Déjà s’envole la fleur maigre – Paul Meyer (1961)

EN ENTIER – Paul Meyer – Déjà s’envole la fleur maigre – 80 mn – 1961 – Belgique

« Ce film raconte la première journée d’une famille d’immigrants siciliens dans le Borinage belge, région charbonnière en déclin. Ce film tourné en 1960 fut au départ une commande de documentaire destinée à faire la propagande du bien-fondé de la politique belge en matière d’immigration. A l’arrivée Paul Meyer en avait fait un long métrage de fiction, libre et hautement poétique, tourné sans moyens, dans l’invention perpétuelle et l’incertitude du lendemain. »

 

ENFIN, cet incontournable du cinéaste belge Paul Meyer a été rendu accessible sur la toile ! Il n’y a plus d’excuses (temporairement) pour rater ce chef d’oeuvre même si une projection en salle obscure est bien sûr préférable. Paul Meyer a été évoqué ICI sur le blog, autour notamment de son ultime projet La mémoire aux alouettes, qui n’a jamais pu aboutir et entérinant là le parcours du cinéaste maudit; le scénario – très intéressant – a néanmoins été édité.

Déjà s’envole la fleur maigre est très difficile d’accès (aucune édition DVD !) à part quelques exemplaires VHS pour les rares médiathèques n’ayant pas encore vraiment mis une croix sur ce support, et quelques projections ici et là (et visible en cinémathèques, je suppose).

Il est à signaler que le cinéaste, comme il le précise dans une interview, a fait don de ce film à une association d’un village en Italie du sud. Il estimait qu’il avait davantage sa place « là-bas » qu’en Belgique, pas dupe sur la nature et la place de « la » mémoire qui lui serait donné dans son pays, non seulement d’un point de vue ouvrier mais aussi immigré – et le présent ne lui donne pas tort !  Il jugeait également d’une plus grande importance et nécessité d’en confier la survivance aux jeunes d’Italie du Sud, le film étant plus directement lié à cette Italie et à l’histoire, au vécu des parents émigrés (en Belgique mais aussi en France etc). Un film dont le cinéaste De Santis a même regretté dans les années 60 que ce ne soit pas un italien qui l’ait fait, car ça aurait dû être alors fait par un italien. Sur la mémoire et les réflexions de Paul Meyer là-dessus, je renvoie une fois de plus à la note ICI du blog. Le parcours de Déjà s’envole la fleur maigre dans notre présent peut être éclairé par ces réflexions, comme en écho à la carrière du cinéaste maudite à vie … suite à ce premier long métrage réalisé. Y aurait il une forme de mémoire maudite, tant dans son travail au présent que dans sa transmission?

En parallèle, ne pas oublier le documentaire plus récent de Luca Vullo Dallo Zolfo al carbone, relayé ICI sur le blog.

Entretien filmé avec Paul Meyer (2005) / Ce pain quotidien et Circuit de la mort au Borinage (Paul Meyer)

« Cette notion de fausse mémoire m’est apparue au fil du temps et je me permets cette affirmation qui n’est pas de moi : «La mémoire des dominés est celle des dominants. » Lorsqu’on me parle de « devoir de mémoire », je me demande toujours de laquelle on parle. La mémoire des dominants désincarne, vide le sens. Ne restent que les « sentiments ». Je souhaite évoquer tout cela de manière indirecte, parce que si l’on balance des slogans, non seulement on ne parle pas à tout le monde, mais on brouille la mémoire et on contribue à son enterrement. Malgré les difficultés financières, je ne renonce pas. Le producteur belge est parti avec la caisse, le producteur italien a fait faillite. Reste Agat Film, le producteur français qui ne peut pas tout. Je dois engager des procédures pour récupérer la matière déjà tournée et les droits sans lesquels elle est inutile. Cela risque d’être long et les chances de terminer le film sont minces. Les mineurs âgés disparaissent, les acteurs vieillissent. Il faudrait faire un film qui raconte l’histoire de ce film, terminé ou non. Ce serait plein d’enseignements sur le fait que, pour certains, le cinéma est vraiment une marchandise. » Paul Meyer, interview pour l’Humanité (2005)

Paul Meyer est un cinéaste belge incontournable et décédé en 2007. C’est tout à fait par hasard que j’ai découvert tout récemment l’excellent entretien filmé relayé plus bas, et publié sur you tube sans montage en mai 2013 (dans l’anonymat, et une certaine indifférence étant donné le faible nombre de « vues »).

