La victoire des nantis – Festival Résistances 2018

Festival Résistances 2018, 2ème partie

Place au deuxième corpus de mon suivi video de la 22ème édition du festival Résistances qui se tient chaque année à Foix en Ariège. Pour une présentation succincte dudit festival je renvoie à l’article publié ICI sur le blog (incluant aussi quatre videos dans le cadre de la thématique « Paysanneries, champs de lutte »). Cette fois-ci il est question de « la victoire des nantis » qui se déroula donc sur deux jours avec films, débats etc. Je n’ai pas été assidu sur les projections, notamment parce que la chaleur étouffante m’éloigna des salles (par exemple un film long de 3h comme L’usine de rien nécessitait une grande motivation). En revanche j’ai suivi avec attention les échanges lors des Café-ciné (RDV matinal quotidien avec un ou une invité du festival), d’où trois videos ci-dessous qui font focus sur les parcours de Nicolas Wadimoff, Bernard Mulliez et Françoise Davisse.

1) Panorama « La victoire des nantis »

Présentation de la thématique à travers quelques extraits de films projetés au festival, de deux conférences « pas pressées » et du « tribunal populaire » écrit et interprété par des militants du collectif Front Social 09. La video se termine par un petit focus sur le documentaire Comme des lions de Françoise Davisse (documentaire tourné vers 2014 sur la lutte ouvrière de PSA Aulnay).

 

2) Nicolas Wadimoff, des débuts à Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté

Je ne connaissais pas ce cinéaste suisse et un Café-ciné fut l’occasion d’assister à une introduction intéressante à sa filmographie et à sa démarche dans le cinéma (il est également producteur indépendant). La projection au festival de Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté (2017) suscita une foule trop grande pour la salle au point de devoir être diffusé à deux reprises dans la même journée. Egalement présent à Foix pour échanger avec la salle après la première projection du documentaire et pour une conférence-débat, l’intellectuel engagé Jean Ziegler était en quelque sorte l’invité phare de cette édition. Ci-dessous, c’est le réalisateur qui occupe le devant de la scène et il évoque notamment la genèse du documentaire et les difficultés rencontrées durant le tournage.

 

3) Bernard Mulliez, parcours filmique

Là encore c’était une découverte intéressante due à un Café-ciné et je regrettai plus tard de n’avoir pu assister à la projection-rencontre de La force des choses (2018). C’est un documentaire-portrait du réalisateur sur son père François Mulliez, un des nombreux cousins de la famille Mulliez (Gérard Mulliez fondateur d’Auchan), non créateur d’entreprise mais récoltant les fruits de la grande distribution. Lors de ce ciné-café Bernard Mulliez revient sur sa démarche artistique mêlant sculpture, performances filmées et documentaires. Parmi ses thèmes il y a notamment la gentrification et l’instrumentalisation de l’art, les relations entre l’art et le grand capital. Là-dessus j’encourage vivment à regarder Un pied dans le jardin de miel et Art security service (la 2ème partie surtout) qui sont accessibles en intégralité ICI sur sa chaîne vimeo. Sa filmographie témoigne d’une critique du capitalisme voire de l’ancrage du colonialisme et semble globalement circonscrite à un réseau de diffusion militant. C’est paradoxal au vu de son nom mais ci-dessous il témoigne avoir réfléchi sur la place depuis laquelle il créé tout en affirmant un point de vue.

Complément video hors festival : sur les rapports art et grand capital et gentrification associée, je recommande le visionnage d’une émission de Hors Série où le critique d’art Tristan Trémeau décortique en particulier ces relations art-privé dans le cadre de rénovations urbaines. intitulée « L’artiste comme agent double ». cette émission est visible ICI à condition de s’abonner à Hors série (3 euros par mois et franchement c’est un bon investissement au regard de la richesse des entretiens filmés proposés par ce média, abordant multiples thèmes et parfois de manière transversale à travers différents intervenants et approches). Ici le contenu fait écho à un pan de la filmographie de Bernard Mulliez et pointe quelques exemples concrets non pas en Belgique mais cette fois-ci du côté de Lille (Tri postal, Saint Sauveur… à partir de la 50′ de l’émission) ou encore en région parisienne (vers la 30′ de l’émission).

 

4) Françoise Davisse, du journalisme au documentaire

Formée d’abord dans le journalisme, ayant notamment travaillé quelques temps à France 2 (non sans déprime), Françoise Davisse est surtout connue pour son documentaire Comme des lions, sorti au cinéma en 2016. Ici, à partir de son vécu journalistique, elle témoigne d’une vision intéressante des médias (formatage, idéologie etc) et de son basculement vers le documentaire (sans renier les reportages télévisuels qui du moins à une époque passée pouvaient être de qualité tout en atteignant le grand public). Née en Seine-Saint-Denis, ci-dessous elle partage également des affinités naturelles avec la banlieue.

Bamboozled – Spike Lee (2000)

Spike Lee – Bamboozled (ou The very black show) – 2000 – 135 mn – USA

« The Very Black Show est venu de mes réflexions sur le passage au 21ème siècle. J’ai toujours été déçu ou carrément outré par les représentations limitées que l’on donne des gens de couleur, et même par la façon dont notre histoire a été carrément réécrite. L’époque me semble appropriée pour réfléchir aux médias des cent prochaines années… À tous les médias, pas seulement la télévision ou le cinéma. Ce film est à la fois une satire acerbe, un divertissement et un moteur de réflexion. Lorsque je regarde le contenu des films et de la télévision de notre époque, j’ai l’impression que les “minstrel shows” sont toujours là. L’émission de Pierre Delacroix n’est finalement différente de la véritable programmation actuelle que parce que les acteurs ont un maquillage noir… »

Spike Lee (cité sur AlloCiné)

