la malnutrition, et même la maternité dans un environnement inhospitalier. Les Soldaderas dont les maris sont morts au combat continuaient souvent dans leurs rôles de Soldadera d’un autre soldat. Alors que «aucune armée de la révolution ne s’est battue sans les femmes, mais que chacune a organisé la participation féminine d’une manière distincte», les Soldaderas restaient généralement anonymes et n’étaient jamais reconnues pour leur contribution indispensable à la révolution. »

Extrait d’un article mexicain relayé sur le site Mexfiles (traduction approximative !)

Les Soldaderas sont devenues une représentation majeure de la Révolution et d’ailleurs un film intitulé La Soldadera fut réalisé en 1966 par le mexicain Jose Bolanos. Je ne l’ai pas regardé mais je glisse un lien de visionnage ci-dessous pour qui s’y intéresse.

La Soldadera, Jose Bolanos (1966, VO)

Il semblerait que La Soldadera partage quelques parti pris formels avec Reed, Mexico Insurgente et soit aussi (partiellement) adapté des écrits de John Reed qui donnent une version moins romantique des Soldaderas que l’icône des femmes-soldats vraisemblablement la plus répandue de nos jours (mais je me trompe peut-être). Bien sûr les femmes soldats révolutionnaires ont existé, ont contribué aux batailles (ce qui est montré dans le film de Leduc à travers le personnage d’une Soldadera armée) et comme d’autres révolutions cela n’apparaît pas forcément de manière positive dans la mémoire des luttes, mais comme le précise la citation ci-dessus la participation active des Soldaderas ne peut se réduire à la dimension « romantique » des femmes armées et à cette fonction. La réalité des Soldaderas fut plus complexe et plus sombre que ne le laisse suggérer certaines réductions iconiques (dans un sens « femme épouse » comme dans un sens « femme soldat »). De ce point de vue Reed, Mexico Insurgente déroge à la mythification et au folklore comme pour d’autres composantes de la Révolution présentes dans le film. Sur la formation d’icônes de la Révolution et leur instrumentalisation politique, j’encourage à la lecture du texte intitulé « la photographie au service d’un mythe fondateur de la révolution » (rédigé en français) qui propose une analyse synthétique sur l’utilisation de la photographie dans les décennies de post-révolution, comment par exemples certaines icônes se sont imposées au gré des contextes politiques (telle la Soldadera qui fut longtemps perçue avant tout comme la femme du soldat, et non comme un soldat). Ce texte est complémentaire de celui plus haut consacré au cinéma mexicain dans son rapport à la Révolution.

Photo de la Révolution mexicaine (1915) : des partisanes de Zapata prisonnières

Si ce film m’a donc fait forte impression, de nombreux aspects m’échappent ne serait-ce que par ma méconnaissance du Mexique et de la Révolution mexicaine. A mon humble avis (et c’est logique), ce film doit davantage parler aux mexicains et mexicaines. Je pense notamment qu’il y a un propos sur la mémoire et l’approche de la période révolutionnaire mexicaine parallèlement à un dispositif cinématographique qui se refuse à une forme commerciale et purement nostalgique de la Révolution. Mais peut être que plus qu’un film sur la Révolution, il s’agit d’un film sur le rapport à la lutte révolutionnaire et notre propre engagement. J’ai commencé à songer à quelques mises en abîme ici et là mais il me faudrait revoir le film pour davantage creuser cette sensation.

Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale – Bahrudin Cengic (1971)

Bahrudin « Bato » Cengic – Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale (Uloga moje porodice u svjetskoj revoluciji) – 1971 – 85 mn – Bosnie/Yougoslavie

Il s’agit du deuxième long métrage de « Bato » Cengic, sorti trois ans après Les enfants d’après (1968) qui est relayé et présenté ICI sur le blog. Déjà dans ce premier opus le cinéaste avait témoigné d’une démystification à travers un scénario qui traite de la contamination guerrière et idéologique sur des enfants orphelins d’après guerre. Ici il se focalise davantage sur la portée révolutionnaire de la guerre de libération en adaptant le roman Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale publié par l’écrivain serbe Bora Cosic en 1969 et récompensé par le prix littéraire yougoslave NIN.

