Entretien avec Henri Lefebvre – Michel Regnier (1972)

EN ENTIER – Michel Regnier – Entretien avec Henri Lefebvre – Canada – 35 mn – 1972

Henri Lefebvre (1901 – 1991) est un philosophe, sociologue et géographe français. Par ses travaux sur l’urbanisme, il s’est notamment retrouvé à l’Institut d’urbanisme de Paris. Il développe des approches originales vis à vis de la ville, de l’espace et de la vie quotidienne. Je suis loin d’être un « spécialiste » d’Henri Lefebvre et de sa pensée mais cet entretien a le mérite d’introduire à certains aspects.  Ici il est question principalement de l’espace fonctionnel (« espace mort ») de notre société – en rupture par exemple avec l’espace polyfonctionnel, vivant du Moyen Âge. Il établit le lien avec une civilisation où commerce et automobile constituent le « progrès » tandis que la démocratie est illusoire, « une mystification« . L’évocation de l’implantation de la ville nouvelle le Mirail à Toulouse (vers 26:30 de l’entretien) illustre la pseudo-démocratie. Il est intéressant comment l’espace est conçu depuis le point de vue de la production de sens. Il y a de forts passages à cet égard, tel quand il aborde « le sens de l’habiter » qui a été retrouvé non pas par les savants mais par les philosophes et les poètes.

Des textes voire des livres sont accessibles sur internet. Par exemple  ICI un texte introductif à son livre La production de l’espace, 1974. Mais par l’oralité, cet entretien permet aussi d’appréhender un certain ton ironique qui est employé parfois par Henri Lefebvre. De manière générale il est agréable à écouter tant son élocution captive.

Le cinéma scientifique de Jean Painlevé

« Mais le cinéma jouera encore un rôle scientifique lorsqu’il vulgarisera des questions mal connues ou connues des seuls spécialistes. Il sera bon de tenter un partage des genres ; on le fera en tenant compte de l’état d’esprit dans la construction et dans l’exposé d’un film. Ainsi apparaît l’importance capitale du cinéma scientifique dans tous les domaines et à des points de vue très divers. On comprend la nécessité qui s’impose de créer là où ils n’existent pas des organismes coordonnant et suscitant les efforts indispensables pour couvrir les besoins de  plus en plus nombreux correspondant aux points exposés. Le cinéma scientifique, pris dans le sens très large, deviendra une des activités les plus importantes du cinéma en général et demandera des spécialistes sans cesse plus nombreux : il faut s’en rendre compte dès maintenant et provoquer leur formation dans chaque pays. » Jean PAINLEVE, « Le cinéma scientifique », Curieux, 1947.

 J’inaugure ici la toute nouvelle thématique « SCIENCES » du blog, à travers des films de Jean Painlevé, bien qu’on ne puisse résumer son oeuvre cinématographique que par les seuls vocables « cinéma scientifique », surtout de ce que ça peut véhiculer comme limites de nos jours. Son cinéma n’était pas cloisonné à un genre sclérosé, obéissant à une standardisation que les innovations technologiques (animation etc) ne sauraient trop cacher de nos jours; de quoi penser ICI à Jean Renoir et ses vues sur l’apport technologique dans le cinémaSans oublier que Renoir était critique vis à vis de la prétention de l’art, et notamment le cinéma, à « imiter la nature« ; or Painlevé, influencé un temps par Germaine Dulac qui recherchait dans le « cinéma pur » un art de révéler « la vérité » de la nature, remet en cause ceci qu’il considère comme une illusion. Il évacue cette prétention et va davantage dans le sens d’une distanciation critique vis à vis de la « vérité » de la réalité que reproduiraient les images.

« Mais notre imagination produitdes manifestations très faibles en comparaison des phénomènes naturels, même les plus stables ou les plus perpétuellement recommencés, et ces manifes­tations, si l’homme n’intervient constamment, s’effacent sans aider à son évolution. Aussi don­nerait-il toute sa fantaisie inventive en échange de la possibilité d’uneréalisation servilement iden­tique à une création de la Nature, car il serait alors soutenu par ces mêmesforces qu’il est obligé de dompter. La grande passion de l’homme, perfecteur des moyens de modifier et de détruire la vie, le pousse invinciblement vers le commence­ment de toutes choses ; ce n’est pas tant un désirde gloire, mais une conviction profonde et la recherche d’une satisfaction intime qui a conduit certains esprits, d’un probe passé scientifique, à des truquages plus ou moins volontaires… il faut voir la ruéedivagante des esprits vers la pâture que donne cet ordre d’idée, pour mesurer la puissance exercée sur nous par le mot création. Ne mélangeons point des expériences à des vues de l’esprit et distrayons notreinsatiable curiosité par la simple contemplation des données natu­relles, sujets d’émerveillement, de charme ou d’horreur, dont le mystère nous étreint à mesure que nous voulons les pénétrer plus avant ou nous identifier à elles. » Jean Painlevé, « Mystères et miracles de la nature« , VU n° 158 – 25 mars 1931.

