Paul Leduc – Reed, Mexico Insurgente – 1973 – Mexique
« J’ai voulu d’abord montrer l’aspect journalier, humain, de ce qu’on a trop coutume de considérer comme une glorieuse épopée, éviter le folklore, dénoncer l’antagonisme entre dirigeants politiques et militaires, faire ressortir enfin la crise et la prise de conscience du journaliste, témoin d’une réalité qui le dépasse, son attitude d’observateur, puis de participant engagé dans le combat. »
Paul Leduc ( http://www.quinzaine-realisateurs.com/qz_film/reed-mexico-insurgente/ )
C’est le premier long métrage de Paul Leduc dont l’excellent documentaire Etnocidio, notas sobre el Mezquital (1976) qui porte sur l’ethnocide des Indiens Otomis du Mexique a été relayé ICI sur le blog. Reed, Mexico Insurgente est une adaptation partielle des écrits du journaliste américain John Reed qui avait suivi la Révolution mexicaine en 1913-1914, obtenant notamment une interview avec Pancho Villa. Ce journaliste avait également suivi des luttes ouvrières aux USA et quelques années après le Mexique il a voyagé jusqu’en Russie où son témoignage écrit de la Révolution russe a donné lieu au livre Dix jours qui ébranlèrent le monde. Ici le film se concentre sur la fin 1913 et premiers mois de 1914, jusqu’à la fameuse victoire militaire des troupes de Pancho Villa en avril 1914 avec la prise de Gomez Palacio (secteur de Torréon), une ville à l’extrême sud de l’Etat de Chihuahua et qui représentait un lieu stratégique important par sa situation ferroviaire (voir plus bas dans l’article sur l’importance du train dans la Révolution mexicaine et qui est brillamment traduite dans le film). Production à budget modeste, Reed, Mexico Insurgente a été tourné sur trois mois en décors naturels et fut un premier cas d’utilisation caméra 16 mm et de son en synchrone au Mexique. Cette pratique associée au cinéma dit « cinéma-direct » ou « cinéma-vérité », notamment liée à l’émergence d’un cinéma militant à l’échelle mondiale, est apparue dans les années 60. Mais Paul Leduc a témoigné que le procédé n’était pas pleinement maîtrisé lors du tournage de Reed, Mexico Insurgente, d’où une qualité sonore médiocre en guise de défaut majeur de cette oeuvre. Il serait intéressant de contextualiser ce film au regard du cinéma mexicain consacré à la Révolution et puisque cela n’est pas à ma portée j’encourage à lire le texte « Revolucion y extension reticular » de A. Yillah et R. Alvarado.
A ce jour il existe plusieurs versions du film mais je ne suis pas parvenu à identifier la version la plus souhaitée par Leduc : une version de 124 mn (vraisemblablement celle éditée en DVD), une version de 104 mn et une autre de 90 mn dite « restaurée » sur You Tube (il est vrai que la qualité image y est supérieure aux autres mais je doute que l’auteur soit en phase avec cette version réduite, par exemple ôtée de passages avec Pancho Villa).
FILM INTÉGRAL EN VO (version 104′, qualité correcte) :
UNE VERSION RESTAURÉE EN VO (90′, très bonne qualité image) :
Le style « cinéma-direct » donne au film un aspect documentaire et dégage même une proximité avec le néoréalisme, voire avec le cinéma latino-américain des années 60-70 issu en partie de ce même néoréalisme (cf le documentaire social de l’argentin Fernando Birri, manifeste publié ICI sur le blog). L’intrigue est sommaire avec quelques transitions abruptes et ce qui m’a particulièrement marqué c’est l’atmosphère révolutionnaire diffuse sans héroïsme individuel marqué. D’ailleurs la misère, le danger et la mort, la violence crue du contexte sont présents sans que cela ne soit exprimé par des élans romantiques déplacés. Par ailleurs des personnages historiques comme Pancho Villa et Carranza y apparaissent mais il n’y a pas de focalisation de type hollywoodienne. Aussi cette prégnance de l’atmosphère exprime bien « la réalité qui dépasse » le journaliste Reed, cet étranger au pays qui peu à peu se fait contaminer par l’environnement révolutionnaire et change d’attitude. En adoptant son point de vue, d’où un certain hermétisme du cadre de l’histoire, le film traduit une perception à échelle humaine et évoque les prise de conscience et implication progressives de Reed pour mener à un geste final puissant dans ce qu’il suggère à la fois aux niveaux individuel et collectif. Ce basculement n’a pas pour autant nécessité un traitement visuel spectaculaire (il y a quelques mouvements de caméra remarquables mais en phase avec l’esthétique et les parti-pris du récit), ni un emploi de musique (idéal pour souligner ou suggérer le lyrisme et le romantisme de situations). C’est ainsi que le cheminement intérieur de Reed est le fruit d’une rencontre avec la réalité, de la même manière que le regard du spectateur est censé s’affranchir d’une représentation artificielle.
