Tracing movements : documentaires (2011)

1) Présentation de Tracing movements

Récemment, à l’occasion de la lecture d’un article autour des migrants à Calais et intitulé Calais, les vivants et les mursICI sur le site Lille 43 000 -, je découvrais l’existence de « Tracing movements », soit un collectif réalisant des documentaires à propos de la forteresse UE au niveau de ses frontières extérieures et des luttes menées ici et là. Le collectif participe à quelques projections de films réalisés en 2011 – par exemple à Paris en décembre 2014 – et une présentation en est faite en anglais ICI sur le site de Tracing movements. La traduction est proposée ci-dessous (reprise d’Indymedia Paris). Ce collectif est en fait composé de trois personnes : Laura Maragoudaki (réalisatrice de Newcastle), Sylvie Plannel (chercheur et écrivain de Paris) et Matthieu Quillet (Documentariste de Valence). Ce dernier a notamment réalisé le documentaire Ce sont des hommes (2010), tourné à Calais en 2009 lors de la mise en place d’un camp No Border (présentation et liens de visionnage ICI) ou encore Corvéables (exploitation des sans papiers maliens autour de Montreuil et rôle de Bouygues et grandes entreprises).

« TRACING MOVEMENTS est un projet collaboratif de recherche audio-visuelle, de documentation des luttes politiques contre une Europe qui tente inlassablement d’entraver, filtrer, sélectionner et contrôles les mouvements de personnes à travers et à l’intérieure de ses frontières.

Dans le contexte d’une crise capitaliste, d’une montée de l’extrême-droite, d’un discours politique anti-migratoire et d’une sécurisation violente des territoires européens, de nombreuses luttes de migrants auto-organisées et mouvements de solidarité ont émergé et se sont développés

En tant qu’activistes et preneurs d’image, nous ressentons la nécessité de faire des connections entre les différentes luttes existantes, de documenter comment opèrent les systèmes de contrôle et domination qui nous divisent, et comment ils sont vécus et combattus.

La façon dont nous nous organisons contre les frontières, la forme que prennent nos luttes, les objectifs qu’elles se donnent et les connections qu’elles créent, sont des questions essentielles pour tous ceux qui sont impliqués dans des organisations politiques autonomes.

TRACING MOVEMENTS est une volonté de créer une plate-forme visuelle qui contribue aux discussions à venir et aux échanges entre les groupes qui sont activement engagés contre les politiques, discours et valeurs que produit ce système de frontières et de contrôle migratoire en Europe.

Durant l’été 2011, nous avons voyagé à travers la Grèce, la Bulgarie, l’Italie avec un cinéma ambulant et des documentations concernant de nombreuses luttes et le contexte de leur émergence. Cette façon de se rencontrer et échanger des expériences à travers des films et débats a constitué la base du matériel audio-visuel que nous avons collecté.

– nous ne sommes pas des journalistes intéressé à brosser une histoire basée sur une démarche d’investigation, nous collectons simplement des histoires de luttes en même temps que nous partageons nos expériences militantes propres. Dans chaque lieu que nous visitons, nous demandons aux personnes de contribuer à leurs témoignages, d’organiser les projections d’autres films de lutte et d’échanger des ressources écrites et visuelles avec des groupes locaux.

– nous documentons des histoires de résistance contre les politiques d’immigration et le système de contrôles frontaliers européen, non pas pour mettre en scène des portraits héroïques de personnes ou de groupe, mais pour créer une ressource audio-visuelle qui peut être utilisée collectivement pour illustrer les façons de résister ou les difficultés rencontrées en le faisant

– beaucoup de documentaires sur le sujet des migrations utilisent les témoignages des sans-papiers pour véhiculer l’image d’un migrant victime d’une réalité immuable. Le sujet de nos films est la résistance collective, et non pas de donner la parole à des personnes dont les discours et réflexions sont entendues ou connues. Dans le respect de cette démarche, nous avons choisi d’inclure seulement des histoires personnelles si la personne interviewée ressent qu’il est pertinent de transmettre et d’entendre son témoignage dans un contexte d’une lutte particulière.

– nombre d’individus interviewés ont souhaité rester anonymes. C’est souvent par peur de menaces d’arrestation et d’expulsion pour ceux qui sont sans statut légal, mais également les répercussions de groupes néo-fascistes qui ciblent des individus qui luttent contre le racisme, le nationalisme ou qui appartiennent à des groupes anarchistes ou d’extrême-gauche. »

2) Documentaires (EN ENTIER)

« Série de portraits documentant les luttes contre les manifestations du régime des frontières européen« 

Comme précisé plus haut dans la présentation du collectif vidéaste, cette série documentaire est le fruit d’un voyage de l’été 2011 à travers Italie, Grèce et Bulgarie sur la base de rencontres-échanges avec des migrants et divers militants impliquées dans les luttes sur le terrain, pour la libre circulation des migrants et l’abolition des frontières.

Sécuriser les frontières de l’Europe : mythes et réalités (Le long du fleuve Evros) – VO sous titrée anglais – 20 mn – Grèce/Bulgarie – 2011

« Sur les frontières extérieures de l’UE, la région frontalière entre la Grèce, Turquie et Bulgarie est de plus en plus militarisée, avec la construction de centres de détention, l’érection d’un mur et la présence des forces européennes de Frontex. »

Le tournage s’est effectué dans la région d’Evros, frontière gréco-turque. La frontière est quasi permanente, même quand les migrants sont de l’autre côté. Elle se manifeste ainsi par des barbelés récurrents (à la frontière, dans un centre de rétention, une zone militarisée), la contrainte géographique à traverser (le fleuve Evros), l’exposition de la militarisation Frontex à travers une carte ou encore par le projet d’un mur.

En fait les migrants sont confrontés à une porte fermée en permanence, y compris une fois entrés en territoire UE. Ce contexte est on ne peut plus clair par l’établissement de centres de rétention qui sont présentés comme des prisons, aux conditions inhumaines (entassements, police agressive, sanitaires déplorables …). L’enfermement se généralise en parallèle au développement de la militarisation et renforcements policiers.  Le passage en compagnie d’un militant grec présentant en voiture le projet de mur résume bien cette fermeture de l’espace (et des droits) aux migrants. Des airs de forteresse dont la logique est de multiplier les processus de « sécurisation » plutôt que de céder à la libre circulation. Ce choix appelle donc à renforcer le caractère militaire et policier des Etats européens, à l’image de Frontex. Comme un écho aux guerres menées ailleurs, en guise d’ « accueil » des réfugiés.

Nous ne sommes là qu’à une des portes de l’UE forteresse. Le dernier plan qui succède à une rencontre avec des migrants relâchés du centre-prison de Fylakio indique que le difficile parcours se poursuit. La « porte » d’ici n’était qu’une étape, et le fondu au noir laisse imaginer combien l’enfermement va encore peser dans la suite du périple, même quand une frontière d’Etat est franchie …

Post Scriptum : la victoire historique du parti grec Syriza aux législatives 2015 est censée permettre la mise en place d’un programme particulièrement prometteur sur l’immigration. Il prévoit  – initialement – la fermeture des centres de rétention ainsi que d’autres mesures tels que le droit d’asile effectif ou encore une baisse de la présence policière sur les frontières (et donc la répression qui va de pair) … L’avenir nous dira si ce ne fut qu’une promesse électorale.