Painlevé a eu une entreprise régulière de « définition » (ses écrits en rendent compte) du dit cinéma scientifique, en en fixant par exemple les missions et les différences avec le « cinéma de recherche », sans perdre de vue son aspect de vulgarisation, non réduit (en principe) à un objet médiocre, dépourvu d’intérêt scientifique, pédagogique et poétique. Les frontières entre les cinémas scientifique (divers en soi) et de recherche (voire aussi d’enseignement) ont amené le cinéaste a des efforts de définition et à une séparation entre ces deux-trois branches principales, mais sans établir de frontières nettes dans la pratique, c’est à dire en gardant des nuances de genres. Ses films peuvent relever de l’une ou l’autre de ces dimensions, soit oeuvre poétique à part entière (et enrichie de réflexion historique et sociale) et/ou de vulgarisation scientifique – les réceptions et exégèses sont en fait hétérogènes -, à destination également pédagogique, ou film « outil de recherche » peu accessible aux non initiés. Les apports technologiques de Painlevé (ou son intérêt pour) au cinéma scientifique ne sont pas à négliger, ainsi le fait de filmer sous l’eau par exemple !

 « Ce que l’on voit dans la mer est tellement différent de la perception habituelle  tant pour la matière lumineuse que pour l’aspect (puisque généralement on voit d’en haut alors qu’im­mergé on peut voir de profil) que la moindre apparence qui, vue de surface, ne retiendrait pas notre attention, prend un aspect extraordinaire et merveilleux une fois qu’on est immergé. Et peu à peu, avec l’habitude, on fait partie du domaine aquatique, les animaux n’étant nullement gênés par une présence humaine qui ne bouge pas trop. » Jean Painlevé, « Vivre sous l’eau », Marianne Variétés, 15 avril 1936.

En fait, j’ose espérer que la petite revue ci-dessous, articulé à quelques citations, permette de mesurer ô combien son cinéma engendre une diversité très profonde, à la fois d’un point de vue scientifique, documentaire, poétique, pédagogique et engagé. Un des rares, à ma connaissance, à mêler ainsi, par exemple, science et société, science et engagement, science et cinéma, dans des rapports réciproques sans y mettre du superficiel et des liens étriqués. Ne pas oublier que le cinéaste a également contribué à une réflexion récurrente sur le documentaire en général, y compris dans la période post 1945, quand l’économie et ses règles ont amené médiocrité et standardisation en lien avec une certain régime académique pseudo-esthétique, où les cinéastes ont eu tendance à s’adapter, dans une routine professionnelle, sans flamme créatrice indépendante et donc sans bouleverser les manières de faire plus ou moins imposées par le système de production/diffusion et ses larbins médiatiques/critiques. Et cela dans un mouvement général où l’image gagne en réalisations quantitatives : dans certains écrits, il rappelle que la multiplication des réalisations et une certaine « démocratisation » ne signifient pas forcément une ouverture qualitative du documentaire, encore réduit, qui plus est, à une articulation de seconde zone vis à vis du grand cinéma de fiction …

A propos de cinéma scientifique, il est possible de visionner ICI sur Universcience TV une série de courtes videos intitulée « Petite histoire du cinéma scientifique« . L’occasion ainsi de revenir (très) brièvement à différentes figures et approches ayant marqué le cinéma scientifique, notamment Jules Marey (ICI) – considéré comme un de ses fondateurs -, et … Jean Painlevé, « un artiste vulgarisateur » (ICI).

