Pays barbare – Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian (2013)

« C’est une folie. Nous continuons sans le vouloir (…). Quelqu’un dit que c’est une mission, il y a quelque chose de religieux dans cet engagement dans l’archive. L’archive continue à nous parler. Nous voyons des choses que les autres peut être ne voient pas. Quelques fois c’est une sorte d’angoisse de voir les choses. Et c’est toujours les regards de personnes qui nous regardent dans l’archive, et alors nous regardons et nous sommes regardés. Et ça c’est un peu l’Histoire. »

Yervant Gianikian, émission France Culture (décembre 2013)

 

Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian – Pays barbare – 63 mn – Italie – 2013 – EXTRAITS

« Chaque époque a son fascisme. Un film pour nous aujourd’hui nécessaire sur le fascisme et le colonialisme. Avec notre « Caméra Analytique« , nous sommes retournés fouiller dans des archives cinématographiques privées et anonymes pour retrouver des photogrammes de l’Éthiopie datant de la période coloniale italienne (1935-36). L’érotisme colonial. Le corps nu des femmes et le « corps » du film. Images de Mussolini en Afrique. Photogrammes du corps de Mussolini et des « masses » en 1945, après la Libération. « Après avoir été à l’origine de tellement des massacres sans images, ses dernières images sont celles de son massacre (Italo Calvino) »  »

Bande annonce (extrait, Mussolini en Libye en 1926) :

 

FILM EN ENTIER 

 

Voici le quatrième film  que je découvre du duo cinéaste et il m’a encore scotché. Sur le blog ont été relayés les premier et troisième opus de leur trilogie consacrée à la Première guerre mondiale : Prigionieri della guerra, 1995 (ICI) et Oh Uomo, 2004 (ICI). J’y avais mentionné le colonialisme comme un des thèmes de leur filmographie, très présent par exemple dans leur film le plus « célèbre » à ce jour : Du pôle à l’équateur, 1986 (chef d’oeuvre à découvrir  en intégralité et gratuitement ICI). Or Pays barbare aborde pleinement le colonialisme italien qui s’inscrit dans la continuité du corps ravagé de Oh Uomo où s’annonçait l’Homme nouveau de l’ère fasciste et la conquête coloniale. Des visages, ceux des enfants aux corps malades ou affamés et des hommes aux corps amputés et recomposés artificiellement, s’y adressaient au spectateur par le biais de la « caméra analytique » des cinéastes, soit l’appareil qu’ils ont mis au point pour re-travailler en les fouillant les archives filmiques extrêmement fragilisées qu’ils « déterrent », leur donnant une seconde vie dans notre présent. Après la boucherie européenne de 14-18, place à l’ère fasciste et au colonialisme qui la prolongent.

Pays barbare c’est l’image du colonialisme resté sans images et c’est ainsi que la première partie sur les six composant le film est précédée d’une citation d’ Italo Calvino : « Après avoir été à l’origine de tellement des massacres sans images, ses dernières images sont celles de son massacre« . S’ensuit alors une saisissante séquence composée d’images filmées inédites des cadavres de Mussolini, de sa maîtresse Clara Pectacci et autres fascistes, alors exposés sur une place de Milan en avril 1945. Séquence « muette » mais ces images sont bruyantes; on entendrait presque la foule et son vacarme, foule pour laquelle le travail formel des cinéastes a clairement détaché les individus dont les visages ressortent jusque dans la profondeur de champ (et je n’ose imaginer ce que ça donne sur grand écran !). La foule heureuse de la mort du dictateur est ici individualisée, comme si l’Histoire se responsabilisait de sa composante individuelle, non réduite à de la masse informe. Parmi cette foule il y a sans doute des visages ayant adoré le duce hier et célébrant sa mort aujourd’hui. Peut être alors la libération du fascisme tient des promesses, des espoirs parmi cette multitude de visages. Telle aussi une lucidité retrouvée, réalisant l’atrocité d’une époque désormais « révolue »… Or Pays Barbare constitue un terrible retour sur le colonialisme italien et son absence d’images, fascisme et colonialisme dont le rapport au présent constitue un aspect particulièrement puissant, jusque dans le questionnement final qui nous interpelle directement. Et si le public du cinéma, les spectateurs du film étaient aussi cette foule d’avril 45, si individuellement marquée ? Quelle est notre part de responsabilité individuelle dans l’Histoire et ses retours (permanences ?) fascisant en ces temps où par exemple la forteresse Europe cause la mort de milliers de migrants qui finissent dans la « tombe profonde » de la Méditerranée ? Les rapports de domination se pérenniseraient-ils de nos jours pour d’autres massacres sans images (ou presque) ? « Chaque époque a son fascisme » nous interpelle le film … Avons-nous la lucidité de le voir s’exercer ou restons-nous aveuglés, pour ne pas dire complices et subjugués par son idéologie ?

Constitué d’archives filmiques du régime fasciste et surtout privées et anonymes (dont un film d’un ingénieur italien qui fut présent en Ethiopie), aux formats divers (16 mm, 35 mm …), comprenant aussi un catalogue photographique d’un ouvrier italien des années 30 spécialisé dans l’industrie de l’aviation (celle qui bombardait l’Ethiopie en 1935-36 …), l’ensemble des images du film ont pour socle commun la vision civilisatrice du colonialisme italien. Mais les cinéastes parviennent – comme d’autres de leurs films – à dépasser l’argument idéologique originel pour en extraire d’autres significations et faire parler autrement le contenu des images. C’est en cela que leur démarche archéologique est pleine puisque ne se réduisant pas à la simple découverte de films oubliés en en permettant le visionnage; c’est aussi et surtout une restitution au prisme de leur analyse fouillée qui ouvre des portes pour mieux saisir le passé.

Je rappelle donc que dans l’ensemble de leur oeuvre (des dizaines de films !) les cinéastes effectuent un véritable travail archéologique en découvrant des films anciens qui nécessitent le plus grand soin de manipulation, tout en les retravaillant par leur « caméra analytique » (ralentissements, changements de couleurs, montage …). Ils font ainsi resurgir des images du passé tout en les dépouillant le plus souvent de leur fonction première (en tout cas sans s’y soumettre), telle la vocation propagande par exemple, et créent une approche réflexive questionnant le présent. Nous sommes à l’opposé de l’image-objet vouée à une quelconque consommation passive, d’un simple « déterrement » de films en voie de désintégration ou d’images asservies à un discours. Sur ce dernier point, au départ il est d’ailleurs déroutant comme l’image ne s’accompagne pas de relais (ou presque) de commentaires explicatifs puisqu’elle se livre à nous sans guide orientant la réception. Quand le sonore se manifeste, il n’instrumentalise pas l’image comme réceptacle d’un discours (et vice versa). En fait les archives filmiques re-travaillées du duo (tels des films re-créées en quelque sorte, de véritables œuvres) nous parlent, nous interpellent, nous interrogent en plus de la valeur documentaire proprement dite des contenus. Comme l’exprime la citation ouvrant la présente note, Gianikian et Lucchi établissent un rapport entre passé et présent où la notion de regard tient une place primordiale, tels les visages qui sont si souvent mis en évidence par un ralenti, un gros plan ou un éclaircissement pour rendre l’individualité à la personne filmée et sa force vive dans le témoignage qu’elle représente. Par exemple, la séquence d’ouverture de Pays barbare dont il est question plus haut témoigne de cette présence des visages qui s’échappent de la foule anonyme; elle se différencie de la foule qui apparaît généralement dans les films d’archives évoquant les mouvements collectifs, l’Histoire. C’est ainsi que les cinéastes travaillent au corps et les corps des images du passé, y creusant pour mieux faire resurgir leur portée, leurs potentielles significations jusqu’à nos jours, à la lumière de thématiques dont ils ont fait leurs obsessions : la violence (située à l’origine de leur travail), la guerre en Europe et ses massacres (première guerre mondiale, Yougoslavie, génocide arménien), le colonialisme, l’Homme … Pour plus de précisions sur tout cela rien ne vaut l’écoute des propos des cinéastes eux-mêmes. C’est pourquoi j’invite à découvrir la très intéressante émission radio de France Culture qui s’est déroulée en décembre 2013 peu après la sortie de Pays barbare et écoutable en intégralité ICI.  Il y est question de leur rapport au cinéma, de la « caméra analytique » et de leur méthode de travail, de leurs parcours, thématiques privilégiées, quelques uns de leurs films etc.