FILM INTÉGRAL EN VO SOUS-TITRÉE ANGLAIS :

(c’est la seule version en circulation sur internet, de qualité image médiocre)

Synopsis : Après la Seconde Guerre mondiale, un groupe de partisans vient dans une famille bourgeoise pour leur apprendre à chanter et à déclamer de nouvelles chansons. La famille oublie bientôt ses coutumes et principes pour rejoindre le chemin du socialisme.

https://www.dailymotion.com/video/x4a7hgs

https://www.dailymotion.com/video/x2kfjey

Cette adaptation produite par la Bosna Film adopte un ton parodique et proche de la farce, à la narration peu conventionnelle sans doute dans un esprit assez proche du surréalisme du roman où « par le truchement d’une voix d’enfant, et sa puissance comique, Bora Cosic fait passer une féroce critique du pouvoir en marche et un portrait humain de la peur » (J.B Harang, Libération). Outre l’écrivain Bora Cosic c’est un certain Branko Vučićević qui a également travaillé sur le scénario du film, soit un contributeur important de la Vague Noire yougoslave qui a par exemple collaboré avec Dusan Makavejev (Une affaire de coeur, 1967), Zelimir Zilnik (Rani Radovi, 1969) ou encore le cinéaste slovène Karpo Godina. Ce dernier a également participé au Rôle de ma famille dans la révolution mondiale en tant que directeur de la photographie et l’aspect « surréaliste » du film n’est pas éloigné du Radeau de la méduse (ICI sur le blog) que Godina a réalisé en 1980, film auquel Branko Vučićević a aussi été associé comme scénariste. Par ailleurs la présence de chants révolutionnaires n’est pas sans rappeler La litanie des gens heureux réalisé la même année par ce même Karpo Godina (ICI sur le blog) où des chants ironisent sur la fraternité et l’unité supposées au sein de la fédération yougoslave. Dans les deux cas l’emploi des chants révèle les illusions portées par l’optimisme de l’idéologie officielle et dont le cinéma national a le plus souvent entretenu les mythes, tel que cela a été évoqué par la cinéaste serbe Mila Turajlic à travers son excellent documentaire Cinema Komunisto (2011, ICI sur le blog) qui ramène à cette Yougoslavie « mise en scène » par le titisme et désormais elle-même en voie d’oubli. A noter que l’équipe du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale se compose également de Dragan Nikolic et Milena Dravic, deux acteurs majeurs du cinéma yougoslave.

Image du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale :

Le film met aussi en scène des aspects sombres sans passer par le registre comique, tel ici un pouvoir à l’accent totalitaire qui surgit dans l’intimité du couple formé par le partisan Vaculic (D. Nikolic) et Devojka (M. Dravic)

Tandis que Le Mystère de l’organisme de Makavejev fut interdit lors du Festival de Pula 1971, Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale y fut récompensé par un Arena d’argent. Néanmoins le film suscita de fortes critiques communistes pour la représentation critique du socialisme et l’image véhiculée des partisans. C’est principalement la scène où un gâteau formé d’une réplique de Staline est mangé par les personnages qui a semble-t-il été à la source d’une censure officieuse (mais je ne suis pas parvenu à obtenir des informations précises sur cette censure).

Image du Rôle de ma famille dans la révolution mondiale :

Une des scènes les plus célèbres du film où est servi et mangé un gâteau décoré d’une tête de Staline (l’immédiat après guerre n’est pas encore consommé par la rupture Tito-Staline).

L’année suivante Cengic poursuit son oeuvre de démystification de la Yougoslavie socialiste en réalisant Scenes form the life of shock workers (1972), de nouveau avec la contribution de Branko Vučićević au scénario. Cette fois-ci Cengic tourne en dérision l’enthousiasme de l’industrialisation d’après guerre à travers un bosnien mineur de charbon comme personnage principal. Là encore le film a vraisemblablement fait l’objet d’une censure officieuse et surtout Cengic ne fut plus autorisé à la réalisation pendant dix ans : « J’étais un réalisateur proscrit, j’étais un exemple pour toute la Yougoslavie » (Cengic). Son oeuvre semble avoir des résonances thématiques avec la filmographie de Pavlovic dont plusieurs opus ont également ébranlé des mythes du titisme : la collectivisation, les partisans etc (se rapporter par exemple aux quelques films de Pavlovic présentés et relayés sur le blog).

« Je pense que les fanatiques communistes sont morts avec le développement du mouvement de libération nationale, et ceux qui sont restés en vie se transformaient en quelque chose d’autre. (…) Vous savez une génération de la révolution disparaît. Elle ne parle pas des vérités que nous ne connaissons pas (…). Si la génération qui a participé à la guerre de libération du peuple disparaît simplement, je pense que c’est leur obligation de dire la vérité et même sur ce qui est désagréable. C’est une dette envers l’histoire, et c’est leur obligation morale. (…) Jusqu’ici notre histoire a toujours été romancée. »

« Bato » Cengic (une interview de 1990)

 

Les lampes à pétrole – Juraj Herz (1971)

Juraj Herz – Les lampes à pétrole (Petrolejové lampy) – Tchécoslovaquie – 1971 – 101 mn

En 1900, Stepha, fille de 30 ans d’un couple riche, accepte d’épouser son cousin Paul qui a cumulé d’importantes dettes en tant qu’officier de l’armée autrichienne. Paul refuse de travailler ou de consommer le mariage, puis progressivement sa santé se dégrade.

