Raymundo Gleyzer : films militants (Argentine)

Nouvelle approche du cinéma de Gleyzer (après ICI, LA et encore ICI), à travers cette fois-ci des films militants, clairement engagés politiquement. Bien que parfois la création du Cine de la base est désignée comme étant effective en 1971, celui-ci se nomme ainsi officiellement en 1973 (tel que le rappelle le superbe documentaire Raymundo qui continue de me marquer depuis sa vision). Néanmoins, les films dont je publie les liens You Tube ci-dessous relèvent déjà de la dimension militante et des principes du groupe Cine de la base. La portée politique risque dans mes commentaires de passer par des raccourcis grossiers, tant l’histoire argentine m’est par ailleurs assez inconnue et peut être y ai-je glissé des approximations. Raison de plus cependant de jeter un oeil à ces films qui révèlent d’autres pans de l’histoire argentine, rarement abordée sous ces angles de vue. Sans oublier que la pratique même d’un certain cinéma y est tout à fait passionnante, tout comme la mémoire qu’elle garde du passé (je recommande ce petit article sur le documentaire Raymundo, où la co-réalisatrice parle de la place de la mémoire à travers la sauvegarde et la diffusion des films de Gleyzer).

Avant de passer aux films, je propose ci-dessous l’entretien filmé de Peter Schumann avec Raymundo Gleyzer, réalisé en 1974. Le cinéaste s’exprime parfois en français, et il revient notamment sur sa conception du cinéma dans cette période révolutionnaire d’Amérique Latine. Certains passages ont été insérés dans Raymundo, l’ensemble constitue une bonne introduction avant de visionner le reste :

 

SWIFT – 1971 – VO – Argentine – 12 mn – Film clandestin :

« Ville de Rosario, 1971. L’ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple) prend en otage le consul de Grande-Bretagne et le gérant de l’usine frigorifique Swift. Ce film explique ce que les rebelles demandent en échange : l’amélioration des conditions de travail des ouvriers de l’usine et la distribution dans les zones marginales de l’équivalent de 25 millions de pesos. Se dessine déjà la thématique de la trahison des chefs syndicaux, sur laquelle Gleyzer reviendra par la suite. » (Juana Sapire)

Le film s’adresse au peuple, d’entrée de jeu, et se signale comme de la « contre-information« . Je devrais écrire plutôt « les films » car il s’agit en fait de deux « communications » filmiques. Je n’ai pas trop saisi les paroles (en espagnol non sous titré) mais la compréhension générale n’en est pas pour autant impossible. Les mauvaises conditions de travail et la pauvreté du coin (due en partie au récent licenciement de milliers de travailleurs) sont établies, tout comme les revendications qui en découlent. Nous ne sommes pas loin de la forme ciné-tract parfois, avec des photos, slogans sur les murs et autres affiches qui parsèment le film. Nous ne pouvons pas désigner le film comme essentiellement « dogmatique » avec un enchaînement de slogans militants, étant donné qu’une certaine réalité est traitée/relayée, et fait office en cela de contre information. Les intentions de la lutte sont elles aussi relayées, et en ce sens le film se fait d’une certaine manière relais entre l’action politique révolutionnaire et le spectateur (soit le peuple concerné).

Le contexte du film se situe en mai 1971, soit à un moment où Lanusse annonce des négociations politiques avec les autres partis, y compris avec le péronisme (interdit depuis la « Revolucion libertadora » de 1955 en passant par la « Revolucion Argentina » de 1966 et la dictature d’Ongania). SWIFT aborde cet aspect qui se traduit par des trahisons syndicales. La signature du Grand Accord National (GAN) en août 1971 confirmera cette donnée politique de l’Argentine. Le retour au pouvoir du péronisme qui se concrétisera davantage en mars 1973 avec le nouveau Président Campora, contribuera à l’échec révolutionnaire et à la répression, y compris pour les péronistes de gauche; ces derniers se font massacrés en partie à Ezeiza le 20 juin 1973 (les FAR, Montenoros, toute une jeunesse alors présente aussi), lors du retour d’exil de Peron qui a fait préparer son retour par l’aile droite du péronisme.