 

Extrait 1 : Vers Tripoli, 1926 

Comme pour la trilogie sur la guerre, la grande Giovanna Marini contribue à la trame sonore du film (ne pas hésiter à découvrir ICI sur le blog l’excellent documentaire télévisé qui lui a été consacré). Ici Giovanna Marini se lance le plus souvent dans une forme de narration chantée et issue de sources diverses (lettre, discours etc). Sa contribution dans l’extrait ci-dessus marque combien l’oeuvre effectue un rapport fréquent entre passé et présent : alors que les italiens colons des années 20 se rendent en Libye et dansent sur le pont du bateau, la voix chantante de Marini renvoie aux africains contemporains noyés dans la mer Méditerranée face à la forteresse Europe, celle-là même qui colonisa leurs terres et les rejette. Les cadavres repêchés en mer du côté de Lampedusa et autres Melilla viennent forcément à l’esprit … tout comme les nombreux migrants confrontés quotidiennement à la forteresse européenne et à ses traitements inhumais (expulsions, rafles, tabassages policiers, centres de rétention, absence de droits …).

La composante sonore de Pays barbare m’a cependant nécessité un temps d’adaptation tant elle relève d’un traitement inédit à ma connaissance dans le travail des cinéastes. Jusqu’ici ils m’avaient familiarisé à l’absence de commentaires autres que quelques brefs intertitres tandis que des apports comme celui de Giovanna Marini se fondait plutôt dans l’image, du moins sans charge vraiment narrative. Or une fois n’est pas coutume, ici une voix off narrative, contextualisant ou analysant intervient aussi à quelques reprises : c’est la voix de Yervant Gianikian lui-même et, en toute fin, celle d’Angela Lucchi. Ces apports oraux sont de sources diverses (extraits de télégrammes ou de discours de Mussolini, citation de Rimbaud, extrait d’une lettre d’ouvrière à son mari soldat présent en Afrique, descriptions de notes accompagnant les archives …) tandis que  les auteurs livrent également de leurs réflexions politiques, notamment sur la fin. Il y a comme une séparation sonore/image contrairement à ce que font habituellement Gianikian et Lucchi où les images monopolisent l’attention maximale et comme se suffisant presque à elles-mêmes, sans « explications ». La dimension sonore de Pays barbare alterne avec les  « silences » des images et a différents statuts : en plus du corpus archives extraits de sources écrites (discours, lettres etc) à valeur narrative en quelque sorte, elle contextualise le matériau d’archive lui-même. Or le corps du matériau est également très signifiant et cela est particulièrement frappant avec la séquence du film tourné en Ethiopie (extrait 2 ci-dessous).

 

Extrait 2 – « Civiliser » l’Ethiopie :

La voix de Gianikian expose une description succincte des notes accompagnant les cartons des photogrammes retrouvés (vocabulaire zoologique etc) et mentionne également leur état physique. Des traces d’usure du matériau filmique témoignent de l’érotisme colonial qui se délecte des corps nus. Ainsi l’éthiopienne aux seins nus conclue en silence la terrible séquence du lavage de ses cheveux entrepris par un colon « civilisateur ». Le colonialisme c’est aussi un viol.

L’argumentaire colonial et sa perception d’un peuple « barbare » est renforcé par des extraits lus de télégramme et discours de Mussolini. Et qui se révolte s’expose à la répression. Le colonialisme débouche ainsi sur le massacre. Ce dernier reste sans images, et c’est justement le propos de Pays barbare. L’image coloniale ne contient pas non plus la révolte des damnés. Même si je reste tout de même précautionneux avec cette comparaison car je n’ai jamais vu le film de Djebar dans une version sous titrée, comment ne pas penser à Zerda ou les chants de l’oubli d’Assia Djebar ? Ce film reprend des archives filmées coloniales auxquelles des voix indigènes (la bande sonore) apportent la contradiction, où le matériau filmique représentant l’idéologie coloniale est donc creusé d’une autre dimension. Ainsi les indigènes s’y révèlent autrement que par le regard occidental. Et des absences de l’image se révèlent dans la bande sonore. Il en va de même – certes par un processus formel différent – dans Pays barbare : révéler l’absence des images et la faire surgir, tels l’oppression et les massacres, notamment par l’apport  de compléments sonores (ainsi l’évocation d’expropriations, de la répression etc). La comparaison est précautionneuse d’autant plus que chez Gianikian et Ricchi l’image elle-même peut révéler une présence à priori absente du matériau originel. Comme exposé plus haut c’est rendu possible par leur caméra analytique qui creuse l’image.

 

Extrait 3 – Bombardements au gaz moutarde en Ethiopie (1935-36) :

Cette séquence aborde un fait encore bien méconnu de la guerre coloniale italienne menée en Ethiopie. Et aucune image ou presque en témoigne, comme le stipule l’intertitre annonçant cette séquence. Ici un extrait de discours de 1936 de l’empereur éthiopien Haïlé Selassié chanté par Giovanna Marini accompagne quelques images d’archives comprenant un très glacial survol en avion de l’Ethiopie : conquête du territoire, bombardements imminents, vision d’une étendue terrestre soumise au gaz moutarde … Les cadavres humains sont absents de l’image mais le discours de Selassié interprété magistralement par Marini les rend présent.

Cependant la résistance, l’hostilité indigènes sont parfois perceptibles dans l’image. Ainsi un bref passage où une éthiopienne accompagné de deux bébés est visiblement moquée par un soldat italien. La femme adresse alors comme un regard accusateur au cameraman, et au-delà nous interpelle comme témoins. On retrouve de tels regards-caméra dans d’autres passages, tel le terrible regard d’un garçon libyen se retournant vers la caméra au moment d’un cortège italien faisant suite à la séquence du bateau. Le regard contredit l’apparent accueil joyeux réservé à l’entreprise coloniale italienne … et se détache aussi des images de folklore que saisit régulièrement la caméra coloniale. On apprend à voir autrement ces images du passé.

Il ne pourrait être oublié de ce film l’évocation de la collaboration à l’entreprise coloniale, y compris du monde ouvrier. Mais le fascisme et cette réalité coloniale n’épargnent pas pour autant l’italien, ainsi en témoigne par exemple une lettre d’une ouvrière épouse de soldat présent en Afrique. Cet aspect serait sans aucun doute à creuser mais ce n’est pas ce qui a le plus été retenu à la suite de mon premier visionnage. En fait le film suscite beaucoup d’impressions et il n’est pas évident de coucher ça par écrit. Il y a une véritable fascination – pas dans un sens malsain – au premier visionnage. Et c’est une multiplicité de choses qui me sont parvenues sans que je structure vraiment cela dans ma réception.

Je conclue donc par de dernières lignes évoquant la fin du film tant elle m’a marqué et que j’y repense sans cesse. L’érotisme colonial y revient avec grande force au sein d’une séquence hallucinante : les corps nus et dansant des colonisés deviennent des corps silhouettés puisque les mains coloniales européennes les ont peu à peu effacé de la pellicule; on pourrait presque lire l’état pelliculaire comme l’expression littérale du massacre perpétré par l’Italie coloniale (Gianikian a d’ailleurs précisé dans la presse combien ces négatifs étaient infestés d’innombrables traces de doigts ayant donc saccagé la visibilité des photogrammes …). Aussi ces corps sont comme devenus fantômes mais ils nous parlent encore, juste avant de s’engouffrer inexorablement dans la nuit des temps. C’est là le grand travail des cinéastes : faire parler, vivre l’archive au-delà de la manipulation d’images originelle et de son état fragmentaire, bien que condamnée à la mort par le support argentique lui-même. Que nous disent ces fantômes du colonialisme ? Nous éclaireraient – ils d’outre tombe quant aux sombres répétitions qui ont cours dans notre présent ? L’interrogation finale prononcée par Angela Lucchi est plutôt claire, en écho à ces fantômes qui nous parlent comme dans un dernier cri couché sur pellicule agonisante : vous le voyez le fascisme d’aujourd’hui ?