Jean Painlevé a réalisé une oeuvre dense (plus de 200 films), axée principalement autour du monde animalier, et plus particulièrement aquatique. Il y a eu l’édition de quelques DVD, où on y trouve notamment ses films les plus célèbres (tels Le vampire ou L’hippocampe). Je ne sais plus le nombre de compilations qui ont été éditées en DVD, mais nul doute que toute bonne médiathèque (et dotée de moyens) en comporte au moins une, malgré l’anonymat actuel dans lequel repose Jean Painlevé, dont la pédagogie scientifique et l’inventivité alliées à la poésie et l’humour rivalisent mal avec les « grands » docus et magazines scientifiques télévisuels contemporains, surtout ceux ponctués d’animation-spectacle jetée sur l’écran, dévorant l’oeil et la réception sans possibilité de réfléchir, tel un bon maquillage de propos via le tape à l’oeil. La platitude est aussi un des autres traits récurrents des produits audiovisuels scientifiques contemporains, nous rappelant ainsi qu’une démarche originale et qu’une certaine approche artistique et poétique via (ou associée à) la science ne sont pas une mauvaise chose. En la matière, je renvoie à l’intéressante video relayée ICI sur le blog et portant sur les réalisations audiovisuelles en Préhistoire, où un certain équilibre est évoqué, dans le respect d’une réelle diversité et de qualité des films.

Mais les textes de Painlevé (voir ICI), cofondateur de l’Association Internationale du Cinéma Scientifique (AICS), sont aussi très importants concernant les liens sciences et cinéma (et aussi Documentaire et cinéma !). Ils posent notamment les enjeux et problématiques de ce cinéma scientifique,  que Painlevé considère, déjà à son époque, comme relevant de diverses directions et « missions », en nette distinction du Cinéma de recherche qui en est également, alors, à un moment de définition. L’importance créatrice et poétique du cinéma scientifique de Painlevé, très particulière dans le domaine et qui explique ses résonances cinéphiles, ne doit pas faire oublier son engagement dans la mise en place d’un cinéma scientifique au(x) sens large mais aussi précis. Il est très intéressant aussi que Painlevé ait dépassé la sphère purement scientifique en s’engageant dans le cinéma de manière plus générale; c’est ainsi qu’il produira non seulement de la réflexion sur le documentaire au sens large etc mais qu’il sera également président de la Fédération Française des Ciné-clubs ou représentant du comité de libération du cinéma. Ses prises de position sont parfois tranchantes et à contre courant, telle sa nette opposition à la création de l’IDHEC et du Festival de Cannes, ou son soutien au film Farrebique de Rouquier, non sélectionné au dit festival en 1946 et pour lequel Henri Jeanson dit :  » Je ne tiens pas la bouse de vache pour une matière photogénique ! « . Bref, tout cela pour évoquer combien Painlevé ne s’enferme pas dans le cinéma scientifique et dont il ouvre par ailleurs les possibilités (et pour la science, et pour le cinéma), sans déroger ainsi aux « missions » posées et sujettes à nombreuses réflexions. Ce n’est pas un hasard, une fois de plus, si ses films échappent à la bulle « science » dans laquelle s’enferme la majorité des productions audiovisuelles scientifiques, à moins de sombrer dans la stupidité et la vulgarisation outrancières. Bien que scientifiques, ses films sont aussi autres. Mais qu’est ce qu’un film scientifique, finalement ? Le cinéma documentaire, en tout cas, chez Painlevé, un art d’échapper à l’étiquette réductrice et standardisant, contre les règles académiques et/ou économiques (business). 

« La question se pose : les réalisateurs sont-ils vidés ou ne sont-ils plus que des chiffes molles entre les mains de producteurs dont le seul souci est de commercer. Sans exiger de tous les films la valeur incisive d’Hôtel des Invalides de Franju, l’intensité interprétative de Création du monde de Zimbaca ou l’enveloppante atmosphère de Bim de Lamorice, il est impensable que des cinéastes n’aient rien à dire sur le sujet qu’ils ont choisi. Je les entends qui susurrent qu’on le leur a imposé. C’est trop facile. Certains, faute de mieux, se contentent et sont contents de l’alibi honteux appelé « belle photo » que la perfection technique moderne met à disposition du plus ignare des amateurs. L’inattendu , l’insolite, le lyrisme photographique : ignorés, disparus. « Belle photo », vous dis-je, remplace tout cela. Même qu’à la fin d’un film sur une abbaye on ne sait toujours pas où elle est située… ! Il y a une autre recette commode : « suggérer au spectateur ce qu’on est pas capable de lui montrer… « En fermant les yeux, je vois là-bas » (air connu). Mais par exemple on entend. Pour ce qui est des paroles sans images, de la littérature filmée, on est servi…. Ailleurs, on nous invite à des combats invisibles, chez un autre, à contempler cent mille hommes qui sont absents. Bien sûr : licence poétique, délicate privauté avec le septième art… C’est simplement une preuve d’impuissance et une escroquerie cinématographique. (…).Vous qui ne pratiquez pas la formule des pires défaites : « C’est mieux que rien », vous qui avez une griffe suffisante pour l’imposer aux sujets que vous ressentez, vous qui n’acceptez pas de tourner un film sur la betterave sous la seule justification intime que votre grand père était diabétique, vous qui méprisez la sensibilité à fleur de peau et refusez de bâcler un travail, c’est vous qui avez entre vos mains le sort du documentaire lentement défiguré de mille manières et de tous cotés. Et n’oubliez pas qu’un thème constructif est insuffisant pour faire un bon film : les pires poncifs peuvent l’annihiler, et le sujet avec ! Il est certain que dans l’état actuel des définitions économiques du cinéma en France, vous pouvez difficilement vous exprimer valablement en dehors de quelques rares essais modestes de recherche technique ou esthétique. » Jean PAINLEVE, « La castration du documentaire », Les cahiers du cinéma,  n°21, mars 1953.