Si le réalisateur slovaque Juraj Herz a suscité une renommée internationale avec la réalisation de L’incinérateur de cadavres en 1969 (Spalovač mrtvol, édité ICI chez Malavida), comédie noire sur l’extermination « ordinaire » tandis que dans son enfance il a connu lui-même trois camps d’extermination, le reste de sa filmographie est méconnue en France et pas facile d’accès. Constatons par exemple l’absence d’édition DVD francophone et donc la difficulté d’accéder à son oeuvre avec du sous-titrage français. Citons par exemple Morgiana (1972), film valant le détour (sans être exceptionnel) et ayant eu la contribution du fameux opérateur Kucera mais dont l’édition DVD à l’étranger n’a été entreprise que par Second run (il faut donc se contenter d’un sous-titrage anglais). En plus d’avoir émergé tardivement dans les années 60, Herz était à la marge de la Nouvelle Vague tchèque. De son propre aveu, cet admirateur de Fellini n’était pas inclus dans le groupe de ces cinéastes. D’abord assistant réalisateur (notamment sur Obchod na korze/Le miroir aux alouettes de Jan Kadar et Elmar Klos, 1965), il fut associé au projet de film collectif Les petites perles au fond de l’eau (1965) qui réunissait des courts métrages adaptant des nouvelles de Bohumir Hrabal et se présentait comme un manifeste de cette Nouvelle Vague tchèque. Or voici comment cela se déroula d’après Juraj Herz :

« Je n’étais pas dans le groupe des réalisateurs « Nouvelle Vague » simplement parce qu’ils ne m’acceptaient pas parmi eux. J’étais de la même année que Jaromil Jireš, Jirka Menzel, Evald Schorm et Věra Chytilová mais pas à la FAMU, au département de la marionnette [de la faculté de théâtre de l’Académie des arts de la scène (AMU)]. (…) Quand Jaromil Jireš est venu avec Perličky na dně et qu’il a présenté le projet à ses pairs [à la FAMU], il leur a également dit qu’il me connaissait et il a pensé que je devrais filmer l’une des histoires. Tous, sauf Evald Schorm et Jaromil Jireš lui-même, étaient contre. J’étais inférieur à eux. J’étais un artiste de marionnettes, pas un réalisateur. Heureusement, il y avait Ján Kadár qui est allé à l’administration [de l’Académie] et leur a dit qu’il prendrait la responsabilité pour moi. Mais cela m’a fait un coup de poing dans l’estomac. À cette époque le meilleur caméraman, Jaroslav Kučera, filmait toutes les histoires. Mon histoire passait toujours après. Mais lorsque le tournage devait enfin commencer, je suis allé à Jaroslav Kučera qui a refusé de coopérer avec moi. J’étais donc le seul [des réalisateurs qui ont contribué à Petites perles au fond de l’eau] à réaliser le film avec un cameraman différent, Rudolf Milič, qui était le cameraman du film L’Accusé de Kadar [1964]. Plus tard Jaroslav Kučera a fait le travail de caméra dans mon film Morgiana [1971]. »

(Juraj Herz, interview parue sur Kinoeye).

Le court métrage de Herz ne fut finalement pas inclus dans le film sorti en 1965 car l’ensemble était trop long et sa réalisation était la seule à dépasser les 30 mn. C’est ainsi que Herz fut rapproché plus tardivement de la nouvelle génération avec la sortie de L’incinérateur de cadavres mais la normalisation survenue dans la foulée a stoppé son élan. Il en témoigne ainsi dans une émission portant sur son autobiographie Autopsie :

« J’ai tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, et j’avais déjà en réserve les projets de quatre films. Je n’ai finalement pu en réaliser aucun parce que le régime communiste ne me l’a pas permis. Et tous mes autres films n’étaient pas les sujets que je voulais faire. ‘Les Lampes à pétrole’ ou ‘Morgiana’ ne correspondaient pas à mes désirs de réalisation. Après avoir tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, j’avais à ma disposition trois romans de Ladislav Fuchs, et le scénario, d’abord autorisé puis interdit, de l’adaptation du ‘Surmâle’ d’Alfred Jarry. » (Juraj Herz)

Si Herz se montre sévère avec la suite de sa filmographie, ne nous privons pas pour autant de la découvrir car elle réserve de bonnes surprises. Certes, politiquement il n’y a pas grand chose à en dire dans le contexte de la normalisation mais son esthétique souvent au service d’une atmosphère sombre, malsaine, fantastique voire horrifique rend les films assez mémorables. Les lampes à pétrole ne s’intègre pas à son corpus fantastique (telle que peut l’être par exemple sa mémorable version de La belle et la bête, 1978) mais demeure également une très bonne surprise, ou au moins une curiosité permettant de nous familiariser un peu plus avec le cinéma tchèque si prolifique en adaptations littéraires. Car ici Herz adapte le roman du même nom de Jaroslav Havlicek (publié en 1935/1944), un écrit présenté comme très psychologique et atmosphérique et pour lequel le cinéma a donc un gros défi à relever. A la lecture de commentaires d’internautes tchèques ayant lu le livre et vu le film, certains font part de leur regrets dans certains choix de l’adaptation. Ainsi le film ne commencerait qu’au niveau de la deuxième moitié du livre et éclipse par exemple certains aspects de la relation entre les personnages. Le personnage féminin principal (Stepha) interprété par l’excellente Iva Janzurova est parfois contesté car très différent de la Stepha du livre qui se présente comme sale, ventripotente et mélancolique. En revanche le caractère désespéré semble bien fidèle à l’esprit du livre, un ton sombre qui n’est pas nouveau dans le travail de Herz.