Dans le cadre des articles du blog consacrés aux race movies réalisés aux USA des années 1910 aux années 1950 (films à casting noir pour public noir), en écho avec leurs contextes socio-politique et cinématographique, la manière de représenter les Noirs (non seulement au cinéma mais aussi au théâtre, dans les beaux-arts etc) revient avec régularité. Aussi, dans la foulée de la présentation du documentaire A l’ombre d’Hollywood : le ciné noir indépendant aux USA 1910-1950 (ICI sur le blog), la découverte de Bamboozled de Spike Lee tombe à pic. Car ce film renvoie à tout un pan iconographique américain chargé en stéréotypes racistes, un corpus véhiculé par la vision suprématiste blanche que le cinéaste actualise de front pour évoquer son prolongement dans le présent, notamment dans les sphères du divertissement à la télévision. C’est un film très pertinent non seulement sur la persistance de stéréotypes et leur impact, mais aussi sur le fonctionnement de la télévision et des médias en général (Lee a d’ailleurs précisé que le film d’Elia Kazan Un homme dans la foule, scénarisé par Budd Schulberg, a inspiré Bamboozled dans ce qui a trait au pouvoir des médias et à un certain totalitarisme). C’est traité de manière complexe, parfois déstabilisante et mettant mal à l’aise, occasionnant un film pas facile à cerner au premier visionnage tant les angles d’attaques sont variés. Dépourvu de succès en salles, ce film indépendant à petit budget et tourné en caméra mini DV a suscité plusieurs critiques défavorables qui l’ont considéré comme une satire « ratée ». Il faut dire qu’il fait un usage chargé de l’imagerie raciste développée pendant des décennies aux USA, à l’image de la reproduction très insistante des codes du ménestrel (spectacle à acteurs blancs puis noirs maquillés en blackfaces qui stéréotypent à outrance les Noirs) ou d’éléments iconographiques présents constamment dans le cadre jusqu’au générique de fin. A cet égard le titre anglais original « bamboozled » est symptomatique car il renvoie à un lavage de cerveau médiatique et cinématographique.

BANDE ANNONCE DE BAMBOOZLED (VO)

Synopsis : Seul scénariste noir d’une chaîne de télé, Pierre Delacroix est sommé de trouver une bonne idée d’émission, sinon… Acculé, il présente un projet insensé : la remise au goût du jour des spectacles de ménestrels où des acteurs maquillés incarnaient des caricatures de Noirs. Le succès est époustouflant mais pour Pierre, il marque le début de la fin.

LIEN POUR VOIR LE FILM INTÉGRAL :

cliquer ICI pour accéder au film en entier, en VO non-sous titrée

(en téléchargeant le lien de cette video il est possible d’y joindre des sous-titres via une recherche google)

Lee est une des figures les plus connues du cinéma indépendant noir américain, révélé en 1986 avec son premier long-métrage Nola Darling n’en fait qu’à sa tête. Ce film fut d’ailleurs inspiré de la filmographie du cinéaste africain-américain indépendant Oscar Micheaux qui a produit et réalisé plus de 40 race movies du muet au premier parlant (le blog a notamment relayé et présenté le film Within our gates (1919)). Spike Lee a contribué à un renouveau du cinéma indépendant noir américain en le sortant de la blaxpoitation tout en gardant une percussion socio-politique. Mais depuis la fin des années 90 ses réalisations semblent moins bien accueillies et passent relativement inaperçues (en tout cas en France). Mais je ne m’avance pas plus puisque Bamboozled est la première oeuvre que je découvre du cinéaste, découverte suscitée par son sujet en lien avec des thématiques fréquemment abordées par le blog ces dernières semaines.

INTERVIEW AVEC SPIKE LEE SUR BAMBOOZLED (VO, 27 mn)

« La satire est une bonne façon de regarder les choses et ce film regarde la culture populaire, les images d’africains-américains, comment ils ont été utilisés à vendre des stéréotypes pendant les 100 dernières années (…).[Delacroix qui définit la satire en début de film] j’ai fait ça pour les critiques parce qu’ils ont mal compris beaucoup de trucs alors je l’ai mis en avant. » Spike Lee, interview

L’ouverture du film l’annonce et Spike Lee lui-même l’a de nouveau précisé dans plusieurs interviews (notamment ci-dessus), Bamboozled se veut une satire de la représentation des Noirs telle qu’elle existe encore de nos jours, ciblant divers acteurs et processus concourant au maintien des clichés. Plutôt que de longuement paraphraser, je renvoie au travail critique de Ashley Clarke qui a publié une monographie consacrée au film, intitulée Facing Blackness, Media and Minstrelsy in Spike Lee’s Bamboozled (2015).

« Dans un climat contemporain tendu où la médiation de l’image [des personnes noires] dans la société américaine est à un tournant décisif, le commentaire tranchant de Bamboozled sur l’importance, la complexité et les effets durables de la représentation des médias pourrait difficilement être plus urgent. Chaque fois qu’un Noir non armé est tué, puis repositionné à la hâte dans la mort comme un voyou, une brute ou un fainéant par les médias traditionnels – comme cela est arrivé récemment à Trayvon Martin , Michael Brown , Eric Garner , Samuel DuBose et d’innombrables autres – nous voyons la perpétuation de vieux stéréotypes anti-noirs, forgés dans le creuset de l’art américain de masse, reconfigurés pour notre temps. »

Ashley Clarke, texte publié dans The Guardian (2015)

Bien que le film ait eu peu de succès, récolté un accueil critique globalement négatif et fait l’objet d’une modeste édition DVD, quinze ans après sa réalisation Ashley Clarke considère que Bamboozled a développé une satire prophétique. A défaut d’acheter son livre, outre l’article paru dans The Guardian je renvoie à l’interview ci-dessous.