 

Patra l’impasse – VO sous titrée anglais – 33 mn – Grèce – 2011

« Depuis la destruction des camps de migrants dans la ville portuaire de Patra, beaucoup de migrants sont encore coincés à Patra, sans droit réel a l’asile en Grèce et empêchés de continuer leur route vers l’Ouest. »

D’entrée le film justifie son titre : l’impasse. Patra est une ville portuaire au sud de la Grèce et est considérée comme une porte d’accès sur l’Italie via la voie maritime. Il n’est pas fortuit de penser à Calais qui est souvent perçu par les migrants – dans l’idéal – comme un passage vers l’Angleterre et non une fin en soi. Dans les deux cas aucun papier d’asile et droits annexes accordés pour des personnes dont est ainsi retirée la qualité d’humain. L’obtention de l’asile est quasi nulle à Patra, ayant pour conséquence l’impossibilité légale de poursuivre ailleurs en Europe. Comme l’écrasante majorité des queues devant les administrations de Patra est concernée par le refus, nombreux sont donc pris au piège. Par ailleurs la contextualisation est de mise car comme pour le précédent documentaire il est question d’une hausse de migrants en lien avec la guerre en Afghanistan (nombreux réfugiés voulant l’asile mais refoulés à Patra). La plupart des afghans perçoit Patra que comme un transit, au courant du refus quasi généralisé de l’asile et de l’impasse. Il faut tenter sa chance ailleurs, plus loin. Tel en Italie.

Tourné en 2010, comme pour La main d’oeuvre invisible le film a le grand mérite d’inscrire également les migrants dans une histoire récente, notamment marquée de luttes. Il est ainsi question d’un passé proche caractérisé par l’expulsion du centre de la ville d’un précédent camp lors des Jeux Olympiques en faveur d’un camp à la marge et très précaire (sans sanitaires etc). Mais peu à peu s’y est développé une vie auto-organisée. C’est ainsi qu’en plus d’un témoignage consistant d’un militant grec, de précieuses archives sont insérées à partir d’extraits du documentaire grec Khaima réalisé par Athanasios Karanikolas (2010) : vie du camp, sa destruction en 2007 et les manifestations de migrants dans les rues de Patra … Il est intéressant d’entendre la critique formulée par le militant grec a l’égard d’un certain paternalisme occidental et une image faussée du migrant – mais manipulant notre perception et notre comportement – que reflète notamment le traitement médiatique. Les migrants ne sont pas vraiment perçus comme des acteurs. Tracing movement s’inscrit en porte à faux par rapport à ça et nous retrouvons là un des éléments dont le collectif se revendique dans son travail audiovisuel : ne pas traiter du migrant sous l’angle d’un être passif, exposé à la seule bienveillance de l’occidental. Une distinction est établie entre solidarité et rapport de supériorité établi par les occidentaux qui excluent la dignité de la personne migrante en lui ôtant la dimension politique et sociale. Comme si seul « l’humanitaire » pouvait – dans le meilleur des cas – régenter la présence des migrants. Ces derniers n’auraient pas le droit de cité, et d’ailleurs ils n’ont pas de droits tout court. L’ironie veut que ce même « humanitaire » soit utilisé à toutes les sauces des politiques y compris dans les mesures d’expulsion et autres démolitions de camps de migrants. Or, à Patra, une politisation des migrants et des solidarités concrètes sont déclenchées face à l’annonce de la démolition du camp en 2007, celui-là même qui au départ était voulu comme un lieu à la marge, invisibilisant ces hommes et femmes en écho à leur « statut » ici en Europe : des sous êtres. Une invisibilité qu’on retrouve dans La main d’oeuvre invisible et qui là aussi est entretenue; autant dans la manière d’habiter (à la marge, hors des villages) que dans l’écrasement des luttes des migrants saisonniers. L’organisation des migrants – ainsi que l’expression concrète des solidarités –  introduit des filiations, une historisation, un ancrage des individus en faveur de droits les libérant de leur exploitation, soit pour s’émanciper d’une forme d’esclavage moderne. La démolition du camp de Patra en 2007 détruit cette dimension alors en cours. Une récurrence des répressions à l’égard des migrants en Europe est cette volonté de briser tout élan organisé des migrants, dont la teneur politique est perçue comme une menace. Les migrants doivent rester des victimes, quitte à les expulser pour leur bien.

La suite du documentaire inscrit donc les tentatives de mobilité des migrants (s’accrochant aux camions etc) dans la continuité logique de tout ce qui précède. Voilà comment il ne fait pas paraître les migrants comme de drôles d’ « animaux » aux curieux déplacements, quittes à y perdre la vie. Des réalités politiques y président.  L’impasse n’en prend que plus de sens, au gré de nombreux témoignages des premiers concernés. Notamment quand ils viennent d’un pays que les occidentaux viennent de bombarder. Là-bas ou ici, la politique de destruction persiste. C’est ainsi que par le biais de paroles de migrants, le documentaire termine par l’évocation de ces guerres menées par les pays occidentaux et de l’impérialisme toujours à l’ordre du jour.

 

La main d’oeuvre invisible – VO sous titrée anglais – 16 mn – Italie – 2011

« Établis dans les champs de l’Italie du sud, les travailleurs migrants saisonniers vivent ségrégués par la société italienne. Des efforts pour être organisés sont contrecarrés par de nombreux obstacles »

Ce petit film s’inscrit bien dans la continuité des deux précédents. Après la militarisation de l’UE et l’impasse à Patra (obtention d’asile impossible), place aux migrants exploités au sein de l’UE (ici en Italie). Le film insiste visuellement sur la vie à l’écart, le côté invisible des lieux où les migrants vivent. C’est le principe de la réalité invisible en quelque sorte, du caractère ségrégué de leur vie quotidienne, de leur « statut ». Ils vivent dans des  no man’s land, ou alors dans un ancien camp de travailleurs devenu un centre de rétention, une prison quoi. Le caractère esclavagiste de cette réalité est abordé.

Comme les précédents films, les migrants ne sont pas réduits à des êtres passifs suscitant la seule compassion. L’auto-organisation et la lutte (voire les solidarités militantes) contre un état de fait y sont ainsi présentés, ici en référence à une grève passée des migrants saisonniers sans papiers. Et on y saisit combien il est question de briser cette politisation des migrants, en exigence de droits et d’égalités pour sortir de l’esclavage dans lequel l’Etat et les propriétaires agricoles les maintiennent. Dans ce contexte la filiation, la mémoire des luttes se révèle importante. Mais ô combien obstruée et quasi impossible.

On pourrait imaginer une suite à ce troisième opus lorsqu’un militant italien parle de la politisation à venir des descendants des migrants. Plus ancrés dans le territoire (par la langue et autres repères), ils revendiqueraient plus fortement des droits. Pour l’heure, le combat à mener face à un esclavage qui demeure fait office de premier pas. De celui-là dépend sans doute la suite.

Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – Eyal Sivan et Michel Khleifi (2004)

« CHAQUE MAISON RASÉE EST UNE MÉMOIRE PERDUE A JAMAIS » – Route 181

« Il y a là aussi une attitude documentaire, qui existe également dans Route 181, et qui consiste à se faire un peu archéologue. (…) il y a la démarche archéologique puisqu’à chaque fois on revient aux ruines, on interroge ce qui était là avant. Il y a ce sculpteur qui a construit avec les pierres d’un village détruit….«  Eyal Sivan (interview 2012)

EXTRAITS – Michel Khleifi, Eyal Sivan – Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël – 270mn – 2004

« La route 181 suit les frontières de la résolution n°181 adoptée par les Nations Unies le 29 novembre 1947 et qui prévoyait la partition de la Palestine en deux états, l’un juif, l’autre arabe. Cette frontière théorique a provoqué la première guerre israélo-arabe et un conflit qui dure toujours. 55 ans après, deux cinéastes, l’un israélien, l’autre palestinien, ont suivi cette frontière virtuelle. »

 

Etat commun, conversation potentielle [1] du cinéaste israélien Eyal Sivan est sorti nationalement en salles en France en octobre 2013 (après une édition livre – DVD en 2012, co-écrit par Eric Hazan). A cette occasion, revenons au film fleuve Route 181 co-réalisé avec le cinéaste palestinien Michel Khleifi, tourné l’été 2002 et sorti en 2004.

Le long de cette route qui n’existe pas et que nous avons choisi de suivre au-delà des idées préétablies, nous désirons filmer les hommes et les femmes, les lieux, les histoires et les géographies, une somme de choses non encore dévoilées. Pris par le hasard des rencontres, nous voulons donner la parole à ceux et celles qui sont les oubliés des discours officiels, mais qui constituent pourtant les bases des deux sociétés, ceux aux noms desquels les guerres se font.