Superbes interprétations de Iva Janzurova et Petr Cepek (Image du film)

La performance des deux comédiens principaux est pour beaucoup dans l’attrait que peu susciter ce film. D’une part l’expressivité de Iva Janzurova est très attachante, reflétant l’intériorité de Stepha en butte à une bourgeoisie hypocrite et une situation personnelle sans espoir. Elle fut d’ailleurs nominée pour la catégorie meilleure actrice au Festival de Cannes 1972. J’avais découvert Janzurova dans Un carrosse pour Vienne de Karel Kachyna (1966) et déjà elle m’avait fortement marqué, contribuant à ce que cet autre film tchèque laisse des traces dans ma tête. Actrice à la carrière prolifique, elle a souvent été cantonnée à des rôles de comédie mais que ce soit dans Les lampes de pétrole ou Morgiana (avec un double rôle) de Herz, Janzurova peut exceller dans d’autres registres. Quant à Petr Cepek c’est là un de ses premiers films importants et il incarne avec force l’évolution du personnage atteint de syphilis. La musique de Lubis Fiser est également une réussite, reflétant par exemple l’intériorité de Stepha et instaurant la dramatique. A ce titre, la toute fin m’a laissé bouche bée et il m’arrive de me la repasser. Mais c’est un autre extrait que je propose ci-dessous, un passage associant aussi mise en scène, interprétation et musique.

Extrait Les lampes de pétrole (sans dialogue) :

Enfin, je termine cette note par un petit mot sur le cadre du film. Il se déroule à l’entame du 20ème siècle dans l’empire austro-hongrois. Le film évoque notamment le contexte des empires avec la mention de la guerre des boers en Afrique du sud (le Royaume-Uni en guerre face à deux républiques des premiers colons installés sur place) mais c’est surtout dans la période Art Nouveau et son style « Sécession » à Prague que le film s’ancre bien. Celui-ci apparaît tout particulièrement dans les costumes de début de film. Mais le supposé romantisme et progrès (cf un discours politique de début de film axé sur le progrès et la paix) du monde « Sécession » est ici fissuré. Ce monde se révèle superficiel et mauvais (l’émancipation féminine de Stepha présentée comme de « mauvaises manières » est pointée du doigt, le mari qui ne tente pas la guérison de la syphilis par crainte du regard des autres…).

Une ballade mêlant grotesque et noirceur dans le Prague Sécession (Art nouveau)

Le caractère immonde de ce monde début de siècle est bien signifié par une double ballade du couple (fiancé puis marié) dans les rues de la ville. Une première et fière déambulation suscite le regard approbateur et élogieux; puis plus tard dans le film c’est le contrepoint avec une ballade au ton mêlant grotesque et noirceur où le dévouement de l’épouse pour le mari en voie de désintégration suscite le regard dédaigneux, moralisateur et les moqueries. C’est à ce monde de « progrès » que Stepha se heurte impitoyablement. La montée émotionnelle de fin de film rend le drame particulièrement poignant.

FILM INTÉGRAL EN VO ET QUALITÉ HD (chaîne YT consacrée à des classiques du cinéma tchèque) :

 

Leptirica – Djordje Kadijevic (1973)

Djordje Kadijevic – Leptirica – 1973 – Yougoslavie (Serbie) – 62 mn

C’est un vrai défi de montrer une image accompagnée de son et de créer l’illusion de scènes de la vie réelle tout en traitant des thèmes essentiellement irrationnels. (…) Je ne veux pas d’excuse ni d’explication pour l’irrationnel. Vous savez, nous sommes une nation bien adaptée à la fantaisie, au mystique. Nous sommes des gens de l’Est. Et nous avons un sens plus profond et une aspiration à la dimension métaphysique des choses que les hommes occidentaux. Si vous prenez le folklore slave comme base, il y a beaucoup d’histoires fantastiques et terrifiantes. Si vous considérez nos anciennes croyances païennes slaves peu connues et à peine étudiées, ou si vous considérez notre mysticisme médiéval, les croyances manichéennes, bosniaques et bogomiles, nous sommes parmi les gens les plus mystiques d’Europe.