« [Nous nous éloignons des] stéréotypes sur la Révolution mexicaine, à l’opposé de toute mythification, et si le son n’est pas toujours parfait, le sépia de l’image (tournée en 16 mm, gonflée en 35 mm) nous rapproche des images originelles tournées ces années-là. »
Monique Blaquière-Roumette et Bernard Gille, Films des Amériques latines
Images tournées en 1914 : la bataille d’Ojinaga
Sur ce montage de séquences tournées en 1914 par la Mutual Film Company, notons quelques similitudes qui peuvent apparaître dans Reed, Mexico Insurgente (bien que j’ignore si Leduc avait pu voir ces archives)
Plusieurs images de la Révolution mexicaine ont été tournées, notamment par l’indépendant Charles Pryor ou encore par la compagnie hollywoodienne Mutual Film. Vers 1914, cette société américaine signa en effet un gros contrat avec Pancho Villa pour suivre la bataille d’Ojinaga (celle-là même dont il est question à la fin de Reed, Mexico Insurgente), et fait notoire cela apporta un gros soutien financier à la Révolution. Il s’agissait de tourner des images de terrain dans le cadre d’une espèce de docu-fiction avant l’heure intitulé La vie du Général Villa. Un certain Raoul Walsh fut ainsi envoyé au Mexique avec un autre cameraman tandis que Griffith était le réalisateur. Mais non seulement une majorité de scènes en studio furent finalement incorporées au film (avec Walsh dans le rôle de Villa) mais il semblerait aussi que les images in situ relevèrent fréquemment de la mise en scène avec la complicité de Villa en personne, tel un cinéaste cherchant à faire part de sa vision de la Révolution. Le film sorti aux USA en 1914 a longtemps été perdu, puis les bobines ont été retrouvées et ont fait l’objet d’un documentaire en 2004. Pour plus de détails sur ce film et notamment le rôle de Villa, je renvoie au long texte publié ICI sur un site consacré au cinéma mexicain.
Outre le procédé du cinéma direct et la teinte sépia de l’image à l’allure archives d’époque, le registre iconographique fait écho à des images clés de la Révolution telles qu’elles ont été fournies par les photos de l’époque et érigées en symboles nationaux dans les décennies qui ont suivi, contribuant à la germe de mythes fondateurs par ailleurs instrumentalisés par le pouvoir post-Révolution. A cet égard, je rappelle l’excellentissime documentaire Mexico, la Révolution congelée (1970) réalisé par le cinéaste militant argentin Raymundo Gleyzer deux ans à peine avant Reed, Mexico Insurgente (film présenté et relayé ICI sur le blog).
Photo de la Révolution mexicaine : les révolutionnaires à l’assaut des trains
Une formidable séquence du film est similaire à ces photos récurrentes de la Révolution
Parmi les images fortes issues de la mémoire de la Révolution qui ont été reprises dans Reed, Mexico Insurgente, il y a notamment la relation stratégique des révolutionnaires avec le chemin de fer qui fut en effet un élément clé dans l’avancée des troupes et les approvisionnements. A cet égard il y a une séquence particulièrement réussie où le train incarne en quelque sorte le mouvement révolutionnaire. En quelques plans, le cinéaste esquisse un portrait du peuple qui au départ de Chihuahua prend d’assaut le train en direction du secteur de Torréon et exprime métaphoriquement le mouvement révolutionnaire qui gagne le pays. La scène est aussi brève que puissante par l’impression qu’elle transmet. Comme Reed nous sommes témoin de ce mouvement et à l’image des enfants qui courent après le train il y a comme une envie de l’accompagner. De la même manière que Reed est au départ étranger à une réalité qu’il découvre et dans laquelle il s’engage peu à peu (lien fraternel avec un soldat etc), nous nous rapprochons d’une époque par le biais du cinéma sans que celui-ci doive en rester à une position de spectacle nostalgique, esthétique ou narratif. Il s’agit donc de prendre le train en marche et c’est à bord de ce même train que Reed se voit proposé un taco par une Soldadera, autre icône de la Révolution.