Pour approfondir, je propose la lecture d’un texte très intéressant qui a été publié par Florence Riou et intitulé « Jean Painlevé : de la science à la fiction scientifique » (cliquer ICI pour accéder au texte). En voici l’introduction, histoire d’intriguer suffisamment et de favoriser le p’tit clic pour s’y rendre (et le site source ne m’en voudra pas avec une telle précision, éh éh) : « Si l’image documentaire, et à fortiori l’image scientifique est encore souvent perçue comme la réalité elle-même, elle n’est cependant qu’interprétation. Nous nous proposons ici, par une approche issue de l’histoire des techniques, d’interroger la construction des images liées à la pratique de biologiste. La mise en formes de ces images est tout à la fois le reflet de l’expérimentateur, de l’instrument, et celui de la connaissance de l’époque. Mais dans un désir de partage de la science au plus grand nombre, elles soulèvent aussi la question du lien existant entre science et fiction. Jean Painlevé (1902-1989), réalisateur et scientifique usant du cinématographe, met l’accent sur ce point dès les années trente. Conscient de notre tendance naturelle à l’anthropomorphisme, il souligne la nécessité d’une éducation du regard pour plus d’indépendance et d’esprit critique vis à vis des images. Et, en tirant du contenu scientifique lui même la substance et la dramaturgie de ses histoires, il propose une mise en fiction de la science qui renouvelle le genre documentaire. »

Je renvoie aussi au dossier ICI de Dvdclassik où une revue critique de certains films est développée, dont la lecture est moins exigeante que les réflexions (très captivantes !) amenées par le texte de Florence Riou. Un aspect biographique y est également décliné, où nous avons quelques traits de son positionnement et activité politiques (loin d’être anecdotiques !), et de sa verve anti-autoritaire – on y lit par exemple cette formule qu’il a envoyé à l’âge de 23 ans au Président de l’Association d’anciens élèves de son lycée  : « J’ai l’intention de contribuer, avec mes modestes moyens, à l’abolition complète de l’éducation secondaire qui m’a toujours profondément dégoûté. » Magnifique ! Il a par ailleurs eu des proximités avec des artistes comme Jacques Prévert, Fernand Léger ou encore Jean Vigo; c’est ainsi qu’il a notamment permis la rencontre, essentielle dans l’histoire du cinéma français, entre le grand compositeur Maurice Jaubert (abordé ICI sur le blog) qui a travaillé sur la musique de certains de ses films, et l’immense Jean Vigo. Il a également mis à contribution dans ses films un certain Eli Lotar, notamment pour Crabes et crevettes (1929), soit le réalisateur du superbe court métrage Aubervilliers (1945), coécrit par Jacques Prévert (voir ICI). Quant à ses rapprochements avec le mouvement surréaliste et surtout les admirations de ce dernier pour ses réalisations, elles sont relativement bien connues dans la biographie généralement diffusée du cinéaste.