Une nouvelle dictature voit le jour progressivement. Certains passages de SWIFT relèvent cette trahison en cours, notamment par un gros tag sur un mur visant le péronisme. Le film fait la part belle à l’action directe et aux bases, au-delà des compromis bureaucratiques. Peron lui-même, en 1972, déclare de la nécessité du compromis et de l’écrasement des franges extrémistes de la gauche argentine. Nous assistons à une scène de redistribution de la viande, concession faite par le directeur pris en otage. Les émeutes de fin sont accompagnées d’une voix off appelant à la lutte révolutionnaire et armée, menée par les bases. Avec toujours, aspect que j’ai mis de côté jusqu’à présent, l’anti impérialisme comme toile de fond.

 

B.N.D (Banque Nationale du Développement) – VO sous titrée espagnole – 1972 – Argentine – 7 mn – Film clandestin :

« Un commando de l’ERP prend d’assaut la Banque Nationale du Développement, expropriant au bénéfice de la guerre populaire 450 millions de pesos, et toutes les armes du service de sécurité, grâce à la collaboration de deux gardes qui, depuis la clandestinité, s’adressent au peuple pour expliquer les raisons de leur action. » (Juana Sapire)

Encore un film qui n’est pas une réalisation « cine de la base » mais une « communication » de l’ERP (branche armée du PRT), de janvier 1972. Le moindre que l’on puisse dire est que ce film est un « truc de fou ». Au visionnage on ne peut qu’imaginer que de tels films ne connaissaient qu’une diffusion clandestine, non légale. Le hors champ est fort palpable, que ce soit le public visé par le film et les conditions dans lesquelles il est diffusé, ou encore la violence latente de la dictature argentine (le terme de « dictature » est prononcé dès les premières minutes, tandis que le pouvoir est censé incarner la « revolucion argentina » de 1966… dont l’application est désormais négociée avec le péronisme, considéré comme une « ouverture » par une partie de la gauche). La question à propos de la délinquance (ou non) des activistes laisse imaginer toute la pression politico-médiatique à leur égard et l’opinion contrôlée sur ces agissements (ou comment briser la contestation). Nous sommes là dans un film militant clairement orienté envers une couche de population potentiellement résistante et favorable à la libération, subissant la dictature militaire. Nous ne pouvons imaginer la circulation d’un tel film dans un public acquis au pouvoir, tandis que la part de dé-diabolisation des initiatives de l’ERP renvoie sans doute (?) à des difficultés de terrain où la majorité resterait passéiste (ou pas en accord avec le PTR-ERP sur le fond ?). Encore une fois, l’histoire de la réception de tels films de la période militante de Gleyzer doit être passionnante… Quant au danger qui menace, il ne peut apparaître qu’évident, notamment celui qui s’abat sur les activistes eux-mêmes. Nous savons comment cela se terminera, autant pour les activistes et les relais culturels, que pour la gauche pas forcément acquise à la rupture du GAN et aux moyens de lutte armés/d’action directe (ni à ses bases de démocratie directe ?). Quant à la dimension de « non spécialistes » et de révolution par les bases pour les bases elle est très clairement prononcée. Le traitement formel ici ne dégage rien de particulier, bien que le mode interview peut amener de la proximité et une certaine humanisation des révolutionnaires activistes. Et, encore une fois, le propos (avec un aspect de contre-information) renvoie à un hors champ fort palpable (que les images de révolte sur la fin révèlent aussi en partie). Une espèce de journalisme de contre-information, où le cinéma est un outil social acquis à la cause révolutionnaire et de résistance. La dictature est là et la nécessité de résistance populaire est exprimée. « Vivre ou mourir« .

 

Ni oubli, ni pardon, la massacre de Trelew – 1972 – Argentine – 30 mn 

« Chronique saisissante des évènements de 1972 qui devaient aboutir au massacre de Trelew : la fuite de divers membres des groupes armés de la gauche argentine (FAR, ERP et Montoneros) de la prison de Rawson, l’échec de l’opération qui devait les mener à l’étranger, l’occupation de l’aéroport de Trelew, leur reddition, et finalement le massacre par les forces armées de 16 de ces combattants.« (Juana Sapire)