Avant d’en venir à cet entretien, qui le véritable objet de cette note tant il est intéressant à découvrir, voici un petit retour sur Paul Meyer, notamment pour qui ignore sa filmographie.

Il est surtout réputé pour la réalisation du long métrage Déjà s’envole la fleur maigre (1960), qui fut à l’origine une commande du Ministère de l’Instruction Publique; Meyer et son équipe étaient censés réalisés un court métrage documentaire illustrant  la bonne intégration des enfants de travailleurs immigrés dans le Borinage. Un aspect commanditaire qui, d’une certaine manière, n’est pas sans rappeler la commande de la Ligue de l’Enseignement auprès de René Vautier qui était censé réalisé en 1950 un film mettant en valeur la mission éducative de la France dans ses colonies : ça donnera Afrique 50 (1950)dont voici ci-dessous la bande annonce d’une réédition DVD (accompagnée d’un livret) proposée par la coopérative audiovisuelle Les Mutins de Pangée.

 

Ces deux films partageront le lot commun d’une longue censure d’Etat. Dans le cas de Déjà s’envole la fleur maigre, la censure passe officiellement par le non respect de la commande initiale (et accusation de détournement de fonds publics), et n’est jamais ouvertement politique (dans le cas d’Afrique 50 c’est le décret 1934 du ministre des colonies Pierre Laval qui est utilisé pour la censure et l’emprisonnement de René Vautier : « Toute prise de vue dans une colonie d’Afrique Occidentale française doit être soumise à l’autorisation du lieutenant gouverneur de la colonie concernée« ) . Le film de Meyer sera diffusé en France (et donc redécouvert) en 1994, grâce au critique et cinéphile belge Patrick Leboutte. Il y aurait beaucoup à dire sur les quelques proximités de parcours de René Vautier et Paul Meyer, à l’image de ces deux premiers films importants des cinéastes, tous deux censurés. Tout comme Paul Meyer a énormément posé sa caméra sur la classe ouvrière, et plus précisément les travailleurs immigrés (italiens, espagnols…), René Vautier rappelle par exemple dans son livre Caméra citoyenne (1998) : « En voulant braquer ma caméra sur les luttes des travailleurs – des travailleurs en France, des travailleurs coloniaux, des travailleurs immigrés, etc. – j’ai rencontré quelques problèmes : 39 arrestations, 17 inculpations, 5 condamnations, 54 mois de prison, 6 séjours à l’hôpital, 11 fractures, 4 expulsions, 5 caméras détruites par matraques, balles ou grenades, 7.000 mètres de pellicules saisis, 60.000 mètres de pellicule détruits à la hache ou à la cisaille … sans compter les dizaines de films pour lesquels je dois me battre en justice pour récupérer le droit de les montrer . »Bref, une certaine proximité de « cinéastes maudits » qu’illustre ICI une programmation de projections qui fut organisée à la salle de cinéma Nova de Bruxelles en 2007 (l’année du décès de Paul Meyer) en présence de René Vautier et du cinéaste belge.

Si le film de Meyer est régulièrement décrit, tel un slogan, comme un film « néoréaliste » (ou précurseur de néoréalisme), c’est à juste titre que Louisette Faréniaux, dans un texte intitulé « Guerre d’Algérie au cinéma » et publié dans la revue Murmure de 2003 (Lille), fait plutôt le lien avec la fiction documentée d’un film tel que Rendez vous des quais de Paul Carpita, qui fut lui aussi censuré par ailleurs. Un passage intéressant du livre La communication audiovisuelle : entre réalité et fiction (Klein, Tixhon) revient sur l’articulation fiction et réalité dans le travail audiovisuel de Paul Meyer qui « après s’être documenté sur une réalité sélectionnée, choisit de provoquer la rencontre de différents individus pour faire « éclore » le réel. (…) l’ambition de rendre compte du réel via la scénarisation amène assurément un intéressant éclairage sur les rapports entre réel et fiction. Dans cette perspective, le réel ne constitue en aucun cas un « déjà là » qu’il suffit de saisir mais apparaît comme le résultat d’un travail d’investigation et de scénarisation des journalistes. Il n’est alors plus question de masquer la présence de la caméra et l’influence du réalisateur, mais au contraire d’user de cette action avec efficience. » (passage intégral du livre ICI, p. 33-36). Pour un retour conséquent sur Déjà s’envole la fleur maigre, à défaut d’extraits (le film ne bénéficie d’aucune édition DVD, et, peu vivant en Belgique, il a été légué à une association de jeunes en Italie), je renvoie à l’interview écrite ICI de 2006 (endettement, censure etc) et pour un retour sur la filmographie/mise sous silence de Paul Meyer, je renvoie au très bon texte ICI de Patrick Leboutte, rédigé en 1990.