Ci-dessous, je glisse donc des films de Painlevé publiés sur YT. Je doute cependant de leur accessibilité sur le long terme (mais merci à El bigote de Swann bien que sa chaîne risque de disparaître rapidement !), sauf quelques exceptions comme le célèbre Le vampire (et sa musique de la grande période années 30 de Duke Ellington !), qui sera toujours visible sur la toile, d’une manière ou d’une autre. Il avait d’ailleurs déjà été posté ICI sur le blogCertains y voient une métaphore du nazisme en Europe, à travers ce film réalisé en 1945 …

 

La pieuvre – 1928 – 13 mn

« Avant de transformer en charpie la chair palpitante de la pieuvre, n’oublions pas l’extraordinaire ensemble qu’elle représente et que, si la classification zoologique l’a rangée à côte des huîtres, elle n’en est pas moins le seul animal au monde à posséder un œil semblable à celui des mammifères, à celui de l’homme, Ce ne sont pas seulement ses changements de couleur trahissant en pulsations de lumière des sentiments intimes, — peut-être une peur bleue, une colère rouge, une envie noire, — ce sont ses paupières qui lui donnent un air tellement sensible et varié, contrastant par exemple avec l’expression stupide d’un pois­son, due à la fixité des yeux, expression toujours épouvantée si les yeux sont ronds, toujours féroce si les yeux sont allongés. La pieuvre comme animal domestique, n’a pas encore rendu de grands services. Cependant, elle est reconnaissante et elle vous reconnaît : si on lui donne en aquarium un œuf pas frais, elle vous le renvoie en plein visage … » Jean Painlevé, 1938

Voici un exemple d’exégèse historique et sociale que peut susciter le cinéma de Painlevé, en l’occurrence ici un point de vue sur La pieuvre argumenté d’une métaphore du colonialisme, dans une optique anticoloniale : « Par ailleurs, historiquement, la date de tournage de La pieuvre correspond à la guerre du Rif. Jean Painlevé se prononça contre cette invasion franco-espagnole non justifiée, si ce n’est l’intérêt économique… l’intérêt impérialiste. Revenons un peu sur cette période historique. Le XIXe siècle amena un nouveau changement dans la position du Maroc et la reprise par l’Europe des projets impériaux. La conquête de l’Algérie à partir de 1830, l’ouverture du canal de Suez en 1869 rendent la vie à la Méditerranée, refont du Maroc, gardien d’une de ses portes, un pays de grande importance. L’installation du protectorat s’étala de 1912 à 1956. En 1925, Abd el Krim prit rapidement un grand ascendant sur toutes les tribus montagnardes du Rif, rallia celles du couloir de Taza et fonda une république des tribus confédérées du Rif (Miège, 1994). Fortement retranché dans les montagnes, pourvu d’armes modernes, conseillé par d’anciens officiers européens, il reçoit l’appui du mouvement panislamique et des agents de la troisième Internationale. Le maréchal Pétain prend la tête des opérations. Au printemps de 1926, Abd el Krim capitule. La guerre du Rif avait montré le danger des marges insoumises. Pour Jean Painlevé, La pieuvre devient peut-être le meilleur symbole de l’impérialisme colonial à combattre. Cette course pour la possession des territoires procure des marchés, des matières premières, des débouchés pour les surplus de capitaux accumulés. Au seuil du xxe siècle, le partage du monde est à peu près achevé, la lutte s’instaure entre puissances coloniales. L’appétit d’expansion et de conquête de chacun n’est plus arrêté que par l’appétit des autres. Ainsi, la pieuvre, homme à plusieurs bras, pille tout sur son passage et amasse les richesses de ces nations longtemps convoitées. La pieuvre part en croisade, toujours pour accroître son pouvoir et son hégémonie. L’animal aux « mille tentacules » devient la métaphore vivante de l’impérialisme. Par ailleurs, nous remarquons que l’emploi de la pellicule bleue et négative marque dans La pieuvre une frontière, une démarcation avec le reste du film. Cette ligne sépare ce monde diégétique en deux espaces. Doit-on comprendre que le bleu représente le territoire français et le négatif, son désir de conquête ? Dans tous les cas, nous sommes à même de comprendre une tentative d’expansion de territoire et de « conquête pieuvresque ». Il se dégage ainsi de La pieuvre une opposition entre la morale de l’intérêt dont s’inspire l’impérialisme et la morale du sentiment qu’exalte le cinéaste. » Frédérique Calcagno-Tristant, « Jean Painlevé et le cinéma animalier – Un processus d’hybridation engagé. »