Interview de Ashley Clarke autour de son livre sur Bamboozled (VO, 2015, 13 mn)

« Ce n’est pas une satire conventionnelle dans laquelle tu peux t’identifier avec un point de vue ou un bon sentiment (…). Ce film vise tout le monde : cadres blancs, cadres noirs, acteurs noirs, spectateurs blancs et noirs… et aucun ne laisse un bon sentiment. » Ashley Clarke

Les cibles de Bamboozled sont diverses, en tête les programmes télé aux 4/5 produits, écrits et réalisés par des blancs et dont les sitcoms par exemple persistent souvent à faire des Noirs des idiots (sous couvert de drôlerie, à la manière de la compagnie Ebony Corporation qui dans les années 1910 faisait campagne sur les « colored people funny« , films présentés ICI sur le blog). Outre la complicité d’africains-américains embauchés pour jouer ces clichés (tel ici le duo d’artistes embauchés pour le show), Lee vise aussi la représentation caricaturale orchestrée par des noirs eux-mêmes à travers le groupe de gangsta Rap « Mau Maus ». Sous-genre du Hip Hop éclot dans les années 1980 et imprégné de réalités du ghetto, le Gangsta rap est particulièrement mal mené ici.

« Le Gangsta rap est le spectacle du ménestrel du 21ème siècle », Spike Lee

Alors qu’ailleurs dans le film la culture du ghetto et son aspect contestataire sont récupérés par le capitalisme, en particulier par un spot publicitaire inspiré d’un véritable entrepreneur vestimentaire blanc (Hilfiger qui a lancé une ligne de mode liée au rap populaire), le groupe Mau Maus (interprété par des artistes Hip Hop à contre emploi de leur engagement musical) en reste à une surface caricaturale sans incidence sur le fond politique. A cet égard il est intéressant de rappeler que Lee avait obtenu la collaboration du groupe de Gangsta rap Public Enemy pour son film Do the right thing (1989), comme si de nos jours une partie de cette éclosion musicale avait non seulement été récupérée mais était aussi devenue davantage un relais de stéréotypes traditionnels incluant un public blanc comme réceptacle plutôt qu’une culture de résistance contribuant à changer effectivement la donne, à « fight the power »

Fight the power, clip video (Spike Lee et Public Enemy, 1989)

(Sur la collaboration entre Spike Lee et Public Enemy, à lire un bon article ICI sur La Rumeur Mag)

Toujours à propos du Gangsta rap et de la jonction d’une partie de sa production avec le système et les stéréotypes, un certain Benjamin Bowser Ganster a publié une étude intitulée Rap and its social cost. Je propose l’interview ci-dessous qui présente son approche et peut faire écho à Bamboozeld.

Interview de Benjamin B. Ganster sur Rap and its social cost (VO)

La satire de Lee est en tout cas incisive et non gratuite, ainsi par exemple des mentions radicales glissées ici et là qui ne sont pas coupées de la réalité. Je pense par exemple à une intervention policière qui déloge un squat noir en se référant explicitement à la gentrification de New-York préparée alors par l’ancien maire Rudolph Giuliani ; ou encore à la tuerie finale où un seul membre du groupe Mau Maus est épargné par l’assaut policier parce qu’il est blanc. Parmi les constats du film, il y a celui des postes à plus grande responsabilité au sein de la télé occupés majoritairement par des blancs (13% des postes de rédacteurs TV sont occupés par des personnes noires d’après un article américain de 2015). Cette prédominance des blancs dans la création télévisuelle est un aspect qui revient souvent dans le film, certains comme Dunwitty le patron des programmes de la chaîne revendiquant même mieux connaître les Noirs que Delacroix (affirmation de connaissance reprise par le personnage d’une collaboratrice blanche), en arguant par exemple son admiration d’athlètes noirs dont des posters occupent les murs de son bureau (Mohamed Ali etc).

« Il y a une différence entre aimer une culture, apprécier cette culture, et occuper cette culture, prendre en charge cette culture » Spike Lee

J’invite en tout cas à voir le film pour se rendre compte de l’étendue des cibles où la plus féroce demeure la représentation stéréotypée des noirs. Mais la satire n’a pas eu pas bonne presse et a suscité des impressions et compréhensions inverses à ce qui était recherché, laissant planer le doute sur le contenu malgré l’intention satirique annoncée au spectateur dès les premières minutes. En témoignent des réactions de la presse américaine parues lors de sa sortie (j’épargne ici les nombreux propos regrettant le caractère « bâclé » et « confus » du film) : « J’admire Spike d’avoir fait ce qu’il voulait et de faire les choses à sa façon, mais je me suis demandé en étant assis face à un flot continu de visages blackface, de gros yeux arrondis et d’épaisses lèvres rouges, pourquoi ? Je me suis senti furieux, déçu, embarrassé et dénué« ; « Le pouvoir de l’image raciste piétine le matériel et s’affirme seul. » La difficulté de la satire à marquer la distance avec le contenu stéréotypé semble être un des reproches principaux faits au film, malgré l’intention de l’auteur.

« Quand Lee dit que l’équivalent moderne d’un spectacle ménestrel blackface est le clip de gangsta-rap, on voit ce qu’il veut dire : ces vidéos sont extrêmement populaires auprès des enfants blancs, tout comme les spectacles ménestrels étaient appréciés par le public blanc, et pour une raison similaire : elles regroupent le divertissement dans des images de noirs avilissantes et négatives »

Roger Ebert, critique américain de cinéma cité par Marcus Gilmer sur Notcoming.com