Oh uomo – Angela Ricci Lucchi, Yervant Gianikian (2004)

EN ENTIER – Oh uomo – Angela Ricci Lucchi, Yervant Gianikian – 71 mn – Italie

« De l’emblème du totalitarisme à la souffrance physique individuelle, les réalisateurs, à travers cette représentation de la violence de l’homme chargée de rage au sortir de la guerre, entreprennent de faire un catalogue anatomique du corps blessé. Ils portent leur attention sur les conséquences du conflit sur l’enfance, de 1919 à 1921. De la déconstruction à la recomposition artificielle du corps humain, ils cherchent à comprendre cette humanité qui se permet d’oublier et de répéter ces horreurs. »

Le duo cinéaste a réalisé là le dernier volet de leur trilogie consacrée à la Guerre 14-18, et qui fut amorcée par Prigionieri della guerra (1995), relayé ICI sur le blog, suivi de Sur les cimes tout est calme (1998).

Comme déjà précisé par le passé, leurs films semblent rarement projetés en dehors de festivals et expositions artistiques (souvent sous forme d’installations). Par ailleurs, bien qu’il faille reconnaître que la vision sur grand écran s’avère nécessaire, les liens internet de leurs films ont tendance à disparaître rapidement.

Comme d’autres réalisations du duo, le film déroule une série d’intertitres sommaires et introductifs des parties. Ainsi dès l’ouverture, dans la foulée d’une citation de Léonard de Vinci, un résumé fait figure d’annonce de ce qui suit : « La victoire ! Depuis les pèlerinages et célébrations sur les lieux de la bataille dans les années 20 et 30, jusqu’à la guerre « humanitaire » coloniale en Ethiopie. Des emblèmes du totalitarisme à la matérialité individuelle  de la souffrance humaine. Représentation de l’homme violenté, chargé de colère, à la sortie de la guerre. Un catalogue anatomique de la construction et recomposition artificielle du corps humain. » Puis chaque partie a son intertitre situant grossomodo les images d’archives : La victoire de l’ItalieLe corps des enfants, 1919, AutricheLe corps des soldats.

Comme pour leurs autres opus, l’archive dépasse une fois de plus son statut d’illustration d’un discours, d’une voix off et de sa fonction de soumission à un propos.

Une première partie décline l’héroïsme de la guerre, et le patriotisme qui lui est lié, et notamment le fascisme amenant la guerre coloniale en Ethiopie. A ce propos, l’Ethiopie coloniale et le fascisme n’occupent pas une place anecdotique dans la filmographie des cinéastes. Dans la foulée d’images en négatifs et aux couleurs inversées, deux grandes parties s’en suivent, et constituant le thème central : le corps humain et la guerre. Tout d’abord celui des enfants. Avec l’accompagnement d’un chant de l’excellentissime Giovanna Marini, déjà mise en contribution pour Prigionieri della guerra, ce sont des corps affamés qui se succèdent. Surtout, contrairement aux images habituelles d’enfants victimes de la guerre, accompagnant les discours, ici ce sont les enfants, pris dans leur individualité, qui semblent nous parler. C’est ainsi que le chant de Marini cesse un temps, laissant place aux regards caméra d’enfants. L’artifice de la représentation s’efface devant la réalité vécue des enfants. La troisième partie et le corps des soldats est un enchaînement de réparations du corps humain. Ce sont les survivants de la guerre, ceux par exemple de la terrible mise en fosse commune qu’on a pu voir dans Prigionieri della guerra. Ces archives à but de propagande sont assez horrifiantes, et en disent long aussi, au-delà de la guerre et ses ravages, quant aux premières manifestations de l’artificialisation du vivant par l’homme. Les images sont surprenantes par les remplacements et prolongements superficiels du corps humain : visages, jambes, mains, œil.

lucchi

L’œil justement, et une séquence chirurgicale digne du fameux plan de Bunuel… Aux massacres du corps et les horreurs de la guerre, que le film montre mieux que n’importe quel discours, où les hommes témoignent de leurs amputations (avec, là aussi, quelques regards caméra), se superpose ainsi la transformation artificielle du vivant, comme une mutation sans précédent. Un avant-goût, sans doute, du futur.

Pour conclure cette note, voici de récentes sorties de Gianikian et Lucchi. Tout d’abord le film Pays barbare (2013). Comme précisé plus haut, l’Ethiopie coloniale italienne revient régulièrement dans l’oeuvre du duo, et ici c’est le thème central. Cela pourrait être le prolongement de la première partie de Oh, uomo.

Nous nous penchons sur des matériaux filmiques sur l’Éthiopie coloniale italienne (Abyssinie), récemment découverts dans des archives de particuliers. Nous étudions à la loupe les photogrammes sur la colonisation, et transcrivons leurs légendes. Ces matériaux devaient être visionnés à la maison, en silence. Dans ces fragments de films, on remarque, en les regardant sans projecteur, les traces de ceux qui les ont possédés, les moments du film qu’ils ont le plus vus. Notre double lecture passe par les images et par la façon dont elles étaient vécues. Une Éthiopienne à genou, le sein à l’air, un soldat barbu qui lui lave symboliquement les cheveux; des termes récurrents (barbare, primitif, pillard, bigamie) reviennent dans les légendes. Nous avons trouvé aussi beaucoup de séquences militaires illustrant la violence des Italiens lors de la conquête de l’Éthiopie et la phrase suivante: «Pour ce pays primitif et barbare, l’heure de la civilisation a sonné.» Voilà des fragments de l’image de Mussolini en Afrique: il fallait communiquer avec les masses à travers les caractéristiques physiques de sa personne, qui doit apparaître comme une icône unique et incomparable. (…) La voix de Giovanna Marini, grande chanteuse italienne engagée, traverse le film et renoue avec la tradition populaire italienne de l‘oralité. Sa voix en écho à celle des réalisateurs. Y résonnent les massacres et les traces de la résistance éthiopienne, consignée dans les rapports militaires mais jamais rendue publique. Y résonnent le racisme et l’entreprise de guerre lancée par Mussolini bien avant 1939 dans les colonies africaines.

Lucchi et Gianikian

 

Enfin, les cinéastes ont participé récemment à une exposition constituée d’installations à Berlin (photos, vidéos, diapositives, films). Intitulée « After year zero », elle porte sur la réorganisation géographique mondiale après 1945 et la colonisation. Présentation de l’exposition sur Vivre à Berlin : « Nous découvrons plusieurs facettes de l’histoire de la colonisation, des missions chrétiennes en Afrique à l’implantation impériale de la « Bank of Italy » en Afrique sous Mussolini, en passant par la prétendue indépendance du Ghana en 1957. Bien que peu nombreux, certains documents issus de l’importante conférence de Bandung (1955), qui a marqué le début du non-alignement des pays décolonisés avec les blocs Est-Ouest (Etats-Unis et URSS) durant la Guerre Froide, sont également exposés dans la salle principale d’exposition. L’exposition tente de remettre en question nos clichés sur la colonisation et le processus de décolonisation, et lève le voile sur certains aspects cachés de ce dernier. »

Gianikian et Lucchi ont réalisé une des cinq installations artistiques de cette exposition, à travers Imperium.

 

Une interview des deux cinéastes autour de cette installation a été réalisée, comme pour les autres contributeurs à  l’exposition. En anglais/italiens sous titré anglais (13 mn) :

 

Souvenons-nous du chef d’oeuvre Du Pole à l’Equateur (1986), qui reste le film le plus connu et sans doute le plus diffusé à ce jour du duo, mais aussi de quelques autres portant directement sur le colonialisme. La guerre et ce dernier sont souvent associés dans la filmographie. Gianikian prononce dans une interview une formule de Vico qui semble être une part importante de leur oeuvre : « Les guerres reviennent, le colonialisme se poursuit. » Les gueules cassées et les corps affamés sont aussi l’expression du colonialisme qui est une guerre.