Painlevé a par ailleurs écrit, plus tard, durant la lutte d’indépendance algérienne : « Quant à l’action constante de l’Armée, elle est autre : le massacre pur et simple de villages entiers lorsque un guet-apens ou une attaque a été déclenché contre un détachement ; les Oradours sont quotidiens. On ne doit pas oublier que lorsque M. de Chévigné régnait sur Madagascar, il fit massacrer près de 80.000 malgache à la suite d’une révolte qui avait tué des centaines de français. Il a déclaré il y a deux ans au Parlement que c’était la seule mesure et la bonne pour l’Algérie. Des imbéciles, des fous, des sadiques, des feignants, des ignorants – voici le partage de la majorité politique actuelle en France dont on n’arrive pas à détacher l’opinion de son laisser-aller : préoccupation des prix sans vouloir en connaître d’autres causes que celles fournies par les réactionnaires. Poursuites et condamnations pour ceux qui ne sont pas d’accord. La pénible histoire d’Indochine n’a servi à rien. Et ce sont les « socialistes » ( !!!) qui mènent le jeu  » (texte entier ICI). Nous ne manquerons pas de signaler au passage la contribution socialiste, qu’il souligne, dans le colonialisme et son maintien militaire en Algérie, en ces temps où Flamby-Hollande incite plus que jamais la guerre en Syrie… quelques mois après l’autre guerre « humanitaire » française menée au Mali.

Les amours de la pieuvre – 1967 – 14 mn

 

La daphnie – 1929 – 9 mn

« Bien souvent ceux devant qui l’on parle de la puce d’eau s’écrient : « Ah ! oui, je la connais bien, c’est un petit animal qui saute au bord des flots, à marée basse, sur les goémons ou dans le sable ! » Justement pas : ça c’est la puce de mer, gros animal de un à deux centimètres. La puce d’eau ou daphnie vit dans les eaux douces et ses dimensions n’excèdent pas deux millimètres. Malgré sa taille, il y a long à dire dessus car, non seulement sa transparence permet de voir constamment sa structure inattendue ainsi que les phénomènes compliqués qui se passent à son intérieur, mais encore le cours de son existence est fertile en évolutions bizarres et en dénouements étranges. » Jean Painlevé, « La vie des animaux : la puce d’eau douce »Le Journal Magazine, 22 février 1936.

 

Les oursins – 1929 – 10 mn

 

Hyas et stenorinques – 1929 – 10 mn

« En choisissant le monde aquatique pour champ d’investigation, nous nous heurtions sans cesse à un double problème inexistant ailleurs : 1- Établir la base de l’étude qui a toujours été faite très sommairement et de travers, contrairement à celle des animaux terrestres et aériens; 2- Obtenir des photographies aussi claires et démonstratives que possibles dans des conditions identiques très proches de la réalité.« . Jean Painlevé, « Les pieds dans l’eau« Voilà, n°215, 4 mai 1935

Membrane (photogramme de Hyas et stenorinques)

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« Un ver spirographe, qui rentre et sort en spirale son panache respiratoire d’un tube où il vit, s’était livré à une démonstration totale, très heureusement pour le film : on n’a jamais pu ré-obtenir l’équivalent ni par ce spirographe ni par ses congénères. » Jean Painlevé, idem.

 

