L’ancienne époque du foot – Pal Sandor (1973)

Pal Sandor – L’ancienne époque du foot (Regi idok focija)  – Hongrie – 1973 – 78 mn

(LE LIEN DU FILM INTÉGRAL EST TOUT EN BAS DE L’ARTICLE)

« L’histoire qui nous plonge dans l’atmosphère des années 1920 se déroule à Budapest. Ede Minarik, teinturier n’a qu’une seule passion : le football. Son seul rêve est de voir son équipe, la Csabagyöngye SC en première division. Il est prêt à tout sacrifier pour cette cause, sa boutique de teinturerie, son mariage. Le film de Pál Sándor tourné dans un style burlesque nous le répète obstinément : « une équipe, c’est tout ce qu’il nous faut ! »  »

Jamais sorti en salles en France (sauf dans le cadre de rétros en cinémathèque etc) et ne disposant d’aucun sous-titrage français, ce film méconnu dans l’hexagone constitue vraisemblablement un grand classique en Hongrie, pays d’origine où en tout cas il a joui d’une grande popularité. Comme nombre de ses pairs, son réalisateur Pal Sandor a été formé à l’Ecole de supérieure de Théâtre et de cinéma de Budapest qui fut créée lors de la nationalisation du cinéma hongrois en 1949. Puis il a réalisé ses premiers films au sein du studio Bela Balasz, structure fondée en 1959 d’où a émergé une nouvelle génération de cinéastes hongrois. Dans la période précédant la répression de l’insurrection de Budapest en 1956 des films de cinéastes comme Zoltan Fabri ou Karoly Makk avaient obtenu un écho en dehors du pays, mais c’est surtout dans les années 60 qu’un retentissement critique important fut suscité dans le reste de l’Europe (à travers les festivals) avec des cinéastes comme Andras Kovacs, Miklos Jancso, Marta Mezaros, Ferenc Kosa ou encore Istvan Gaal. Soit tout un cinéma à (re)découvrir, ce qui est rendu possible aujourd’hui par des éditions DVD comme Malavida ou des recherches sur internet (moyennant aussi la trouvaille de sous-titres, ne serait-ce qu’en anglais). Une (re)découverte qui permet d’approfondir le cinéma d’Europe de l’Est à travers des films méconnus en circuit commercial et pas faciles d’accès, d’où des tentatives de relais sur le présent blog (tels des films du cinéma yougoslave, si difficile à découvrir !). A noter que l’approche de la dynamique des « nouvelles vagues » des années 50/60/70 en Europe de l’Est devrait passer autrement que par la seule référence à la Nouvelle Vague française (certes, une influence réelle et parfois même une « mode » trop imitée et ennuyeuse); la découverte du cinéma de l’Est est aussi l’occasion de travailler autrement la réception que par la modernité française (ou italienne) qui aurait influé le reste de l’Europe. Non seulement on peut envisager des apports réciproques mais il y a aussi des spécificités locales (à ne pas réduire à un dualisme cinématographique « subversif »/ »propagande » !) et des influences entre cinématographies de l’Est (tel par exemple un certain impact du cinéma documentaire polonais sur des œuvres yougoslaves des années 60 ou en tout cas une similitude parfois assez frappante).

Photo de tournage sur L’ancienne époque de foot (István Jávor) – Pal Sandor lève les yeux vers le ciel. Tourné dans un paysage à la marge et avec des moyens modestes, l’opérateur Elemer Ragalyi a témoigné ainsi du film  « C’était comme si nous allions au dépotoir et que nous attendions la fin de la journée pour que le film soit beau » 

Bref, revenons à L’ancienne époque du foot, « le meilleur film de Sándor pendant cette période (…) une chronique ironique de la vie et des rêves d’un « petit homme » condamné – un juif, dans les années 1930 – avec en toile de fond la passion nationale pour le football »(Mira et Antonin Liehm, Les cinémas de l’Est, de 1945 à nos jours). 

Le football est évoqué à travers une époque bien resituée, jugeons-en par exemple les mentions d’un football de bric et de brac (foot de rue, terrain dérisoire etc) ou du système de jeu 2-3-5 qui apparaît à quelques reprises notamment lorsque l’équipe se fait prendre en photo. Quiconque va faire un tour dans les archives footballistiques constate que dans les années 20-30 les équipes se faisaient souvent photographiées en se disposant devant le photographe selon le système tactique du 2-3-5.

Photo de tournage (István Jávor) – L’équipe de foot pose en 2-3-5 sur fond industriel :

Sandor a même précisé qu’une scène comme l’entraînement du début de film a été directement inspirée d’un vieux film qu’il avait vu, voilà qui montre un certain souci de fidélité à l’époque concernée. Mais comme le souligne l’affiche ci-dessous, il n’est pas question que de football dans Regi idok focija.

Affiche du film, une « comédie sur le football et le cinéma » (et bien plus ?)

Le film exerce de nombreux parallèles entre cinéma et football. Il se décline en effet comme un film burlesque, que ce soit par l’accompagnement musical omniprésent, les gags (telle une bataille de tartes à la crème) ou encore le mouvement accéléré de plusieurs séquences, certes un élément trompeur car c’est oublier que c’est le changement des conditions de projection (passage à la généralisation du projecteur 24 images/seconde avec l’arrivée du parlant) qui a causé une vitesse accélérée du cinéma burlesque, mais la référence est inévitable dans l’esprit du spectateur désormais habitué à cette « caractéristique » burlesque.

Extrait de Regi idok focija (en VO sous-titrée anglais) : le business contamine aussi le cinéma

Le film pointe aussi du doigt l’aspect économique qui nuit à ces deux pratiques. L’argent contamine le sport et l’art, la passion laissant progressivement place à l’intérêt lucratif. C’est d’ailleurs à cette réalité que fait face le personnage principal Minarik, interprété par Dezső Garas (un acteur régulier du cinéma hongrois). Il puise dans la passion le sacrifice et l’énergie de persévérer dans son rêve d’évoluer en première division du championnat, tel un échappatoire à la misère et la pression sociale sous-jacente (il y a une scène assez drôle où des représentants de l’Etat venus pour les dettes de Minarik se font pourchassés par le dirigeant et son équipe).