Nous désirons construire un acte filmique qui résiste à  l’idée que la seule chose que puissent faire ensemble les Israéliens et les Palestiniens, c’est la guerre, la guerre jusqu’à ce que l’autre disparaisse.

Extrait de la note d’intention de Khleifi et Sivan à la genèse du documentaire

Je trouve que le film effectue surtout un tour de force par la mise en place d’un road movie qui visualise et donne à penser l’effacement territorial passé et en cours d’une population, tout en remontant une histoire, une origine : la Naqba, la catastrophe de 1948. Le parcours dans le présent n’a de cesse de renvoyer à cet événement originel, sans que cela soit amené de manière ostensible à l’image; au contraire, bien que tout y ramène (ou presque), c’est une absence présente de cet origine qui apparaît dans le film. Présent dans les mémoires, c’est effacé physiquement (ou presque), ainsi les villages palestiniens dont les cinéastes évoquent souvent la recherche à partir d’une carte (et reflétée ou se montrant partiellement au tableau de bord de la voiture). Les villages disparus, les populations déplacées, les morts …. est une thématique principale de ce film, et dont les traces sont aussi subtiles que ce qu’il en reste sous la couche moderne de la colonisation qui se superpose. C’est un film d’urgence qui évoque la superposition d’un monde sur un autre que le sionisme efface progressivement. Ainsi le décline la répétition de villages arabes ayant changé de noms, de ruines parsemant des coins d’images et quelques secondes de plans, de slogans tagués tels que « La paix c’est le transfert des arabes »… Dans le présent, des scènes (et des paroles) montrent ce processus toujours en cours, tandis que la Palestine est soumise à un quadrillage barbelé imposant; barbelés de fabrication telle que les armées même le refusent pour « raison humanitaire » et n’est employé en général que pour les prisons (et les propriétés d’Afrique du Sud). Prison, justement, là aussi il en est question, avec le rapport de force inégalé entre Israël et son voisin occupé croulant sous les démolitions, la pauvreté et l’humiliation infligés.

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Le parti pris de décliner un point de vue tenant compte d’une « timeline » palestinienne (pour reprendre ici un terme employé par Sivan dans une interview) a beaucoup dérangé à sa sortie. C’est ce principe d’éclairer une timeline en juxtaposition avec une autre, qui a conduit notamment l’insertion d’un fameux plan de rails, dans la foulée d’une séquence de la partie « Centre » où un coiffeur palestinien de Lod revient sur le massacre de Palestiniens en 1948. Un plan de rails qui a été accusé de tous les torts ici et là, y compris parfois parmi les critiques positives du film, et pourtant loin d’une provocation malsaine. Un aveuglément qui en dit long. Je recommande à ce sujet une interview particulièrement intéressante et approfondie avec Eyal Sivan, d’août 2012, où un retour non superficiel sur sa filmographie, notamment traduite ici par un engagement en prise avec le réel, est appréciable et assez rare. Publiée ICI par la Revue Débordements, en voici un extrait :

Le bourreau et la victime ne racontent pas deux histoires, ils en racontent une seule, mais selon deux points de vue. C’est ce qui permet de faire le montage. C’est sur cette question qu’il y a eu un malentendu total, et de la mauvaise foi, à propos de la scène des coiffeurs dans Route 181. Ces deux coiffeurs sont posés sur la même timeline : l’un est lié à l’Europe, l’autre à la Palestine, mais en réalité, ils sont identiques, l’un existe à cause de l’autre. Bien que le point de départ soit l’Europe. Tout de suite, il y a eu concurrence entre les victimes – on a parlé de « nazification » à propos de ce film. Ce qu’il n’y a pas eu, par contre, c’est l’écoute : on n’a pas pris la scène de face pour se poser la question de sa signification. Le projet sur lequel je travaille maintenant, c’est la question du « montage interdit », non pas au sens de Bazin (que j’ai découvert tout récemment), mais plutôt de Godard : l’interdiction tient du fait que certains de ses montages lui ont valu d’être taxé d’ambigüité, d’antisémitisme, d’obsession, alors qu’il est peut-être l’un des rares artistes européens à prendre ses responsabilités dans son projet esthétique-politique sur les deux grandes questions européennes que sont les rapports aux Juifs, et les rapports aux Arabes.

(…)

LʼHistoire, en Israël, et ça cʼest un travers qui vient dʼEurope, est racontée à partir du point de vue occidental, Juif occidental en lʼoccurrence. Comme si les Juifs nʼavaient quʼune histoire occidentale, alors quʼils ont aussi une histoire dans le monde arabo-musulman, une histoire qui nʼa pas vu Auschwitz. Il faut se rappeler une chose : il nʼy a pas eu de génocide juif dans le monde arabe. À partir de là, discutons. Il y a deux choses à prendre en compte : la mémoire occultée, le choix du point de vue, qui détermine un montage ; et il y a le refus dʼaccepter les analogies, les juxtapositions : on ne compare pas, la Shoah est incomparable. Cʼest cet interdit qui empêche de réfléchir en termes de juxtapositions : cʼest insupportable de voir ensemble les Juifs et les Musulmans de Godard. Cʼest refuser dʼadmettre quʼil y a la Shoah dʼun côté et la Naqba de lʼautre. La scène du coiffeur de Route 181 existe parce quʼil y a conscience du film Shoah de Lanzmann, conscience et non négation de ce film. Cʼest cela quʼils ont refusé de comprendre, cʼest cela la perversion. Et refuser de comprendre ça, cʼest refuser de comprendre quʼon peut être deux sur la timeline de lʼHistoire, en même temps. Pas en champ-contrechamp, mais dans le même champ.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun », interview par F. Demazel pour la Revue Débordements août 2012 (2ème partie de l’interview accessible ICI)

C’est un film qui fut censuré au Festival du Film du Réel 2004 (voyez l’ironie étant donné le titre du titre du festival) où il ne fut projeté qu’une seule fois, suite à une lettre de contestation de Finkielkrault, Arnaud Depleschin, Noémie Lvosky, Eric Rochant, BHL, Philippe Sollers … La pétition de 300 personnes (dont JL Godard) qui fut opposée à cette censure n’y changea rien. Une certaine « neutralité » ministérielle n’a fait que suivre le processus de censure, en soi pas neutre, justement. Et dernièrement, une interview de Sivan pour Rue 89 faisait part d’une autocensure qui se généralise en France:

Le combat a été gagné par les portes-voix du sionisme en France car ils ont réussi à imposer une auto-censure. Pas une censure sur les autres. Aujourd’hui des journalistes et intellectuels français ont peur de prendre position sur la question israélo-palestinienne à cause des campagnes de terreur intellectuelle qui ont été menées pendant des années. (…) Je pense que la France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui sont le gros problème qu’a la France avec son propre passé colonial.

Développé en trois grandes parties (Sud, Nord et Centre), le documentaire consiste donc à parcourir une route imaginaire basée sur la ligne de partage de la résolution 181 de l’ONU.Les deux cinéastes, l’un israélien et l’autre palestinien, prennent donc en charge les échanges dans leur langue d’origine respective. Les paroles saisies dans des scènes de vie quotidienne et les différents sujets abordés se font échos à multiples reprises, ils raisonnent entre eux. Nous noterons notamment combien l’idéologie sioniste peut se manifester dans les propos des témoignages, tandis que le colonialisme est annoncé souvent comme bâti sur une terre vierge, ainsi l’ouverture du film très symptomatique à cet égard (zone de construction sur un ancien village arabe et discours colonial où « un bon arabe est un arabe mort« ).