Djordje Kadijevic (interview en 2010)

 

Leptirica (« Papillon« ) est le premier film yougoslave à aborder le thème du vampire et se présente aussi comme un film pionnier de l’épouvante/horreur en Yougoslavie. Il s’agit plus précisément d’un téléfilm réalisé pour la RTB (Radio Télévision Belgrade, fondée en 1958) et qui n’a jamais été diffusé hors Yougoslavie. Nullement restauré, ce téléfilm rare est de nos jours visible soit par le biais d’une édition DVD serbe, soit grâce à une version de qualité moyenne qui circule sur internet (You Tube, Veoh etc).

Un jeune homme veut épouser la charmante fille d’un propriétaire foncier qui refuse d’accorder le mariage. Pour prouver sa valeur, le jeune homme devient meunier dans un moulin local infesté d’un vampire.

Pochette de la seule édition DVD de ce téléfilm rare :

 

En adaptant une nouvelle serbe de Milovic Glisic écrite en 1880 (traduite en anglais vers 2015), cette oeuvre se démarque du traitement occidental par un enracinement dans le folklore traditionnel serbe. Glisic a traduit des écrits de Nicolas Gogol, une proximité entre l’auteur littéraire et l’écrivain russe qui explique sans doute la présence satirique dans le film qui contraste avec des passages nettement plus inquiétants. L’histoire s’appuie sur une légende serbe du 18ème siècle située dans le village de Zarožje, extrême ouest de la Serbie. C’est également au début du 18ème siècle que prennent naissance les premières mentions de vampire en Serbie, telle la légende de Peter Plogojovitz qui donna lieu à la première apparition du terme « vampire » dans un rapport officiel rédigé en autrichien et dont les événements se déroulaient dans un secteur serbe frontalier avec la Hongrie mais sous domination autrichienne. La nouvelle de Glisic évoque la figure de Sava Savanovic, un riche paysan autrefois beau et fort mais qui devint amer lorsque dans un âge avancé une belle jeune femme du village repoussait ses avances. Savanovic la tua puis les villageois le frappèrent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il devint un vampire. Outre l’aspect romanesque, le texte de Glisic se distingue historiquement en intégrant le folklore (telles des expressions langagières issues du milieu rural) et les origines serbes de la mythologie vampirique.

Couverture de l’édition anglaise de la nouvelle de Milovic Glisic :

 

Le cinéaste serbe Djordje Kadijevic a réalisé son premier long métrage Prazik (The feast) en 1967, un film fascinant que je recommande et qu’on peut parfois trouver sur internet bien que dépourvu en sous-titrage (cela gâche un peu la réception du film quand on ne comprend pas un mot de serbe mais pour ma part le visionnage a tout de même représenté une bonne surprise !). Film situé durant la 2ème guerre mondiale et évoquant une trahison des Chetniks (des résistants à l’occupation nazie fidèles à la royauté yougoslave et opposés aux Partisans), dans un premier temps la thématique de Praznik annonce un film très articulé au cinéma de guerre dominant dans le cinéma yougoslave de l’ère Tito (films de partisans etc). Mais le film nous surprend en intégrant un personnage bourreau relevant du démoniaque qui créée aussi une atmosphère d’épouvante, annonçant là des œuvres futures du cinéaste.

Extrait de Praznik (The feast), Djordje Kadijevic 1967 :

 

Avec Leptirica, on retrouve cette forme de continuité entre une approche réaliste et le surgissement de l’irrationnel, là encore en milieu rural.

En attendant d’autres découvertes du cinéaste qui m’a vraiment surpris sur les deux films que j’ai pu voir à ce jour, voici le commentaire d’un internaute que j’ai glané sur le net à la suite de l’extrait d’une interview anglophone avec Kadijevic :

 » « Nous sommes des gens de l’Est. Et nous avons un sens plus profond et une aspiration à la dimension métaphysique des choses que les hommes occidentaux »(Djordje Kadijevic). 

C’est quelque chose que comme « occidental » j’ai particulièrement remarqué dans le cinéma d’Europe de l’Est et de Russie. La prémisse de nombreux films d’horreur / science-fiction / fantastiques occidentaux est l’invasion de l’«Autre» dans la réalité normale, l’éruption de l’irrationnel et du surnaturel comme une rupture du schéma normal des choses … Les films d’Europe de l’Est et de Russie tendent à présenter l’étrange « Autre » dans le cadre d’un continuum avec la réalité normale, pas comme une «rupture». Le sens du fantomatique, du mystique et du « surnaturel » semble être plus accepté que dans le cinéma occidental … mais peut-être que mon système de croyances occidentales impose un sens à un récit que je ne comprends pas complètement (je le vois dans les « lectures » occidentales du cinéma communiste où tout est « propagande » ou « subversif » « comme si ce sont les deux seules lentilles par lesquelles on peut regarder en étudiant ces films »).  » (Commentaire d’un internaute, site internet Temple of the Ghoule).