Il est à noter qu’après la parenthèse révolutionnaire de la République des Conseils de Bela Kun (incluant une nationalisation du cinéma en avril 1919, 2 mois avant la Russie révolutionnaire), le cinéma hongrois des années 20 est également touché par le régime de Miklos Horthy qui appliqua une « terreur blanche » marquée d’antisémitisme et de répression vis à vis des opposants politiques (communistes, syndicalistes etc). Par exemple, issu du théâtre mais faisant aussi des apparitions dans le cinéma muet hongrois, un certain Bela Lugosi (alors appelé Bela Blasko, puis Arisztid Olt) eut une fonction syndicale importante dans le Syndicat National des Acteurs Hongrois, soit le premier syndicat d’acteurs au monde. Dans une interview, Lugosi aurait déclaré « Après la guerre [14-18], j’ai participé à la révolution, plus tard je me suis retrouvé du mauvais côté« . Comme d’autres de ses pairs il était menacé par le pouvoir succédant à la République des Conseils et dut s’exiler avec d’autres acteurs artistiques en août 1919. Craignant une « necking party« , Lugosi faisait ensuite une célèbre carrière aux USA où d’ailleurs il eut quelques soucis sous le Maccarthysme. Or si Regi idok focija évoque un foot perdant de son âme, il en va de même pour le cinéma de l’époque du film. D’une part le cinéma hongrois se révélait très dynamique depuis les années 1910, d’autre part la période communiste Bela Kun portait une utopie mais qui vola à l’éclat à l’entame des années 20 lorsque la droite reprit le pouvoir. Dès lors l’appui économique pour le cinéma devint même très faible. Aussi le cinéma était contaminé par la recherche du gain plutôt que par l’enthousiasme artistique (en écho au foot qui se pratiquerait désormais « pour l’argent » nous dit l’extrait de film posté plus haut). A ce propos, voici une citation extraite du livre The immortal count : the life and films of Bela Lugosi (Arthur Lenning) : « Les rêveries de Lugosi pour les artistes théâtraux avaient commencé sous le régime de Karolyi, mais quand Bela Kun prit la relève, il vit un avenir encore plus rose, dans lequel les arts pourraient être transformés en un royaume plus pur où l’argent ne serait pas le but principal. » Cette idéalisme autour du théâtre était valable pour le reste de la culture. Par son activité syndicale Lugosi voulait mettre un terme à l’exploitation des acteurs par le capitalisme et l’Etat afin de permettre à l’art de s’exprimer sans le critère du profit. Ainsi écrivait-il dans un article de mai 1919 : « La vérité c’est quoi ? C’est que 95% de la communauté des acteurs était plus prolétaire que le plus exploité des travailleurs. Après avoir mis de côté les pièges glamour de son métier à la fin de chaque performance, un acteur devait faire face, sauf rare exception, au tracas et à la pauvreté. Il était obligé de se courber lui-même en bricolant des boulots pour garder le corps et l’âme ensemble (bien que pas disponibles pour travailler dans sa véritable profession) ou il devait éponger ses amis, s’endetter ou prostituer son art. » (Bela Lugosi, 1919). Or ce rêve était brisé dans la Hongrie des années 20… et sans doute ailleurs.

Photo de tournage (István Jávor) – Foot de rue

Pour ce qui est de ce parallèle football/cinéma et de l’aspect social du film, ancré dans la pauvreté du Budapest d’après guerre, il faut préciser que le film est basé sur un roman d’Ivan Mandy (1918-1995) et intitulé Ancien cinéma (1967). Bien sûr je ne vais pas me révéler soudainement spécialiste de cet écrivain hongrois, un nom important de la littérature hongroise, mais à propos de son oeuvre j’ai pu lire que celle-ci comporte souvent des personnages marginaux dans le Budapest des bistrots miteux, cinémas délabrés et autres terrains de football de forune. Passionné de football, Mandy connaissait bien ce sport.

L’écrivain Mandy assistant à un match de foot (photo tirée d’un site hongrois) :

Or c’est jusque dans le parti-pris formel que la réalisation de Sandor a établi un lien de grande proximité avec le roman, renforçant l’ancrage dans le Budapest du romancier. D’ailleurs un historien du cinéma hongrois, Kulcsar Istvan, précise dans une interview combien « le film de Pal Sandor était très à l’écoute du monde d’Ivan« . Dans son livre, à travers un personnage adolescent, Mandy relève la réception de films muets à la manière dont elle pouvait se vivre par les anciens spectateurs (né en 1918, il a vécu les petits cinémas du temps du muet). C’est ainsi que la réalisation de Sandor revient aussi à ces années 20 en se rapprochant des origines du cinéma plutôt qu’en adoptant une mise en scène trop distante qui emprunterait à la technologie moderne pour une reconstitution tape à l’œil.  La prose de Mandy aurait aussi influence sur le film par une rupture avec les conventions narratives, telles des coupures subites, l’absence de transition. Cet aspect est assez déroutant dans le film et il m’a fait perdre de l’attention à certains moments, en plus du sous-titrage anglais dont je ne maîtrise pas très bien la compréhension.

Cette part d’incompréhension m’amène à l’aspect politique dont j’ai supposé quelques allusions. Parfois elles  surgissent de manière soudaine dans le récit éclaté. Je pense en particulier à la scène du bateau explosé par des étudiants d’extrême droite. Comme écrit plus haut, après la brève période de la République des Conseils au sortir de la guerre 14-18, la « terreur blanche » au pouvoir en Hongrie se caractérise d’antisémitisme et de répression de l’opposition. Globalement dépourvu de « bagage » contextuel pour interpréter (est-il nécessaire ?), je suis parfois resté à quai à l’image de la séquence finale à la fois frappante et dans un premier temps difficile à lire dans sa connotation politique (que ce soit pour la Hongrie des années 20 ou plus proche des années 70). Le fait de sentir que quelque chose de plus important que les référents cinéma et football se joue dans ce film mais sans parvenir à cerner quoi, voilà qui a pu frustrer en partie la découverte de ce quatrième long métrage de Pal Sandor.

Toujours est-il que face aux difficultés économiques, le film établit un leitmotiv : « Kell egy csapat ! » (« On a besoin d’une équipe« ). Une dimension collective qui a sans doute des résonances plus larges, s’élargissant au peuple hongrois. Il est également question de rêver à travers le ballon rond (comme on peut rêver à travers le cinéma ?). Il y a d’ailleurs une forte séquence onirique où Minarik évolue en joueur pour la sélection hongroise. Après avoir mis la main sur l’écusson national il marque un but et vole littéralement au ciel, le tout sur une version instrumentale de l’hymne hongrois. Voilà qui souligne une parenté football – nation, plutôt en déchirement en fin de film avec une sélection nationale en déroute aux JO d’été de 1924 et une répression policière du mécontentement; s’agit-il d’un commentaire ironique des connotations nationalistes du football, nationalisme particulièrement prononcé en Hongrie et souvent épinglé dans le « nouveau » cinéma hongrois des années 60-70 ? S’agit-il d’illustrer le morbide d’une époque, annonçant le pire ? Mais avant cette fin de film, la réalité du foot business a brisé le rêve de Minarik : confronté à des individus convoitant les meilleurs joueurs non pour la beauté du football mais pour leur enrichissement et tandis que des joueurs peuvent céder à la tentation de meilleurs cieux, Minarik est impuissant.