A noter que la justice argentine a qualifié ce massacre de Crime contre l’humanité en 2006. La première partie (15 août 1972) est constituée d’interviews de membres des FAR, ERP et Montoneros (j’avoue ne pas avoir compris grand chose des propos). La deuxième partie (22 août 1972) est davantage percutante. Les assassins et responsables sont clairement désignés (il aura fallu attendre 2006 pour que la justice se prononce…), tandis qu’une nette intention de montrer une cause commune aux révolutionnaires morts apparaît (ainsi l’énumération en voix off des appartenances d’organisation), d’où l’appel à une lutte armée unitaire. En mars 1973, l’élection de Campora (péronisme de gauche, grossomodo) qui met un terme officiellement à la dictature, l’ERP sera davantage isolé (tout comme une partie des Montoneros qui ne renonce pas totalement à la lutte armée et avec qui fusionnent les FAR fin 1973). Avec ce film, la « revolucion argentina » a définitivement pris son vrai visage : la dictature militaire. Le montage est constitué de photos témoignant de la lutte populaire (manifestations), image-symbole récurrent dans nombreux films militants latino-américains (La bataille du Chili, L’heure des brasiers… et, plus proche de nous, Mémoire d’un saccage). Ces victimes, ce sont aussi l’écrasement du peuple. La sirène en témoigne… C’est un état d’urgence. Le passage des photos aux manifestations filmées signale « l’heure de la libération« , celle-là même que Solanas et Getino ont argumenté dans L’heure des brasiers quatre ans plus tôt. Quant à la prison, c’est le peuple enchaîné. Cette deuxième partie est chargée d’échos entre ses éléments et remue beaucoup la réception. La conclusion a ses visées internationalistes, « viva la revolucion« , et les « délinquants » assassinés sont des martyrs de la révolution.

Raymundo Gleyzer : documentaires années 60 (Argentine)

Le petit cycle consacré aux films de Raymundo Gleyzer se poursuit, dans la foulée du documentaire sur ses vie et oeuvre Raymundo (2003) et de Mexico, la révolution congelée (1970). Je suis remonté, avec les documentaires qui suivent plus bas, un peu plus en amont dans sa filmographie, soit dans une période plus ou moins dite « ethnographique ». C’est suite à cette période qu’il consacrera quelques documentaires télévisés (aux îles Malouines, à Cuba et autour des indiens Matacos en Argentine), avant de développer un cinéma plus franchement articulé aux luttes révolutionnaires (qu’annonce en quelque sorte Mexico, la révolution congelée). La création du collectif Cine de la base se fait en 1973, branche cinématographique du PRT (Parti Révolutionnaire des Travailleurs, qui a sa branche armée l’ERP – Armée Révolutionnaire du Peuple), mais dès 1971 des films de Gleyzer associés au PTR-ERP voient le jour.

Les présents documentaires se déroulent dans des zones paysannes et artisanale à l’écart du développement où la misère sévit. Nous ne sommes pas loin de l’énorme contribution de Fernando Birri (écrivain, poète et cinéaste argentin) au cinéma argentin et latino-américain, dont Tire die (1959) et la création de l’Institut de cinéma de l’université du Littoral à Santa Fe (l’Ecole de Santa Fe), influencés du néoréalisme italien, ont eu une grande importance à la fois cinématographique et sociale (une brèche ouverte face à « un cinéma qui se fait le complice du sous-développement (…), un sous-cinéma » Birri). Je n’ai malheureusement pas encore découvert son oeuvre, mais ça ne saurait (trop) tarder. Le documentaire Raymundo m’a donné envie de creuser vers des pistes de visionnages du cinéma latino-américain des années 60-70 assez denses, et il va falloir canaliser tout cela pour ne pas trop m’éparpiller en regardant les films de manière trop hâtive.

Voici donc les quelques documentaires à teneur ethnographique de Gleyzer (mais pas seulement) que j’ai eu l’occasion de découvrir, accompagnés de modestes commentaires. Pas de version sous titrée (sauf une), ce qui complique la compréhension et l’impression quand, comme moi, on dispose d’un espagnol plus que laborieux.