Le cheval marin (L’hippocampe) – 1934 – 14 mn

« Après plusieurs années d’interruption réservées à des films strictement scientifiques ou chirurgicaux — s’ils rapportent zéro, c’est-à-dire pas plus que les do­cumentaires publics, ils coûtent moins ! — nous avons commis une nouvelle bande : « le Cheval Ma­rin ». (Au point de vue gastronomique il ne peut servir que de cure-dents.) Cela nous a montré que les difficultés n’avaient pas diminué, les améliora­tions apportées étant étouffées par des nécessités nouvelles. Tout comme des vulgaires avions, les appareils que nous construisons sont entièrement péri­més au moment de leur application. Circulateurs d’eau, microscopes, appareils automatiques d’éclai­rage ou prises de vues devront subir d’ailleurs bien­tôt la modification apportée par la mise en pratique des ondes électroniques qui vont tout sensibiliser formidablement.(…). Pour l’hippocampe, les énormes aqua­riums qui ont nécessairement toutes leurs faces en verre se sont brisés à deux reprises. Une fois, en explosant, aplatissant un collaborateur contre le mur tandis que les éclats de verre lacéraient les chaussures d’un hôte de passage; un troisième d’ail­leurs avait le pouce tranché au moment du filtrage de l’eau. Au milieu de toutes ces péripéties, les poissons arrivaient trop tôt et, par une chaleur for­midable, ce qui nécessitait d’urgence l’organisation d’un hôpital pour asphyxiés : un soufflet manié astucieusement par le pied — pour éviter trop de fatigue — et prolongé par un tuyau de caoutchouc qui envoyait barboter de l’air dans les bocaux pho­tographiques où on avait provisoirement logé les quelques hippocampes mâles qui n’avaient pas encore accouché pendant le voyage dans leur bidon rouillé dont l’eau était chaude. Comme tous les produits de rechange qui étaient par terre avaient été dissous au moment où l’eau de mer synthétique s’était répan­due, il fallu obvier à ce nouvel inconvénient ainsi qu’à la danse de Saint-Guy en laquelle s’obstinait la plateforme de prises de vue. Les émotions se terminè­rent par trente-six heures d’attente strictement im­mobile et les mains sur les manettes, guettant les spasmes libérateurs du mâle. Le premier accouche­ment fut raté, nos réflexes étant trop émoussés par cette longue momification, et c’est après une nouvelle attente de quarante-huit heures que l’on put enfin filmer un accouchement. Puis, en trois jours, on construisit une caisse étanche, à main de caout­chouc, pour y adapter un appareil de prises de vueset me permettre d’opérer, muni d’un appareil res­piratoire, dans le bassin d’Arcachon. Il faisait bon : les beautés sous-marines sont trompeuses; on peut très bien se per­dre au fond de l’eau…  » Jean Painlevé (idem).

 

La quatrième dimension – 1937 – 10 mn

intéressant retour sur ce « grand cru » de Painlevé ICI sur le site du Cinéphile déviant, notamment pour sa contextualisation scientifique.

 

Assassins d’eau douce – 1947 – 24 mn

Sans doute un des sommets de sa filmographie, où nous retrouvons aussi l’emploi de jazz en parallèle aux images (comme pour Le vampire) soit, ici, Louis Armstrong. Toute une dynamique autour de la dévoration que certains rapprochent au contexte socio-politique de l’époque.

 

Comment naissent les méduses – 1960 – 14 mn

 

Les danseuses de mer – 1960 – 13 mn

 

Histoires de crevettes – 1964 – 11 mn

 

Les pigeons du square – 1982 – 27 mn

Dernier film réalisé par Painlevé, il constitue notamment un hommage à Jules Marey.

Jean Renoir parle de son art – 1961

EN ENTIER – Jean Renoir parle de son art – Entretien avec Jacques Rivette – 1961 – 15 mn

 

En regardant Mouton 2.0 – La puce à l’oreille (évoqué ICI sur le blog), j’ai pensé à Jean Renoir, et à cet excellent entretien avec Jacques Rivette que je viens de revoir. Il s’étale sur le « progrès » technique dans l’art, notamment au cinéma, et son incidence par exemple sur la volonté d' »imiter la nature« . Dommage que ça ne figure pas dans cet entretien, et je ne sais plus où j’avais entendu Renoir s’exprimer ainsi, mais il proposait à un moment de lancer des « concours » où les cinéastes auraient tous et toutes le même scénario/thématique à réaliser et où finalement c’est la démarche/style qui les distinguerait. Je mentionne cela car c’était là aussi une manière de rappeler le rapport à la création (pas dans son sens prétentieux et « élitiste ») exempté d’une certaine forme de standardisation, cachée en partie par la diversité des histoires.

Les propos de Renoir, ici, sans forcément être toujours originaux, sont d’une grande pertinence, en ces heures d’Avatar and co. On sent aussi un rapport à la peinture et à la sculpture quand il évoque « l’imitation de la nature« ; soit un « débat » qui a beaucoup existé dans les théories de l’art depuis l’Antiquité. Je renvoie, à ce propos, à l’un des formidables livres d’Erwin Panofsky, intitulé Idea (1924) et dont on trouve ICI un résumé de la démarche. Et ce débat a bien entendu beaucoup concerné le cinéma lui-même, ainsi en témoignent par exemple, certains écrits de Germaine Dulac dans les années 30. Je renvoie ainsi à la note consacrée ICI au cinéma scientifique de Painlevé, où il est question entre autres du rapport qu’entretient Painlevé avec la notion de « vérité » au cinéma (dans le sens d’une imitation de la nature); c’est d’autant plus intéressant qu’il postule ses critiques … dans le cadre du cinéma scientifique, en principe outil-médium révélateur de la nature ! Painlevé, à la fois dans ce cinéma scientifique mais aussi en général, positionne la créativité cinématographique sans la soumettre à une forme de stérilité technologique; soit sans contradiction avec le fait que que lui-même ait œuvré ou se soit intéressé pour les progrès techniques pour le cinéma, tel l’invention du scaphandrier permettant de filmer le monde sous-marin.