 

Le site d’archives audiovisuelles de la télévision belge SONUMA (véhiculant ici et là quelques pépites, pour le meilleur … et le pire) dispose de deux réalisations télé de Paul Meyer. Cliquer sur les titres surlignés ci-dessous pour accéder au visionnage :

Juan Jimenez (de la série télévisée Ce pain quotidien) – 1966 –  EXTRAIT de 10 mn (sur 22 mn)  – Belgique/Espagne

Meyer réalise la série télévisée Ce pain quotidien de 1962 à 1966, où il se focalise sur les travailleurs immigrés et belges (des mines, mais aussi de la métallurgie par exemple). Dans une interview réalisée pour L’Humanité en 2005, Meyer fait part de la censure télévisée autour de cette série : « En Belgique, il n’y a pas de censure, mais il y a des censeurs. J’ai bien connu leurs procédés, notamment avec le Pain quotidien, série que j’ai réalisée, entre 1962 et 1968, sur les travailleurs belges et les travailleurs étrangers pour la télévision francophone et flamande. »  Lors de la diffusion de Juan Jimenez en 2007 au ciné Nova à Bruxelles (si je ne me trompe), avec la contribution de la Cinémathèque belge, le cinéaste le re-découvrait avec le public, avouant ne plus s’en rappeler.

– Le circuit de la mort au Borinage – 1961- 11 mn

« Les usines sont désaffectées, les puits fermés, et les anciens mineurs malades, victimes de silicose. La région doit affronter un véritable désastre économique aux conséquences sociales dramatiques. Un mineur exprime sa rage devant les démolitions du matériel qui parfois est neuf.  L’avenir est sombre pour les Borains, qui craignent que le facteur économique passe avant l’humain. »

Cette réalisation est marquante et si on discute par exemple avec les (quelques) anciens mineurs encore en vie du côté du Nord Pas de Calais, il est fréquent d’avoir quelques échos à ce reportage de Meyer, ainsi par exemple sur le matériel, parfois neuf, gâché (qui serait en masse sous terre, du côté des anciens puits du Nord Pas de Calais). L’optimisme affiché de dirigeants est terrible (tout comme celui aujourd’hui dans les termes de la « revalorisation » touristique et culturelle des territoires, tel à Marcinelle et son musée-tourisme alors que tout autour respire l’oubli, l’abandon et la disparition hormis les commémorations ponctuelles), et là encore le reportage brille par le contraste engendré avec les friches en progression qui apparaissent à l’image et avec les propos d’anciens mineurs.

 

ENTRETIEN FILME avec Paul Meyer (2005)

Je ne sais pas vraiment d’où déboule cet entretien que j’ai eu la surprise de découvrir. Il y a Jean Claude Riga qui a réalisé deux films à partir d’entretiens filmés avec Paul Meyer, que je n’ai pas encore vus, mais dont j’ai appris qu’ils se distingueraient par une grande sobriété, laissant large place à la seule parole du cinéaste. Je suppose donc que cet entretien est issu de rushes de jean Claude Riga (?).