Je profite de cette note du blog pour renvoyer à un documentaire qui porte sur la fameuse équipe d’Hongrie des années 50 et qui avait notamment battu la grande Angleterre : Onze footballeurs en or de Jean Christophe Rosé (ICI sur le blog) et malheureusement toujours pas édité en DVD (le sera-t-il un jour ??) malgré la grande réussite de ce documentaire mêlant superbement football et histoire.

Film intégral en VO :

(sous-titrage anglais à glaner sur le net, en parallèle au téléchargement de la video publiée sur YT)

Garrincha, alegria do povo (Garrincha, la joie du peuple) – Joaquim Pedro de Andrade (1963)

[mise à jour du 03 février 2014]

EXTRAITS/ENTIER – Brésil – VO non sous titrée – 57 mn

Voici un film important autour de Garrincha, immense joueur d’origine amérindienne du football brésilien, et évoqué aussi dans un documentaire de Jean-Christophe Rosé (ICI sur le blog). C’est aussi l’un des premiers films abordant directement la pratique du football tout en le traitant dans ses dimensions sociales, notamment populaire. Le film d’Andrade est un versant documentaire du Cinema Novo du Brésil, contemporain des Glauber Rocha et autres Pereira Dos Santos dont les films alors se déroulent plutôt dans le Nordeste Brésilien, en milieu rural, soit la région la plus pauvre du pays.

Bande annonce, sous titrée français :

 

Séquence d’ouverture du film (dans la foulée du générique) 

Cette séquence, quasi muette, est particulièrement frappante. Elle cible d’une part sur le style de jeu si particulier de Garrincha;  d’autre part sur le public et notamment l’expression des visages. Le joueur « boiteux » avait une jambe plus courte que l’autre et c’est un pied de nez à la science médicale et sportive que d’avoir pu jouer non seulement au foot, mais aussi à un niveau professionnel et international. Andrade focalise sur ses jambes, qui se mettent à « voler » et font de Garrincha un « poète« ; collées au sol, les vues alternent progressivement avec la sensation de « décollage », dépassant le seul terrain de foot comme si quelque chose d’autre – peut être immatériel – survenait (bien que les images ne quittent pas une seule fois le terrain et le stade), tout en filmant des personnes des tribunes, notamment au niveau des moins chères du stade (les « gerais ») où la visibilité du match est la plus médiocre, compensée par la proximité du terrain et des joueurs. Andrade filme le foot comme un art, souligné par les différents registres d’images et  la dynamique de montage. Au niveau du travail sonore, il y a comme la volonté de privilégier une intériorité du footballeur, dont on perçoit la préparation aux vestiaires, avant le brouhaha des tribunes qui survient comme un son de fond. Cette ouverture établit aussi visuellement le lien entre le « bas peuple » en tribunes, et notamment de Noirs saisis en gros plan dans leurs réactions (parmi d’autres), avec l' »oiseaupoète » du terrain (ainsi le nomme la voix off), l’être « anormal« . Andrade a fait le choix de traiter du football comme culture populaire urbaine et la première séquence n’en dément pas l’intention. Le générique est à cet égard sans ambiguité sur une pratique populaire aussi du foot, au-delà des grands terrains professionnels : les gamins jouant dans la rue ou à la plage, ainsi un qui manque de se faire écraser par un bus en allant récupérer le ballon de l’autre côté de la route… avec le pied. Le sujet du film, au-delà de Garrincha lui-même, porte poésie et réflexion (parfois très critique) sur les liens entre football et peuple, ce dernier étant un des éléments récurrents du cinéma latino américain révolutionnaire des années 60-70 : cinema nuovo au Brésil, mais aussi le groupe Ukuamau en Bolivie, le Cine Liberacion ou Cine de la Base en Argentine etc. Pour ce qui nous concerne ici, quelle est cette joie du peuple ? Une forme de libération par la joie… jusqu’à quel point ?

Je suis tombé par hasard sur un texte d’une vingtaine de pages portant sur Garrincha, écrit en 1989 (6 ans après son décès), et j’en encourage vivement la lecture. Certes il y est (rapidement) question de ce documentaire (des précisions alors sur les tribunes), mais surtout parce qu’il contextualise bien le football tout en étant précis sur la pratique même du football. Un retour conséquent sur le parcours de Garrincha est là aussi présent, y compris après 1963 (date du film), tout en le reliant à la société et ses discours/représentations autour du joueur, d’où une fertilité conséquente de citations d’époque (presse etc). Intitulé « La disparition de la joie du peuple« , cliquer ICI pour y accéder.

J’en glisse ci-dessous un extrait de cet texte, à propos du racisme dans le foot des années 50 et 60 au Brésil. Ce passage m’a fait pensé – toute proportion gardée – aux récentes déclarations ayant trait à l’équipe de France de football et ses « cancres » arabes particulièrement visés par quelques journalistes français. De quoi ici, en effet, ne pas détacher les discours footballistique de certaines représentations sociales et réalités politiques dans le pays :

« La finale perdue en 1950 contre la médiocre équipe d’Uruguay, alors que les brésiliens étaient favoris après une compétition brillante, souleva des récriminations sournoisement racistes contre l’arrière gauche Bigode et le gardien Barbose, deux Noirs qui servirent de bouc émissaires parce qu’ils avaient eu la malchance de contribuer aux deux buts de l’équipe adverse.Cette défaite (…) fonctionna comme la métaphore des autres défaites de la société brésilienne et réactiva du même coup les vieilles théories racistes sur les causes du retard de cette société. Elle servit même de point de départ et de base empirique à la rédaction d’ouvrages qui considéraient le football comme un « laboratoire »où l’on aurait vu immédiatement à l’oeuvre les principales caractéristiques du peuple brésilien. Le meilleur exemple en est donné par les deux livres de Joao Lyra Filho qui se qualifie lui même de « scientifique social ». (…) Dans le parallèle avec ces joueurs qu’il considérait comme les Européens par excellence, l’auteur faisait ressortir que les Brésiliens étaient toujours du côté des instincts par opposition à la raison, du côté de l’immaturité par opposition à la maturité et au self-control, et que, finalement, ces défauts étaient le produit du métissage et l’héritage de la race noire ».