Photos de la Révolution mexicaine : les Soldaderas
Présentes à quelques reprises dans le film mais pas au travers d’une glorification romantique de la femme soldat
« La Soldadera était le rôle le plus typique joué par les femmes dans la contribution à la révolution mexicaine. C’était typique dans la mesure où elle impliquait un grand nombre de femmes et qu’elles suivaient les rôles les plus reconnus des femmes en tant que dispensatrices de soins. Bien qu’elles se battent occasionnellement au combat, ces femmes voyageaient généralement avec les armées révolutionnaires pour chercher de la nourriture, préparer des repas, soigner les blessés, laver les vêtements et d’autres services non fournis par l’armée. Bien que certains auteurs ne fassent pas la distinction entre les Soldaderas et les femmes combattantes, Andrés Reséndez Fuentes établit une distinction claire entre les femmes qui ont servi de support vital aux combattants et celles qui ont réellement participé aux combats. Les Soldaderas ont enduré des conditions de vie misérables, la malnutrition, et même la maternité dans un environnement inhospitalier. Les Soldaderas dont les maris sont morts au combat continuaient souvent dans leurs rôles de Soldadera d’un autre soldat. Alors que «aucune armée de la révolution ne s’est battue sans les femmes, mais que chacune a organisé la participation féminine d’une manière distincte», les Soldaderas restaient généralement anonymes et n’étaient jamais reconnues pour leur contribution indispensable à la révolution. »
Extrait d’un article mexicain relayé sur le site Mexfiles (traduction approximative !)
Les Soldaderas sont devenues une représentation majeure de la Révolution et d’ailleurs un film intitulé La Soldadera fut réalisé en 1966 par le mexicain Jose Bolanos. Je ne l’ai pas regardé mais je glisse un lien de visionnage ci-dessous pour qui s’y intéresse.
La Soldadera, Jose Bolanos (1966, VO)
Il semblerait que La Soldadera partage quelques parti pris formels avec Reed, Mexico Insurgente et soit aussi (partiellement) adapté des écrits de John Reed qui donnent une version moins romantique des Soldaderas que l’icône des femmes-soldats vraisemblablement la plus répandue de nos jours (mais je me trompe peut-être). Bien sûr les femmes soldats révolutionnaires ont existé, ont contribué aux batailles (ce qui est montré dans le film de Leduc à travers le personnage d’une Soldadera armée) et comme d’autres révolutions cela n’apparaît pas forcément de manière positive dans la mémoire des luttes, mais comme le précise la citation ci-dessus la participation active des Soldaderas ne peut se réduire à la dimension « romantique » des femmes armées et à cette fonction. La réalité des Soldaderas fut plus complexe et plus sombre que ne le laisse suggérer certaines réductions iconiques (dans un sens « femme épouse » comme dans un sens « femme soldat »). De ce point de vue Reed, Mexico Insurgente déroge à la mythification et au folklore comme pour d’autres composantes de la Révolution présentes dans le film. Sur la formation d’icônes de la Révolution et leur instrumentalisation politique, j’encourage à la lecture du texte intitulé « la photographie au service d’un mythe fondateur de la révolution » (rédigé en français) qui propose une analyse synthétique sur l’utilisation de la photographie dans les décennies de post-révolution, comment par exemples certaines icônes se sont imposées au gré des contextes politiques (telle la Soldadera qui fut longtemps perçue avant tout comme la femme du soldat, et non comme un soldat). Ce texte est complémentaire de celui plus haut consacré au cinéma mexicain dans son rapport à la Révolution.
Photo de la Révolution mexicaine (1915) : des partisanes de Zapata prisonnières
Si ce film m’a donc fait forte impression, de nombreux aspects m’échappent ne serait-ce que par ma méconnaissance du Mexique et de la Révolution mexicaine. A mon humble avis (et c’est logique), ce film doit davantage parler aux mexicains et mexicaines. Je pense notamment qu’il y a un propos sur la mémoire et l’approche de la période révolutionnaire mexicaine parallèlement à un dispositif cinématographique qui se refuse à une forme commerciale et purement nostalgique de la Révolution. Mais peut être que plus qu’un film sur la Révolution, il s’agit d’un film sur le rapport à la lutte révolutionnaire et notre propre engagement. J’ai commencé à songer à quelques mises en abîme ici et là mais il me faudrait revoir le film pour davantage creuser cette sensation.