Bien entendu Renoir s’exprime dans cet entretien, avant tout, sur l’apport technologique à l’art et les « avancées » que cela est censé amener. Sa vision est assez terrifiante quant à la fin d’un art. Après tout, n’affirme t il  pas que « nous n’irons plus au cinéma » ? Un entretien qui pose bien le débat et amène réflexion quant à l’usage technologique dans la démarche cinématographique. Car Renoir n’y affirme surtout pas un postulat anti-technique (sans quoi de toute façon le cinéma n’existerait pas), tout en précisant le caractère théorique de l’échange filmé. Ce qu’il interroge et critique c’est l’usage de la technologie et sa mise à mort de la création, y compris dans ses dimensions poétiques. Ce qui est certain, c’est qu’il pressent une normalisation de la création, où la technique occupe un rôle de premier plan dans son rôle d’imitation du réel. La démarche cinématographique meurt ainsi, par exemple, par la disparition de sa diversité et de sa poésie, dans son acte d’illusion du réel porté dans le cinéma.

La technologie et ses usages ont d’autres conséquences, notamment avec l’arrivée du numérique et sa généralisation. Cette dernière, suis-je tenté d’écrire, au-delà de son caractère pratique (et qui sert bien ce blog par exemple), ne va t elle pas jusqu’à effacer toute mémoire de la pellicule dans l’entreprise de sauvegarde des patrimoines cinématographiques ? En effet, la pellicule, dans certains cas, est amenée à la non conservation au profit du numérique, plus côté et plus « fiable ». Mais cela suggère, avais-je lu dans un article d’un numéro très intéressant de la revue Positif (voir ICI), que le numérique ne conserve la mémoire du film-pellicule que dans une certaine interprétation; en effet, la sauvegarde numérique nécessiterait en soi une démarche interprétative (et de rendu) de l’oeuvre originale établie sur un support différent. N’y a t-il pas l’annonce ici, dans le fait même de regarder les anciens films, d’un rapport amené à être changé de manière IRRÉMÉDIABLE, sans nul retour possible à l’oeuvre d’origine et à sa réception plus en phase avec le temps de sa conception, qui nous échappe peut-être (déjà?) en partie ? Bill Morrison (et bien d’autres) ont une réflexion et esthétique très portée sur la pellicule elle-même et son aspect voué à la mort, face à la dégradation du temps par exemple (je renvoie ICI au génial Footprints de Morrison, bien que j’attende le retour du film… euh sur la toile !). Or le numérique constitue sans doute une mise à mort de la pellicule, puisqu’en opposant à cette dernière une vaine tentative contre la destruction du temps, cette technologie en détruit déjà la diffusion en se supplantant au support original et en transformant le regard, avec ce goût illusoire du « devant le film comme si vous étiez devant l’oeuvre originale diffusée à son époque de réalisation ». Finalement, on peut penser que le numérique tue, avant le temps, des films passés.

Toute cette parenthèse sur le numérique pour dire que l’appréhension elle-même des films est touchée par le technologique, et que sans doute nous ne voyons plus « comme avant ». Il ne s’agit pas que de sensibilité créative mais aussi de réception. Et l’art concerne bien évidemment son public autant que son artisan. C’est en cela, je trouve, que cet entretien avec Renoir est très riche et percutant, nullement vieilli par les cinquante ans qui nous en séparent… bien au contraire ! Car il positionne à la fois la création, ET le public, dans le rapport au cinéma et sa soumission à la technologie.

Au-delà de ce débat autour de l’art, Renoir a réalisé le superbe Déjeuner sur l’herbe (là encore la peinture n’est pas loin !), où il élargit le champ d’implication de sa critique du technologique associé aux sciences et leur entremise dans notre rapport au monde sensible, au vivant et nos comportements qui en découlent. Ainsi par exemple ces scientifiques « spécialistes » à qui il faut confier la responsabilité de la reproduction humaine… si l’on en croit une grosse dose de satire dans des propos du personnage interprété par l’excellent Paul Meurisse. C’est en tout cas également à ce film de Renoir que j’ai pensé, en écoutant certains propos de bergers de Mouton 2.0 – La puce à l’oreille.