Miner’s hymn – Bill Morrison (2011)

EXTRAITS – Bill Morrison – Miner’s Hymn – 2011 – 52 mn

Il était question ICI sur le blog du cinéaste expérimental Bill Morrison via une présentation de sa filmographie et le relais de quelques extraits et courts métrages intégraux, dont l’excellent What we built.

Récemment, en m’informant un peu de ses récentes réalisations, je découvrais avec saisissement des extraits de ce long métrage qui m’avait échappé. Intrigué par le sujet, à savoir la communauté minière du Nord-Est de l’Angleterre (Durham surtout), je me pressais de regarder la bande annonce qui m’apparue alors particulièrement intrigante et superbe. A un tel point que je m’y suis re-plongé à plusieurs reprises, et imaginant la projection en salle obscure sur grand écran :

Dans cette bande annonce, figurent nombreuses thématiques de la communauté minière : le travail (bien sûr), l’habitat (un plan superbe d’alignement de maisons tel qu’on retrouve dans le bassin minier Nord Pas de Calais), la vie culturelle (rassemblements du Gala des Mineurs de Durham), la classe ouvrière vue comme une communauté (qui ressort incroyablement de cette bande annonce), la transmission générationnelle (ces enfants qui précèdent en dansant le cortège des parents mineurs, avec une fierté et une gaieté palpables), la lutte des classes (l’affrontement entre mineurs et policiers), l’environnement minier (formidables images d’enfants courant sur les terrils, dont le premier plan semble plus ancien) et, par dessus tout peut-être, les bannières syndicales du National Union of Mineworkers (dans la bande annonce est mise en avant celle représentant Keir Hardie, syndicaliste Ecossais puis artisan de la création et leader du Labour Party – Parti Travailliste – en 1906) …

Image ci-dessous : bannière syndicale de Durham active jusque dans les années 1930 – Y sont figurés James Connolly (marxiste révolutionnaire et syndicaliste de l’IWW), Keir Hardie (leader du Parti Travailliste) , AJ Cook (syndicaliste révolutionnaire), George Harvey (syndicaliste co-fondateur de l’IWW), et Lénine.

leninbanner

Pour un aperçu de l’histoire des bannières syndicales de Durham, une superbe page lui est consacrée ICI sur facebook (beaucoup de photos de bannières …

 

Bref, une multiplicité de composantes de la communauté minière explose à la vue de cette bande annonce vraiment splendide. Elle n’est pas réduite à un pan ou un autre. Et c’est ça qui m’intrigue beaucoup, entre autres aspects. De nombreuses archives ont été sollicitées et aux origines multiples, pas toutes insérées dans le film mais au moins vues par le cinéaste, et ayant donc aussi contribué au montage final : films institutionnels produits par le National Coal Board (charbonnages anglais), films indépendants, films et vidéos militants … Une pratique qui montre bien comment un travail en amont prenant en compte les productions passées d’images peut être matérialisé autrement que par une accumulation d’images. Elle conduit au contraire à des choix d’images découlant de leur existence et prise en compte par le réalisateur, dont le travail final, forcément subjectif, résulte d’une production collective hétérogène.

Il est à noter, ce qui avait été déjà signalé dans la note consacrée à la filmographie de Bill Morrison, que la bande musicale bénéficie là encore d’un apport important, à travers un compositeur de renom, à savoir ici l’islandais Johann Johannsson. Comme d’autres films du cinéaste, la BO fait l’occasion d’édition audio à part entière, et, dans le cas présent, fait l’objet de prestations live et, par exemple, d’une émission radio tel qu’on peut l’écouter ICI. Une fois de plus avec cet opus de Morrison, la BO ne relève pas du hasard et de l’illustration. Elle interagit avec le film tout en ayant son indépendance créative. Un gros travail de brass band s’y développe, en référence à toute une culture musicale minière de cette région du Nord-Est de l’Angleterre où les mineurs eux-mêmes constituaient des brass band.

Photo ci-dessous : Durham Miners Association Brass Band (banderole syndicale du National Union of Mineworkers en arrière plan)

durham brass band

Bill Morrison et Johan Johannsson se limiteraient ils à un usage simplement folklorique de cette tradition musicale, comme de la mémoire de la communauté minière dans son ensemble ? Certainement pas. D’après le résumé du film publié sur le site de l’éditeur DVD (Icarus film – tiens, éditeur aussi de l’excellentissime Joli Mai de Chris Marker), les images re-traitées et montées sont tirées des années 80 (et notamment de la grande lutte de 1984), mais aussi d’une période plus récente avec des vues aériennes matérialisant les temples du consumérisme qui se sont implantés sur d’anciens lieux miniers.

De fait, ce film très prometteur de Morrison, que je veux voir d’une manière ou d’une autre (!), semble faire rejaillir de ces lieux une mémoire minière. Celle-ci, en Angleterre comme ailleurs sans doute, est souvent ramenée à ses seuls pendants commémoratifs, voire touristiques et « culturels », relevant d’un caractère figé. Or pour faire ce film, Morrison a notamment rencontré Dave Douglass, soit un ancien mineur syndicaliste de Durham (et écrivain), qui lui a ainsi transmis quelques récits de la grève de 1984 et quelques vidéos militantes. Ce même Dave Douglass a fait l’objet d’une interview entreprise et publiée par le site internet « Un Autre Futur », dans le cadre d’un article passionnant intitulé « Au-delà de Thatcher : témoignages militants sur les luttes des mineurs et le syndicalisme britannique d’hier et d’aujourd’hui » (cliquer ICI pour accéder à l’article). Il s’y exprime ainsi à propos de la mémoire minière à Durham :  »

Ils voulaient qu’on quitte ce monde et qu’on meurt en silence mais nous ne le ferons pas. La seule industrie que nous avons aujourd’hui est l’industrie bancaire et la spéculation. Ils ont détruit l’industrie manufacturière, ils ont détruit notre capacité en tant que travailleurs à reprendre le contrôle et à organiser la société par nous-même. Parce que nous avons fait les moyens de production. Et ils nous les ont retiré. Donc, en fait, maintenant, nous ne produisons rien. Les gens sont au chômage, les gens sont désespérément pauvres, on a beaucoup de toxicomanie, de crimes antisociaux, des problèmes de santé, une mortalité infantile élevée, une faible espérance de vie, un faible niveau d’éducation, toutes ces choses. Mon livre s’intitule Ghost dancers [référence à la Danse des Esprits amérindienne] parce qu’il s’agit de la même chose que ce qu’ils ont essayé de faire avec les Amérindiens. Ils n’ont pas seulement vaincu les Indiens d’Amérique. Ils ont voulu leur enlever leur identité, ce qu’ils étaient et même effacer le souvenir de qui ils étaient. Tu sais, mon père était dans la grève de 1926, mon grand-père y était aussi ainsi que dans la grève de 1890 ! (rires) Et quand on était sur le piquet de grève à Doncaster en 1983, il y avait un homme qui avait participé à la grève de 1921 et à celle de 1926. Retraité, mais toujours sur le piquet de grève ! C’est pourquoi ceci est très, très important pour nous. Nous ne sommes pas prêts à oublier le passé, nous ne sommes pas prêts à perdre espoir dans le futur. Nous devons nous battre pour reprendre le contrôle de nos communautés, rétablir le contact avec notre histoire réelle, pas celle des capitaines et des rois, pas l’Union Jack et toutes ces conneries… Mais nos tradition réelles, ces gens qui se sont battus pour nos propres intérêts de classe. Il ne s’agit pas juste de nostalgie, il est question de demain, pas d’hier.

Dave Douglass, interview « Au-delà de Thatcher » (Autre Futur)

Nous rappellerons au passage que la filiation des luttes que souligne le syndicaliste mineur, ici y compris dans son propre parcours familial, est une donnée très importante de films comme Which side are you on de Ken Loach (ICI sur le blog) ou encore Harlan county de Barbara Kopple (ICI sur le blog) et, dans une moindre mesure, la suite vidéo Miners campaign (LA sur le blog).

