Sara Sandor – Tsiganes (1962)

Sara Sandor et Istvan Gaal – Ciganyok (Tsiganes) – 1962 – Hongrie – 17 mn

« J’étais convaincu que je devais préparer le film principalement contre les préjugés et la discrimination raciale, en renonçant à l’exhaustivité »

Sara Sandor, 1970

« Un film à fort impact cinématographique et politique. Les Tsiganes font irruption dans le cinéma documentaire hongrois et international dans l’un des premiers films marquants pour sa dénonciation, à partir de documents d’époque, de leurs conditions de vie précaires » (Ardèche images)

Film intégral en VO :

(des sous-titres en anglais ICI ou espagnols ICI peuvent être téléchargés en parallèle au téléchargement du lien You Tube... tant qu’il est encore existant !)

Tsiganes entre dans le cadre des premiers films autonomes des jeunes cinéastes Sara Sandor et Istvan Gaal, en principe produits par le Budapest Film Studio au sortir de leur formation. Désormais ils pouvaient choisir leur sujet mais le projet Tsiganes fut refusé car comportant un sujet trop controversé. Finalement produit par le (futur) fameux studio Béla Balasz, ce court-métrage de Sandor en constituait le premier documentaire (sorti en janvier 1963).

Sara Sandor est surtout réputé pour sa qualité de directeur de la photographie ayant émergé dans les années 60 (d’un apport aussi important que Jan Kucera en Tchécoslovaquie ou Aleksandar Petkovic en Yougoslavie), contribuant à des films majeurs de la nouvelle vague hongroise (aux côtés de réalisateurs comme Istvan Gaal, Ferenc Kosa ou encore Istvan Szabo). Formé à l’Ecole supérieure d’art dramatique et cinématographique de Budapest, il a donc rejoint le studio Béla Balasz. Ce studio a été fondé quelques années après la répression de l’insurrection de 1956 et coïncide avec le début d’une période de relative libéralisation (ère Janos Kadar) incluant une production cinématographique particulièrement riche durant les années 60 et 70. En parallèle à son activité de directeur de la photographie Sandor est passé à la réalisation, d’abord avec trois courts métrages puis avec un excellent premier long métrage de fiction en 1969 intitulé La pierre lancée, retour entre autres sur le traitement de la population tsigane dans le cadre d’une critique du stalinisme d’après guerre (et du régime Kadar ?) tout en questionnant la place de l’art et du cinéma vis-à-vis de la réalité (questionnement esquissé dans le présent court-métrage à travers l’insert de photos dont certaines pourraient bien provenir de ses débuts photographiques).

Tsiganes témoigne du pendant politique et documentaire de la filmographie de Sara Sandor réalisateur. A l’instar des coupons de presse ouvrant le film, le contexte est alors marqué par l’orientation politique d’assimiler les tsiganes à la société hongroise, « contre la ségrégation et le préjudice« , « au nom de la morale et de la culture« . Cela fait par exemple écho au décret gouvernemental de 1962 concernant la liquidation des campements tziganes et la construction de logements.

« Au début des années 1960, le processus (soutenu par la politique officielle) a commencé à promouvoir l’assimilation des Tsiganes à la société majoritaire: principalement en améliorant leurs conditions de vie, en créant des emplois et en promouvant leur scolarité. Cette ambition qui n’est pas sans contradictions (…) avait la tâche fondamentale d’éliminer ou du moins d’atténuer les préjugés; comme une sorte d’objectif universel de «l’aperçu» des Gitans. Ces politiques sont pleinement en ligne avec le film de Sára »

Andrea Poczik, critique pour le site internet hongrois Filmtett

Dans l’après guerre, tandis que la nationalisation entérinait le déclin des métiers artisans que nombreux tsiganes pratiquaient, ces derniers étaient exclus de la redistribution des terres et accédaient rarement aux emplois créés par l’industrialisation du pays (ou le plus souvent cantonnés à des postes physiques et mal payés). A cet égard le régime hongrois contribua à appauvrir et marginaliser ces populations, ce dont témoigne le documentaire. C’est dans cette période stalinienne de l’ère Rakosi (1er secrétaire du parti des travailleurs hongrois jusqu’en 1956) que se situe La pierre lancée, le premier film de fiction de Sandor où une séquence saisissante concerne l’humiliation d’une communauté tsigane, vivant dans la précarité en lisière de forêt. Les stéréotypes racistes étaient courant y compris dans la propagande officielle. Les tsiganes étaient par exemple apparentés à des personnes aux penchants naturels pour la criminalité et au modes de vie primitif (ce qu’on retrouve encore en Hongrie et en Europe de nos jours).