Film intégral en VO (en VO sous-titrée anglais sur le site Veoh ICI) :

PS : pour la petite anecdote, le mythe du vampire a été relancé localement à Zarožje lorsqu’en 2012 le toit du moulin dont il est question dans le film s’est écroulé. Nuls travaux n’avaient été entrepris par les propriétaires du moulin depuis l’acquisition dans les années 50, par peur de perturber le refuge du vampire Sava Savanovic. Après écroulement du toit, il y a eu toute une stratégie touristique locale pour relancer le mythe autour du vampire appelé à errer dans la région. De nombreux sites internet relaient cette opération touristique …

La vallée des abeilles – Frantisek Vlacil (1968)

Frantisek Vlacil – La vallée des abeilles (Udoli vcel) – 1968 – Tchécoslovaquie – 97 mn

« C’est un « film-parabole » et ce genre, dans les années soixante, devient en Tchécoslovaquie un moyen employé pour prendre position par rapport à la réalité. Le passé, l’histoire, sont utilisés pour crier l’impuissance de l’homme face aux forces brutales qu’il porte en lui et face aux institutions qui font bien peu cas des individus. » (Eva Hepnerova-Zaoralova, hommage à Frantisek Vlacil au Festival La Rochelle)

Au XIIIe siècle, suite à un mauvais présage au mariage de son père, Ondrej est offert à Dieu et rejoint l’Ordre des Chevaliers Teutoniques. Des années plus tard il s’enfuit du monastère et retourne au château familial. Son ami chevalier Armin, extrêmement dévoué à l’Ordre, le poursuit afin de le faire revenir. 

Affiche du film :

(par le tchèque Jiri Svoboda, réalisateur à partir des années 70)

vallee

Découvert peu de temps après Le Retour du Dragon (ICI sur le blog), La vallée des abeilles fut encore une « baffe » nocturne du cinéma tchèque des années 60. Ne relevant pas non plus d’un fond ouvertement politique et critique (la lecture politique est possible, mais on peut clairement savourer le film sans y voir cette interprétation), il est similaire au film du slovaque Eduard Grecner et c’est très intéressant de voir ces films en vis à vis.  Tous deux sont proches du cinéma d’Ingmar Bergman et dégagent une approche visuelle relevant de la parabole, non d’un réalisme ancré socialement et historiquement malgré que les intrigues se déroulent au Moyen-âge. L’esthétique des deux films est prenante, tel un rendu intense des relations entre les personnages sans que cela passe outre mesure par les dialogues. Dit autrement, on ressent une intériorité vivace sans que ça passe par un credo narratif explicite.

La vallée des abeilles est le troisième long métrage de Frantisek Vlacil, surtout connu pour avoir créé une oeuvre majeure du cinéma tchèque, une fresque atteignant presque 3 heures : Marketa Lazareva (1967, édité par Malavida). Bien que de la génération de la nouvelle vague tchécoslovaque, Vlacil a développé une démarche cinématographique à part et surtout condamnée pour ses parti-pris esthétiques :

 » Il s’est toujours situé en dehors des modes et des vagues qui agitent la création cinématographique. Il a l’âge de Karel Kachyña, de Vojtech Jasny, de Zbynek Brynych, de Ladislav Helge…, de toute cette génération de cinéastes qui au début des années cinquante, cherchait à briser le cercle clos du réalisme socialiste. Pourtant, dès son premier long métrage, La Colombe blanche (1960), Frantisek Vlácil se démarque des courants qui précèdent la « Nouvelle vague » tchèque. (…). Contrairement aux cinéastes de sa génération, Frantisek Vlácil n’a pas fait d’études cinématographiques, mais d’Histoire de l’art et d’esthétique. Pour cette raison peut-être, il crée des liens particulièrement étroits et sophistiqués entre l’image et la musique. Les liens sont si subtils qu’en 1960, la critique cinématographique, influencée par la doctrine féroce contre le formalisme (cf. Jdanov), est bien embarrassée devant La Colombe blanche, symbole de la paix. » (Eva Hepnerova-Zaoralova, hommage à Frantisek Vlacil au Festival La Rochelle)

Après le printemps de Prague et l’invasion des chars soviétiques en 1968, Vlacil a continué de réaliser des films mais en s’adaptant au contexte de la normalisation qui touchait aussi le domaine artistique (renforcement du contrôle et de la censure etc). Une adaptation qu’avait préventivement refusé dans la presse le cinéaste slovaque Grecner, l’auteur du Retour du dragon, ce qui lui valut l’interdiction de réaliser et une longue mise à l’écart l’ayant conduit au doublage.

Séquence de début de La vallée des abeilles en VOSTFR :

(film intégral VO non sous-titrée sur le lien ICI – Il y a des moyens pour le voir en VOSTFR)

Produit par les studios Barrandov, structure phare du cinéma tchécoslovaque, le film est une adaptation de La vallée des abeilles de Vladimir Korner. Écrivain, il a également suivi des études à la FAMU et a entamé une carrière de scénariste à partir des années 60. C’est ainsi qu’en plus de La vallée des abeilles, il a scénarisé d’autres films pour les studios Barrandov et la télévision. D’ailleurs, il s’est de nouveau associé avec Vlacil pour Adelheid (1970) qui semble valoir la découverte et réalisé juste avant la normalisation pleinement appliquée.