Jose Sergio Leite Lopes, Sylvain Maresca, La disparition de la joie du peuple (1989)

 

Le film en entier (qualité médiocre) et sans sous titres :

Eight men out – John Sayles (1988)

« …Mais le peuple américain ne pouvait ignorer que son sport national était aussi corrompu que la plupart des autres domaines de la société américaine. » John Sayles 

EXTRAITS – Eight men out – John Sayles – 1988 – USA

L’histoire vraie du scandale des White Sox. En 1919, cette équipe de base-ball donnée pour favorite perdit délibérément le championnat national pour une sombre histoire de paris truqués.

Bande annonce :

 

John Sayles (dont d’autres films ont été abordés sur le blog) développe ici un film à partir d’une histoire vraie tirée de l’histoire du « sport national » américain et adaptée du livre d’Elito Asinof Eight men out (1963) qui reconstitua le scandale de 1919. Érigé en sport populaire, tel le football dans d’autres contrées, Sayles égratigne quelque peu le monde du Baseball, bien que lui-même très passionné (ai-je appris, mais c’est palpable !). En fait, on peut dire que le cinéaste questionne la popularité d’un sport, et ses apparents dépassements d’une société dans laquelle il évolue, et ce que ça peut générer comme questionnements quand le mythe se fissure.

Ce film pose d’une part un regard tendre quant au Baseball. On sent bien comme l’auteur prend plaisir à mettre en scène, par exemple, quelques brèves mais très belles séquences de jeu; j’y ai moi même apprécié certains passages alors que ce sport m’est totalement inconnu et pour lequel je n’éprouve à priori aucune curiosité d’en savoir plus. D’autre part il pose un regard plus critique et réaliste.

Pour cela Sayles ne développe donc pas qu’une facette emphatique avec le sport, ses joueurs et son public. Déjà, comme à son habitude, il ne donne pas dans la simplicité et tente de resituer la complexité et l’hétérogénéité au sein même du bloc de joueurs ayant généré directement le scandale. Plutôt que d’uniformiser les joueurs, il les traitent en personnes, en humains, et ils ne sont donc pas perçus dans un mouvement monolithique dans leur rapport au Baseball et au scandale. Et à l’image du coach qui quelque part garde pour eux grand respect malgré leur faiblesse humaine (on comprend là, aussi, une certaine complicité de Sayles : quoiqu’il en soit « les meilleurs joueurs de Baseball« ), il ne les exclue pas de la légende aussi facilement que l’histoire et ce qu’elle retiendra d’eux : les « black sox » (soit les corrompus, les mauvais en quelque sorte). Des nuances sont également apportées parce qu’il prend en compte des données historiques établies, tel le directeur du club goujat  qui exploite littéralement ses joueurs de club : nous sommes là encore éloignés des stars actuelles, du monde professionnel tel qu’il est devenu et les joueurs sont sous payés. Parallèlement à ce business légal contrastant avec le niveau de vie des joueurs, le rôle de la mafia est également abordé. On y voit ainsi un certain Arnold Rothstein qui fut un acteur discret mais vraisemblablement réel du scandale; c’est un membre éminent de la Yiddish Connection, qui a formé des hautes figures comme Lucky Luciano ou Lansky; un trio que l’on voit d’ailleurs de manière régulière dans l’intéressante série Boardwalk empire qui au-delà de sa production alléchante et très coûteuse, a le mérite d’approcher la période de la Prohibition avec un côté assez documenté, sans trop d’habituelles concessions aux actions spectaculaires (et j’espère ici ne pas trop m’attirer les foudres de Samuele Bertoni et le réveiller d’outre tombe, lui qui était si hostile aux traitements cinématographiques adulés de la mafia !). Bref, Sayles obscurcit le tableau du Baseball par des réalités pas toujours abordées et qui font partie de la complexité de la situation de 1919, qui ne se résume pas à huit ordures corrompues et tricheuses.

Ouverture du film – VO (10 mn) :

Dès la fin du générique introductif, qui défile comme une adresse à ceux qui désormais sont au ciel (on sent un peu l’hommage, ou du moins la rectification à l’ordre du jour, en quelque sorte), il est question d’un ancrage populaire du Baseball, vécu d’abord depuis la rue et des gamins de quartiers ouvriers, très identifiés à l’équipe des white sox. Petit à petit la narration gagne d’autres sphères; déjà elle circule au sein du public et ses différentes couches de population mais grossomodo homogène dans le vécu de la passion (« le peuple »); puis des parieurs, des journalistes, l’encadrement directif du club et des joueurs. En fait, cette séquence d’ouverture introduit la pluralité des strates composant ce sport. Et c’est une manière pour Sayles d’éviter une vision trop simpliste, comme à son habitude, et de prendre en compte différents degrés. Par rapport à la corruption elle-même, il n’y a pas UN joueur en guise de représentant de tous les autres, soit un moyen également de ne pas tomber dans une sorte de « success story » chère à Hollywood, au détriment du sujet, où le spectateur s’identifierait plus qu’il ne réfléchit, d’autant plus dans un sport si important aux USA. La séquence ici  positionne donc d’emblée le film comme une re-lecture du scandale en en resituant la complexité à partir de différents points de développement narratif : le public (peuple), les joueurs (les exploités), la direction (les exploiteurs), les parieurs (les profiteurs et la mafia), la presse sportive (les médias).

Et oui, Sayles part du Baseball et de cette histoire de 1919 pour également interroger la société. Dans une interview que j’ai relayé sur le blog, le cinéaste précise qu’il perçoit la politique, les problèmes d’une société comme nécessairement existants dans tous ses domaines, y compris le sport qui n’y échappe pas.  Finalement, le sport en porte également les problèmes. D’où, peut-être, une position intéressante de Sayles qui à travers Eight men out voit le sport comme quelque chose, dans le fond, d’éminemment politique, y compris dans ce qu’il peut générer comme illusions auprès du public, et que ce dernier en construit parfois ses propres valeurs. C’est ce choc entre réalité d’un sport et désillusions du public qui est le plus intéressant, en ce qui me concerne, dans ce film. Et on ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être désillusionné. Car Sayles garde un peu de magie de ce sport, notamment dans sa mise en scène et les tensions intérieures et hésitations de joueurs, et on se dit à la fin  : mais jusqu’à quel point on peut y croire… ?