Des propos de Douglass très importants, auxquels le film renvoie sans doute en partie dans ce qu’il peut générer comme réflexion également autour de la communauté minière et son devenir, notamment pour les personnes issues de cette dernière. L’urgence de la mémoire évoquée par Douglass me rappelle un passage de l’entretien filmé avec le cinéaste belge Paul Meyer, relayé ICI tout récemment sur le blog. Meyer consacrait son ultime film, justement, à la mémoire (intitulé La mémoire aux alouettes), ciblée particulièrement sur les immigrations des mines en Belgique (italienne, marocaine…); dans l’extrait que je re-propose ci-dessous, il expose un constat très pessimiste sur la mémoire telle qu’elle se dessine aujourd’hui, notamment dans le contexte d’une absence syndicale, qui renvoie en fait à l’absence du collectif pour toute dimension mémorielle. On peut ainsi songer non seulement à la classe ouvrière mais aussi aux spécificités mémorielles des immigrations, de la colonisation, des quartiers populaires etc , soit AUX MÉMOIRES – spécificités qui ne répondent pas à des volontés sectaires et/ou « communautaristes » mais à des réalités de vécus dont justement certaines mémoires tendent là aussi à disparaître, sans transmission (voir là-dessus, par exemple, la note consacrée ICI sur le blog à la commémoration de la marche pour l’égalité et contre le racisme) :

Nous en sommes de nouveau à une situation où c’est un peu le chacun pour soi. Et donc par conséquent je ne vois pas qu’il y ait là une possibilité de transmission. Là où il y avait à un certain moment une organisation de la classe ouvrière importante, que ce soit par les partis ou par les syndicats, on pouvait supposer que la transmission d’une expérience, d’une mémoire était rendue plus facile. Parce qu’il y avait une espèce de permanence dans la lutte. Mais je ne vois pas comment maintenant on pourrait arriver à une transmission meilleure. Bien au contraire. Je crois qu’il y a un gouffre entre l’expérience des aînés et l’expérience des jeunes. (…) Les commémorations pour moi, tant pis si je choque les gens, c’est une manière de cacher le travail de la mémoire. C’est une manière de figer la mémoire en un moment, bien défini, qui se répète chaque année, en un lieu bien défini, qui est toujours le même, pour des raisons qui deviennent de plus en plus vagues. (…) Le travail de mémoire c’est un travail quotidien.

Paul Meyer, entretien filmé (2005)

L’ensemble de l’extrait est intéressant, mais le passage retranscrit ci-dessus débute à 7mn 14 :

Dave Douglass, dans l’interview évoquée plus haut, rappelle également de l’importance de l’événement du Gala des Mineurs de Durham et dont la pérennité résulte  aussi, sans doute, d’un travail quotidien, ne se réduisant pas à un moment d’une mémoire figée dans le temps, et symptomatique dans son partage très populaire d’une vitalité mémorielle en lien avec le présent, malgré tout :

Les communautés sont vraiment très, très à genoux et dans des conditions sociales désespérées. Ceci, aujourd’hui, (le Gala des Mineurs de Durham avec un demi-million de personnes) est un acte de défi. Nous sommes presque un demi-million sur ce terrain aujourd’hui pour le Gala des Mineurs de Durham. La plupart des gens ici viennent de communautés de tout le pays. C’est un acte de défi. Ce gala est un défilé traditionnel, qui continue depuis 167 ans, de Bannières de Mineurs avec tous les slogans et principes du syndicalisme et de la lutte de classe, dans toutes ses différentes formes, mené par des fanfares, les femmes, les enfants et les gens de la communauté. Il aurait dû mourir. Le dernier puit est mort en 1992. Et aujourd’hui, c’est la plus grosse manifestation depuis, je pense, 1945. C’est un acte de défi de classe.

Dave Douglass, interview « Au-delà de Thatcher » (Autre futur)

 

Revenons-en plus directement à Miner’s hymn. Ci-dessous, un extrait plus conséquent du film, où les impressions de la bande annonce ce précisent.

Comment ne pas être saisi par l’impact populaire du défilé d’un Gala des mineurs de Durham et, une fois de plus, par les fiertés qui s’y dégagent ? Pas tant dans ce qui pourrait faire les belles lignes des propagandes d’antan en faveur de la production, notamment en France, où le mineur-soldat est sollicité pour la production patriote. Ici la fierté est toute autre, du moins c’est mon impression : celle d’appartenir à une classe ouvrière, sans reléguer au second plan, telles les bannières syndicales le manifestent, la lutte des classes. Sans vouloir idéaliser ici, il y a une dimension très palpable de collectivité ouvrière assumée pleinement et sans honte. Soit à l’opposé de ce qu’affirme Douglass, toujours dans la même interview, où il fait part d’un renversement : « Aujourd’hui, la gauche est anti-classe ouvrière« . Il serait intéressant de sonder l’impact d’une telle réalité vécue sur les ouvriers mais aussi les héritiers de la classe ouvrière anglaise, et notamment des mines, alors que les organisations collectives semblent sur le déclin.

A défaut d’avoir vu Miner’s hymn, exception faite des deux extraits relayés dans cette note, je propose de conclure sur un dernier parallèle. Il concerne cette fois-ci, ça peut paraître bizarre au premier abord, la série télévisée américaine Treme. Créée par David Simon, l’auteur également de The Wire (Sur écoute), la série porte une thématique semblable dans le cadre de la Nouvelle Orléans post ouragan Katrina : reconstruire par le collectif (et sa multiplicité !), en lien avec la tradition et la mémoire, face à des institutions et libéralisme contribuant au chaos des habitants. Des scènes de musique sont très importantes dans le lien mémoriel et de résistance qu’elles insufflent au propos, ainsi des passages de fanfare fort marquants, tel les enterrements. Un extrait d’épisode ci-dessous voit même l’instrument levé, en guise de poing levé, pourrait – on dire, soudant une collectivité et ses résistances. Un autre extrait proposé, lui, porte la dimension importante des indiens et des costumes (même si à mon goût l’un des personnages principaux est un poil caricaturé par rapport à ça dans la série …). Folklore commémoratif, ou  événementiel ?

Dave Douglass, lui, fait part de l’importance d’une forme de tradition dans le Gala des Mineurs de Durham qui dispose de ses brass band.  Nous n’oublierons pas qu’il compare la résistance des mineurs à celle des Améridiens face au colonialisme, qui veut les indiens sans leur identité, en tentant de les acculturer totalement au-delà du seul massacre physique, Pour ce qui est de la vidéo ci-dessous du Gala des Mineurs de 2011, et pour rebondir en lien avec la série Treme, nous noterons qu’il y a des bannières syndicales en lieu et place des costumes des indiens, en plus du brass band. Ces bannières font l’objet d’un véritable travail de restauration, de re-création et témoignent également d’un sacré savoir faire. Des créateurs de bannières se distinguent notamment, si on s’intéresse de plus près à leurs fabrications.

Gala de Durham 2011 : dès les premières secondes, une bannière syndicale semblable à celle des extraits de Miner’s hymn.

On ne peut bien entendu faire abstraction d’un inévitable folklore et mécanisme événementiel qui s’exprime, mais la vitalité mémorielle reste palpable. Une note d’espoir, quand on songe à la mise à mort d’une classe ouvrière et de ses héritiers, et pas seulement en Angleterre. Songeons ainsi, par exemple, à Charleroi en Belgique. La vidéo/clip ci-dessous revient sur son « renouveau » en cours et la dernière image véhicule un écriteau « Orléans »,rappelant peut être que là aussi, tout comme les ouragans Thatcher et Katrina, un autre ouragan s’est abattu dans un lieu du Borinage belge, dégageant des airs de Nouvelle Orléans.