Personnellement, durant le film je n’ai pas ressenti de doute sur la satire (bien que des passages sur le groupe de Hip Hop m’ont déplu) tant au contraire elle pousse à la réflexion. C’est ce genre de film qui travaille encore dans la tête après le visionnage et comme écrit plus haut je pense que le voir une fois ne suffit pas pour en mesurer toute la profondeur (je conseille aussi de voir le film avec un sous-titrage français si comme moi vous n’êtes pas à l’aise avec l’anglais parlé et sous-titré, voilà qui pour ma part nécessitera d’y revenir au moins une seconde fois). Ce n’est pas une fiction de divertissement et ici les stéréotypes convoqués – certes, massivement – vont dans le sens d’une problématique constructive qui d’une part s’attaque au réel, d’autre part questionne constamment la représentation, ce n’est pas de la complaisance. Par rapport aux reproches caractérisant Bamboozled de satire manquée ou de film confus et incohérent, là encore plutôt que de longuement paraphraser j’incite à lire une autre exégèse de l’oeuvre, cette fois-ci de l’universitaire et critique littéraire Elisabeth Bronfen dans un texte intitulé « La violence des stéréotypes : Bamboozled de Spike Lee » :

[Mantan et Delacroix] semblent faire face à un faux choix. Ils ont besoin d’accepter la norme qui les blesse – le regard blanc sur le corps noir – même si toute resignification aboutit nécessairement à une blessure supplémentaire. Satiriser une blessure symbolique cimentée par l’histoire ne fait que précipiter un nouveau tour de vis des blessures, car cela implique inévitablement de s’identifier à ces images culturelles préjudiciables. En d’autres termes, la position de Spike Lee prétend qu’il n’est pas possible pour le sujet afro-américain de s’inventer indépendamment de cette tradition visuelle indigne; il faut reconnaître cela comme son histoire et son héritage et l’approprier. Mais cette appropriation ne peut pas être une appropriation visant à oblitérer ou frapper à travers la violence implicitement référée et donc contenue par le stéréotype, c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais juste être ironique. Contre la motion présentée par plusieurs critiques que Bamboozled est au mieux perçu comme un film confus, et intrinsèquement non cohérent, je dirais que sa force réside justement dans le fait que Spike Lee a insisté pour présenter cet antagonisme insoluble (…) On ne peut pas prétendre que les stéréotypes raciaux ne nous concernent pas et cultiver ainsi l’ignorance de l’histoire, on ne peut pas non plus nier aux stéréotypes le pouvoir référentiel des conséquences, en les faisant simplement l’objet de la satire. »

Elisabeth Bronfen (texte original consultable en cliquant ICI )

A propos de « ignorance de l’histoire » et au regard du poids du registre iconographique développé dans le film (posters, jouets, le show ménestrel télévisé, cinéma, mode vestimentaire, musique…), soit l’aspect qui m’a sans doute le plus captivé et en particulier les référents cinématographiques très nombreux, je pense en effet qu’on ne peut faire abstraction de cette iconographie raciste qui s’est installée et continue de se répandre. Les codes du ménestrel convoqués dans le film sont très puissants, comme s’il s’agissait d’une entité diffuse contaminant les différentes représentations, tel un mal profond d’origine. D’ailleurs Bamboozled m’a fait pensé à une séquence du film indépendant américain Ghost world, réalisé par Terry Zwigoff en 2001. L’héroïne principale a retrouvé un panneau publicitaire d’iconographie raciste situant les origines d’un restaurant et le présente dans un cours de beaux-arts. Là aussi il est question d’un racisme historiquement ancré bien que la façade soit réaménagée (littéralement pour le restaurant dont il est question dans ce film) et que ses anciennes formes soient mises sous terre. Comme pour Bamboozled, Zwigoff fait resurgir une iconographie raciste qui déstabilise et questionne également la représentation au regard d’une histoire récente du racisme. Dans l’extrait ci-dessous on assiste à la présentation de la caricature publicitaire et à la réaction de la classe :

Extrait de Ghost World (Zwigoff, 2001, USA, VO)

« De nos jours au 21ème siècle vous ne devez pas nécessairement porter un blackface pour rester dans un acte de ménestrel »

Spike Lee

La séquence finale, terrible et magistrale, convoque en quelques minutes un montage de stéréotypes (notamment issus du ménestrel) ayant été développés dans le cinéma américain. Voilà la source qu’on ne peut ignorer en quelque sorte, avec des personnages et scènes archétypes repris en amont dans le film par « le show du 21ème siècle », tels le mangeurs de pastèque, le voleurs de poulet ou encore le fainéant (« Sleep’n Eat »). Le poids de la représentation est au plus fort dans ce flot final violent où on retrouve nombre de stéréotypes évoqués dans de récents articles du blog qui ont porté sur des race movies ou compagnies de cinéma en ayant produit. En parallèle à ces images déshumanisantes des Noirs qui reflètent le racisme institutionnel américain il y a une musique composée par le musicien jazz Terence Blanchard, très empreinte de tristesse et touchant à l’âme. C’est un peu « spoiler » et cette séquence est à considérer dans son articulation avec le film mais voici donc cet extrait du film qui m’a fortement marqué :

Séquence finale de Bamboozled

https://vimeo.com/208664403

Pour finir, il est à noter que Bamboozled a sans doute eu un impact sur des réalisations audiovisuelles américaines plus récentes. Je ne l’ai pas encore vu et j’en ai eu des échos critiques nuancés mais par exemple Dear white people (2015) de Justin Simien a vraisemblablement été inspiré de Bamboozled. Une série télé en a même découlé depuis 2017. Quant à Spike Lee, en 2018 il a également rejoint la série télé en renouant avec l’héroïne de Nola Darling n’en fait qu’en sa tête (She’s gotta have it) pour donner lieu à une série du même nom dont il réalise des épisodes.

Miners campaign tapes – Réalisation collective

EN ENTIER – Miners campaign tapes – Réalisation collective – VO – 1984 – Royaume Uni 

« En 1984 un groupe de cinéastes indépendants et de vidéastes a décidé de manifester leur soutien à la grève des mineurs, en utilisant les moyens dont ils disposaient : leurs caméras. Sur les piquets de grève, aux manifestations et dans les soupes populaires, ils ont enregistré les témoignages des mineurs en lutte, de leurs femmes et partisans, dans un combat contre la propagande d’anti-grève mise à l’oeuvre dans les médias dominants. Témoignage de la solidarité et de la lutte, les bandes abordent des questions qui continuent à nous occuper aujourd’hui : le droit de contestation, les tactiques policières, le double langage politique, le rôle des médias. Elles constituent un document crucial d’un moment cataclysme de l’histoire britannique. » (traduction en français du synopsis).