 

EN ENTIER – La tierra quema (La terre brûle) – VO – 1964 – Brésil – 11 mn (un petit historique écrit de la vie et l’oeuvre de Gleyzer suit la fin du film) :

« Au Brésil, le deuxième plus grand pays des Amériques, où 2 % de la population possèdent 80 % de la terre arable, la section du Nord-Est est tristement connue comme la région la plus négligée du pays, tourmentée régulièrement par des sécheresses. L’espérance de vie moyenne est ici seulement de vingt-sept ans et les paysans sont souvent exclus de la terre par les propriétaires terriens locaux et le manque d’eau. Le film établit le portrait de Juan Amaro, 35 ans, qui il y a six ans s’est installé avec sa femme et ses onze enfants sur un ranch abandonné. Aujourd’hui seulement quatre enfants survivent. Juan et sa famille ont échappé de sécheresses dans le passé, mais la dernière a duré pendant six mois. Sachant qu’ils ne peuvent plus survivre ici, la famille décide de partir et aller « à la grande ville » où ils espèrent que les choses seront meilleures. »

Tourné au Brésil, ce court-métrage donne une place importante à la voix off, sans que les filmés ne parlent. Leur présence est donc avant tout visuelle. La description d’une vie de misère est de mise, en plus d’éléments documentés (si quelques termes espagnols ne m’ont pas échappé). L’aridité et la faim sont deux éléments factuels omniprésents. Le Nordeste au Brésil a fait l’objet d’un grand film brésilien (une fiction fortement documentée, empreinte de néoréalisme) du cinéaste Perreira Dos Santos, intitulé Vidas secas (1963). A titre de comparaison, si vous avez l’occasion de regarder ce dernier, jeter un oeil également sur Araya, l’enfer du sel. Film vénézuelien de Margot Benacerraf de 1955, il n’a pas du tout la même teneur sociale (au-delà de ses aspects esthétiques et poétiques qui ont beaucoup charmé l’Europe alors). Or ici, avec La tierra quema, il n’y a pas cette recherche d' »insolite » non plus. Un constat d’ordre social est fait, et la description, aussi factuelle soit-elle, renvoie à un positionnement devant cette vie de misère.

 

EN ENTIER – Sucedio en el Hualfin – VO sous titrée ANGLAIS – 1966 – Argentine – 42 mn  (co-réalisé avec Jorge Preloran) :

« Ce documentaire en trois parties sur la vie de paysans indiens dans la province de Catamarca en Argentine est un portrait avec émotion, se déplaçant sur le cycle de générations de pauvreté dans des pays sous-développés. Admirablement racontée par les yeux et les voix des gens du peuple, cette histoire d’une famille devient l’histoire de tous les habitants de la vallée de Hualfin. En première partie, Temistocles Figueroa, un ancien coupeur de canne de 84 ans, raconte sa vie dans les champs de canne par des mots et la chanson. La deuxième partie  se concentre sur Justina, sa belle-soeur, qui est une potière. Son récit sur la pauvreté et des poteries se mélange avec des questions. La troisième partie établit le profil d’Antonia, la fille de Justina et sa propre fille, Elinda. Antonia tisse jour et nuit, vend des couvertures ou troc au magasin général. Elinda est l’espoir de sa mère parce que peut-être sa fille peut devenir un professeur scolaire et rompre le cycle de pauvreté, mais il devient bientôt clair que la petite fille, aussi, est prise au piège et le cycle continuera. »

Ce documentaire marque une collaboration avec le cinéaste Jorge Preloran, qui continuera dans la voie ethnographique, mais non sans en bouleverser la norme de traitement, avec une attache particulière à filmer les peuples indiens. L’Université Nactionale de Tucuman et le Fond National des Arts a soutenu ce film, ainsi que la prochaine et dernière collaboration des deux cinéastes argentins, soit Quilino (1966). Ana Montes de Gonzalez est également présente dans l’idée de départ, tout comme les prochains films de la période « ethnographique » de Gleyzer. Le travail de la terre, et notamment son aridité (le premier plan est assez terrible), fait écho La tierra quiema. Les images du corps en travail sont nombreuses. La grande nouveauté de traitement par rapport au précédent court-métrage est la parole des personnes filmées qui expriment leur vision. Et contrairement à l’usage habituel d’une voix plaquée sur le moment visuel où elles parlent, ici les paroles s’inscrivent sur des images de vie quotidienne, ce qui inclus une double perception : la vie extérieure et celle intérieure. La distanciation est moins présente et les filmés ne sont pas des « objets » étudiés.