 

Folklore, nostalgie, le film de Morrison ? Un effacement s’opère en parallèle à des inégalités toujours, elles, belles et bien présentes et non disparues. Bill Morrison semble avoir opéré un lien avec le présent. Ce dernier se glorifie souvent des nettoyages du passé au profit des nouveaux credos « civilisationnels » et de ses temples consuméristes, où la mémoire est une donnée marchande, et une simple façade.

Il y a plusieurs mois, la note consacrée au documentaire indépendant Morts à cent pour cent de Jean Lefaux (ICI sur le blog), film (quasi) disparu du patrimoine audiovisuel Nord Pas de Calais, faisait part d’une mémoire enfouie et souvent ignorée. Celle de mineurs silicosés vomissant l’exploitation charbonnière et rappelant, à leur manière, que la seule nostalgie ne devait pas entretenir la mémoire minière. Qu’il y avait un côté sombre à ne pas oublier, à transmettre, et concernant toujours les générations du présent. Je repensais à ce film quand je tombais sur une un monument de la mémoire minière très particulier d’une ville du Nord Pas de Calais et appelé le « chevalement-potence »  : outre le rappel de la mine qui tue, le monument porte le dessin d’un mineur combattant un serpent, soit un lien direct avec une illustration syndicale du NUM en Angleterre, qu’on retrouve notamment sur une bannière. Après le temps de l’exploitation d’hommes et femmes et son représentant capitaliste-serpent contre lequel il fallait lutter, des mémoires minières semblent devoir faire face à des difficultés communes par delà les frontières, ne coïncidant pas à de seules problématiques relevant, ici et là, de la nostalgie : « le combat continue ». Le film de Morrison, sans être un film militant, semble être à cet égard d’un apport important, parmi d’autres films plus ou moins récents, plus ou moins disparus, plus ou moins oubliés.

Illustration sur le « chevalement-potence » de Calonne Ricouart (Pas de Calais) :

illustration chevalet potence

 

Illustration d’une bannière du NUM (Angleterre) :

illustration mines angletterre

 

Pour conclure, je renvoie à l’interview ICI en anglais du cinéaste à propos du film, où il évoque notamment sa brève rencontre avec Douglass.

Image ci-dessous : restauration de bannière présente au Gala de Durham de 2011

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Bill Morrison – Films (USA)

« Morrison propose une recherche troublante sur le sens de l’histoire et de la mémoire des images, et sur l’impact de l’image en mouvement sur nos sens. Ses « films d’archives », tout particulièrement, appellent une réflexion sur la « mémoire de la pellicule » qui, en se décomposant superbement, révèle l’importance de sa préservation… et du temps propre au cinéma. » André Habib

FILMS ENTIERS ou EXTRAITS

Alors que nous bouffons de plus en plus d’images filmiques, surtout en cette ère de numérisation contaminant les circuits de diffusion, notamment via internet (et dont le présent blog profite largement pour relayer films et vidéos), il est toujours très intéressant de mesurer les apports de cinéastes créant à partir d’images filmiques du passé, sans les reléguer dans le simple usage illustratif et consommateur. Des décombres surgissent ainsi des témoignages filmiques passés, mais non réduits à un simple objet. La manière même de traiter ces archives est un travail sur la mémoire des événements, personnes et lieux filmés, avec de potentielles articulations au présent.

La filmographie de Bill Morrison, cinéaste expérimental dont les films sont surtout diffusés dans des festivals ou dans des centres d’art et musées, se caractérise ainsi par l’emploi du found footage, soit le remontage et le retraitement d’images et de sons pour la création d’un nouveau film. Une pratique qui n’est pas isolée et nous pouvons penser par exemple, sans rapprocher excessivement les démarches, aux films du duo Gianikian-Lucchi (voir ICI sur le blog); ou encore à un certain Karl Lemieux qui oeuvre, entre autres, pour le groupe de rock Godspeed You Black Emperor (et dont il est question ICI à la fois pour la performance musicale et les films projetés en concert). Ce n’est par ailleurs pas un hasard que la chaîne YT de Bill Morrison relaie ainsi cet extrait d’un concert du groupe de rock canadien :

 

Extrait du site internet Hors-Champ , auquel je renvoie pour le gros dossier consacré au cinéaste Bill Morrison :

 « Le cinéma, disait André Bazin, est une « momie du changement », vouée à conserver le temps et la mémoire des hommes qui l’ont habité. La pellicule cinématographique, toutefois, loin d’être une garantie d’immortalité comme l’ont pensé les premiers critiques, s’est révélée avec le temps aussi fragile que les vies qu’elle recueillait. 80% du cinéma des premiers temps est aujourd’hui perdu, et ce qui demeure souffre de lacunes et de scories, est toujours menacé de disparition, d’autant plus que, pour certains, la pellicule deviendrait sous peu obsolète avec l’arrivée des supports numériques. La pellicule, dénichée dans les archives, dormant dans les voûtes, a ainsi acquis pour plusieurs cinéastes (Peter Delpeut, Jürgen Reble, Angela Ricchi-Lucchi et Yervant Gianikian) une « valeur d’ancienneté » qui, conjuguée avec les vertus plastiques des photogrammes décomposés, donne lieu à une véritable « esthétique des ruines ». Les films de Bill Morrison participent activement de cette esthétique.

Arrivé au cinéma par le détour de la peinture, c’est en plasticien qu’il envisage son travail cinématographique. Depuis le début des années 90, il poursuit, souvent en collaboration avec le Ridge Theater de New York, la Fabrica en Italie, ou avec des compositeurs-musiciens (Michael Gordon, Bill Frisell, Basel Sinfonietta), une œuvre singulière qui exploite, entre autre, les textures et les qualités poétiques de la pellicule détériorée, créant une fusion des images et des sons fantomatique et hypnotique. Morrison propose une recherche troublante sur le sens de l’histoire et de la mémoire des images, et sur l’impact de l’image en mouvement sur nos sens. Ses « films d’archives », tout particulièrement, appellent une réflexion sur la «mémoire de la pellicule » qui, en se décomposant superbement, révèle l’importance de sa préservation… et du temps propre au cinéma. »

Série de films ci-dessous, dont quelques uns visibles en entier. A mon grand regret, Footprints (1992) n’est toujours plus disponible sur le net, le premier film que je découvris de Bill Morrison : ce fut une véritable claque, vue et revue !! Une réflexion et mise en images de l’inéluctable mort de la pellicule, en parallèle à l’Homme.

 

Dans le cadre d’un retour sur sa filmographie,  se rapporter à une longue INTERVIEW de Bill Morrison ICI (en anglais)

LONGS MÉTRAGES

– Decasia : the state of decay – Extrait – 2002 – 67 mn (avec Michael Gordon)

« Utilisant des éléments de nitrate souffrant d’une détérioration avancée, Decasia est une réflexion sur la lutte de l’homme pour transcender sa finitude, cependant que le tissu de son monde se désintègre devant nos yeux » B.M

Bande annonce :

Sans doute le chef d’oeuvre de Bill Morrison à ce jour, où il s’est associé au musicien Michael Gordon. La composition musicale de ses œuvres ne sont pas prises à la légère et, comme le confirment ses longs métrages plus récents, des compositeurs-musiciens importants sont sollicités, suscitant parfois l’édition annexe de la composition musicale des films.

Présentation sous forme vidéo de Decasia, via interview radio du duo (réalisée en anglais) :

 

Extraits :

 

– The great flood – Extrait – 2011 – 80 mn  (Avec Bill Frisell)

« La crue du printemps 1927, la plus dévastatrice qu’a connu les Etats-Unis, a considérablement bouleversé le paysage culturel et géographique du pays. L’une des conséquences fut un exode massif des métayers. Des milliers d’habitants, la plupart afro-américains, trouvent refuge dans les grandes villes du nord. Le blues acoustique de la région du Mississippi se transforme progressivement au contact des guitares électriques de Chicago. Musicalement, la « Great migration » des Noirs ruraux du sud aux villes du Nord a vu le Blues de Delta s’électrifier et réinterprété comme le Blues de Chicago, le Rhythm and blues et le Rock ‘n’ roll. Les images d’archives réunies par le cinéaste Bill Morrison témoignent de cette période charnière de l’histoire américaine. »

Bande annonce :

Fidèle à son travail, le cinéaste n’y inclut aucun dialogue. Et encore une fois l’association du film de  Morrison à un musicien ne relève pas du hasard et de la simple illustration. Bill Frisell est un fameux guitariste de New York, explorant plusieurs styles, et notamment passé du côté du groupe Naked city de John Zorn. A signaler qu’en 2013 Bill Morrison en a proposé une nouvelle version et faisant l’objet d’une édition DVD.