                   Which side are you on de Ken Loach (évoqué ICI sur le blog – le lien du film a disparu de la toile mais j’en guette le retour…!) constitue un document et une oeuvre incontournables de la grève des mineurs anglais de 1984, notamment parce que le film constitue alors non seulement un point de vue engagé et prenant ouvertement position en faveur des grévistes, mais aussi par la démarche de relayer avant tout l’expression de la lutte par les premiers et premières concernés (poèmes, chansons etc). Dérogeant au climat médiatique qui suivait alors la politique Thatcher – argumenté (comme de nos jours) par les vocables « objectivité », « neutre » ou « sans parti pris » dans un souci de « juste faire de l’information » -, le film de Ken Loach était un fameux coup de poing balayant sur son passage l’hypocrisie des partisans de l’ordre d’en haut et des riches, et au contraire s’assumant totalement comme un film partisan, reconnaissant par là, aussi, la lutte des classes dans lequel il s’inscrit… et prend position.

Si le film de Loach continue de représenter une oeuvre incontournable, à la fois pour son contenu et sa démarche, nous avons l’occasion ici, à travers Miners campaign, de mesurer une fois de plus, certes autrement, la portée réelle de la solidarité avec les mineurs en lutte et de saisir, là encore, des expressions et des vues propres au mouvement de contestation. Bien que la police Thatcher et ses « chiens de garde » veillaient à étouffer toute visibilité de la solidarité, à dominer tout l’espace par sa propagande, ainsi qu’à taire l’expression populaire de la lutte, Miners campaign, dans son existence même nous aide à comprendre les actes de résistance collective (et leurs motivations) qui ont existé contre et malgré l’étau qui se mettait en place au quotidien. Une grande valeur de témoignage est véhiculée par ces bandes, classées en six parties et répondant chacune à une thématique précise. A ne pas perdre de vue en ces temps présents où les médias, du haut de leur « professionnalisme », nous assènent toujours autant d' »objectivité » assassine face aux résistances, aussi dérisoires et impuissantes puissent elles être. Plus que de témoigner, c’est aussi l’acte de prendre en main son expression de la lutte, dans ses potentiels de diversité, dans ses langages propres, qui est important avec Miners campainers. La proximité des vidéastes-cinéastes avec les hommes et femmes est palpable, et leurs paroles, qui tiennent une large place dans les bandes, ne répondent pas à un rythme et procédé journalistiques oppressants. Peut être que pouvons nous y voir aussi des jalons importants dans l’acte même de témoigner d’une lutte à travers le prisme audiovisuel, dont la forme même échapperait également, au moins en partie, aux modalités de traitement médiatique associées au pouvoir ?Là dessus il faudrait être mesuré. Certes l’acte de donner la parole a une grande valeur dans sa circulation collective au sein même des bandes, en compagnie d’hommes et femmes qui s’expriment dans leur langage, sans le seul usage du discours des orateurs publics :  les diverses parties tournées par différents vidéastes ont été mises en dialogue, quelque part, et permettent ainsi une parole collective d’émerger dans les bandes par la simple démarche d’aller sur LES terrains et de se rapprocher des différentes personnes, qu’elles soient mineurs ou non, hommes ou femmes etc Par ailleurs le traitement formel mis en place par les vidéos n’est pas foncièrement différent, en soi, des procédés courants à l’oeuvre dans le système médiatique, en particulier à la télévision. Plus que par une « révolution formelle », la série se distingue par la « contre-information » qu’elle constitue, en lien avec son contexte de réalisation. Des vidéastes et cinéastes ont ainsi pris leurs responsabilités pour combattre la propagande Thatcher, et de permettre au mieux la diffusion de la lutte et ses motifs tout en informant sur l’appareil d’Etat répressif et ses appuis médiatiques. Les bandes, en s’achevant régulièrement par des slogans (tel que « Fight. Organize« ), sont un instrument de la lutte. Elles relèvent, aujourd’hui, de la mémoire des vaincus.

Aussi, un large et très intéressant dossier est consacré ICI aux videos, rédigé en anglais et que je reprend là en partie. Nous y apprenons donc, entre autres, la genèse de Miners campaign : une réunion entre membres de l’ACTT (grossomodo syndicat des techniciens de la télévision et du cinéma), convoquée à l’origine par deux personnes de la société Platform Films,  se tint par rapport au mouvement des mineurs et il fut question de comment se positionner (c’est à dire concrètement), en tant que travailleurs du cinéma et de la video. Il en découla un double projet : d’une part la réalisation de 5 à 6 bandes relativement courtes portant sur le licenciement économique, les fermetures de fosse, la solidarité avec d’autres syndicats, la police, les apports des femmes (de mineurs et autres) et la couverture médiatique de la grève. D’autre part la réalisation d’un film plus long, provisoirement intitulé « Mineurs de 84 – Ensemble nous pouvons gagner », où serait développé un contexte plus général de la lutte des mineurs. Depuis des ateliers régionaux travaillant sur les événements de leurs zones respectives, des bandes étaient censées être envoyées à Platform Films et Trade, chargées de l’édition et de la diffusion. Les videos étaient aussi accessibles dans des locaux syndicaux du NUM, gratuites pour les mineurs et leur famille. La forme d’organisation du projet dans son ensemble n’était pas sans rappeler Dziga Vertov et le Kinopravda, qui consistait également à l’envoi de bandes filmées depuis les provinces à un centre principal (« experimental film station ») chargé de l’édition dans une sorte de résumé des événements. Néanmoins seules les six bandes courtes ont finalement été réalisées (soit la première partie du projet) et réunies par paires. Malgré un caractère parfois expéditif des bandes, en phase avec le premier volet du projet, la diversité des paroles lui confère une valeur documentaire également très importante (extraits de discours syndicalistes et réunions publiques, paroles d’ouvriers de la base en face caméra, etc).

