EN ENTIER – L’homme n’est pas un oiseau (Covek nije tica) – Dusan Makavejev – VO sous titrée anglais – 79 mn – 1965 – Yougoslavie
Ce film est le premier long métrage de Makavejev qui réalisa auparavant que quelques documentaires et des courts métrages. Nous sommes là encore dans la période du Nouveau Film (Novi Film) Yougoslave, dans lequel s’inscrit Makavejev, avant qu’il ne prenne le surnom de « Vague Noire » suite à la sortie de Rani Radovi / Early works de Zelimir Zilnik en 1969 (relayé ICI sur le blog). Le Novi Film, au nom futur de Vague noire, est apparu dans la foulée d’une industrie cinématographique encourageant initialement les expérimentations. Il ne constitue pas un mouvement en tant que tel, avec des critères prédéfinis de réalisation et de thématiques, et se distingue du reste du cinéma yougoslave par un credo critique, parfois volontairement provocateur, s’attaquant aux socles officiels de la Yougoslavie socialiste de Tito, tout en se démarquant donc de l’esthétique du réalisme socialiste.
Makavejev est un cinéaste considéré comme l’un des plus importants de la Vague noire (Novi Film), mais pas tant peut être, du moins en dehors des pays de l’Ex Yougoslavie, pour les films des années 60 qui ont précédé W.R : mysteries of organism (1971, interdit en Yougoslavie) et Sweet movie (1974, au Canada) où le traitement particulier de la sexualité, parfois provocateur, très lié à l’approche politique en a constitué une « marque de fabrique » plutôt mise en avant ici et là. Dans son ensemble l’oeuvre de Makavejev, au-delà de sa réputation, reste très méconnue (entendons peu vue). C’est ici l’édition (américaine) Criterion de cinq de ses films qui permet d’en découvrir une partie, et particulièrement ceux de la période yougoslave d’avant son exil de 1973. De quoi ainsi se faire une idée des premiers jalons de son cinéma, dans le contexte yougoslave des années 60.
Aleksandar Petrovic, autre artisan du « mouvement », a contribué au film en tant que directeur de la photographie. La première fois qu’il fut associé à Makavejev dans cette fonction, ce fut pour un court métrage documentaire de 1962, intitulé Parade. Le sujet de ce court métrage porte sur la préparation du défilé du 1er mai à Belgrade. Au ton ironique par certains aspects, le film fut au départ interdit et nécessita des coupes de la part du cinéaste. Le film finit par sortir, et gagna même un prix critique. Il est intéressant d’y voir la juxtaposition du sérieux documentaire (« réaliste ») et de l’ironique, soit un aspect qu’on retrouve dans le long métrage réalisé trois ans plus tard.
Parade – EN ENTIER – 1962 – VO non sous titrée – 10 mn
Revenons-en à L’homme n’est pas un oiseau. Il se déroule dans une ville établie autour d’un complexe industriel, dans le bassin minier et métallurgique de Bor en Serbie (à proximité de la frontière bulgare). La trame narrative se focalise sur le parcours de trois personnages principaux : Barbulovic, un modeste ouvrier violent; Rudinski, ingénieur de passage spécialisé dans l’avancement du travail; Rajka, personnage féminin établissant une liaison avec l’ingénieur. Une séance d’hypnose et une cérémonie de remise de médaille à l’ingénieur (avec une symphonie de Beethoven) ponctuent l’ensemble.
Film en entier – VO sous titrée anglais :
Makavejev y donne cours à un certain réalisme documentaire (tournage dans l’usine etc) tout en le combinant à des insertions ironiques et des moments plus nettement fictifs et mis en scène (en général accompagnés alors de musique).
« Tu n’es pas un oiseau mais un travailleur »
L’ouverture-générique du film annonce la thématique du contrôle; à l’idée d’hypnose collective suit un double fond d’usine durant la conversation téléphonique d’un journaliste : celui visible à travers la fenêtre, et celui reproduit dans le bureau. Dans la même scène, le journaliste raconte la cérémonie de la veille, articulée autour de la symphonie de Beethoven et qu’on retrouve plus loin dans le film, en lâchant un lapsus : au lieu de dire que les visages des ouvriers étaient illuminés, il évoque d’abord des visages sombres. Un passage ironique indiquant d’entrée de jeu comment il est question de fabriquer une réalité.