L’orientation officielle du régime Kadar se présentait donc comme favorable par certains aspects (éducation, emplois, logements…) et ce documentaire entre à priori dans le cadre d’une société socialiste où les tsiganes allaient être positivement intégrés. Des éléments du documentaire renvoient par ailleurs à la dimension hongroise des communautés tsiganes, ainsi des récits en hongrois qui ne font donc l’objet d’aucun sous-titrage ou encore une fille qui récite un classique de la poésie hongroise (à connotation nationaliste), tel un marqueur du ralliement futur au tissu social. Mais il y a des dissonances dans ce mouvement d’intégration d’une population marginalisée bien qu’hongroise, notamment par des spécificités culturelles ou des stéréotypes persistants qui la maintiennent dans la misère (impactant par exemple les enfants confrontés à la malnutrition). Les témoignages oraux juxtaposés aux images du camp implanté à la marge de la société hongroise sont à cet égard très significatifs. Le rapport à l’institution ne respire pas non plus la grande entente (les médecins du documentaire font un peu penser à l’intervention sanitaire de La pierre lancée réalisé plus tard). En fin de film, au sortir de l’école les enfants ne dégagent pas le grand bonheur, l’avenir reste flou et « l’intégration » demeure en suspens.

Image de Tsiganes

Si le long métrage La pierre lancée (1969) sera l’occasion d’évoquer la place accordée à l’image dans le cinéma de Sandor, pour la réalisation de Tsiganes il est à mentionner la collaboration d’Istvan Gaal comme chef opérateur. Soucieux de l’indépendance entre réalisateur et directeur de la photographie, Sandor a témoigné d’une autonomie de la photographie sur Tsiganes, procédé apparemment minoritaire en Hongrie avant l’essor du studio Béla Balasz. Ce dernier a reflété une manière collective de faire du cinéma,  ce qui fut aussi appuyé par un Ferenc Kosa qui évoquait trois personnes « indissociables » pour chacun de ses films de l’époque. Sandor en faisait partie et il tenait beaucoup à l’autonomie du chef opérateur :

« Un facteur très important était que je n’ai pas fait beaucoup de films et chaque fois que je travaillais avec des réalisateurs, ils étaient des amis ou des gens que je connaissais très bien et nous nous faisions parfaitement confiance. Un exemple est István Gaál. J’étais le directeur de la photographie pour son film Sodrásban [Remous, 1963]. Mais dans le documentaire Cigányok j’étais le réalisateur et il a fait la cinématographie. Et il ne m’a pas laissé regarder dans la caméra. »

Sara Sandor, interview avec Kinoeye (2000)

Les rôles entre les deux cinéastes seront inversés pour le premier long métrage de Gaal intitulé Remous (1963), au grand écho critique, comme cela fut le cas un peu plus tôt avec le court métrage Aller-retour (Oda vissza, 1962) dont le projet ne fut pas refusé par Budapest Film Studio.

Aller-retour (1962, 13 mn, sans dialogues), réalisé par Gaal, Sandor à la photographie :

« Les trajets mornes et pendulaires des travailleurs, jour après jour, dans un film poétique à forte composante musicale. Par la musique jazz, Gaál et Sára exaltent la grande fête socialiste des travailleurs du bâtiment. Ils concentrent leurs regards sur les corps lourds qui se reposent, pendant qu’ils vont et viennent, transportés et bercés par les trams et les « trains noirs » – comme étaient surnommés, en Hongrie, ces trains de nuit remplis de fatigue, de détresse et d’alcool » (Ardèche images)