Je laisse le dernier mot au cinéaste, avec ci-dessous un extrait d’une interview :

« Eight Men Out ne parle pas simplement de huit personnes, mais de tas d’autres gens représentant différentes couches de la société. Le film parle de la manière dont les hommes peuvent se corrompre mutuellement, dont ils peuvent perdre leur idéal, leur âme. Je m’y suis intéressé lorsque je me suis demandé, après avoir lu cette histoire, comment huit hommes pouvaient renoncer aux World Series. J’avais lu quelques livres qui évoquaient l’affaire sans donner beaucoup de détails. En 1976, j’ai découvert le livre de Eliot Asinof, beaucoup plus précis, qui a changé ma façon de voir les choses. Le problème n’était plus de savoir que ces gars étaient les mauvais, et comment c’était arrivé, mais pourquoi ils avaient fait cela. Et ils n’étaient pas nécessairement tous mauvais. La situation était très complexe. Les joueurs de cette équipe, en 1919, étaient les plus grandes vedettes médiatiques du pays, ils étaient presque aussi célèbres que Lindbergh. Et le scandale a entraîné un sentiment de trahison. Si on la considère du point de vue d’un jeune Américain de l’époque, cette affaire est de celles qui ont le plus d’impact sur l’adolescence. Même si la corruption et le cynisme étaient monnaie courante en Amérique, la presse répandait encore l’image officielle de l’Americana blanche aux ciels d’azur… Mais le peuple américain ne pouvait ignorer que son sport national était aussi corrompu que la plupart des autres domaines de la société américaine. »

Parpaillon – Luc Moullet

« La montagne m’intéresse, aussi, beaucoup. Pour moi, le cinéma est un certain art de la surprise. J’identifie le cinéma à la rupture de pente, à la surprise qu’on a quand on marche sur une pente et qu’on en trouve une autre, toute différente. » Luc Moullet, Entretien avec Gérard Courant, publié dans Cinéma 80, N°255, 1980. 

EN ENTIER – Parpaillon – Luc Moullet – 1992 – 83 mn

Une kyrielle de cyclistes en tous genres participe une fois l’an dans les Alpes à l’ascension du Mont Parpaillon (2 632 m). Les uns se connaissent déjà, d’autres vont se rencontrer. Les uns font une course pour voir, comme l’équipe de télé, d’autres pour être vus comme le député ou l’animateur. Tandis que certains trichent, d’autres tombent amoureux, s’installent pour manger, discutent des marchés financiers, etc.

C’est au cours d’une récente randonnée pédestre itinérante, à travers notamment une partie des Alpes du Sud si chères à Luc Moullet et son cinéma, que j’ai régulièrement pensé à Parpaillon (et revu avec grand plaisir depuis mon retour de la marche). Luc Moullet adapte ici A la recherche de l’homme à la pompe Ursus d’Alfred Jarry (pas lu…), et transposé dans le col du Parpaillon dans les Alpes du sud (frontière Haute Provence / Hautes Alpes).

Les critiques « officielles » insistent en général sur l’aspect du film revue d’une certaine société humaine et ses tics contemporains. Il est certain que Parpaillon donne en effet dans le tableau et que les très nombreux croquis esquissés à travers de courtes saynètes ne manquent pas de piquant et de drôlerie : machisme, souci de la performance, rôle de l’image dans la carrière politique, adeptes des marchés financiers, technologie absurde et jusqu’au boutiste, attitude touristique de masse face à la vie rurale montagnarde etc. La forme quelque peu minimaliste du film et le gros travail sonore vont jusqu’à faire comparer ce film à l’art de Jacques Tati.

Mais ce ne sont pas ces aspects, les plus souvent « assommés » par les critiques, qui m’ont le plus marqué et séduit. Moullet est un amoureux de la montagne, des Alpes du sud plus précisément, et de vélo. C’est cela qui ressort également de ce film. Et ça n’est pas pour me déplaire, bien au contraire ! Le col du Parpaillon n’a jamais été goudronné, bien qu’ouvert (en général) à la circulation automobile. Il reste un témoin de ce qu’ont pu être les cols alpins avant leur modernisation et leur devenir « autoroute », en quelque sorte.  Je pense ainsi, par exemple, au col Agnel du Queyras (Alpes du sud) où il fut un temps, encore dans les années 80, où le franchir n’était pas très éloigné du col de Parpaillon et où on pouvait par ailleurs se retrouver à zigzaguer entre les vaches « égarées » d’un troupeau. Concernant la mise au bitume, Parpaillon (2700 m !) fut vraisemblablement mis en balance, avant d’être refusé, avec le col de Vars voisin (qui fait aussi la transition entre les vallées de l’Ubaye et de la Durance.

Moullet a choisi de situer son film au Parpaillon par rapport aux souvenirs liés à un vécu : les rallyes du col qui se tinrent jusqu’aux années 70-80, avant de disparaître. C’est ainsi que nombreuses saynètes sont tirées d’anecdotes réelles qui s’y sont déroulées (mais pas exclusivement, précise par ailleurs le cinéaste). Et c’est certain que le film garde un côté très documenté en plus d’en retenir le tableau d’une certaine humanité. Comment ne pas sourire devant le réflexe du gars qui accuse l’autre de frimer en faisant de la vitesse, mais dont on devine aussi le changement d’état d’esprit, plus contemplatif du parcours, en lien avec sa condition physique quelque peu sur la pente descendante ? Ou encore, l’espèce de moments décalés associés à une folie-passion teintée de comportement routinier qui gagne les cyclistes. C’est à Parpaillon que j’ai pensé, lors d’un épisode de randonnée vécu cette année : ma rencontre, au tout début de la descente du sommet d’un pic (1000 m d’altitude) qui m’a bien surpris par son côté abrupt, avec une randonneuse montant en sens inverse et, dans des positions alors vraiment burlesques (en y repensant), nous entamions une discussion de quelques minutes à propos de nos parcours respectifs. Après coup, je donnais à ce moment un aspect assez drôle et décalé, tout en étant « normal », qui m’a fait pensé au film de Moullet. Au niveau documenté, je trouve que le film épingle bien, par exemple, la manie de garder des réflexes de notre vie quotidienne dans les endroits les plus à la « marge » de nos habitudes. Après tout, une certaine société ne s’exprime t elle pas, y compris dans ces 2600 m d’ascension du Parpaillon ? Je dirais même que la sauvegarde certains réflexes de vie dans un tel décor en dit beaucoup plus qu’une enquête sociologique basée en ville. Et tiens, justement, Luc Moullet, reprend souvent une formule d’Ernst Lubitsch (« la meilleure chose pour apprendre à filmer des acteurs, c’est de filmer des montagnes« ); de là à ce qu’il considère l’espace montagnard comme un potentiel révélateur de l’homme qui y évolue et soit idéal pour la démarche cinématographique (« Qui dit montagnes dit relief, et l’on dit d’un film raté qu’il est sans relief ! « ), il n’y a pas très loin …