…l’acte de mémoire est aussi un acte d’oubli, de même que l’acte de montrer est acte de cacher. Le jeu consiste alors à déplacer le cadre pour révéler cette mémoire cachée. Bien que cette mémoire ne soit pas complètement cachée : les Israéliens n’ont pas tant peur du passé qu’ils craignent que celui-ci redevienne présent. La peur des Palestiniens, ce n’est plus la Naqba : c’est aussi le présent. Le passé est contenu dans le présent. La question est donc de savoir comment on transmet le passé. La phobie qu’on a aujourd’hui des immigrés, ce n’est pas la mémoire coloniale, c’est la peur qu’ils viennent nous bouffer. En racontant autrement, on pourrait dire que les migrants viennent pour se faire rembourser, pour partager ce qui leur appartient aussi. Mais ce récit doit se faire avec les mêmes matériaux.

Eyal Sivan, « Sur et autour d’Etat commun »

La parole constitue le grand pan de ce documentaire, reflétant souvent une réalité territoriale, tant dans la colonisation que le régime discriminatoire au sein-même d’Israël à l’égard des arabes. Parfois la parole s’exprime par le refus d’être filmé, ainsi un soldat de Tsahal qui pourrait faire penser au comportement similaire de soldats en 1982 dans le documentaire Journal de campagne d’Amos Gitai, tourné avec la grande opératrice Nurith Aviv. D’ailleurs, on pourrait aussi établir quelques connexions avec la filmographie consacrée au conflit israélo-palestinien. Ainsi, par exemple, le mariage palestinien clôturant la 2ème partie « Centre », en parallèle/contraste au mariage juif clôturant la 1ère partie « Sud », n’est pas sans rappeler le film Noces en Galilée de Michel Khleifi; cette fois-ci il n’est pas question de couvre feu mais de traversée de territoire interdite; interdit bravé par la festivité car « on continue nos fêtes malgré l’occupation« .

Il est à relever que le documentaire est percutant également par la mise en évidence de comment une idéologie, en l’occurrence le sionisme, imprègne les discours et les comportements. Un conditionnement idéologique est révélé, auquel s’opposent quelques voix à l’intérieur d’Israël (et très minoritaires), ou que nuancent d’autres voix, que montre aussi parfois le film. L’acculturation amenée par le sionisme auprès de certains de ses citoyens juifs, tout comme l’impact sur d’anciennes cohabitations, est évoquée à quelques reprises et c’est assez troublant. Il est question d’une uniformisation de l’identité juive à travers le sionisme, coupée de ses différentes composantes, et tendant par ailleurs à une certaine occidentalisation, cette dernière étant signalée clairement dans le documentaire méconnu Architectura d’Amos Gitai de 1977 (ICI sur le blog). Autre exemple d’acculturation, l’apprentissage imposé de l’hébreu, devenu langue officielle en Israël, à la défaveur de la sauvegarde (et transmission) de la langue d’origine (russe, arabe etc) a fait l’objet d’un documentaire : Misafa lesafa (D’une langue à l’autre) de Nurith Aviv. C’est à ce documentaire que j’ai songé, quand un juif ex-marocain, devenu israélien, ne se rappelle plus comment exprimer dans sa langue d’origine « ça me manque » à propos du Maroc où il aimerait revenir. Du déracinement, oubli et nostalgie que partage son épouse émigrée de Tunisie, qui n’est pas sans point commun avec une dimension des palestiniens subissant (et combattant) le sionisme. Un même constat chez les uns et les autres, prononcé par le couple malheureux : Israël a un goût de tristesse et de mort.

Le fatalisme est aussi très palpable, y compris parmi des arabes israéliens à l’égard de l’Etat palestinien, comme si l’étau, l’expropriation et la menace de transfert étaient bien trop puissants. Cet étau que visualise régulièrement les travellings sur les barbelés, les murs, le son (mitraillettes, avions etc)… soit une incarnation faite évidente ici de la dualité de deux entités que l’on veut politiquement imperméables l’une à l’autre, et du régime colonial qui veut en effacer une. C’est le principe de départ de ce film que d’aller plutôt vers l’idée d’un commun dans la démarche filmique employée. Ce que donc semble privilégier davantage le dernier opus de Sivan Un Etat commun où à la partition (et ses résultats ici) est opposée l’idée de partage, en tant qu’égalité.

 

[Les extraits proposés ci-dessous, en VO sous titrée français, présentent un décalage plus ou moins important entre son et image…]

1ère partie – Sud – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De la ville portuaire d’Ashdod vers le Sud, jusqu’aux frontières de la bande Gaza.

Extraits : 

« Le problème n’est pas entre Juifs et Arabes, mais entre colons et colonisés. »

 

« La barrière c’est le symbole du sionisme »

 

2ème partie – Centre – 100 mn – Partie visible en entier ICI 

De la ville judéo-arabe de Lod vers et autour de Jérusalem.

Extraits : 

Séquence de plantation d’oliviers par des chrétiens venus des USA. La caméra flirte avec le passé du lieu, soit une structure peut être du village disparu Kfar Inan (?) tandis que la présence des mouches laisse songeur… Les interrogations sur le village arabe n’ont aucune réponse. La seule qui demeure, c’est cette superposition perpétuelle, ici entérinée par des plantations solidaires d’Israël qui réussit son expansion.

 

« Israël est obnubilé par la démographie. »

 

3ème partie  – Nord – 82 mn – Partie visible en entier ICI

De Rosh’A’ aiyn, près du mur de séparation, vers le Nord, jusqu’à la frontière avec le Liban.

Extraits : 

« Évaporés… ? »    

 

« Oui, à la paix ! Non à l’occupation ! Libérez la Palestine ! » Solidarité d’israéliens empêchée et réprimée.

 

Pour conclure, en écho au film, je renvoie au site internet Palestine Remembered qui compile depuis des années des données sur la Palestine et notamment sur ses villages effacés (photos, articles, témoignages vidéos etc) dont la carte ICI rend compte. Je renvoie également à Fouilles de la discorde, ICI sur le blog, soit un documentaire qui évoque l’effacement, cette fois-ci à travers l’archéologie sioniste.

Des enfants face aux traces … :

Lone Star – John Sayles (1996)

Lone star – John Sayles – 130 mn – 1996 – USA

« Dans une petite ville texane proche de la frontière avec le Mexique, on retrouve l’étoile et les ossements du shérif Charlie Wade mystérieusement disparu plus de 30 ans plus tôt. Il a été assassiné par balles. C’est l’occasion pour le shérif Sam Deeds de se replonger dans le passé de la ville, et le sien : son père Buddy Deeds était proche de Charlie Wade. À cette trame sont liées diverses intrigues secondaires, impliquant par exemple le nouveau commandant noir de la base militaire et son fils. L’ensemble dessine une histoire des relations entre les différentes communautés de la ville et de leur rapport à la frontière si proche. »

Bande – annonce (VO) :

Ne pas s’étonner de la qualité médiocre de la bande – annonce, c’est à peu près le seul lien video que nous trouvons quant à ce film de John Sayles; d’ailleurs TOUS les films de ce dernier sont quasi absents de la diffusion en France (DVD, internet etc), tandis que ses sorties en salles y sont (très) rares… et discrètes.  Pourtant, sur internet ou ailleurs, on lira ou entendra à propos de Sayles qu’il est « le père du cinéma indépendant américain ». En l’occurrence je me méfie des ces formules, et puis combien de pères compte alors ce cinéma indépendant, si j’en crois la répétition d’une telle formule pour d’autres cinéastes. Une mauvaise habitude qui en ajoute un peu plus à la méconnaissance en France, ou plutôt à l’inaccessibilité, du cinéma indépendant américain, en dehors des « perles » qu’on nous assomme de temps à autre, sans oublier d’y joindre dans la publici… ,euh dans la critique, des accroches comme « le nouveau bijou du cinéma indépendant américain » ou « la dernière perle du cinéma indépendant américain ». Bon, sur ce dernier point ce n’est pas propre à la France (et à l’Europe) et sans doute qu’un retour au livre de Peter Biskind serait judicieux (Sexe, Mensonges et Hollywood, 2006); histoire d’y saisir au moins comment et pourquoi de tels accompagnements publicitaires autour du « film indé », en plus de ses tendances superficielles, comment il perd indépendance d’esprit au profit des dollars escomptés, et tandis qu’il faille continuer de lui flatter l’état d’esprit « subversif » et « libre » de sa création.  Une critique dit que le livre de Biskind distingue la cinéphilie française (analyse critique) de la cinéphilie américaine (dollars) : l’énormité de la chose m’a beaucoup fait rire, comme si en France nous n’avions pas nos propres réseaux de copinage-fric (avec la prétention artistique,-ou de contestation-, les moyens étant aussi, euh, un peu dérisoires) pour faire avaler de nouveaux grands auteurs (parfois subversifs) et alimenter une production aussi ennuyeuse et médiocre que pénible (et surtout pas véritablement engagée-critique-réflexive), à monnayer à l’entrée de la salle ?