Un procédé qui revient dans les prochains films de Gleyzer, jusqu’à Mexico, la révolution congelée (1970), où il y a par exemple cet excellent passage du paysan effectuant un trajet jusqu’à son champ tandis que ses paroles évoquent la nécessité du changement. Un regard qui change radicalement ainsi et nuit à la dimension paternelle et supérieure que peut dégager le film anthropologique, alimentant d’une certaine manière le racisme. C’est là surtout un des principes que va mettre progressivement au point le cinéaste Jorge Preloran, à travers ses films « ethno-biographiques« . Non seulement il va régulièrement cibler ses films sur les populations indiennes, mais en plus une toute autre vision va s’en dégager, où la personne filmée prend part. Je ne vais pas faire mon malin, là encore je n’ai quasi rien vu de ce cinéaste (que d’horizons cinématographiques que le cycle amorcé ! ), mais je propose quelques extraits ci-dessous.

Avant cela, il est très intéressant aussi de mesurer à quel point Gleyzer n’élude pas dans sa filmographie les populations indiennes. Le cinéma latino-américain de cette époque ne semble pas avoir beaucoup abordé les indigènes, ou alors que sous l’angle de l’identité économique (des paysans par exemple). Le groupe UKAMAU en Bolivie fait une énorme exception là-dessus (j’évoquais ICI tout récemment l’excellent Le sang du condor de Jorge Sanjines... toujours pas édité en DVD !) mais il va falloir que je penche davantage sur cet aspect du cinéma latino-américain (ce qui va encore me donner une perspective de recherche de pistes de visionnage !). L’identité indienne ne se réduit pas à l’angle économique chez Gleyzer, même si elle n’est pas non plus considérablement abordée. Mexico, la révolution congelée donne lieu à une pertinence toujours vivace au regard d’aujourd’hui. Et souvenons nous des principes de diffusion de certains groupes du Cine de la Base avec traductions de films en langue indienne, même si j’en ignore alors la réception et les éventuelles critiques – ces diffusions, par ailleurs, du Cine de la base, comme du Cine Liberacion et de Jorge Cedron par exemple, mériteraient, si ce n’est fait, un grand retour documenté sur cette dimension ô combien importante (y compris dans ses motivations révolutionnaires et parmi les bases) et que soulignait avec beaucoup d’énergie Gleyzer… Dans la même année 1966, Gleyzer, avec le soutien de l’Université Nationale de Cordoba et la Direction Provinciale du tourisme, réalise Pictographies og the cerro colorado où il évoque un art indien qui a laissé des traces. Je suis très intrigué par ce documentaire (souvenons nous, là encore, de Mexico, la révolution congelée puisque le cinéaste y aborde, certes rapidement, le monde Maya… au regard de la misère présente). A noter que ce film signale également la collaboration de Humberto Rios à la caméra, ami et compagnon de lutte (lui est affilié au FAR) et cinéaste, que l’on retrouve dans le documentaire qui suit.

 

EN ENTIER – Ceramiqueros de tras la sierra – VO – 1966  – Argentine – 20 mn – 

« A Mina Clavero, dans la province de Cordoba, un groupe d’artisans vend leurs travaux d’artisanat de poteries au tourisme. Le film nous insère dans leurs vies, faite de conflits et de rêves. »

Le traitement est proche du précédent. Les images du travail artisanal, hérité de traditions indiennes, fournissent un aspect important. Aux difficultés de vie s’articule le tourisme qui vient consommer ces produits d’un travail difficilement récompensé.

Comme promis, voici donc un court métrage et un extrait de documentaire de Jorge Preloran, sur qui je reviendrai sans doute sur le blog d’ici quelques temps. Je conclurai juste par le fait qu’il est au demeurant très bon de découvrir une double articulation paysanne/indienne dans les documentaires « ethnographiques » de Gleyzer, et que la part sociale y a sa place en terme de contestation d’un état de fait d’une misère partagée par des populations maintenues à l’écart du développement, où faim et misère sont un lot commun. Avec le bémol que je n’ai pas été apte à saisir les paroles étant donné mon non-espagnol précisé en introduction (maudits soient mes cours d’allemand aux collège et lycée !). La (les?) prochaine étape consacrée à la filmographie de Gleyzer abordera sans doute davantage le milieu ouvrier… et les luttes sociales et révolutionnaires… et les « traîtres« .