Réalisé en 2005, l’entretien se situe donc durant le dernier projet de film de Paul Meyer, et dont le scénario a fait l’objet d’une publication livre, reprenant le titre du film en cours : La mémoire aux alouettes (que je découvrirai prochainement par la lecture afin de m’en faire une idée plus précise !) Malheureusement, le film ne fut jamais mené à bien : amorcé en 2000, le producteur italien tomba en faillite, tandis que l’absence de financements récurrent pour ce projet était sans doute lié à l’objet même du film, en plus de la « mauvaise réputation » de Meyer : les mémoires de la mine, et notamment des immigrations (ainsi italienne, mais aussi marocaine), avec une particularité de mouvance dans l’espace et le temps. Un projet tout à fait passionnant tel que Meyer l’évoque dans l’entretien filmé ici. Par ailleurs, Meyer revient bien entendu sur son premier long métrage, mais aussi son premier court métrage important (Klinkaart), sur la thématique de la transmission bien présente dans sa filmographie…  Bref, je récapitule ci-dessous les sujets grossomodo abordés dans les différentes parties de l’interview.

Partie 1 : genèse de Déjà s’envole la fleur maigre, retour sur la censure…

 

Partie 2 : contexte minier au moment du tournage de Déjà s’envole la fleur maigre, thématique de la transmission, son expérience cinématographique avant le tournage et l’équipe de réalisation du film (« preuve que le cinéma est à la portée de tout le monde« )

 

Partie 3 : Thématique de la transmission dans sa filmographie, retour sur La mémoire aux alouettes et la thématique de la mémoire. 

PASSAGE TRES CAPTIVANT et important à partir de la 5ème mn où, depuis la citation du mineur Giuseppe (« si tous les pauvres avaient leur mémoire et si cette mémoire était transmise de père en fils, il n’y aurait plus de pauvres« ), Meyer revient sur le thème de la mémoire vivante opposée à la mémoire figée, de commémoration. Un moment clé je pense du projet, de la filmographie du cinéaste et de toute approche de la mémoire. Avec notamment  d’une part la distinction entre le travail de mémoire (la mémoire vivante) et la mémoire-souvenir (dans la partie 4 de l’interview); d’autre part la non transmission de l’expérience qui appelle à recommencer à zéro plutôt que de « s’accumuler jusqu’à éclater« . Un aspect de la mémoire qui est valable au-delà de la classe ouvrière, comme il le précise, et on pourrait par exemple penser aux mémoires (le pluriel est important aussi) des colonisés. Dans le même temps, il évoque une certaine condition humaine. Enfin, la notion de traces (écrites mais aussi orales etc) qu’il met en avant dans le travail de mémoire m’a particulièrement intéressé, tout en rappelant que quelque part, le travail fait autour des traces sera ce qui restera aux générations qui n’ont pas eu l’expérience d’un vécu passé (des parents etc) et la transmission de celui-ci. Un  travail de mémoire dont l’importance donnée ici par Meyer est fulgurante, tandis qu « une génération s’en va avec sa mémoire« ).

 

Partie 4 : illusions de la mémoire, travail formel et présence des mémoires et place du spectateur dans le film La mémoire aux alouettes

La réflexion autour du travail formel est très riche, montrant par ailleurs une fois de plus que le cinéma politique de Meyer ne peut être rapproché d’un cinéma didactique, bien qu’engagé (à sa manière).

 

Partie 5 : place du sentiment, immigrations, legs du film Déjà s’envole la fleur maigre, diffusion du film en Italie en présence du cinéaste De Santis et humour autour de son caractère « néoréaliste », tentative de mener à bien le film La mémoire aux alouettes malgré les contraintes.

Un propos important : « Chaque fois que l’émotion pouvait s’installer chez le spectateur, la scène s’arrêtait. (…) Nous n’avons jamais voulu développer le sentiment jusqu’à son extrême.  On a toujours arrêter le sentiment. Et pourquoi ? A partir du moment où il y a sentiment et rien que le sentiment, ça ne fonctionne plus,  l’esprit critique n’est plus là. Or il est important que l’esprit critique persiste, parce que s’il n’y a pas d’esprit critique, il n’y a plus de dialogue entre l’écran et le spectateur. »