Bref, plutôt que de lancer des formules toutes faites de cinéma « indépendant » et  « sans tabou » (tiens, en vlà un ICI de grand tabou évoqué par le cinéma indépendant américain) et tout le tralala, revenons en à l’un de ses auteurs qui perdure et persiste,  parmi d’autres comme Solondz ou Tzwigoff. Le cinéma indépendant américain est ainsi plus sympa à « visiter » que de se vautrer sur les trouvailles médiatiques et critiques qu’on nous tend de temps à autre (sans remettre en cause ici tout film indépendant qui nous parvient par la sphère médiatique – c’est le type de réception travaillé en amont qui me dérange, avec un conditionnement critique et publicitaire).

John Sayles, donc, réalise des films depuis les années 80 (et il plutôt épargné par l’industrie indépendante telle que la dessine Peter Biskind). C’est une bonne occasion, à travers Lone star, de se mesurer une première fois à son cinéma. Ce fut d’ailleurs un des rares films projetés en France à sa sortie, et ceci explique peut être sa présence EN ENTIER (et en VOSTFR !) sur le site streaming.net (cliquer ICI pour le regarder, et sans oublier la météo, car c’est 2H30 !). Autrement, un rare « papier » en français (internet-ement parlant), est accessible ICI sur les Inrocks.

C’est un film aux thématiques profondément traitées (Histoire et histoire, mémoire, frontière, liberté…), en abordant et la vie collective et la  vie personnelle. Cette articulation est menée de façon assez déroutante parfois, car je trouve qu’elle en met un coup dur au processus collectif (désespérant), et qui est finalement assez évacué par le film (un tantinet caricatural ?). Les personnages sont en revanche très bien travaillés, et c’est d’eux que les réflexions les plus importantes viennent à l’esprit, même quand elles sont en lien avec le collectif. Sayles s’intéresse surtout à l’individu, pris dans l’histoire et confronté aux frontières, dans toutes leurs variantes possibles (géographique, sociale, raciale etc). La deuxième partie de Lone star percute par les changements intervenus. (Sayles manie l’ambivalence, notamment au niveau des perceptions des frontières depuis là où on est) et par les interrogations qui viennent hanter certains personnages quant au cheminement de leurs vies. La séquence finale est d’une grande importance quant aux choix individuels mis dans la perspective d’une certaine forme de liberté, surtout avec ses ultimes plans, aussi brefs que superbes …  Je ne suis pas prêt d’oublier le grand écran final, par ailleurs perçu en amont dans le film.

En guise de comparaison, du moins pour ce qui relève de la frontière, nous pouvons nous rapporter au terrible Los Bastardos d’Amat Escalant, qui se déroule également autour de la frontière mexicano-américaine, et en ciblant sur l’immigration dite clandestine. Sa démarche est une forme de révélation finale, très marquante, de la violence irréversible amenée par le fossé-frontière, touchant les individus et appelée à dévorer la société dans son ensemble. Plutôt que de s’émanciper de la frontière (là aussi pas que géographique et sous tendant d’autres barrières) par le prisme individuel, Escalant y suppose la nécessité d’affronter la frontière (barrière) depuis un angle collectif.  Si son dernier film, présenté à Cannes en 2013, semble s’être attiré quelques foudres pour une violence qui y serait gratuite ou juste provocatrice, en ce qui concerne Los bastardos il est intéressant qu’elle soit la marque du film (certes comment l’oublier ?!) sans que l’on retienne les clivages révélés dans tout le processus menant à l’explosion finale (irréversible). Leçon ? « La violence arrive, toujours et encore plus, parce qu’elle est là sans que vous la voyez ». Voilà peut être l’intention de son dernier opus ?

 

Dans une longue interview accordée en 1996 à la revue américaine Cineaste (ICI), John Sayles revient longuement sur le film et notamment sur ce qui y a trait à la frontière et à l’Histoire/histoire. Je propose donc ci-dessous une  traduction en français des trois quarts de l’entrevue. Non seulement les films de John Sayles sont quasi TOUS inaccessibles en France, mais on peut également constater à quel point les textes et interviews francophones autour de son oeuvre sont assez rares en général (à ma connaissance en tout cas), et inexistant sur la toile. Cela méritait bien un petit effort de traduction, bien qu’approximative, de la présente interview (attention, quelques spoilers sont glissés !) :

« Revue Cineaste : Les frontières – géographique, sociale, ethnique et personnel – sont un thème central de votre film. Dans quelle mesure des films de frontière précédents comme La soif du Mal, Police frontière, ou La ballade de Gregorio Cortez, ont influencé votre approche ?

John Sayles : J’étais très conscient des frontières et la façon dont elles peuvent être géographiques ou superficielles. Dans le film il y a des limites entre les gens, qu’ils choisissent d’honorer ou pas. Cela peut être cette frontière forcée entre le Mexique et les États-Unis, mais aussi une frontière de classe, race, appartenance ethnique, ou même de rang militaire. Il y a une scène importante où le personnage de Joe Morton, un colonel d’armée dit « je veux savoir ce que vous pensez », et la militaire engagée dit « Vraiment ? ». Elle doit dire cela parce que les engagés n’ont pas à dire ce qu’ils pensent aux colonels, à moins d’avoir une dispense spéciale. D’autre part, une fois que vous traversez la frontière, vous pouvez découvrir des choses que vous ne voulez pas connaître. Vous pouvez découvrir que les rues de l’Amérique ne sont pas pavées avec l’or. Vous pouvez découvrir ce que le personnage de Joe Morton découvre, qui est que la militaire n’est pas une engagée enthousiaste et naïve, que cette personne lui disant des choses le font se questionner sur lui-même. Son personnage perd la foi – bien que ce ne soit pas dans l’église, il est dans l’armée – de ce qu’il a fait de sa vie entière.

Quand vous traversez la frontière et entrez dans une sorte de nouveau territoire, vous n’avez pas nécessairement la puissance que vous aviez de votre côté. Quand Sam Deeds passe la frontière, le mexicain lui dit « Vous êtes juste un gringo avec beaucoup de questions, je n’ai pas à vous répondre. Cet insigne ne signifie rien ici. » Je pense que c’est une des raisons qui fait que les gens, vis à vis des frontières peuvent déclarer quelque chose comme : « au Sud de cette ligne, je suis quelqu’un d’important et j’y ai dirigé des choses. » Ou cela peut être aussi littéral que « Ceci est ma terre et si vous y venez  je peux tirer sur vous. »

Beaucoup de l »imagerie du film a été prise du film Alamo [de John Wayne]. Le barman, par exemple, qui dit « Ce bar, c’est le dernier combat, Buddy. » Ou quand Sam va au Mexique, et que le mexicain trace une ligne dans le sable, ça se réfère à un passage célèbre d’Alamo, celui où Travis trace une ligne. Bien sûr, le Mexicain trace la ligne avec une bouteille de Coca Cola, mais c’est toujours une ligne tracée dans le sable. Pendant la Guerre du Golfe, George Bush a utilisé la même image de tracer une ligne dans le sable.

Dans les autres films que vous avez mentionné, je dirais de Police frontière de Tony Richardson qu’il portait davantage sur la drogue et l’identité. C’était aussi un peu plus romantique, avec Jack Nicholson policier à la frontière tombant amoureux de la fille mexicaine qu’il a vue de l’autre côté. (…) Et Lone star n’est pas un thriller. Il implique un mystère autour du meurtre, mais personne n’utilise, jamais, une arme à feu sur le personnage de Chris Cooper, et donc ce n’est pas un thriller de ce point de vue.