Parmi les acteurs on retrouve Jan Kacer (Armin) qui fut par exemple le personnage principal dans Personne ne va rire de Hynek Bocan (très bon film relayé ICI sur le blog), Petr Cepek (Ondrej) dont je retiens le rôle dans l’excellent Lampes de pétrole (1972) de Juraj Herz, et Vera Galatikova (Lenora adulte) qui participait là à un deuxième film et qui poursuivit dans le cinéma tchèque tel un personnage secondaire dans Chronique morave (1969) de Vojtech Jasny.

Comme pour Le retour du dragon, la musique du film (chants grégoriens, solos de flûte etc) est une grande réussite. Elle est composée par Zdenek Liska qui a contribué à plusieurs films de la nouvelle vague tchécoslovaque (tel l’inontournable Les oiseaux, les fous et les orphelins de Juraj Jakubisko) et a aussi beaucoup travaillé avec le cinéaste d’animation tchèque Jan Svankmajer.

Générique d’ouverture de La vallée des abeilles :

(musique de Zdenek Liska et bourdonnement des abeilles)

 

Au niveau des interprétations du film, j’ai trouvé très intéressant une double lecture publiée en anglais par Jonathan McCalmont sur le site Culture ruthless.  Il y expose critique du totalitarisme et homosexualité refoulée. J’incite donc à s’y rendre pour lire cet article passionnant illustré de quelques images du film.

Le retour du dragon – Eduard Grecner (1967)

Eduard Grecner – Le retour du dragon (Drak sa vracia) – 1967 – Tchécoslovaquie – 82 mn

« An intersection between modern art and folk culture (…) an eternal ballad about the essence of life » Peter Hames (spécialiste du cinéma tchèque et slovaque)

Rejeté violemment d’un village où il est perçu comme responsable de désastres naturels, un potier reclus y revient des années après. Un incendie s’étant déclenché dans la forêt et menaçant les vaches des villageois, Dragon propose de ramener le troupeau sain et sauf. Il est accompagné de Simon, le mari de son ancienne compagne. 

Le retour du dragon est le troisième long métrage d’Eduard Grecner, réalisateur et scénariste slovaque. Touché par la tuberculose, il ne put mener à terme son cursus étudiant. Il fut d’abord à la FAMU, puis se spécialisa dans la dramaturgie où il suivait l’enseignement de Vaclav Wasserman, un cinéaste tchèque prolifique devenu un des principaux enseignants de la FAMU. Par la suite le Studio Hranych Filmov Brastislava le sollicita et il y fut assistant-réalisateur des deux premiers longs métrages de Stephan Uher dont Le soleil dans le filet (1963). Après cette dernière collaboration les deux hommes restaient proches et Uher, un des artisans de l’essor de la nouvelle vague tchécoslovaque, aida Grecner à se diriger vers la réalisation de films. Lors du printemps de Prague de 1968, Grecner s’exprima ouvertement dans la presse en critiquant l’invasion des chars soviétiques et la normalisation, annonçant le refus de s’y adapter dans son travail d’artiste. Cela lui valut d’être interdit de tourner, d’être mis à l’écart et c’est ainsi qu’à part une poignée de réalisations pour la télé (et des films beaucoup plus récents) il se raccrocha essentiellement au doublage.

Le retour du dragon n’eut pas de succès particulier lors de sa sortie, tant d’un point de vue commercial que critique. C’est après une quarantaine d’années que le film a commencé à avoir de très bonnes résonances. De nos jours, il est souvent considéré comme son chef d’oeuvre. En tout cas, c’est une découverte qui ne laisse pas indifférent. Un film étrange et éprouvant psychologiquement.

drak-sa-vracia-1968

 

Produit par le Studio Hranych filmov Bratislava, important studio slovaque qui a été privatisé en 1996, l’équipe du film est composée d’acteurs ayant déjà un passif dans le cinéma tchécoslovaque de l’époque. Ainsi dans les rôles principaux figurent l’excellent Radovan Lukavsky (Dragon) qui avait par exemple participé à Pouta (1961) de Karel Kachyna et tournera encore dans de nombreux films (cinéma et TV) jusque dans les années 2000, Gustav Valac (Simon) qui venait de jouer dans La nuit de la nonne (1967) de Karel Kachyna, et enfin Emilia Vasaryova (la silencieuse Eva) qui fut un personnage principal dans Un jour un chat (1963) de Vojtech Jasny, parmi les films majeurs de la nouvelle vague tchécoslovaque. A noter que Valac aurait voulu interpréter Dragon et au départ cela a donc généré une tension, ce qui a profité au film étant donnée la jalousie profonde qui contamine le personnage de Simon (sa femme aime Dragon).

