Les lampes à pétrole – Juraj Herz (1971)

Juraj Herz – Les lampes à pétrole (Petrolejové lampy) – Tchécoslovaquie – 1971 – 101 mn

En 1900, Stepha, fille de 30 ans d’un couple riche, accepte d’épouser son cousin Paul qui a cumulé d’importantes dettes en tant qu’officier de l’armée autrichienne. Paul refuse de travailler ou de consommer le mariage, puis progressivement sa santé se dégrade.

Si le réalisateur slovaque Juraj Herz a suscité une renommée internationale avec la réalisation de L’incinérateur de cadavres en 1969 (Spalovač mrtvol, édité ICI chez Malavida), comédie noire sur l’extermination « ordinaire » tandis que dans son enfance il a connu lui-même trois camps d’extermination, le reste de sa filmographie est méconnue en France et pas facile d’accès. Constatons par exemple l’absence d’édition DVD francophone et donc la difficulté d’accéder à son oeuvre avec du sous-titrage français. Citons par exemple Morgiana (1972), film valant le détour (sans être exceptionnel) et ayant eu la contribution du fameux opérateur Kucera mais dont l’édition DVD à l’étranger n’a été entreprise que par Second run (il faut donc se contenter d’un sous-titrage anglais). En plus d’avoir émergé tardivement dans les années 60, Herz était à la marge de la Nouvelle Vague tchèque. De son propre aveu, cet admirateur de Fellini n’était pas inclus dans le groupe de ces cinéastes. D’abord assistant réalisateur (notamment sur Obchod na korze/Le miroir aux alouettes de Jan Kadar et Elmar Klos, 1965), il fut associé au projet de film collectif Les petites perles au fond de l’eau (1965) qui réunissait des courts métrages adaptant des nouvelles de Bohumir Hrabal et se présentait comme un manifeste de cette Nouvelle Vague tchèque. Or voici comment cela se déroula d’après Juraj Herz :

« Je n’étais pas dans le groupe des réalisateurs « Nouvelle Vague » simplement parce qu’ils ne m’acceptaient pas parmi eux. J’étais de la même année que Jaromil Jireš, Jirka Menzel, Evald Schorm et Věra Chytilová mais pas à la FAMU, au département de la marionnette [de la faculté de théâtre de l’Académie des arts de la scène (AMU)]. (…) Quand Jaromil Jireš est venu avec Perličky na dně et qu’il a présenté le projet à ses pairs [à la FAMU], il leur a également dit qu’il me connaissait et il a pensé que je devrais filmer l’une des histoires. Tous, sauf Evald Schorm et Jaromil Jireš lui-même, étaient contre. J’étais inférieur à eux. J’étais un artiste de marionnettes, pas un réalisateur. Heureusement, il y avait Ján Kadár qui est allé à l’administration [de l’Académie] et leur a dit qu’il prendrait la responsabilité pour moi. Mais cela m’a fait un coup de poing dans l’estomac. À cette époque le meilleur caméraman, Jaroslav Kučera, filmait toutes les histoires. Mon histoire passait toujours après. Mais lorsque le tournage devait enfin commencer, je suis allé à Jaroslav Kučera qui a refusé de coopérer avec moi. J’étais donc le seul [des réalisateurs qui ont contribué à Petites perles au fond de l’eau] à réaliser le film avec un cameraman différent, Rudolf Milič, qui était le cameraman du film L’Accusé de Kadar [1964]. Plus tard Jaroslav Kučera a fait le travail de caméra dans mon film Morgiana [1971]. »

(Juraj Herz, interview parue sur Kinoeye).

Le court métrage de Herz ne fut finalement pas inclus dans le film sorti en 1965 car l’ensemble était trop long et sa réalisation était la seule à dépasser les 30 mn. C’est ainsi que Herz fut rapproché plus tardivement de la nouvelle génération avec la sortie de L’incinérateur de cadavres mais la normalisation survenue dans la foulée a stoppé son élan. Il en témoigne ainsi dans une émission portant sur son autobiographie Autopsie :

« J’ai tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, et j’avais déjà en réserve les projets de quatre films. Je n’ai finalement pu en réaliser aucun parce que le régime communiste ne me l’a pas permis. Et tous mes autres films n’étaient pas les sujets que je voulais faire. ‘Les Lampes à pétrole’ ou ‘Morgiana’ ne correspondaient pas à mes désirs de réalisation. Après avoir tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, j’avais à ma disposition trois romans de Ladislav Fuchs, et le scénario, d’abord autorisé puis interdit, de l’adaptation du ‘Surmâle’ d’Alfred Jarry. » (Juraj Herz)