La soif du Mal [Orson Welles] a été juste influent dans l’idée de la légende. Le personnage d’Orson Welles est une légende dans son propre temps, mais la première fois que vous le voyez, c’est un personnage monstrueux. Il constitue une sorte de légende qui n’est pas mort à temps, il a traîné et maintenant il va en ruiner l’héritage.  Quant à La ballade de Gregorio Cortez [Robert M. Young], tant le film que la chanson, aussi bien que les corridos [ballades mexicaines] en général, ils ont été importants pour moi. Il y a des douzaines de chansons et beaucoup d’entre elles qui ont un rapport avec des gens qui étaient probablement d’assez mauvais types, mais parce qu’ils ont combattu les rinches, que les gens habitant la frontière appellent les Texas Rangers, ils sont devenus des héros. Vers le début de mes recherches, j’ai lu un livre appelé Avec son pistolet dans la Main

…D’Americo Paredes

Exact. J’ai lu aussi un roman inachevé de lui qui a été publié récemment. Et rien qu’avec le retour et la découverte d’encore plus de corridos, et la lecture de leurs paroles, ils furent très utiles pour moi dans la compréhension de cette longue histoire du conflit à la frontière.

Comment expliquez vous votre intérêt continuel pour les latinos et cultures hispano-américaines ?

Mon sentiment, essentiellement, est que j’ai fait beaucoup de films autour de la culture américaine et, pour moi, ce n’est pas du révisionnisme que d’ inclure la culture mexico-américaine ou la culture afro-américaine ou n’importe laquelle d’autres nombreux groupes différents. Si vous parlez de l’histoire des États-Unis, vous parlez toujours de ces choses, du « get – go ». Comme quand Sam Deeds dit « Ils étaient ici d’abord », et qu’ensuite l’autre type lui rappelle : « Ouais, mais les Indiens d’Amérique étaient là auparavant. » Donc je ne les vois pas comme spéciaux. Pour moi, ils sont juste une partie de l’image, juste une partie de la composition. J’ai vécu en de nombreux lieux aux États-Unis et les fortes chances que tôt ou tard vous allez vivre dans un voisinage où les gens ne parlent pas nécessairement l’anglais, je pense que c’est est une des choses qui fait des États-Unis un endroit intéressant pour vivre. D’où je viens, en fait, c’est à peu près l’opposé de l’idée de Pat Buchanan et de cette monoculture qui est envahie. La culture anglophone est juste une culture parmi de nombreuses autres. C’est devenu la culture dominante ou une sous-culture dans certaines zones, mais une sous-culture comme toutes les autres. La culture américaine n’est pas monolingue ou monoraciale. Ça a toujours été un mélange. Comme le dit un personnage : « We got this whole damn menudo down here. »

Lone Star, du coup, représente – t – il votre vision des États-Unis comme une société de plus en plus multiculturelle, et avec de plus en plus de couples biculturels ?

Je dirais non à la première partie, et oui à la deuxième. Comme j’ai dit avant, ça n’est pas de plus en plus multiculturel, car ça a toujours été ainsi. Si vous retournez une pierre, vous pouvez découvrir, par exemple, que peut-être un tiers, ou plus, d’Afro-américains sont aussi des Indiens d’Amérique, et qu’un pourcentage beaucoup plus haut d’Afro-américains sont aussi des Américains blancs. Vous savez, comme ils ont eu l’habitude de faire à la Nouvelle-Orléans ? Si vous êtes 1/64ème noirs, vous êtes noirs et cela n’a pas d’importance à quoi vous ressemblez. Je pense vraiment qu’il y a plus de couples interraciaux de nos jours. Une des choses intéressantes que j’ai remarquées pendant la Guerre du Golfe, voyant tant de personnes interviewées à la TV, était le grand nombre de couples interraciaux, dont deux d’entre qui étaient dans l’armée. Il y avait aussi beaucoup d’officiers noirs interviewés, y compris Colin Powell et des gens comme ça, à qui on a demandé  « Que pensez-vous de cette guerre ? », et ils disaient, « Eh bien, c’est mon travail d’y aller. » On pourrait leur demander « Pourquoi êtes vous dans l’armée ? », et ils diraient : « c’est le meilleur travail avec lequel m’en sortir. » J’ai été fasciné par l’idée que l’Armée des Etats-Unis, qui avait toujours été un bastion de ségrégation et le racisme, en est arrivée au point où, bien que ce ne soit pas l’endroit le plus libéral dans le monde, elle soit devenu davantage libérale que le secteur privé. Comme personne noire, vous avez une meilleure chance d’obtenir un travail là et d’avancer si vous travaillez bien, que si vous en faites tout autant dans le secteur privé.

L’histoire est un thème central de Lone star et vos transitions sans coupures, dans quelques scènes, entre le passé et présent semblent représenter le poids continu du passé.

Ça relève d’une conclusion évidente parce qu’il n’y a même pas la séparation par l’usage de la dissolution, qui est une coupe douce. Le but d’une coupe ou d’une dissolution est de dire que ceci est une frontière et les choses des côtés opposés de la limite doivent être, d’une certaine manière, différentes. J’ai voulu effacer cette frontière et montrer que ces personnes réagissent toujours aux choses du passé. Il y a une préoccupation de l’histoire dans le film, avec Sam Deeds voulant découvrir l’histoire personnelle de son père, ou le grand-père regardant derrière soi, du côté des racines des Seminoles noires. Pilar est un professeur d’histoire engagée vers un objectif, incluant cette réunion à propos de comment ils vont enseigner l’histoire dans les manuels. Même le personnage de Joe Morton traite de l’histoire, celle des relations entre noirs et blancs. Quand il se demande « suis-je juste un mercenaire ? », c’est non seulement à cause de ses sentiments personnels, mais c’est aussi, d’une certaine manière, une question historique, l’interrogeant : « puis-je être un soldat noir dans l’Armée des Etats-Unis, et ne pas être un mercenaire tel un de ces Seminoles noirs ayant fait la guerre aux Indiens pour les Blancs ? »

Beaucoup de personnages importants de Lone Star – Sam, Delmore, Chet, Pilar et Bunny – sont étudiés depuis la relation à une figure du père, et même on perçoit la ville et le comté eux-mêmes par rapport à leurs shérifs. Comment est-ce que ça établit un lien à votre traitement du thème de l’histoire et à la tradition hispanique patriarcale du caudillo, la figure de l’homme fort ?

Ce qui était fortement en tête, c’était de prendre une histoire et être capable de se déplacer dans les deux directions, de prendre quelque chose qui est de l’ordre du particulier et être capable de l’élargir au politique – prendre une histoire comme Sam Deeds et ce qu’il fait avec son enquête, recherchant dans ce qui est essentiellement sa propre histoire familiale. Elle vous dit quelque chose de la communauté entière, mais parfois ça devient une métaphore pour son histoire personnelle. Pour moi, très souvent, la meilleure métaphore de l’histoire ce sont les pères et les fils. En héritant de votre histoire culturelle, vos haines et vos alliances et toutes sortes de trucs de ce genre, c’est que vous êtes supposés en hériter de votre père dans le cadre d’une société patriarcale. Tant la société Anglo-Saxone du Texas que la société espagnole traditionnelle étaient des sociétés patriarcales, particulièrement à la frontière qui avait une histoire de rancheros [propriétaires de ranchs], avec ses « Don » par ci et « Don » par là, qui avait ces grandes expansions avec les peons travaillant pour eux. C’était vraiment comme une pyramide, tandis que dans d’autres coins du Mexique c’était beaucoup plus influencé par les hiérarchies indiennes qui ne ressemblent pas à la pyramide, où les hommes et les femmes ont des rôles séparés mais où c’est un peu plus circulaire. Il peut y avoir un chef de village mais ça peut changer chaque année, donc c’est davantage de la propriété commune plutôt qu’un type possédant la terre et dont le fils aîné va posséder à son tour, qui sera transmis de cette manière.