Jorge Preloran – Chucalezna – VO – 1966 – Argentine – 14 mn (soutien de l’Université de Tucaman et de la Fondation Nationale des Arts) :

« Le film montre les enfants de la petite école rurale de Chucalezna, à Humahuaca dans la province de Jujuy, apprendre à s’exprimer picturalement en utilisant les murs de la salle.«  

 

Jorge Preloran – Damacio Caitruz (initialement Araucanos de Ruca Choroy – VO – 1971 (filmé en 1966) – Argentine – Extrait (version restaurée et complétée en 2008 ) :

« Tribu Araucanian d’Indiens Mapuche à Ruca Choroy, une Réserve indienne dans une petite vallée des Andes du Sud, dans la Province de Nenquin en Argentine, où environ quatre-vingts familles ont vécu. Relaté par Damacio Caitruz, le chef de la tribu, le film explore la vie quotidienne et religieuse dans cette implantation isolée. Filmé pendant l’été de 1966. »

Mexico, the frozen Revolution (Mexico, la révolution congelée) – Raymundo Gleyzer (1970)

EN ENTIER – Mexico the frozen revolution (Mexico, la Révolution congelée) – Raymundo Gleyzer – VO sous titrée ANGLAIS – 65 mn – 1970  

J’avais signalé mon enthousiasme à la vision de l’excellent documentaire Raymundo, tant il ouvre sur une oeuvre (et un cinéma, et une histoire éloignée de ses expressions officielles). Je me suis donc décidé d’entamer la filmographie du cinéaste argentin.

« Qu’en est-il des rêves et des luttes d’Emiliano Zapata dans les années 1910 ? Gleyzer arrive au Mexique pour questionner l’héritage de la révolution mexicaine, et dresse ainsi une véritable « autopsie révolutionnaire ». À travers des entretiens avec les paysans exploités, la campagne présidentielle d’Echeverría, les images du massacre des étudiants en octobre 1968, le film met en évidence les contradictions d’un régime qui s’autoproclamait « révolutionnaire ». Il fut interdit en Argentine pendant plus de trois ans, en dépit de son succès international (Léopard d’or au festival de Locarno, prix de Mannheim). » Juana Sapire (cinéaste de Ciné de la base et veuve de Raymundo Gleyzer).

En 4 parties :

 

Le cinéaste part de l’idée que la Révolution Mexicaine constitue un exemple pour mieux comprendre les défaites des luttes de libération du continent latino-américain des années 60. La récupération des idéaux de la Révolution par le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel, au pouvoir fédéral de 1934 à 2000…  puis depuis 2012) y est nettement déclinée. Le documentaire Raymundo revient ainsi sur la genèse du film, tout en rappelant le souhait de Gleyzer de définir précisément un projet socialiste, avant que les idéaux partent en lambeaux dans l’institutionnalisation pseudo-révolutionnaire et autres manigances bureaucratiques.

Un film coup de poing réalisé en période électorale mexicaine et qui aborde de front la condition paysanne et indigène, pour finir, en montage photos, sur la « putréfaction » de la révolution congelée écrasant le mouvement étudiant de 1968 lors du massacre de Tlatelolco (des centaines de morts). L’alternance d’images d’archives (surtout dans la première moitié) avec la situation de 1970 (et une voix off engagée, parfois ironique) oriente le sentiment de révolution trahie, bien qu’elle revienne dans tous les discours politiques et constitue le socle du grand parti au pouvoir, tout comme dans la mémoire collective.