Dans cette partie, il y a également ce moment où Meyer raconte la réaction de De Santis devant la projection de Déjà s’envole la fleur maigre (et qui aurait oublié des années plus tard cette réaction première) : « c’était à nous de faire ce film« . Toute proportion gardée et se rappelant bien ici que les films ont deux sujets (et contextes) différents, je ne saurais que trop sentir un parallèle au cinéma de René Vautier dont Algérie en flammes (1958) put être fait par un Algérien. Dans les deux cas, prenant en compte la limite de la comparaison, nous pouvons mesurer à quel point un film s’articule à une histoire malgré la provenance d’un cinéaste qui lui est à priori « étrangère », et comment ce film constitue finalement un élément actif de cette histoire et d’une mémoire (encore de nos jours, du moins potentiellement). Meyer, après tout, a jugé que Déjà s’envole la fleur maigre avait davantage sa place dans une association italienne (de jeune génération) qu’en Belgique où, et c’est symptomatique, « l’usage [du film] est parcimonieux« . A l’image aussi du relatif oubli dans lequel est plongée la filmographie du cinéaste de nos jours, malgré les quelques « hommages » ici et là. Le positif est que c’est irrécupérable, d’où sans doute l’amnésie volontaire, en quelque sorte. Et puis, à l’instar d’un film comme Octobre à Paris (1961) de Panijel, une certaine forme d’autocensure est possible face aux thématiques du cinéaste, notamment du point de vue de la mémoire qui ne s’y veut pas récupérable et, au contraire, sans cesse vive, en travail. La paresse ne situe pas toujours là où on la croit.

Du temps pour être heureux – Frans Buyens (1982)

Du temps pour être heureux – Frans Buyens – 1982 – Belgique – EXTRAITS

Voici une première occasion, sur le blog, d’évoquer la filmographie de Frans Buyens. Ce cinéaste belge, autodidacte, est décédé en 2004. Il a surtout réalisé des documentaires, souvent engagés (tel l’incontournable Combattre pour nos droits). Du temps pour être heureux constitue donc une des quelques fictions réalisées par le cinéaste, assisté, comme dans de nombreux de ses films, de sa compagne actrice, réalisatrice, écrivaine et danseuse Lydia Chagoll. Le duo s’est par ailleurs consacré à un cycle documentaire portant sur le nazisme. Une rétrospective de  l’ensemble des oeuvres des deux réalisateurs a été éditée en DVD par les Films du Paradoxe.

Je n’ai pas vu de nombreux films de Frans Buyens, mais Du temps pour être heureux a été pour moi une grande découverte et c’est assez jouissif de revoir ce film. Un film pétri d’humour (très savoureux !) et chargé en réflexions quant à la condition de chômeur-se, au-delà du traitement chiffré que nous occasionnent les politiques et médias. Surtout un regard assez original se développe, tant ici il n’est pas vraiment question d’une recherche absolue d’un travail et d’un vécu uniquement perçu par ce biais – comme si « LE chômeur » n’était (ou ne devrait être) que cet individu à la recherche d’un emploi. Il s’agit d’interroger la société à travers le chômage, de considérer les personnes au chômage autrement que sous l’impératif de retour immédiat au salariat, et ce faisant de traiter du chômage à travers ses aspects humains, plutôt relégués dans le non-droit dans nos sociétés. Plus que l’absence d’activité salariée, c’est le poids social de cette « anomalie » qui est aussi évoqué. J’y vois quelques articulations possibles avec la comédie savoureuse de Luc Moullet intitulée La comédie du travail (ICI sur le blog). Buyens ne vise pas tant une critique du travail salarié et d’un certain dogme (et une certaine conception du travail associé au capitalisme), mais c’est du point de vue du vécu du chômeur et de son « statut » à part qu’il rejoint en partie, je trouve, le film de Luc Moullet (nous retrouvons dans les deux films des éléments burlesques). Cette réalisation de Frans Buyens est notamment fort intéressante par l’angle de vue sollicité, à travers son personnage principal – chômeur. C’est ainsi que par exemple le rythme même du film est décliné à travers le rythme de vie du personnage – qui diffère totalement de celui des personnes travaillant. Une réflexion sur le temps – comme pour La comédie du travail – et qui est perceptible ici à travers la forme même employée par Buyens. Nous en apprécierons par exemple ces espèces de temps mort, signalées dès les premières minutes du film dans ces plans où le personnage observe le dehors depuis sa fenêtre. Il est également photographe, ce qui renforce cette position d’ « arrêt », d’observation. Comme si le chômage permettait aussi un certain recul, une prise de distance, un pas de côté par rapport à l’activité salariale.