Le compositeur de la musique n’est autre qu’Ilja Zeljenca, un collaborateur très régulier de Stefan Uher (Le soleil dans le filet et sept autres fictions) et sollicité dans de nombreux autres films. Sa composition pour Le retour du dragon contribue à l’atmosphère très particulière, donnant lieu à des expérimentations sonores mêlées à des percussions et des chœurs. Un aspect expérimental que Zeljenca pratique de plus en plus dans les années 70 mais cette orientation a finalement été obstruée par le régime.

Extrait (Simon et Dragon en route vers la forêt incendiée) :

Réalisateur et scénariste du film, Grecner l’a adapté d’un roman de l’écrivain slovaque Dobroslav Chrobak. Dans une interview réalisée en slovaque, le cinéaste évoque la difficulté de l’adaptation, de l’interprétation du texte en film, soit un aspect qui l’a fasciné pendant des années. Or ici il souhaitait révéler cinématographiquement les intériorités des personnages traduites poétiquement dans le roman. Pour cela il a vraisemblablement dépouillé le récit original (que je n’ai pas lu) en ôtant nombreuses parties explicatives. En fait, un des traits particuliers du film sont la rareté des dialogues et les multiples silences, le traitement visuel étant prédominant dans l’approche de l’intériorité des personnages et les relations entre eux. Ainsi par exemple le personnage d’Eva, toujours silencieuse et impeccablement interprétée par l’actrice Emilia Vasaryova. A ce propos, Grecner dit avoir été nettement influencé par Le Silence (1963) du cinéaste suédois Ingmar Bergman :

« Je peux vous dire que Le silence de Bergman était un modèle pour moi. C’est vrai. (…). J’ai vu ce film au Festival de Karlovy Vary. C’est mon premier exemple de comment on peut filmer des scènes de silence afin qu’il y ait des moments de tension remplis de vitalité intérieure. Le Silence a résolu mon problème de comment adapter au cinéma Le retour du dragon et à ne pas avoir peur quand un long plan sera silencieux. » (Grecner dans une interview, traduction très approximative du slovaque)

Extrait (Simon et son épouse Eva après le retour du dragon, flashback)

(séquence sans dialogues)

Il y a également des mouvements de caméra traduisant l’intensité relationnelle, telle l’envolée passée du couple Dragon-Eva. D’ailleurs la photographie de Vincent Rosinec se singularise par une profondeur de champ réduite et légèrement floutée, isolant davantage les personnages (un effet obtenu par l’emploi d’un télé-objectif particulier). Cela a tendance à donner plus d’étrangeté à l’environnement (comme insaisissable) et isole aussi les visages, renforçant la dimension psychologique (telle la séquence où le Dragon fait son entrée dans la taverne du village).

Extrait (rite païen) :

(encore une présence musicale particulière)

Ainsi le film ne relève pas d’un ancrage réaliste, soucieux d’un rendu historique malgré l’époque où il se situe. S’appuyant notamment sur cette intention de ne pas enfermer le film dans un cadre scrupuleusement situé dans le temps et l’espace, un texte de Jonathan Owen établit une piste fort intéressante quant au fond. Dans le rejet subi par le potier face à la collectivité villageoise,  il voit un parallèle avec la condition de l’artiste :

« Les principaux thèmes ici sont l’amour inassouvi, le triangle éternel et l’antagonisme entre l’individu et le collectif, mais compte tenu de la vocation créative de Dragon ce dernier thème peut être lu en particulier comme la tension entre l’artiste et la société. La «leçon» de la parabole, à partir de cet angle de vue, semble être que les artistes sont voués à l’exclusion, par nature individualiste encore mal interprétée, même lorsqu’ils essaient – comme Dragon le fait, avec succès – de servir leur communauté. »

(Jonathan Owen, extrait de « Dragon’s return, a film by Eduard Grecner« )

Voilà donc un film des années 60 très particulier, à ce jour édité en DVD par Second Run (avec livret et tout ça). Il n’existe aucune édition française mais peut être que ça viendra avec Malavida dont le catalogue actuel permet déjà de fameuses incursions dans le cinéma tchèque et slovaque. D’ici là, voici donc une version qui circule sur internet et qui personnellement m’a fait découvrir ce film de manière hasardeuse. Un hasard nocturne qui fut le bienvenu. Et je recommande vivement de découvrir un autre film tchécoslovaque en vis-à-vis, également découvert dans la nuit et qui m’a mis une autre « claque »: La vallée des abeilles de Frantisek Vlacil, relayé ICI sur le blog.

Film intégral en VO non sous-titrée :

PEU DE DIALOGUES, mais pour voir le film avec sous-titrage anglais :

copier-coller le lien de la video ICI, télécharger les sous-titres ICI, si besoin les synchroniser avec l’image ICI