Il était également important pour moi d’inclure l’histoire de Pilar et sa mère. Je pense que les gens prennent généralement le parent de même sexe comme leur modèle d’émulation et don ici on a Pilar découvrant son histoire familiale très, très lentement. Elle ne peut même pas savoir que sa mère est née au Mexique. Sa mère peut avoir dit, « Mes proches sont là-bas, mais je suis née ici, » ou « j’ai épousé ton père et il était citoyen. » Qui sait quelle légende elle lui a raconté. Sa mère est très fermée à ce propos, parce que dans la culture où elle vit, il y a une certaine honte à être une mojado, une wetback. 

La mère de Pilar représente une attitude mexico-américaine conservatrice concernant les questions d’immigration contemporaines. Je suppose que vous l’avez fait très délibérément.

Ouais, non seulement pour en montrer la cause mais aussi pour montrer que, quand nous parlons de frontières et de lignes entre les personnes, très souvent quand elles passent ces frontières, elles veulent claquer la porte derrière elles. Elles peuvent avoir frappé à cette porte elles-mêmes, mais parce qu’elles ont intériorisé le système et qu’elles lui ont donné de la valeur, il y a des changements d’attitude une fois qu’elles sont de l’autre côté de la frontière. L’armée est un exemple parfait de cela. Vous pouvez commencer à dire « les officiers sont stupides », mais une fois que vous êtes devenu officier, vous changez probablement d’avis et vous ne dites certainement pas « Maintenant que je suis ici, je vais supprimer le grade. » Cela a été la tragédie de la révolution mexicaine – vous avez Porfirio Diaz, qui fait ces terribles choses, et après qu’ils se débarrassent de ce vieux type, quelqu’un d’autre devient, de nouveau, le caudillo. Cela a été répété maintes fois dans les cultures latino-américaines, où les révolutions se sont juste métamorphosées en changement de caudillos.

SPOILER :

Avez vous des remarques quant au fait que Sam et Pilar, le dernier couple qu’on voit dans le film, ont traversé leurs frontières et, si vous voulez bien traiter d’une question liée, leurs enfants seront-ils nés avec « une queue de cochon » ? [référence au motif incestueux du roman de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude]

[Rires] Eh bien, leurs enfants ne seront pas nés avec une queue de cochon parce que, comme Pilar le dit : « je ne peux plus tomber enceinte. » Une des choses que j’ai voulues faire avec ça, c’est d’interroger : « bien, quelle est en réalité cette règle ? » Je suis intéressé par la différence entre quand les individus font des choses pour des raisons bien pratiques, émotionnelles humaines, et quand ils suivent juste les règles. Ainsi voici Sam et Pilar – ils ont été élevés séparément, ils sont devenus adultes maintenant, il n’est aucunement question d’un frère plus âgé ou d’une soeur plus vieille, dans une sorte de position de pouvoir sur l’autre, et c’est donc une relation assez égale. Ils ne vont pas avoir d’enfants, donc ils ne vont pas transmettre des défauts de naissance affreux. Alors quelle est cette règle en question ? Elle dit : « si c’est pour ce que la règle dit, je ne peux plus avoir d’enfants. » Ce qui les fait laisser tomber la règle, c’est aussi la réalisation que : « bien, nous avons cette chance de faire quelque chose qui va être vu comme très antisocial, mais c’est bon pour nous, » et ils choisissent de traverser la frontière d’un point de vue moral. Mais c’est seulement une adaptation individuelle, et si c’était beaucoup de mon point de vue avec la fin, elle ne va pas changer la société. Ils se trouvent devant le nécessite de quitter la société dans laquelle ils sont, ils ne peuvent pas rester dans cette ville. Vous pouvez être absolument pas raciste, vous pouvez vous marier avec une personne noire, mais si vous êtes au milieu d’ émeutes du Watts, cela ne va pas vous aider. Cette adaptation individuelle que vous avez réalisé n’a pas changé la situation sociale, ou ne l’a pas changé assez pour que  la société et ce qu’elle fait honorent votre changement. Les couples interraciaux que je connais sont prudents sur là où ils vont. Si c’est un couple noir et blanc, par exemple, il y a des endroits avec les blancs où ils ne vont pas et il y a des endroits avec les noirs où ils ne vont pas. Seuls les bords de ces sociétés sont un lieu pour eux et leurs enfants. Au cœur de ces sociétés, parfois, ils ne sont juste pas les bienvenus.

Je sais que Lone star est un produit texan de bière. Pourquoi choisir Lone star pour le titre de votre film ?

Eh bien, pour la même raison, je pense, que Lone star l’a choisi comme nom de leur bière. Le Texas est le Texas. Le Texas a choisi l’étoile solitaire parce qu’ils étaient un individu ayant voulu devenir la partie d’un groupe. Une fois qu’ils ont en fini avec le Mexique ils ont dit « Eh bien, nous sommes une république », et le choix d’une étoile solitaire pour leur drapeau était un geste prétendu envers les États-Unis. Je l’ai associé au personnage de Sam Deeds, qui est un individu étant souvent debout à l’extérieur du groupe, le regardant, et qu’on suppose finalement le rejoindre, mais dans ce cas il ne se décide pas à le faire. Vous le sentez à la fin du film, non il ne va pas poser une nouvelle candidature au poste de shérif.

Auriez-vous des remarques sur Wesley Birdsong, le marchand du bord de route en figure amérindienne ?

Pendant que je travaillais sur les autres personnes au plus bas de cette frontière, j’ai réalisé, eh bien, que je ne pouvais pas laisser ce type à l’écart. Ce que j’ai trouvé intéressant dans cette zone du Texas est que bien que les réserves couvrent beaucoup de terrain, il n’y ait pas une place importante d’un combat politique qui perdure entre les réserves et l’Etat, comme il y a dans le Dakota, le Montana ou le Wyoming. Au Texas, ils ont vraiment été relégués aux réserves qui sont à l’écart des chemins et de notre esprit, de telle manière que les Indiens d’Amérique des réserves que vous rencontrez soient très probablement largement dépassés dans la population générale et donc quelque peu isolés.

Est-ce que le marchand amérindien est un Kickapoo [tribu amérindienne parlant une langue algonquienne] et est-ce qu’il était un vétéran de la Guerre de Corée ?

Ouais, il serait un Kickapoo de là-bas. Je n’ai pas creusé dans leur histoire pour le film, mais ce sont des gens qui ont été partout, y compris des deux côtés de la frontière. C’est une tribu très disséminée maintenant, avec environ quatre avant-postes différents, s’étirant du Midwest au Kansas, en Oklahoma, au Texas, au Mexique. L’idée est qu’il fut un ami de Buddy Deeds, qui était un vétéran de la Guerre de Corée, donc Wesley peut ou pas avoir été un vétéran. Il n’est pas inhabituel d’entrer dans une réserve indienne et de constater que la plupart des types ont été dans l’armée juste pour avoir quelque chose à faire. Il y a un nombre incroyable de postes de VFW dans les Réserves indiennes.

Pour moi, ce qui est important c’est quand Wesley déclare  « j’ai essayé de vivre à la réserve mais je ne pouvais pas supporter la politique. » Les Réserves sont extrêmement politiques, avec un corps à corps très dur, et ce qu’il a décidé, encore une fois, c’est de faire une adaptation individuelle. C’est comme où vous le voyez,  ainsi il dit : « entre nulle part et pas grand chose ailleurs. » Il est extrêmement isolé et il arrive à ça, mais c’est là où le choix peut vous mener. Le choix pour échapper à la politique, pour échapper à l’histoire, pour échapper à cette lutte et faire cette chose antisociale, peut vous laisser énormément isolé.