 

La critique que je formulerais sur ce film, comme pour celui de Luc Moullet, est l’approche insuffisamment développée du chômage comme synonyme d’état de misère, et face auquel le travail est une nécessité, malgré tout ce qu’il véhicule comme exploitation et de mise à disposition de son corps et de son temps. Le chômage est largement traité ici, je trouve, depuis un angle idéologique. Il est à ce propos intéressant de visionner ICI sur le formidable site Sonuma (archives audiovisuelles belges) les propos de Frans Buyens à la sortie de sa réalisation. Soit des propos qui suggèrent une volonté d’ironie très large plutôt que de jouer la carte d’un certain misérabilisme. Nous ne manquerons pas non plus de remarquer les allusions à des résistances collectives de chômeur-ses, et à leur répression. Une constante répressive bien présente de nos jours, tant les institutions et les politiques continuent d’ôter le droit à la revendication des chômeurs qui ne devraient, semble-t-il, n’avoir que le droit de faire profil bas et de se taire; on pourrait même dénoter l’absence d’un espace revendicatif des personnes au chômage dans le champ syndical, à moins d’être étroitement associé et articulé (pour ne pas dire contrôlé) aux revendications et vues des salariés, sans possibilité d’une émergence qui se construirait en relative autonomie au regard de vécus subis quotidiennement. Car le film de Buyens a ce mérite, à travers notamment un temps traité particulièrement dans la forme même du film, de dégager des réflexions sur la société à travers la situation en chômage. Soit une vue critique qui n’appartient pas qu’au seul monde salarié, et une société à construire aussi avec les chômeurs-ses, depuis leurs angles de vue privilégiés (ou différents) que favoriserait ici un espace temps particulier. Le film ne tape pas dans le mépris et la satire des gens qui travaillent, en présentant la figure du chômeur comme le parfait petit contestataire (ou visionnaire),  mais s’attaque à une société et son fonctionnement en suivant son personnage principal. Une position de chômage qui occasionne un chamboulement de perception (que le film nous rend palpable par sa forme employée) et par conséquent des vues différentes et, qui sait, prometteuses ?

 

Dans le film le chômage est subi également, et il influe grandement sur la vie privée (ainsi la relation amoureuse, par exemple). Le chômeur a la sensation, notamment dans sa manière de vivre le temps autrement, de se métamorphoser, de devenir autre. Une position sociale qui n’est pas anecdotique et a son lot négatif. De fil en aiguille, ce nouveau « statut » donne lieu à une déclinaison quelque peu métaphysique, et le personnage principal conçoit différemment la vie. Sa rencontre avec une adolescente révoltée face à une certaine société et du rôle social qu’on veut lui faire occuper, rejoint ce changement de vue. Une rencontre qui fortifie ce regard du chômeur quant à la société dans laquelle il évolue, qui a tendance à renverser le regard : ce n’est plus la société qui travaille qui a le privilège d’une certain regard (et jugement) mais au contraire celui de la personne sans travail. Une remise en cause se développe à partir de ce nouveau regard, non dénué de potentielles inventivité/créativité auxquelles, auxquelles renvoient peut-être des notes burlesques et imaginaires que met en avant  Du temps pour être heureux, tel un grain de folie à teneur contestataire de par le refus qu’il porte en germe.

 

Il est à signaler que ce film a été réalisé dans un contexte de chômage important en Belgique, où le pointage comme chômeur était quotidien. Argh, déjà que nos convocations mensuelles (puis un peu moins régulières depuis quelques temps) à Police Emploi sont particulièrement pénibles et relevant du flicage, je n’ose concevoir comme cela devait être dur de vivre cet acharnement quotidien ! Il reste que le contrôle-flicage est toujours aussi vorace et pernicieux, avec un temps, entre deux convocations, toujours aussi sujet aux justifications et pour lequel il faut faire patte blanche. L’aspect criminalisation des personnes au chômage est également abordé et il est toujours très présent de nos jours. Frans Buyens a par ailleurs été amené à travailler de l’autre côté du guichet du chômage, en tant que personne tamponnant le pointage, tandis qu’il est reparti aux guichets de pointage dans une optique d’observation. C’est ainsi que son film témoigne d’une portée documentée, même s’il a préféré nettement une fiction au documentaire, tandis que le scénario a été écrit durant plus de six mois : « Je n’ai même pas pensé à un documentaire. Ça devait être un film. Parce que la fiction donne souvent plus de force à la réalité« , dit-il dans un bonus du DVD.