Au niveau diffusion, après accord du syndicat minier (le National Union of Mineworkers), entre 4 et 5000 copies ont été distribuées en Grande Bretagne, et certaines envoyées à des groupes sympathisants de la cause (en Europe, USA, Japon et Australie). Comme pour Which side are you on de Ken Loach, le film, ou plutôt les bandes, sont censées accompagner la lutte, et sont donc partie prenantes du moment de la lutte. Le support audiovisuel, ici, est un acteur de la lutte, en nette opposition au pouvoir qui dispose de ses propres outils de communication. Avec le recul d’aujourd’hui, il constitue également une mémoire de la lutte, et un autre son de cloche, toujours, face aux « pouvoirs qui nous voudraient sans mémoire » (Chris Marker). Les récents hommages funèbres à Thatcher, qui a donné le plaisir de quitter ce monde (du moins à certains : voir ICI), ont constitué de la part des classes politiques et autres une démonstration supplémentaire qu’il y a des barrières qui demeurent entre « nous et eux ». Le récent décès de Pierre Mauroy -qui a donné son nom au mouroir du football qu’est le « grand stade » de Lille-, a valu tout autant d’éloges funèbres, en omettant par exemple son carnage dans le valenciennois et son enterrement d’une certaine sidérurgie, dans la foulée de promesses socialistes électoralistes.

Je renvoie une fois de plus, pour une présentation  approfondie, au dossier très conséquent rédigé en anglais par David E. James, et intitulé For A Working-Class Television: The Miners’ Campaign Tape Project (cliquer ICI). Il en ressort également une très intéressante contextualisation dans l’histoire du cinéma et de l’audiovisuel anglais, notamment dans les manières de se créer et de se développer au contact des réalités sociales et des mouvements sociaux.

Enfin, dernière comparaison avec l’incontournable Wich side are you on de Loach, il est question là aussi de références à une histoire ouvrière : à savoir ici de la grande grève générale de 1926 dont des archives recoupent régulièrement les bandes, comme une « répétition de l’histoire » ou du moins comme une filiation des luttes. Loach, pour son film et son titre emblématique, renvoyait à la lutte des mineurs aux USA et à la célèbre chanson/poème qui en est découlée, dans une dimension du coup renvoyant à l’acte de résister par delà les frontières et les corporatismes face à l’ordre des dominants. Nous pourrions bien sûr penser ici à un autre très grand documentaire, soit Harlan county (1976) de Barabara Kopple (voir ICI sur le blog) où cette fois-ci c’est un chant comme No Nos moveran qui donne une grande importance à la filiation, et pas des moindres quand on songe aux possibles origines du chant, soit le gospel et la condition noire, et ses reprises/mutations dans d’autres contextes.

 

TAPE 1 – Not just tea and sandwiches – 11 mn

Comme son titre l’indique, cette partie évoque, surtout à travers leurs paroles, les contributions des femmes au mouvement par leurs initiatives et une très forte conscience de classe, nettement affirmée ici, dans un contexte de misère qu’elles explicitent également. Pas juste de l’aide alimentaire (« thé et sandwiches« ) mais aussi des manières de voir les choses et des engagements/initiatives qui en découlent. L’opposition face à l’étau médiatique revient régulièrement dans la série, et l’image des femmes véhiculée par les médias dominants fait partie du processus de démantèlement de la lutte, ainsi en témoignent avec grande force, ici, les intervenantes. Un caractère collectif de la lutte en ressort, mais aussi de la condition ouvrière qu’on ne peut réduire aux seuls hommes qui bossent à la mine. Une affirmation et de sa condition, et de sa place dans la lutte, en quelque sorte, contre l’enfermement dans la passivité et une certaine vision conservatrice entretenues par la sphère du pouvoir et ses opérateurs médiatiques. « Nous sommes la classe ouvrière« , semble dire en réunion publique une des intervenantes (si ma relative compréhension de l’anglais ne me trompe pas…). Cette partie prenante des femmes à la lutte ne constitue pas un cas isolé dans l’histoire des luttes de mineurs : Harlan County USA en témoigne également, par exemple.

 

TAPE 2 – The Coal Board’s Butchery – 14 mn

Retour ici sur les fermetures de puits et leur accélération, entamées depuis quelques décennies, et qui ne sont pas sans rappeler un phénomène similaire en France. Des citations notoires de représentants politiques ponctuent cette bande, montrant clairement les intentions néolibérales à l’oeuvre dans la société anglaise.

 

TAPE 3 – Solidarity – 13 mn

Il est question ici de la solidarité d’autres syndicats et secteurs de la population avec les mineurs. Le témoignage véhicule quelques archives (telle les liens avec les dockers). Malgré la répression et la propagande, des entraides et soutiens sont établis entre différents secteurs de la société, au-delà des corporatismes; sans doute une certaine conscience de classe partagée, nécessitant solidarités et ripostes collectives, au-delà des seuls discours, face aux offensives libérales destructrices des vies ouvrières … Le reproche qu’on pourrait formuler ici, avec notre confortable recul, est l’enchaînement de propos (syndicalistes, ouvriers etc) à propos de solidarités de classe mais manquant je trouve d’images-témoignages de leur caractère effectif en 1984. Cela s’explique sans doute, en lien avec le rôle de contre-information des videos, par la volonté de convaincre et d’argumenter auprès du spectateur les motivations ouvrières, sans se contenter de l’événementiel comme pour éviter de simplement solliciter un mimétisme de solidarité telle une « mode ».  C’est de la profondeur des motivations à se solidariser dont il est question ici. La fin de la bande et ses images de solidarité, sur fond de discours syndical, en gagnent de force, encore aujourd’hui.