En lien avec The great flood (que je n’ai pas vu dans son intégralité), à découvrir sans hésitation le percutant court métrage What we build que Bill Morrison a réalisé en 2005 et dont la musique est composée par Michael Gordon. Les images portent sur les inondations de cinq Etats et quatre pays entre 1923 et 1929, tandis que la musique de Gordon porte des intonations alarmistes et oppressantes, pour ne pas dire cauchemardesques, voire apocalyptiques. Et ces images qui nous reviennent comme d’outre tombe, avec des usures des pellicules, mais non sans nous rappeler, cependant, quelques désastres naturels contemporains …

What we build – Entier – 2005 – 11 mn (Avec Michael Gordon)

 

COURTS MÉTRAGES

Lost avenues – En entier – 1991 – 6 mn :

 

Nemo – Extrait – 1995 – 6 mn :

« No man, no one » B.M

 

Moda – Entier – 1996 – 8 mn :

 

Ghost trip – En entier – 2000 – 23 mn :

« Le chauffeur d’une Cadillac voyage d’un bout à l’autre du film, embarquant puis libérant une âme égarée. Combinant un style de cinéma vérité et un design visuel hautement stylisé, Ghost Trip tisse un portrait hallucinant de la route américaine, suspendue dans les limbes » B.M

 

Light is calling – En entier – 2003 – 8 mn :

« Une courte scène du film The Bells (1926) de James Young a été réimprimée et remontée à l’aide d’une tireuse optique sur une pièce de 7 minutes de Michael Gordon. Une méditation sur le caractère aléatoire et fugace de la vie et de l’amour, fixée à partir de l’émulsion bouillonnante d’un film ancien »

 

The Mesmerist – Extrait – 2003 – 16 mn :

« Dans ce remontage du film de James Young The Bells (1926), un aubergiste (Lionel Barrymore) ayant commis un meurtre fait un rêve au cours duquel il visite une fête foraine où il est démasqué par un hypnotiseur (Boris Karloff) » B.M

L’extrait proposé est tiré d’un live. Les films de Bill Morrison suscitent de terribles accompagnements musicaux. Voir par exemple une partie de la note consacrée au groupe The Kilimanjaro Darkjazz Ensemble ICI sur le blog. :

Prigionieri della guerra – Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (1995)

EN ENTIER – 61 mn

Brève introduction 

Les cinéastes Gianikian et Lucchi ont cette particularité de réaliser des films à partir d’archives filmiques tombées dans l’oubli et qu’ils re-filment, notamment en apportant de nouvelles colorisations par exemple : Nous voyageons en cataloguant, nous cataloguons en voyageant à travers le cinéma que nous allons re-filmer.  Notre caméra analytique (1995)Leur démarche est souvent comparée à de l’archéologie, tant elle creuse dans les négatifs en voie de disparition, en retrouvant de vieux films qui ne sont pas projetables (qu’ils restaurent alors) et en y photographiant et retouchant chaque photogramme dont ils extraient un regard différent modelé par le re-filmage, correspondant à une réinterprétation. Ainsi, par exemple, ce qui les a mené à leur premier film ayant suscité un impact certain, au moins dans quelques festivals : Du pôle à l’Equateur (1986). Travail effectué à partir des archives restantes du documentariste Luca Comerio de l’Italie fasciste. Voici des extraits d’une (excellente) interview réalisée par A. de Baecque pour Libération et qui rend bien compte de leur démarche :  » Et c’est par hasard que nous avons déniché ce trésor, en 1982 : plusieurs dizaines de films signés Comerio, dans son ancien laboratoire, qui allaient partir à la décharge. Beaucoup ont été détruits, car ce sont des films au nitrate, très inflammables, dangereux, récupérés pendant la Seconde Guerre pour être transformés en bombes. Cette parentèle physique, explosive, entre la guerre et le cinéma nous a paru très parlante. Tout cela était en voie de décomposition. Nous l’avons sauvé, restauré, et vu.(…) Ces morceaux de films, souvent, célébraient la guerre, le fascisme, le culte de la race, le colonialisme. (…) Nous avons donc décidé de ne pas les projeter directement, mais de réaliser des films à partir de ces films : les re-filmer, enlever les intertitres pour retrouver l’objectivité de l’image, ôter le commentaire, et travailler sur une autre cadence, plus analytique, ralentissant souvent, accélérant parfois, le défilement originel. Rendre visible la dégradation de la pellicule, cette image abîmée, ce cinéma en train d’être perdu. Pour nous, c’est une manière d’expliciter la violence rentrée de ce matériau. C’est ce que nous nommons notre «machine analytique». « 

Du pôle à l’Equateur, qui revisite le colonialisme, est accessible ICI en permanence sur l’excellent site Ubuweb (que je recommande donc vivement au passage, notamment pour les films accessibles en intégralité), avec un petit résumé sous le lien video.

L’aspect « archéologique » de la démarche est explicité dans la même interview : « Le passé pour nous n’existe pas. Nous sommes toujours au présent, et ces images aussi. L’histoire n’est qu’une répétition, ainsi que le disait Vico : «Les guerres reviennent, le colonialisme se poursuit.» Quand nous faisons nos films, nous ne percevons pas ces répétitions. En revanche, une fois achevés, nous prenons conscience de l’histoire. Nous avons une perception de notre travail dans le temps même où l’histoire se fait. C’est pour cela que nous ne sommes pas des historiens, mais des témoins. Ou des archéologues : nous mettons à nu des couches d’histoire. Mais il est primordial que ces archives donnent la sensation du présent qu’elles recèlent. »

Leurs films ne sont malheureusement pas diffusés en salle de cinéma à part quelques festivals, et ne connaissent quasiment pas de diffusion télé. Les projections se font davantage dans le cadre d’expositions ou lors de rétrospectives (telle celle au Jeu de Paume en 2006). Sur internet, la diffusion de leurs films reste rare et les liens video ont tendance à disparaître rapidement quand ils existent. Je me « risque » cependant à poster ci-dessous le lien YT de Prigionieri della guerra (Prisonniers de la guerre), en espérant qu’il ne disparaisse pas trop rapidement. Ce film est le premier opus d’une trilogie consacrée à la guerre 14-18, constituée également de Sur les cimes tout est calme (1998) – combats sur les montagnes italiennes (Alpes) et autrichiennes -et de Oh Uomo (2004) – victimes civiles et militaires au sortir de la guerre. 

 

Prigionieri della guerra – Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi – 1995 – Italie

Prisonniers de la guerre est constitué principalement d’archives filmiques des empires tsariste et austro-hongrois, de nature propagandiste. Dans une (encore excellente) interview donnée en Italie, pour le présent film, Yervant Gianikian évoque une « relecture, un décodage de l’histoire« , tandis qu’Angela Ricci Luchi précise « [qu’] aujourd’hui aussi, avec les guerres contemporaines, tout continue à se répéter de manière inexorable, de la même façon, avec les mêmes dynamiques ».  Bien que les lieux filmés soient signalés par des intertitres, les éléments contextuels sont sommaires (de manière volontaire sans doute). Toute l’attention est portée sur les images, au-delà de nos grilles historiques apprises dans les bouquins. Un usage d’archives qui casse l’emploi régulièrement réservé à celles-ci, souvent réduites à de l’illustration de commentaires et/ou propos historiques (avec dérives manipulatrices possibles). C’est bien d’un nouveau regard dont il est question ici, en contact avec des films sortis des poussières et dont il surgit autre chose que le « code » initial, lié à la propagande.