 

Les interrogations-réflexions amenées par ce film sont toujours très pertinentes, en cette période d’ « austérité ». Les critiques à l’égard d’une société basée sur le profit et l’exploitation ne manquent pas, tandis que l’ironie, l’humour noir sont réguliers. Les dialogues sont ainsi savoureux. Et que dire de ce final si génial ? Après une longue panne de lecteur DVD, c’est avec un certain délice que j’ai pu redécouvrir ce film et surtout me repasser encore et encore cette scène finale où le rire est une jubilation dont je ne me lasse pas, tant il renvoie à une espèce de farce sociétale, et quelque part renvoyant à une folie/hérésie de l’individu chômeur face au sort qui lui est destiné. Ce rire est d’un superbe éclat contestataire, et il résume bien le film je trouve : à la fois expression d’un refus (joyeux) et d’une douleur. Un rire qui se prolonge longtemps dans le générique de fin, et entendu dès l’entame du film, d’abord marquée d’une sirène (la sirène de sortie d’usine ?). C’est à un autre film que j’ai pensé aussi : ce petit bijou de F comme Fairbanks de Dugowson  (ICI sur le blog) qui se déroule dans la décennie 70 sur fond de « crise » où le chômage explose également, tandis que la sirène (ambulancière) couvre la séquence finale, entérinant la mise en asile (?) d’un individu qui se refuse aux logiques « rationnelles » de sa société cauchemardesque, dont l’échappatoire à la Fairbanks (et toute une dimension imaginaire) est un formidable pendant. Du temps pour être heureux interroge le vécu du chômage, notamment sur ses aspects fortement intériorisés. Il n’analyse pas tant la volonté de retrouver un travail (et les revendications qui vont de pair) que l’existence au jour le jour d’une catégorie d’individus, plus ou moins importante selon les périodes. Des chômeurs-ses qu’il est bon ton de percevoir, dans les médias et les discours (et pratiques) institutionnels, à travers des statistiques et des normes qu’il conviendrait d’imposer. La société, tout en excluant des individus du travail, leur administre une manière de devoir être, touchant l’individu jusqu’à son intimité. Un contrôle social et un déséquilibre qui découlent directement d’une société qui se revendique du travail salarié. Bien qu’en situation de non emploi, la personne au chômage est enchaînée au regard du travail et son temps, bien que vécu différemment que les gens qui travaillent, constitue un poids.

 

Il est à croire que certains films permettent de jeter des regards différents sur ces périodes de « crise » (ce vocable qui revient régulièrement et ordonne et justifie de nombreuses logiques sociétales d’exclusion, de mise à l’écart, de sanction, de précarisation, de marginalisation, de contrôle social, de moralisation …) et dont la pertinence ne vieillit pas, bien au contraire. Du temps pour être heureux fait assurément partie de ces films. Et vaut la découverte autant pour les réflexions dégagées, que pour ses développements humoristiques vraiment appréciables. Une petite bouffée d’oxygène en ces temps de mise à l’index des chômeur-ses et de traitements institutionnels-médiatiques-politiques toujours aussi nauséabonds. Quoi ?! Un film où la personne au chômage a une présence qui dépasse les seules obligations et délimitations que lui assignent la société et son labeur exemplaire (au nom de son intégration et de ses « valeurs ») ? Un film où une critique de notre société s’établit depuis le vécu du chômeur, sans présenter l’obtention d’un emploi comme unique recours ? Ne faut-il pas criminaliser cette forme de remise en cause et la transférer dans la catégorie « malfaiteur » qui sied mieux à son « statut » d’être parasite ? Allez, je me repasse cet éclat de rire.