L’amour de Moullet pour la montagne se révèle aussi par exemple, dans La comédie du travail (évoqué ICI sur le blog) où un des premiers plans nous montre un chômeur-randonneur effectuant sa nuit sur un sentier de randonnée dans une tenue alpiniste et sorti du sommeil par un réveil réglé au rythme urbain et ses devoirs : la réaction du randonneur est alors sans équivoque et révèle un tout autre rapport au monde… et surtout au TEMPS. Or c’est bel et bien de cela qu’il s’agit aussi dans Parpaillon : un glissement progressif qui nous éloigne peu à peu, grossomodo parallèlement à la montée du col (mais dont on ne doit pas oublier la descente, hein), du terre à terre, tendant à gagner en folie et, d’une certaine manière, en surréalisme. Un autre rapport au temps et à l’espace est entamé, malgré la permanence d’habitudes sociétales qui nous composent.

Plus que de s’attarder à commenter ce film, je laisse soin aux personnes de s’en faire une idée et d’apprécier (ou non) son enchaînement de saynètes. En guise de complément, je renvoie ICI à un compte-rendu d’un cyclotouriste où quelques photos (superbes) montrent l’état présent du col tout en partageant une impression de dépaysement par rapport aux cols plus « classiques ». Le Parpaillon existe toujours et pas très éloigné, sans doute, de son état de 1992 (mis à part, peut être, la société de maintenant qui le grimpe ? N’y verrait on pas, par exemple, davantage de tenues hi-tech de spécialistes du vélo ?).

A propos de Luc Moullet, et notamment ses liens à la montagne, je ne peux que renvoyer à quelques réalisations de Gérard Courant. Ce dernier est évoqué, entre autres, ICI et LA sur le blog, et pour lequel je renvoie non seulement à son site internet (ICI) mais aussi et surtout au blog du Dr Orlof qui a entamé depuis un certain temps une revue de TOUS ses cinématons (!) et de nombreux carnets filmés (ICI par exemple). Dans le cadre de ces carnets filmés, où « il faut donc savoir gré à Gérard Courant de persister dans cette obsession qu’il a de conserver des traces de la vie culturelle de la fin du 20ème et du début de ce 21ème siècle… » (Dr Orlof), quelques uns portent sur Luc Moullet, et un nous intéresse particulièrement ici. Ainsi, Luc Moullet (Eric Pauwels et Jeon Soo-Il) à Manosque I (2011) où face au public le cinéaste parle de Parpaillon qui vient de lui être projeté. On y apprend notamment quelques anecdotes de tournage (on comprend mieux, par exemple, les conditions climatiques assez différentes dans le film) et comment ne pas apprécier, au passage, son joli mot pour l’Ubaye, cette magnifique vallée où peut être, en effet, vit-on en meilleure forme plus longtemps.

 

Courant revient sur la film aussi dans ce court métrage : L’équipe de tournage de Parpaillon (série « Portrait de groupe »)

 

Enfin, Courant a réalisé un documentaire autour de Moullet, intitulé L’homme des Roubines. Construit en clins d’oeil à une ascension, le film nous permet là encore de mesurer les liens très forts entre Moullet et la montagne, et sans pour autant être de droite, hein (voir le film permettra de comprendre cette précision)! Les liens Gérard Courant et Moullet sont assez réguliers, et on voit d’ailleurs ce dernier dans d’autres carnets filmés, ayant trait notamment au cyclisme ou dans une comparaison L’équipe et Aujourd’hui sport. Une rencontre entre deux fous passionnés qui ne manquent pas, donc, de rapprochements cinématographiques, notamment dans l’importance accordée au lieu.

En guise de conclusion, je renvoie à l’excellente interview d’où est extrait la citation ouvrant cette note : elle est en intégralité sur le site de Gérard Courant : (cliquer ICI). Nous y mesurons combien Luc Moullet est distant d’un cinéma de dénonciation, engagé, de type militant et que nous retrouvons régulièrement sur citylightscinema. Sa position, là-dessus, est très intéressante à lire. Et c’est par ailleurs une excellente entrée en matière pour découvrir Genèse d’un repas, son documentaire traitant du Tiers monde et du rapport qu’y entretien l’occident, y compris dans ses secteurs les plus à gauche. Soit un certain aveuglement/silence sur une complexité du monde, et je dirais surtout , un manque de prise en compte de réalités autres qu’occidentales. Un film très percutant, réalisé bien avant les discours anti-mondialisation actuels, et qui rappelle comment Moullet peut s’avérer être un de plus fins observateurs de notre présent, depuis les roubines où il a grandi.

Chambéry-Les Arcs – Gérard Courant (1996)

France – EN ENTIER – 74 mn

Je faisais part de mon souhait de voir ce film dès que l’occasion se présenterait, ICI dans le post portant sur trois carnets filmés de Gérard Courant autour du cyclisme. Ce fut donc une surprise tout à fait agréable que de découvrir, pas plus tard qu’hier dans la nuit, la présence de Chambéry-Les Arcs sur la chaîne you tube consacrée aux films du cinéaste. Autant dire que je me suis précipité sur une vision illico presto de ce film assez attendu de ma part depuis le temps qu’il m’intriguait, éh éh.

Un vrai petit régal. Autoportrait du cinéaste en passionné de cycliste, le film parle de sa passion du vélo mais aussi de cinéma. J’apprécie beaucoup le travail cinématographique établissant des liens vélo/cinéma, et cela trouve écho dans d’autres carnets filmés, tel que Maurice Izier cycliste professionnel réalisé en 2006, où d’ailleurs l’introduction du critique Patrick Leboutte est à ce titre fort enthousiasmante. 