Quant à l’accompagnement musical, nullement décoratif et hasardeux, il est composé et interprété par Giovanna Marini à laquelle un documentaire a été consacré et relayé ICI sur le blog. Au départ, ce sont des lettres de captivité qui ont inspiré Prigioneri della guerra et le duo cinéaste a sollicité Marini pour les interpréter. Après un premier jet catastrophique de l’aveu même de la chanteuse-musicienne, elle se décida à composer un « chant de douleur. » Une bande image et une bande sonore qui travaillent ensemble.

Chambéry-Les Arcs – Gérard Courant (1996)

France – EN ENTIER – 74 mn

Je faisais part de mon souhait de voir ce film dès que l’occasion se présenterait, ICI dans le post portant sur trois carnets filmés de Gérard Courant autour du cyclisme. Ce fut donc une surprise tout à fait agréable que de découvrir, pas plus tard qu’hier dans la nuit, la présence de Chambéry-Les Arcs sur la chaîne you tube consacrée aux films du cinéaste. Autant dire que je me suis précipité sur une vision illico presto de ce film assez attendu de ma part depuis le temps qu’il m’intriguait, éh éh.

Un vrai petit régal. Autoportrait du cinéaste en passionné de cycliste, le film parle de sa passion du vélo mais aussi de cinéma. J’apprécie beaucoup le travail cinématographique établissant des liens vélo/cinéma, et cela trouve écho dans d’autres carnets filmés, tel que Maurice Izier cycliste professionnel réalisé en 2006, où d’ailleurs l’introduction du critique Patrick Leboutte est à ce titre fort enthousiasmante. 

A travers Chambéry-Les Arcs, Gérard Courant met en avant des parallèles cinéma/vélo et nous permet également de partager la passion vélo de cinéastes et/ou critiques tels qu’Alain Riou ou Luc Moullet. Voilà pourquoi ce film, au-delà du cyclisme, peut intéresser et plaire aux non passionnés de vélo. Car comme déjà dit à propos d’autres carnets filmés, il s’agit aussi d’approcher ici une certaine folie passionnelle. C’est bel et bien une folie qui a contaminé le cinéaste. Ses archivages, par exemple, des courses cyclistes, sont terribles;  comment ne pas retrouver une correspondance avec sa pratique cinématographique et sa folie qui va de pair à filmer continuellement, répertorier des lieux (gares, rues…), croiser des films avec des carnets filmés établissant des prolongements (au moins trois ou quatre carnets filmés recoupent ce film par exemple, mais c’est le cas aussi en 2006, telle la rencontre avec Chanut qui intervient le même jour semble t il que la rencontre dans le cadre de « territoire, regards croisés » à Valence) . Et encore une fois l’imaginaire lié au vélo tient une très bonne place; on voit comme les passionnés rencontrés dans le film mettent des mots, des sensations, de soi finalement, dans les évènements de course du cyclisme. Tout ce qui tourne autour d’Anquetil ainsi relèvent de la mort : son fameux « bluff », son côté bourreau vis à vis de Poulidor qui est présenté ici et là comme un faire valoir nécessaire au mythe Anquetil… Les interprétations de course et les « si » font encore jaser des décennies après, ainsi les rencontres au village du tour de France avec Poulidor etc : Gérard Courant y soulève des questionnements qui l’ont hanté et se demande toujours « si » et « si »… On se rend compte à quel point le cyclisme et ses champions dépassent le seul chrono et l’exploit physique. Et ô combien la « conclusion » du film est superbe : reprise de propos superbes d’Olivier Dazat, qu’on peut retrouver en intégral dans le carnet Olivier Dazat ou l’amour du vélo (1996). 

A l’occasion de ce film, Gérard Courant a donc eu aussi la possibilité de pratiquer à vélo, avec Alain Riou, une partie d’une étape de haute montagne du tour de France d’alors. Il est assez plaisant de voir comment les deux amis sont filmés : quelques échos aux traitements télévisuels des courses professionnelles (un prolongement est disponible sur you tube : le carnet Coude à coude). Mais ça donne un charme qui contraste avec la médiatisation. Il est intéressant de voir comme la pratique amateur se fait aussi en référence aux mythes cyclistes. Pour ma part, ayant quelque peu pratiqué la montée de cols où sont passées de nombreuses étapes du tour de France (avec son lot d’imaginaires, images, souvenirs que j’y met), je n’ai jamais pu m’empêcher, malgré mes 5-6 km/h de moyenne dans les moments les plus difficiles, de me situer mentalement en référence à tout un monde; ainsi le col Izoard où les exploits de Coppi par exemple, lors du passage de la casse déserte, me hantent l’esprit. Mais ne nous trompons pas : ce n’est pas tant l’exploit terre à terre des grands du vélo qui s’installent dans ce cadre de référence; il faut peut être pratiquer pour se rendre compte à quel point une montée est une véritable expérience de dépassement de soi, quasi « métaphysique » parfois. En début de film, il y a d’ailleurs ce cinéaste, ancien professionnel (jusque 24 ans) qui compare aussi cinéma et vélo dans sa dimension de dépassement du réel terre à terre, véritable épreuve de confrontation à la vie.

Le film ne manque pas d’humour non plus, et le passage avec Luc Moullet est très drôle, à l’occasion d’un récit de montée d’un col… en solitaire. Car au-delà du comique de situation, Moullet témoigne de l’aspect personnel d’un parcours de vélo; on est seul face à la route (même dans un tour de France quelque part, malgré les coéquipiers, la caravane publicitaire, les médias, le public…), on peut certes construire dans sa tête un scénario, ou compter des tour Eiffel (Alain Riou), ou réaliser des additions de plaques d’immatriculation… il est toujours question d’un vécu très personnel, parfois épique (l’épisode Luc Moullet, qui renvoie à des « exploits » de ma part fort chargés en anecdotes qui me hantent encore l’esprit – parfois drôles mais aussi plus « dramatqiues », notamment lorsque je crus une fois tomber dans le ravin pour de bon, ou encore me faire écraser par une voiture lors d’une chute, ou coucher dehors à cause d’une fringale qui me pénalisa un trajet « héroïque »). C’est dans tout cela que j’apprécie le traitement de Gérard Courant du vélo : il rend palpable la rencontre du cyclisme à l’humain, où on y met du soi, où on est pas extérieur et simple spectateurs. En cela c’est comme le cinéma : nous ne sommes pas réduits à des spectateurs du cinéma, notre imaginaire, notre intériorité, notre « réel » rencontrent (parfois) le film. Tout cela est très vivant, et une dimension de rencontre échappe à la passivité et option de consommation très en vogue à la fois dans le traitement médiatique du vélo (mais aussi d’autres sports, tel que le football) mais aussi dans ce que devient le cinéma, objet et non plus quelque chose de vivant, qui se partage, qui se vit, qui permet l’expression de l’imaginaire, qui interagit avec la vie aussi. Que Gérard Courant incruste aussi dans ce Chambéry-Les Arcs des séquences cinématographiques faussement tournées dans le passé expriment bien aussi les souvenirs hantés par le cyclisme. Il y a ici une superbe articulation avec des plans tournés aujourd’hui où ne reste que la parole pour garder vivant un souvenir :  notamment lorsqu’il pose sa caméra sur une rue et s’y remémore un passage du tour dans son enfance (et sans maillot jaune visible, car caché d’un k-way par temps de pluie).  Un aspect qui dépasse le vélo une fois de plus : la cohabitation passé/présent/souvenirs/imaginaire exprimés cinématographiquement; il est fréquent dans ses autres carnets filmés que se superposent des images anciennes (en « surimpression ») au récit. Plus je me confronte à ses carnets filmés et à quelques films, donc, plus je perçois chez ce cinéaste un travail sur le temps : comment visualiser, par le biais du cinéma, ce temps (cohabitation passé/présent etc) qu’on ne peut pas matérialiser ? 

Un peu décousues toutes ces impressions personnelles de ce film, mais il va de soi que je me consacrerai sans doute de bonnes sessions, ces prochains mois, à l’oeuvre de Courant.