Brigitte Senut la dame aux fossiles – Philippe Ayme (2012)

D’une part je savais que certains ténors de la communauté internationale n’apprécieraient pas cette découverte : nous n’étions pas anglo-américains (lorsque nous avions mis au jour le crâne d’un Homo ancien en Ouganda, un collègue anglais m’avait écrit pour me demander d’abandonner mes travaux en Afrique anglophone et de me consacrer à l’Afrique francophone : quel néocolonialisme !).

Brigitte Senut, Et le singe se mit debout

 

EXTRAITS – Brigitte Senut la dame aux fossiles – Philippe Ayme – 52 mn – 2012

Parfois perçue comme « hérétique » dans son combat contre les idées reçues, Brigitte Senut, professeure de paléontologie au Muséum d’Histoire Naturelle et chercheuse passionnée, a fait de la transmission des connaissances son cheval de bataille.
Questionnant la place de la femme dans la recherche et celle de la science dans nos sociétés, ce film nous fait aussi découvrir le rift kenyan, terre d’Orrorin et de la communauté Tugen qui a su, au fil des missions de Brigitte et de son équipe, s’approprier une science et un patrimoine.

 

J’avais brièvement évoqué ce documentaire lors d’un retour sur un montage audio d’un grand scientifique sénégalais : Cheikh Anta Diop (ICI). M’étant alors contenté de la bande annonce, voici que j’ai pu le découvrir dans son intégralité dernièrement. A l’image des réflexions amenées dans une courte vidéo consacrée aux réalisations audiovisuelles dans la Préhistoire (ICI), le moindre qui peut être affirmé est combien ce documentaire se détache de la standardisation audiovisuelle par les quelques approches à contre courant de la discipline scientifique et des fouilles archéologiques, en plus de la gestion d’un patrimoine qui leur est associé. A travers le suivi de Brigitte Senut, ce sont nombreux débuts de réflexions amorcés, même si je trouve que c’est parfois trop fragmentaire et pas suffisamment poussé, surtout par rapport aux points de vue et réalités des locaux dans leur opposition à un certain néocolonialisme scientifique, par ailleurs probablement soutenu par des collaborations locales d’intérêt.

Le documentaire développe nombreuses thématiques très riches, et dont le contenu s’affirme régulièrement comme tranchant avec certaines réalités combattues mais aussi les discours et représentations médiatiques en vogue.

Tout d’abord, et c’est ce qui est flagrant dans l’autre extrait disponible sur la toile, soit l’ouverture du film, le féminisme de Brigitte Senut qui affronte une science masculine, au nom d’une indépendance scientifique et de recherche qui se reflète par ailleurs dans d’autres aspects de son parcours professionnel, en lien avec les terrains et ses enseignements.

Ce passage de début de film détonne car on pourrait s’attendre au premier abord à l’habituel lot machiste vu comme le propre des pays arabes, en contraste avec l’occident et ses égalités officielles; il n’en est rien car le machisme qu’affronte Senut est très présent dans la science occidentale, et elle le démonte à multiples reprises, notamment lorsqu’elle rappelle de manière tranchée qu’elle a à affronter quotidiennement une « caste de mâles dominants » et que de nombreuses chercheuses ont eu leurs travaux brisés par la caste.

Ce n’est pas du féminisme pour du féminisme, et celui-ci fonctionne en écho avec sa passion pour la science, et particulièrement pour ses axes de recherche privilégiés. Vraisemblablement, ses hypothèses de recherche sont un pas de côté des normes en vogue, ainsi son acharnement à approcher prioritairement l’histoire des hominidés depuis celle de nos cousins les grands singes et leurs ancêtres. C’est d’autant plus tranchant qu’elle nous rappelle à quel point les fossiles de la seule lignée humaine (et tout le buisness scientifico-médiatique-tunes qui va avec) occupent en général l’attention première, tel ainsi l’illustre l’objet spectacle par excellence, celui-là même qui concentre toutes les photos et voraces médiatiques de début de film, dès lors qu’il s’agit finalement de l’Homme. Son point de vue la conduit non seulement à tenter de comprendre l’Homme et son évolution par celle des grands singes, mais aussi d’éclairer comment, finalement, l’histoire de l’évolution de l’homme ne peut être réduite à la découverte de fossiles d’hominidés, dépassant un peu la seule vue anatomique (qui garde son importance essentielle, hein !).

On l’aura compris, ce documentaire met le doigt aussi sur un certain « entre soi » de réseaux scientifique, par ailleurs à la pointe de la « mode » ou de conceptions dominantes, sans possibilité de l’émergence du débat scientifique et transparent au public, avec le concours des grands médias. A ce sujet, ne pas oublier les travaux d’Anne Dambricourt, évoqués dans le documentaire ICI qui avait eu à affronter tout un battage médiatique et scientifique lors de sa sortie… Au-delà du caractère potentiellement faussé de ses interprétations, Dambricourt a dû essuyer, à l’image de la réception du documentaire, des critiques extra scientifiques rabaissant ses travaux à du prosélytisme religieux intégriste (en l’occurrence le créationnisme).