A travers Chambéry-Les Arcs, Gérard Courant met en avant des parallèles cinéma/vélo et nous permet également de partager la passion vélo de cinéastes et/ou critiques tels qu’Alain Riou ou Luc Moullet. Voilà pourquoi ce film, au-delà du cyclisme, peut intéresser et plaire aux non passionnés de vélo. Car comme déjà dit à propos d’autres carnets filmés, il s’agit aussi d’approcher ici une certaine folie passionnelle. C’est bel et bien une folie qui a contaminé le cinéaste. Ses archivages, par exemple, des courses cyclistes, sont terribles;  comment ne pas retrouver une correspondance avec sa pratique cinématographique et sa folie qui va de pair à filmer continuellement, répertorier des lieux (gares, rues…), croiser des films avec des carnets filmés établissant des prolongements (au moins trois ou quatre carnets filmés recoupent ce film par exemple, mais c’est le cas aussi en 2006, telle la rencontre avec Chanut qui intervient le même jour semble t il que la rencontre dans le cadre de « territoire, regards croisés » à Valence) . Et encore une fois l’imaginaire lié au vélo tient une très bonne place; on voit comme les passionnés rencontrés dans le film mettent des mots, des sensations, de soi finalement, dans les évènements de course du cyclisme. Tout ce qui tourne autour d’Anquetil ainsi relèvent de la mort : son fameux « bluff », son côté bourreau vis à vis de Poulidor qui est présenté ici et là comme un faire valoir nécessaire au mythe Anquetil… Les interprétations de course et les « si » font encore jaser des décennies après, ainsi les rencontres au village du tour de France avec Poulidor etc : Gérard Courant y soulève des questionnements qui l’ont hanté et se demande toujours « si » et « si »… On se rend compte à quel point le cyclisme et ses champions dépassent le seul chrono et l’exploit physique. Et ô combien la « conclusion » du film est superbe : reprise de propos superbes d’Olivier Dazat, qu’on peut retrouver en intégral dans le carnet Olivier Dazat ou l’amour du vélo (1996). 

A l’occasion de ce film, Gérard Courant a donc eu aussi la possibilité de pratiquer à vélo, avec Alain Riou, une partie d’une étape de haute montagne du tour de France d’alors. Il est assez plaisant de voir comment les deux amis sont filmés : quelques échos aux traitements télévisuels des courses professionnelles (un prolongement est disponible sur you tube : le carnet Coude à coude). Mais ça donne un charme qui contraste avec la médiatisation. Il est intéressant de voir comme la pratique amateur se fait aussi en référence aux mythes cyclistes. Pour ma part, ayant quelque peu pratiqué la montée de cols où sont passées de nombreuses étapes du tour de France (avec son lot d’imaginaires, images, souvenirs que j’y met), je n’ai jamais pu m’empêcher, malgré mes 5-6 km/h de moyenne dans les moments les plus difficiles, de me situer mentalement en référence à tout un monde; ainsi le col Izoard où les exploits de Coppi par exemple, lors du passage de la casse déserte, me hantent l’esprit. Mais ne nous trompons pas : ce n’est pas tant l’exploit terre à terre des grands du vélo qui s’installent dans ce cadre de référence; il faut peut être pratiquer pour se rendre compte à quel point une montée est une véritable expérience de dépassement de soi, quasi « métaphysique » parfois. En début de film, il y a d’ailleurs ce cinéaste, ancien professionnel (jusque 24 ans) qui compare aussi cinéma et vélo dans sa dimension de dépassement du réel terre à terre, véritable épreuve de confrontation à la vie.

Le film ne manque pas d’humour non plus, et le passage avec Luc Moullet est très drôle, à l’occasion d’un récit de montée d’un col… en solitaire. Car au-delà du comique de situation, Moullet témoigne de l’aspect personnel d’un parcours de vélo; on est seul face à la route (même dans un tour de France quelque part, malgré les coéquipiers, la caravane publicitaire, les médias, le public…), on peut certes construire dans sa tête un scénario, ou compter des tour Eiffel (Alain Riou), ou réaliser des additions de plaques d’immatriculation… il est toujours question d’un vécu très personnel, parfois épique (l’épisode Luc Moullet, qui renvoie à des « exploits » de ma part fort chargés en anecdotes qui me hantent encore l’esprit – parfois drôles mais aussi plus « dramatqiues », notamment lorsque je crus une fois tomber dans le ravin pour de bon, ou encore me faire écraser par une voiture lors d’une chute, ou coucher dehors à cause d’une fringale qui me pénalisa un trajet « héroïque »). C’est dans tout cela que j’apprécie le traitement de Gérard Courant du vélo : il rend palpable la rencontre du cyclisme à l’humain, où on y met du soi, où on est pas extérieur et simple spectateurs. En cela c’est comme le cinéma : nous ne sommes pas réduits à des spectateurs du cinéma, notre imaginaire, notre intériorité, notre « réel » rencontrent (parfois) le film. Tout cela est très vivant, et une dimension de rencontre échappe à la passivité et option de consommation très en vogue à la fois dans le traitement médiatique du vélo (mais aussi d’autres sports, tel que le football) mais aussi dans ce que devient le cinéma, objet et non plus quelque chose de vivant, qui se partage, qui se vit, qui permet l’expression de l’imaginaire, qui interagit avec la vie aussi. Que Gérard Courant incruste aussi dans ce Chambéry-Les Arcs des séquences cinématographiques faussement tournées dans le passé expriment bien aussi les souvenirs hantés par le cyclisme. Il y a ici une superbe articulation avec des plans tournés aujourd’hui où ne reste que la parole pour garder vivant un souvenir :  notamment lorsqu’il pose sa caméra sur une rue et s’y remémore un passage du tour dans son enfance (et sans maillot jaune visible, car caché d’un k-way par temps de pluie).  Un aspect qui dépasse le vélo une fois de plus : la cohabitation passé/présent/souvenirs/imaginaire exprimés cinématographiquement; il est fréquent dans ses autres carnets filmés que se superposent des images anciennes (en « surimpression ») au récit. Plus je me confronte à ses carnets filmés et à quelques films, donc, plus je perçois chez ce cinéaste un travail sur le temps : comment visualiser, par le biais du cinéma, ce temps (cohabitation passé/présent etc) qu’on ne peut pas matérialiser ? 

Un peu décousues toutes ces impressions personnelles de ce film, mais il va de soi que je me consacrerai sans doute de bonnes sessions, ces prochains mois, à l’oeuvre de Courant. 

Trois carnets filmés autour du cyclisme – Gérard Courant

France – EN ENTIER

Comme je précisais dernièrement, de nombreux carnets filmés de Gérard Courant sont postés régulièrement sur you tube. Etant personnellement un amateur (certes fort modeste) de cyclisme, je me suis regardé trois de ses carnets filmés portant sur le sujet. Gérard Courant est en effet un passionné de cyclisme (il aurait même tenté une carrière dans ce domaine), à l’instar de Luc Moullet dont je recommande le sympathique Parpaillon (une montée burlesque de cyclos d’un col et évoquant aussi la passion du vélo).  Je guette la possibilité, bien entendu, de voir le film Chambéry – les Arcs, qui a été édité en DVD en 2011 : retour sur sa passion du vélo à l’occasion d’une étape du tour de France où il y filme également des grands noms du cyclisme et d’autres passionnés tel que… le cinéaste Luc Moullet. 