L’imitation du cinéma – Marcel Mariën (1960)

Belgique – EXTRAIT (10 mn)

Longtemps censuré, ce film a été édité en DVD cinquante après sa réalisation. Marcel Mariën est un surréaliste belge (puis situationniste), dont les films annoncent quelque part la génération belge « underground » des années 60-70. Il était également écrivain, photographe… 

« Un film ignoble et infâme vient d’être présenté au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles sous les auspices du « Ciné-Club de la Jeunesse » devant un nombreux public de jeunes gens et de jeunes filles. Le film en question est une parodie sacrilège du christianisme mêlée d’une obscénité qui dépasse toute imagination. On espère que le Parquet prendra les mesures nécessaires pour mettre hors de circulation pellicule indigne d’un pays civilisé. » La centrale catholique, 1960

 

Un clip-montage de photos de Marcel Mariën (sur une musique de ce cher Brian Eno) :

 

Une émission radio archivée sur le site de l’INA, de 1979, avec Marcel Mariën. Quelques très bons passages, notamment sur son auto-didactisme (et sa découverte des Mémoires du sous-sol de Dostoievski) ou encore son humour très cassant (sur le succès etc) et sa vision féroce de la vie… Pour écouter, C’EST ICI (en revanche l’intégralité de l’émission est payante, et c’est fort dommage, comme pour de nombreuses autres raretés du site de l’INA !)

Les souffrances d’un oeuf meurtri (1967) / Le vampire de la médiathèque (1971) – Roland Lethem

Belgique  

Roland Lethem est un cinéaste belge bien particulier qui fait partie d’une génération belge « underground » apparue dans les années 60. Elle fut marquée, tout en les marquant également, par les éditions du fameux festival international du cinéma expérimental de Knokke-le-zoute, nommé aussi « EXPRMNTL », qui eurent lieu en 1963, 1967 et 1974. Je renvoie à ce formidable petit dossier du site cadrage quant à la la génération belge « provoc‘ » des années 60 et 70 !

 

Les souffrances d’un oeuf meurtri – 1967 – 15 mn

Film projeté à l’édition à Exprmntl 4 (1967), à un moment où un cinéma « underground » proprement belge apparaît, auto-produit et vraisemblablement attiré également par le don de pellicule gratuite du festival.

« Après une courte pause, on commence à visionner l’ensemble. Je m’attends au pire. Or, dès les premières images, je suis entraîné dans un univers obscur et visqueux que rien ne laissait prévoir et qui a ressurgi chaque fois que j’ai revu le film par la suite. Ce que Lovecraft a cherché à atteindre toute sa vie sans jamais y parvenir, ce qu’il arrive à Lynch d’effleurer parfois mais trente ans plus tard et avec une telle débauche d’efforts qu’on en souffre pour lui: l’horreur de la vie en formation, Lethem l’avait atteint comme en se jouant avec des moyens dérisoires. » Jean-Marie Buchet, monteur du film.

 

Le vampire de la cinémathèque – 1971 – 22 mn

Les 1001 métamorphoses d’une femme en sorcière et vice-versa.

« Quand Roland Lethem déclare, à propos du Vampire de la Cinémathèque (1971), hommage rendu au génial inventeur du phénakistiscope, Joseph Plateau, qu’« il faut se laisser vampiriser par le film », la plupart des spectateurs ferment aussitôt les yeux, crient leur désapprobation, cassent les fauteuils et quittent la salle furieux et frustrés. Ils ne peuvent pas voir, parce qu’ils ne sont pas libres, et comme le disait Philippe Bordier, « parce qu’ils ont de la merde dans les yeux » « . Boris Lehman.

« Seul Lethem pouvait réaliser un tel film parce que, envisager sous cet angle la beauté forte et flamboyante du cinéma exigeait d’abord du cinéaste, une – destruction du film en tant que produit de consommation et sa réduction en tant que tel au degré zéro. » Mike Wallington, Ginema (Londres) n08, mai 71.

 

Un cinématon de Gérard Courant, 1982 – Portrait de Roland Lethem:

La vie sexuelle des belges. 6 La société du spectacle et ses commentaires – Jan Bucquoy, Noël Godin (2003)

Belgique – EN ENTIER – 60 mn environ

Vous avez peut être eu l’occasion de voir l’ensemble (ou quelques-uns) des opus de la série de films de Jan Bucquoy, produite par Francis de Smet, intitulée La vie sexuelle des belges ? Pour ma part, c’est sur le blog du Dr Orlof que j’en ai entendu parlé pour la première fois et qui m’a donné envie de découvrir la série, soit trois à ce jour. Je vous renvoie à deux chroniques de ce cher Dr Orlof, ICI (premier volet) et LA (Camping cosmos).