Bref, Brigitte Senut la dame aux fossiles développe à la fois la passion et l’indépendance d’une chercheuse; une association illustrée formidablement par le « non » qu’elle répond à ses étudiants lorsqu’ils lui demandent un sujet de recherche, y voyant là une soumission de toute une vie (ou presque) à autrui, dans l’hypothèse d’une vie composée à 80% de la recherche. Choisir son sujet, et ainsi sa vie, est pour elle le véritable caractère de la passion, en toute indépendance (ou presque).

Dans la continuité de cette caractérisation de la personne de Brigitte Senut dans son rapport à la science, il est intéressant aussi de noter à quel point le rapport de la science AUX publics est mis en avant. Ni pour les tunes, ni par égocentrisme de chercheur ou par instrumentalisation politico-sociale. Mais par intérêt scientifique et aussi parce que la science est également sociale, et doit l’être. Elle a un lien avec la société, et elle se doit de transmettre ses avancées aux grands publics, sans la vulgarisation outrancière et abêtissante, autant nuisible à la science qu’à la société qui par voie de conséquence n’est nullement articulée aux véritables travaux scientifiques menés et découvertes. On peut y voir les jalons d’un esprit critique par le biais d’une transmission vivante et pédagogique de la science et ses découvertes, sans son côté foire commerciale et touristique. Un bref passage d’enseignement de Senut à ses élèves est à ce titre assez drôle : en quelques secondes, elle casse l’image répandue, y compris médiatiquement et dans la publicité, de l’homme résultant de l’évolution depuis la position à quatre pattes jusqu’à la bipédie. Or la paléontologie, notamment sur l’appui de travaux tels que ceux menés par Brigitte Senut, révèle tout autre chose : la bipédie a pu existé parmi de premiers hominidés, bien avant l’Homme. Et c’est là, par exemple, le cas d’Orrorin, hominidé découvert au Kenya et daté à environ 6 millions d’années. Sa bipédie a été confirmée malgré l’hostilité persistante de chercheurs…

La deuxième partie du film inaugure une autre rareté dans le domaine audiovisuel, du moins français, consacré en général aux sites archéologiques africains, là où la blinde de fossiles sont découverts et font les richesses et succès médiatiques de certains. Pour la première fois, à ma connaissance, les locaux sont nettement visibilisés, d’une part comme acteurs de la fouille et de la faisabilité de la continuité de la recherche, d’autre part comme prolongements et futurs acteurs principaux des recherches elle-même en plus d’en s’en approprier les découvertes et la transmission, en lien social avec la société locale. Ainsi la communauté Tugen s’approprie les découvertes des sites et se charge, en principe, de leur conservation et mise en valeur sur place (il est question d’un futur musée géré par elle-même). Certains locaux sont formés aux recherches paléontologiques, ainsi la fille d’un participant Tugen très important par le passé dans l’avancée locale des fouilles des gisements (on a là quelques images vidéos archivées aussi brèves qu’intéressantes, donnant à matérialiser la contribution importante). Cette formation scientifique progressive est une des bases de la réappropriation.

Quelques bémols sont apportés puisque cette réappropriation a ses obstacles, comme le stipule la bande annonce du documentaire. Un certain néocolonialisme et collaborateurs locaux empêchent le retour des fossiles d’Orrorin sur son site, dans le futur musée, et entre les mains du savoir et des recherches en cours de la communauté Tungen. Plus que d’indépendance, il est encore question de pseudo indépendance. Par ailleurs, les subventions dépendent toujours de l’argent occidental, ainsi que la survie économique de certains employés à l’occasion des fouilles, budgétisées par des équipes occidentales. Et le danger est aussi de dépendre, qui plus est sur le long terme, des financements occidentaux pour que les recherches scientifiques et mises en valeur des découvertes puissent se développer et se pérenniser.

En tout cas, une problématique est bel et bien posée. Bien sûr ce n n’est pas assez approfondi je trouve dans les apports des locaux, à part l’aspect accueil et exigences de retour de l’équipe scientifique française (facilité par eux). Or, nous apprenons qu’ils sont importants dans les avancées des recherches elles-mêmes sur les sites, outre cette dimension d’accueil et de fraternité. Le dispositif, en suivant constamment Brigitte Senut, ne les concerne pas directement, et c’est ainsi que les locaux sont toujours perçus en articulation aux français, y compris dans le déroulement des recherches. Le dernier plan, néanmoins, engage quelque chose… en suspension. Peut être qu’un jour le hors champ présent existera indépendamment des budgétisations occidentales.

Pour conclure voici donc un documentaire qui relaie, à travers le suivi de Brigitte Senut, des questionnements et thématiques renouvelés, supplantant l’hagiographie et le caractère figé des recherches et découvertes archéologiques; un certain comportement « hérétique » de Brigitte Senut y est pour beaucoup, permettant au film de se caractériser d’un regard neuf sur la science, notamment et surtout, en fin de compte, du point de vue social.