Il garde son sang-froid et il semble assez content, donc il est le haut de ce genre d’isolement, tandis que Bunny, l’ex-femme de Sam Deeds, est l’opposée de cela. Elle est une espèce de fantôme des Noëls à venir  [du conte Un chant de Noël de Charles Dickens], elle est la personne qui n’a pas échappé à son histoire familiale. C’est quelqu’un qui constitue un avertissement pour Sam. Dans vingt ans elle continuera à être dans cette pièce, parlant tel « j’ai aimé mon papa, j’ai détesté mon papa. » Il sera mort depuis cinq années et enterré, qu’elle vivra toujours dans son ombre et elle ne va jamais réussir à en sortir.  Elle est presque comme une régression tel à ce qui serait arrivé au personnage de Mary McDonnell dans Passion fish si elle n’était pas revenue au monde des relations humaines. Sa relation personnelle la plus forte, autre que celle avec son père, est en train d’être avec les Cowboys de Dallas [base ball], qui vont toujours être là pour elle. Ils sont cycliques et, en quelque sorte, extérieurs à l’histoire. Donc elle s’est échappée de cette façon. J’utilisais souvent la métaphore, dans Brother from Another PlanetPassion Fish, et City of Hope , de la télévision comme une drogue. Quelques personnes sont devenues dépendantes à l’alcool ou au crack, mais pour d’autres le monde de la fantaisie, le monde des feuilletons mélos ou le football ou quoi que ce soit d’autre, devient une drogue électronique constante qui vous est accessible. »

Fast food nation – Richard Linklater (2006)

EN ENTIER – Fast food nation – Richard Linklater – 2006 – 110 mn – USA

Avec Avril Lavigne, Paul Dano, Kris Kristofferson, Patricia Arquette, Ethan Hawke, Bruce Willis

Bande-annonce :

 

Film entier en VO sous titrée espagnol :

 

Il y a des films comme cela qui sous une facture plutôt sobre marquent et secouent les consciences, accrochent dès la première vision, regards sans concession et ouvertement contestataires tout en étant réflexifs. Fast food nation est un bon exemple de ce que peut décliner comme films à « contre-courant » le cinéma indépendant américain (mais sans pour autant être aussi « franc-tireur » que ce Fast food nation). Richard Linklater est un cinéaste discret mais dont la carrière est quasi irréprochable. Ce film est un véritable brûlot face à la nation américaine: la malbouffe et le milieu de la restauration rapide en terme d’exploitation des salariés, le terrible sort des immigrés mexicains, le cynisme des industriels, le massacre écologique au service de l’hamburger, la léthargie en terme de révolte sociale et le laisser faire général contribuant à la soumission collective. Film noir et très dur dont la séquence finale est une conclusion des plus terribles, insupportable non seulement par les images quasi documentaires de la boucherie de la grande restauration mais aussi tragique dans la métaphore utilisée pour y associer le massacre humain. Bouleversant et on ressort de ce film très remontés. Il y a eu Morgan Spurlock et son Supersize me pour s’attaquer à la malbouffe, mais ici Fast food nation va beaucoup plus loin car s’attaquant à tout un système d’exploitation sociale, et où l’exploitation de l’immigration mexicaine est particulièrement évoquée dans toute son horreur. Ce film à ce sujet fait écho à l’excellent Los Bastardos de Escalante bien qu’encore plus virulent dans le tableau car indiquant une violence sociale sans point de retour possible, chaos social total soulignant le gouffre dans lequel tombe une certaine Amérique.

Un responsable marketing de la société « fast food Mickey’s » découvre que la viande de l’hamburger star de l’entreprise contient de la merde (sic!) et mène ainsi une enquête sur la production sur le terrain. Cela nous amène à entrer dans le monde de la restauration rapide: ses salariés, ses abattoirs, ses dirigeants, ses consommateurs, ses jeunes contestataires…

Plutôt que de m’attarder sur le côté malbouffe (oui c’est de la merde, et Linklater n’innove pas là-dessus), je suis surtout apostrophé sur l’exploitation sociale montrée dans le film. Tout d’abord les salariés précaires, notamment les jeunes qui y effectuent leur premier petit boulot en guise d’entrée en matière dans le monde du travail: mal payés, lobotomisés par l’image de la société à faire avaler aux clients, fliqués sur leur rendement,…Il y a un dégoût de ces jeunes, j’ai notamment en image le jeune qui crache dans l’hamburger servi au directeur de marketing (assez drôle!). Ils sont lucides de leur situation précaire et du malsain de leur maison « Mickey’s », mais néanmoins résignés à la faire vivre car pas le choix pour gagner de l’argent. Véritable prostitution de sa conscience pour survivre. La jeune fille américaine rejoint cependant un petit groupe contestataire à tendance bobo/fleur bleue et finit par proposer un peu plus de radicalisme en terme d’action contestataire. Linklater point du doigt ici la nécessité d’une révolte plus axée sur le terrain, dépassant les petites opérations médiatiques sans conséquences directes sur le monde industriel de la malbouffe qui continue de massacrer l’animal, de polluer et d’exploiter l’être humain. Intéressant la séquence de tentative de libération des vaches: clôture coupée, mais l’héroïne s’étonne que celles-ci ne prennent pas leur liberté. Parallèle peut être ici avec le « troupeau » citoyen ? A force de vivre dans l’acceptation et avec les chaînes sociales, la liberté n’est plus envisageable et devient une notion perdant de son sens? L’oncle de la jeune fille (formidable acteur Ethan Hawke !!) est un partisan de la contestation et l’inspire dans ses élans activistes, remettant en cause la normalité et le renoncement à combattre.

Les autres exploités, ce sont les immigrés clandestins mexicains. Ce sont véritablement les victimes les plus ignoblement exploitées par la société de restauration. Le rêve américain et sa réussite sociale ne sont que des leurres pour ces êtres humains réduits à des corps objets que la société exploite jusqu’à les écraser et leur faire perdre toute dignité humaine. Ce sont eux qu’on sacrifie pour la « merde » et le travail de massacre dans les abattoirs, véritables travailleurs à la marge et inégaux des bas fonds nauséeux et glauques, coulisses du rêve américain, fosse cachée de la réalité sociale d’une nation aux valeurs destructrices dans les faits, construite sur l’asservissement, bien loin de l’image officielle. Le film s’attaque aussi au harcèlement sexuel mis à profit par les petits chefs jouissant de leurs petits pouvoirs au sein de la hiérarchie entre salariés; là encore une certaine catégorie de population est réduite à un objet, corps exploité au maximum. La séquence finale, sous une musique contribuant à la teneur tragique du passage, est un résumé très brut du film; une mexicaine parvient à se faire engagée et découvre les coulisses, les abattoirs: tragédie et violence du massacre animal mais aussi du massacre humain. Elle pleure sur son sort, inéluctable, comme fatalement son lot pour survivre. On passe dans la foulée à l’arrivée de nouveaux mexicains en terre USA, toujours avec la même musique qui fait le lien et établit définitivement le parallèle; nouvelle arrivée d’exploités qu’on va sucer jusqu’à la moelle et qui pour certains signifie la mort (énorme « litote » imagée du cinéaste: la chaussure retrouvée dans le désert…pour signifier le sort mortifère d’un des nombreux immigrés anonymes), physique mais aussi éthique; population qui pour survivre doit accepter l’inacceptable et entretient sa propre exploitation au service de l’affreux hamburger. Le « bienvenu en Amérique » dit avec 2 sachets d’hamburger de Mickey’s aux petits mexicains nouvellement arrivés est d’une ironie très violente, qui en dit beaucoup.  Et toujours, à travers le générique de fin, cette machine industrielle qui déroule ses dernières trouvailles dans ses bureaux, son nouvel hamburger offert à grandes envolées publicitaires à venir aux consommateurs. L’exploitation, le massacre humain et écologique continuent, la machine industrielle n’est pas prête de s’arrêter. Le générique ne peut dès lors que se conclure sur cette image de steaks produits à la chaîne en guise de conclusion très amère…

Quant à l’immigration mexicaine dite clandestine et le clivage entre populations, un terrible film a été réalisé à ce propos par le cinéaste mexicain Amat Escalant,  Los bastardos :