Si Herz se montre sévère avec la suite de sa filmographie, ne nous privons pas pour autant de la découvrir car elle réserve de bonnes surprises. Certes, politiquement il n’y a pas grand chose à en dire dans le contexte de la normalisation mais son esthétique souvent au service d’une atmosphère sombre, malsaine, fantastique voire horrifique rend les films assez mémorables. Les lampes à pétrole ne s’intègre pas à son corpus fantastique (telle que peut l’être par exemple sa mémorable version de La belle et la bête, 1978) mais demeure également une très bonne surprise, ou au moins une curiosité permettant de nous familiariser un peu plus avec le cinéma tchèque si prolifique en adaptations littéraires. Car ici Herz adapte le roman du même nom de Jaroslav Havlicek (publié en 1935/1944), un écrit présenté comme très psychologique et atmosphérique et pour lequel le cinéma a donc un gros défi à relever. A la lecture de commentaires d’internautes tchèques ayant lu le livre et vu le film, certains font part de leur regrets dans certains choix de l’adaptation. Ainsi le film ne commencerait qu’au niveau de la deuxième moitié du livre et éclipse par exemple certains aspects de la relation entre les personnages. Le personnage féminin principal (Stepha) interprété par l’excellente Iva Janzurova est parfois contesté car très différent de la Stepha du livre qui se présente comme sale, ventripotente et mélancolique. En revanche le caractère désespéré semble bien fidèle à l’esprit du livre, un ton sombre qui n’est pas nouveau dans le travail de Herz.

Superbes interprétations de Iva Janzurova et Petr Cepek (Image du film)

La performance des deux comédiens principaux est pour beaucoup dans l’attrait que peu susciter ce film. D’une part l’expressivité de Iva Janzurova est très attachante, reflétant l’intériorité de Stepha en butte à une bourgeoisie hypocrite et une situation personnelle sans espoir. Elle fut d’ailleurs nominée pour la catégorie meilleure actrice au Festival de Cannes 1972. J’avais découvert Janzurova dans Un carrosse pour Vienne de Karel Kachyna (1966) et déjà elle m’avait fortement marqué, contribuant à ce que cet autre film tchèque laisse des traces dans ma tête. Actrice à la carrière prolifique, elle a souvent été cantonnée à des rôles de comédie mais que ce soit dans Les lampes de pétrole ou Morgiana (avec un double rôle) de Herz, Janzurova peut exceller dans d’autres registres. Quant à Petr Cepek c’est là un de ses premiers films importants et il incarne avec force l’évolution du personnage atteint de syphilis. La musique de Lubis Fiser est également une réussite, reflétant par exemple l’intériorité de Stepha et instaurant la dramatique. A ce titre, la toute fin m’a laissé bouche bée et il m’arrive de me la repasser. Mais c’est un autre extrait que je propose ci-dessous, un passage associant aussi mise en scène, interprétation et musique.

Extrait Les lampes de pétrole (sans dialogue) :

Enfin, je termine cette note par un petit mot sur le cadre du film. Il se déroule à l’entame du 20ème siècle dans l’empire austro-hongrois. Le film évoque notamment le contexte des empires avec la mention de la guerre des boers en Afrique du sud (le Royaume-Uni en guerre face à deux républiques des premiers colons installés sur place) mais c’est surtout dans la période Art Nouveau et son style « Sécession » à Prague que le film s’ancre bien. Celui-ci apparaît tout particulièrement dans les costumes de début de film. Mais le supposé romantisme et progrès (cf un discours politique de début de film axé sur le progrès et la paix) du monde « Sécession » est ici fissuré. Ce monde se révèle superficiel et mauvais (l’émancipation féminine de Stepha présentée comme de « mauvaises manières » est pointée du doigt, le mari qui ne tente pas la guérison de la syphilis par crainte du regard des autres…).

Une ballade mêlant grotesque et noirceur dans le Prague Sécession (Art nouveau)

Le caractère immonde de ce monde début de siècle est bien signifié par une double ballade du couple (fiancé puis marié) dans les rues de la ville. Une première et fière déambulation suscite le regard approbateur et élogieux; puis plus tard dans le film c’est le contrepoint avec une ballade au ton mêlant grotesque et noirceur où le dévouement de l’épouse pour le mari en voie de désintégration suscite le regard dédaigneux, moralisateur et les moqueries. C’est à ce monde de « progrès » que Stepha se heurte impitoyablement. La montée émotionnelle de fin de film rend le drame particulièrement poignant.

FILM INTÉGRAL EN VO ET QUALITÉ HD (chaîne YT consacrée à des classiques du cinéma tchèque) :

 

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