 

TAPE 4 – Straight speaking – 10 mn

La bande revient, à travers l’industriel Ian MacGregor et des extraits de ses interviews avec la presse, à le genèse ayant conduit à la grève. Soit un contrepoint historique et largement chiffré par Dennis Skinner (ancien leader local du NUM et membre du parti travailliste). Des images qui se superposent aux propos de MacGregor leur articule la portée violente des intentions et décisions prises. Encore une fois, des images d’archives ponctuent l’ensemble.

 

TAPE 5  – The lie machine – 16 mn

Voici une video essentielle de la série qui traite ici de la couverture médiatique de la grève. En plus de l’analyse donnée, par le biais notamment d’un journaliste d’extrême gauche, la bande permet surtout de mesurer l’écart entre le vécu des grévistes et le traitement médiatique. C’est un véritable démontage de la vision médiatique qui est exprimé par des mineurs grévistes et leur point de vue là dessus est sans aucun doute un sommet Miners campaign. Est-ce que ça a changé aujourd’hui ? Hum…

 

TAPE 6 – Only doing their job ? – 25 mn

Il est intéressant de mesurer combien cette video se déroule sur temps plus long que les autres, en première position devant… le traitement médiatique de la grève. Au final, médias et police rivalisent à « juste [bien] faire leur travail« . Les témoignages des grévistes occupent ici une grande part de cette partie et donnent pleinement à la présence policière sa fonction d’écrasement du mouvement. L’entame sonore est par ailleurs très importante puisqu’il s’agit d’une version dub du morceau « Fite dem back » de l’excellentissime Linton Kwesi Johnson (dont il est question ICI sur le blog et où je renvoie illico presto au formidable extrait de Britain’s black legacy, documentaire réalisé et distribué par Im’media). De quoi rappeler ici qu’au delà de la victoire de Thatcher sur les mineurs anglais, d’autres secteurs de la société anglaise ont été broyés par sa politique, et notamment l’immigration ou encore les noirs ghétoisés. Soit un aspect peu repris, vraisemblablement, parmi l’extrême gauche qui s’est réjouie de sa disparition. Toujours est-il qu’ici l’emploi de « Fite dem back », dont les paroles renvoient à l’origine à un fascisme qui gangrène la société anglaise et à la résistance, voire « l’émeute » (en langage mass-media) à lui opposer, constitue un pendant significatif aux images de répression se déroulant à l’ouverture de la video.

« Fite dem back » de Linton Kwesi Johnson (version live, avec intro de LKJ), de l’album Forces of victory (très bonne chronique de l’album, ICI sur l’imparable Guts of darkness) :

« fashist an di attack
noh baddah worry ’bout dat
fashist an di attack
wi wi’ fite dem back
fashist an di attack
den wi countah-attack
fashist an di attack
den wi drive dem back »

 

 

 

 

La légende du photographe officiel – Cristian Mungiu (2009)

Cristian Mungiu – La légende du photographe officiel – 2009 – Roumanie – EXTRAITS VOSTF  + EN ENTIER VO non sous titrée

Voici un des épisodes du film roumain Contes de l’âge d’or (Amintiri din epoca de aur), construit sous forme de sketchs, qui a été produit et scénarisé par Cristian Mungiu. La réalisation de l’ensemble fut entreprise par cinq réalisateurs roumains : Hanno Höfer, Razvan Marculescu, Cristian Mungiu,Constantin Popescu et Ioana Uricaru. Mungiu s’est fait connaître largement en France (et ailleurs) par son fameux 4 mois, 3 semaines, 2 jours, très récompensé, ainsi au Festival de Cannes 2007. Contes de l’âge d’or révèle une toute autre facette et notamment cet épisode-sketch relayé ici, que je savoure régulièrement. Pour l’ensemble du long métrage, il est difficile de ne pas songer aux comédies italiennes, chargées en burlesque, humour acide, férocité et souvent à charge politique. Lors de sa sortie, Mungiu exprimera d’ailleurs que “Contes de l’âge d’or est pour moi dans la lignée des films italiens des années 1960 ou 1970, populaires, directs et drôles.” D’autres films roumains, à certains égards, de par un humour et un regards particulièrement acides, ne seraient pas sans faire penser au cinéma italien, tout en gardant ses expressions et thématiques qui lui sont propres. Je pense par exemple, ici, à La mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu (2005).

Les dialogues de La légende du photographe officiel, brefs et directs, sont très croustillants, et nous en avons ci-dessous 2 passages sous titrés :

Sur un credo humoristique, le sketch porte une critique quant à  la presse de la période Ceaucescu. Mais on pourrait aussi songer à des temps plus récents, où les médias sont somme toute contrôlés (avec une bonne part d’auto censure) et devant véhiculer certaines images correspondant aux voeux des pouvoirs en place et aux systèmes de domination. Ce qui est intéressant, ici, c’est le côté idiot du contrôle de l’image, même quand elle parle contre ce qu’on veut mettre en avant. Il y a une critique à la fois sur le fond… et la forme. Et c’est davantage un système qui est visé, que le photographe « bientôt à la retraite« . L’erreur commise à la une du journal, c’est tout un processus qui est révélé et ridiculisé aux yeux de tous, et à travers, le pouvoir de Ceaucescu. Le travailleur de fin de sketch, si invoqué dans les réunions et objet de la propagande, éprouve un rire assez significatif.