Progressivement, surtout par l’évolution de ses personnages féminins (Rajka mais aussi l’épouse violentée de Barbulovic), Makavejev évoque des libertés contrastant avec la contrôle de la classe ouvrière, fortement régie par l’idéologie officielle; pour cela il utilise notamment la sexualité comme expression, même temporaire, de la liberté. Rajka, en particulier, s’émancipe de la main-contrôle, du discours autour de la classe ouvrière, à laquelle en revanche n’échappent pas les personnages masculins. Ils en subissent le contrôle comme ils le reproduisent. C’est ainsi que la scène de remise de médaille est alternée à la relation d’un soir entre Rajka et Bosco, le tout sous l’air d’Hymne à la joie de Beethoven. Makavejev représente la jouissance de Rajka et Bosco, et où les mains de cette dernière, en quasi arrêt sur image, tranchent avec les mains du travailleur diffusées par le régime.
Une affiche géante des mains du travailleur parcourt le film, pour finalement ne pas être acceptée par le chef de l’usine. Elle est bannie de la cérémonie de remise de médaille pour laquelle se joue la symphonie de Beethoven; cette dernière est de la trempe d’un produit que ne fabriquent pas les ouvriers (ainsi le commente une scène humoristique d’individus paumés dans l’usine en jolie garde robe, représentant sans doute quelques privilégiés sociaux du régime).
Plus tard, la main-empoigne de Rudinski témoigne également d’un contrôle, en l’occurrence celui qui veut s’établir sur Rajka. Cela succède à la main-désir du début relationnel.
La mise en scène de Makavejev témoigne également, comme écrit plus haut, de commentaires ironiques. Ainsi par exemple lors de la visite scolaire de l’usine. Alors que la séquence se déroule dans le milieu du travail, nous entendons un discours officiel prononcé aux enfants et tenant lieu de la représentation de la classe ouvrière : « l’homme avant la guerre était l’esclave de son travail », la classe ouvrière est maître d’elle-même face au capitalisme etc. Le discours va jusqu’à faire de Borulovic un ouvrier modèle, « un des meilleurs de l’usine« . Un contraste ici est opéré par le cinéaste, d’une part au sein même de l’image (le discours se plaque à des images qui le contredisent : un ouvrier qui souffre au turbin, qui picole etc), d’autre part par le développement fictionnel (scène de beuverie, de frustration sexuelle et de violence dans la scène de début de film en guise de tableau du « bonheur » ouvrier et de son émancipation; Borulovic manifestant une violence machiste à l’égard de son épouse …). Soit un moment où le film exprime bien le dogme du discours et le mensonge qu’il édicte à l’égard de la réalité ouvrière, y compris quand cette dernière apparaît à tout le monde. Ne sommes nous pas dans une hypnose verbale, idéologique, tendant à contrôler le regard et la perception du vécu ? En tout cas le contraste, qui ne vise pas à une moralisation autour du comportement ouvrier, dénote davantage une satire du discours par le mensonge qu’il draine, en fermant les yeux sur la réalité. Un credo assez récurrent, vraisemblablement, dans les films de la Vague noire / Novi film. Pensons ainsi, par exemple, à Karpo Godina parodiant le discours fraternel et unitaire plaqué à la région de Voivodine dans Healthy people for fun ou encore à Petrovic, directeur de la photographie ici, et son film J’ai même rencontré des tziganes heureux qui se déroule dans la même Voivodine et donnant le reflet d’une réalité où les tziganes sont marginalisés de la société yougoslave.
Toujours à propos de la mise en scène de Makavejev, il est à souligner les prises de distance avec les parti pris d’un réalisme documentaire, notamment là où la musique intervient. Ci-dessous, par exemple, la scène de bagarre sur la place du marché où la présence d’une musique entraînante, accentuant le ton quelque peu burlesque de la scène dans un décor « réaliste », démontre bien que le cinéma de Kusturica est issu de précédents cinématographiques yougoslaves et non enfermés dans l’esthétique du réalisme socialiste.
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