En attendant, donc, j’ai visionné ces trois carnets :

Olivier Dazat ou l’amour du vélo – 1996 – 50 mn

Un quasi monologue d’Oliver Dazat, avec tout de même des interventions du cinéaste qui n’est pas du tout à la ramasse et qui le maintient bien dans son flot passionné. Il a écrit des livres sur le cyclisme et il nous fait part ici de sa vision du vélo « des grands champions » et de sa passion (il lit des articles de courses hyper datés, se revoit des courses en VHS tout en s’attendant à une nouvelle issue !),  d’anecdotes de courses assez dingues (une sombre histoire de complot d’une équipe/staff mené contre un coureur qui s’est fait ainsi jeté pour dopage, pour empêcher sa victoire), du traitement journalistique du cyclisme, du dopage, de l’ère moderne du cyclisme (et les casques des contre la montre, et les vélos modernes amenés par un record de l’heure…). Un réel plaisir d’une part que d’assister à ses élans, surtout quand il s’emporte avec des comparaisons qui dépassent le sportif terre à terre, pointant du doigt un cyclisme légendaire, mythique, où la part de l’imagination du public (du passionné) est palpable et vraiment jouissive. Il précise d’ailleurs avec beaucoup de pertinence à quel point « tout montrer c’est ne plus rien montrer », en évoquant la médiatisation actuelle, regrettant presque le temps de la retransmission radio. Vers la demi heure, il se lance dans une envolée de 3-4 minutes tout à fait formidables : il en vient à la folie des grands champions, les comparant à Van Gogh et autres « artistes de haut niveau » pour ce qui est de l’aspect déraisonnable, auto-destructeur etc, et à l’exacerbation de tout ce qui est proprement humain avec cette formidable formule tellement évidente pour quiconque apprécie suivre des courses cyclistes : « au début de la montée ils sont 40, puis 30, 20, 10… et 2″… comme une satisfaction de désirs ancrés en l’homme.  D’autre part il a une vision bien critique de tout ce qui tourne autour du dopage et de l’hypocrisie ambiante, avec une espèce de pureté sportive revendiquée dans un domaine où la tricherie a toujours existé, tandis que le système anti dopage est utilisé en faveur de certains contre d’autres… Bref, plutôt que de répéter le contenu, j’encourage vivement à voir ce carnet filmé, qui permet de suivre un entretien avec un passionné de vélo transmettant sa flamme et sa vision, aux côtés d’un non moins passionné qui a eu cette brillante idée d’en faire d’autres de ce style, ainsi avec les deux autres carnets qui suivent…

 

Maurice Izier, coureur cycliste professionnel dans les années 60 – 2006 – 60 mn

Carnet filmé à l’occasion d’une journée « Territoire, regards croisés » à Valence, dans la foulée de projection de films sur le vélo, et avant d’enchaîner sur Parpaillon. S’y trouve notamment, en plus de Maurice Izier du titre (perso je ne le connaissais pas!), Patrick Leboutte, grand critique de cinéma et passionné également de vélo ! Son introduction dans le présent film est tout à fait passionnante entre vélo et territoire, vélo et cinéma; il a d’ailleurs co-écrit un bouquin intitulé Cinégénie de la bicyclette « où l’on découvre comment les courses cyclistes enfantèrent le cinématographe pour redonner aux corps de la lumière : éloge« .  Nous avons donc ici l’échange à trois (Courant/Leboutte/Izier) avec le public, après projection. La caméra, immobile, est axée sur Maurice Izier, avec ajouts au montage d’images, parfois en surimpression sur tout l’écran (je ne sais pas si c’est le terme exact, mais enfin… vous verrez), qui re-situent visuellement ce coureur et l’époque.  Des images qui avec la parole comblent le vide audiovisuel (pas de suivi télévisé en direct alors…) : ainsi des extraits de journaux etc se joignent aux récits, tel celui de la victoire d’Izier dans une étape du tour, où figuraient 4 cols, devant les plus grands, ce qui n’est pas rien ! A l’instar des propos d’Olivier Dazat du précédent épisode de 1996, des anecdotes sont excellentes, là où il n’y a pas l’omnipotence de la caméra qui à force de tout montrer ne montre plus rien; il y a vraiment cette importance de la parole autour du cyclisme qui dépasse le simple fait de course, et comment il peut donner lieu à des commentaires, des anecdotes, des interprétations… bref de l’imaginaire aussi chez le passionné (on remarquera dans ce carnet, comme dans les autres autour du cyclisme comme Gérard Courant notamment amorce des anecdotes et du récit au quart de tour). Finalement le film, en se clôturant sur une archive de l’INA quant à la victoire d’Izier, brève, sans passion, anodine pourrait on dire, un seul constat vaut : la passion s’est vécue dans la discussion, pas dans ces images finales sans vie; la parole au contraire a donné de la consistance à ces images. L’imaginaire autour du cyclisme, la passion qu’il draine (dans la pratique, dans le suivi de son histoire et de ses champions etc), sa vie partagée au-delà du traitement télévisuel, passé et présent,  est aussi le sujet de ces carnets filmés de Courant; c’est en tout cas l’impression que j’en ai.

Aujourd’hui inconnu (sauf des passionnés) et à l’époque dans l’ombre des grands, coéquipier à leur service, Izier a néanmoins donné de sa vie dans le vélo avec tout ce que ça implique (il a débuté à 14 ans!), et nous partage son vécu des années 60, une ère cycliste révolue aussi.  Ça suffit pour lancer des discussions qui devraient intéresser les amoureux du vélo. 

 

Benjamin Chanut, coureur cycliste indépendant dans les années 50 – 2006 – 60 mn

On finit en beauté avec ce carnet de la même année, avec encore la présence du critique Patrick Leboutte. Je vous laisse savourer les discussions, à propos des années 50, mais aussi du cyclisme contemporain (ah ah ce retour sur Vinokourov ! Mais je suis d’accord avec Gérard Courant « il a la classe » et sa fin de carrière est une mauvaise nouvelle !)… La caméra est posée sur une table (fixée sur Chanut et Leboutte à tour de rôle) et ce sont les paroles qui émergent une fois de plus en guise de partage passionné du vélo. Incrustations d’images aussi en supplément aux récits.