Le skecth est EN ENTIER en vo non sous titrée ci-dessous :

Le film développe aussi un aspect beaucoup plus dur, en abordant en hors champ une fin qui s’annonce funèbre pour les photographes qui commettent la bourde : les bruits de pas de la hiérarchie sont à glacer le sang … Le comique développé autour des montées et descentes d’escaliers, sous une forme burlesque, prend une toute autre tonalité le temps de quelques secondes, révélant un rouage impitoyable de contrôle et de « sanction ». On pourrait songer à une autre « bourde » aux lourdes conséquences : celle des étudiants de Haut les mains, un chef d’oeuvre du cinéaste polonais Jerzy Skolimowski (1967) dont voici un extrait incontournable :

La vie sexuelle des belges. 6 La société du spectacle et ses commentaires – Jan Bucquoy, Noël Godin (2003)

Belgique – EN ENTIER – 60 mn environ

Vous avez peut être eu l’occasion de voir l’ensemble (ou quelques-uns) des opus de la série de films de Jan Bucquoy, produite par Francis de Smet, intitulée La vie sexuelle des belges ? Pour ma part, c’est sur le blog du Dr Orlof que j’en ai entendu parlé pour la première fois et qui m’a donné envie de découvrir la série, soit trois à ce jour. Je vous renvoie à deux chroniques de ce cher Dr Orlof, ICI (premier volet) et LA (Camping cosmos).

Network, main basse sur la T.V – Sidney Lumet (1976) – ( + extrait du Dictateur de Chaplin)

EXTRAITS –

Sidney Lumet, décédé en 2011, réalise à travers ce film une attaque virulente des médias, mais aussi au-delà, d’une société aseptisée, où les pouvoirs et la léthargie générale ont eu raison de soubresauts collectifs. Le citoyen y est particulièrement aveuglé et fondu dans l’anonymat collectif. Le personnage aux allures de contestataire du système, en une période de « crise », dévoile en fin de compte une société du spectacle, biaisée à la base par toute forme de contestation passant par le médium médiatique (la télévision en tête), et au service d’une déshumanisation très bien rendue dans le film.

Trailer :

Howard Beale (Peter Finch), présentateur vedette d’une chaîne de télévision américaine, déclare en direct, qu’il se suicidera la semaine suivante, en raison de son licenciement avec préavis, annoncé dans la journée.
La panique s’empare de la direction, qui n’avait pas prévu une telle réaction et décide de lui laisser une chance de partir dignement le lendemain en revenant sur ses propos. Au lieu de cela, il confirme et signe.
Mais entre temps, il a gagné de précieux points d’audience, les sondages sont au beau fixe pour la chaîne en difficultés financières. Diana Christensen (Faye Dunaway) voit en Howard l’homme qui va la propulser dans la hiérarchie du secteur Informations du network, elle, programmatrice du divertissement. Franck Hackett (Robert Duvall) assoit un peu plus son emprise sur les rouages de la chaîne, grâce aux choix difficiles mais concluants qu’il a pris vis à vis des actionnaires du groupe.
Seul Max Schumacher (William Holden), ami de longue date de Howard, voit la santé morale de celui-ci se dégrader à grande vitesse, persuadé d’être un « prophète ».

Une séquence, la plus forte du film et sans doute la plus connue, est essentielle. Lumet y développe une mise en scène qui dépasse le contenu du message du personnage Howard Beale, au premier abord séduisant par son incantation aux auditeurs à exprimer leur ras le bol. En effet, il est visuellement question ici d’ordres, de réactions d’automates, dans une Amérique filmée en quelques secondes comme un territoire froid, cloisonné, solitaire et précaire. Tout nous renvoie ici à un message tronqué et horrifique par la réaction qu’il engendre et sa forme employée. Non pas que l’urgence d’une révolte collective soit niée, mais plutôt qu’un tel réveil engendré dans la présente séquence est caduc à l’avance, les dés sont pipés. Et la suite démontrera que la télévision gagne intérêt à une telle pratique, tant elle forge sa contribution à la déshumanisation, où la marchandisation et la virtualisation du monde lui vont à merveille (tandis que Beale devient hystérique et mégalomaniaque).

 

Un parallèle est tentant avec le très célèbre film de Chaplin Le dictateur, pour ce qui concerne le discours final. Le message, aux bonnes intentions mais garni de lieux communs, laisse percevoir une expression de visage de Chaplin fort intriguante : le bref silence de sa dernière parole, suivi de la réaction de la foule, anonymisée complètement (ça pourrait être une foule applaudissant un discours d’Hitler…), engendre chez Chaplin un visage surpris et inquiet, comme terrorisé (vers la 3,30 mn de la vidéo ci-dessous)… Au-delà du discours, prononcé par UNE personne, n’y a t-il pas ici une indication du danger du procédé ? On peut penser à un bien fondé du discours, prônant l’égalité, la tolérance etc, soit des valeurs portées par le personnage, auxquelles il croit, mais une interrogation demeure : l’aspect autoritaire révélé ou sous entendu dans la séquence n’indique t-il pas une crainte ? La liberté est-elle réelle ici ? Finalement, l’espoir semble davantage permis par le relais du personnage féminin, plus en phase avec la personne au discours. Les solutions collectives ne peuvent venir d’UNE voix, d’UNE pensée, d’UNE vision des choses, aussi bien fondées soient elles en apparence (universalistes etc). Il est intéressant de pouvoir observer qu’au delà de la présence sonore, dans ce final fort célèbre et marquant, l’expressivité du visage de Chaplin, issu d’un grand cinéma MUET, amène une réflexion inquiétante, malgré une annonce de libération. Un totalitarisme semble pouvoir perdurer, et Network de Lumet démontre celui des médias.

Et je conclus, vis-à-vis de l’ambiguïté de Chaplin de fin de film, sur Citylights (Les lumières de la ville) et son final, pour moi un sommet du cinéma et dont je ne me lasserai jamais : là aussi l’expressivité des visages (l’actrice est formidable, quant au sourire de Chaplin je n’ai pas de mots…) ne concordent pas avec les intertitres et des retrouvailles en principe  « happy end » – même si bien sûr, toute interprétation est possible, suivant le ressenti du spectateur :