L’introduction donne le ton et tout y est : présence du peuple sous forme de liesse populaire, banderoles  discours politiques engageant l’espoir… Des leitmotiv qui apparaissent vont être examinés dans la suite du film : la terre, l’éducation, la liberté et les indigènes. Le lieu de cette scène introductive est situé dans une zone particulièrement pauvre et marginale du Mexique, soit Mezquital Valley dans l’Etat d’Hidalgo. Alors viennent les premières images d’archives de la Révolution Zapatiste, tandis que la voix off annonce que « la Révolution était bientôt trahi » – s’en suit un retour dans le présent avec le drapeau mexicain, PRI en énorme et portrait d’Echeverria au centre… Gleyzer a amorcé une première fissure, et toute cette scène introductive va être démolie par la suite du film. Je n’ai pu m’empêcher de penser ici à Terre en transe de Glauber Rocha (1967), qui fustige également ces rassemblements politiques et « populaires », où les pancartes y sont même vierges de slogans, comme pour mieux signifier le vide révolutionnaire engendré par le pouvoir et ses prétendants (et un peuple absent). L’entrée en matière de Gleyzer signale une démystification totale du pouvoir en place, comme Rocha pulvérisa le régime politique au Brésil, empreint d’autoritarisme et de dictature, de mass media émergents et de capitalisme… :

 

Tout en refaisant un petit historique de la révolution mexicaine, Gleyzer donne la parole à des paysans, des indiens… qui démontent, en fin de compte, les pseudos acquis. Le slogan révolutionnaire est toujours là, y compris parmi les paysans filmés, tel le « Land and Freedom » (formule exprimée par Zapata dans la mémoire collective, mais en fait par un syndicaliste). Les détails et récits de conditions de vie dénotent toute la trahison, ainsi ce paysan qui confirme qu’il a la terre… mais qu’il ne dispose pas des fruits de son travail. Une des premières conséquences de la réforme agraire de Carranza : l’éjido; soit l’interdiction de disposer de sa production. L’esclavage a beau être aboli, une nouvelle exploitation survient. Ainsi un exemple ici de la récupération d’une formule révolutionnaire à l’opposé de l’idéal de départ, et aux retombées semblables en terme de misère. Le titre du film vient d’un paysan qui exprime la trahison et appelle à écraser le présent, à un changement et à tout recommencer.

Gleyzer effectue le démontage en alternant passé et présent, pour se rapprocher de plus en plus précisément du pouvoir PRI et au système politique global. Cardenas (premier président PRI du pays) a beau avoir redistribué des terres contre les haciendas, une oligarchie se met en place. La misère se poursuit. Les trucages électoraux sont (déjà !!) abordés, nettement. Constat d’un paysan qui sait bien que la plupart ici ne votent pas PRI mais qu’ils vont gagner facilement en faisant voter 4 fois les mêmes personnes… L’armée intervient (déjà) dans les plans de Gleyzer et signale un ordre permanent et une répression qui couve.

Gleyzer enchaîne royalement sur la condition indigène, au Yucatan notamment, avec ce retour le temps de quelques plans sur le grand monde Maya, désormais couvert de végétation. Aujourd’hui, c’est la misère pour les mayas. Ailleurs dans le sud du Mexique, évocation claire et nette d’un traitement colonial, avec « exploitation économique et culturelle » des indiens. ce sont aussi des sans rien, à la marge du développement, sans infrastructures, éducation. Paysans et/ou indiens sont souvent filmés dans leur corps touché par les conditions de vie et de travail. Le rien, le corps dénudé (de chaussures) revient comme un refrain. La faim aussi.

Une formidable séquence où Gleyzer fait d’une démonstration publique du PRI, en période électorale, une véritable farce. Avec cette « idéologie du portrait« , chère au PRI. La mascarade atteint son comble, avec un dévoilement des coulisses : le contrôle médiatique, le trucage électoral, l’interdiction de protester, la mainmise historique sur les syndicats dont les leaders sont définitivement corrompus (tandis que les bataillons rouges ouvriers et syndicaux contre Zapata et Villa à la solde de Carranza qui finira par les trahir, continuent de faire mémoire), le partenariat du parti socialiste ouvrier…. La voix off multiplie les formules ironiques et assassines dans cette dernière partie, tout en donnant encore la place à des témoignages, des images du quotidien, des visages et des corps qui expriment en eux-même beaucoup de choses de la défaite. Le discours d’Echeverria durant ces élections de 70 prend définitivement une tonalité comique (noire) dans ces conditions.

Et pourtant… il sera élu (mais quoi d’étonnant à cela, quand nous voyons le film). L’un des responsables du massacre de 68 d’un mouvement étudiant qui contesta ce régime au pouvoir et au principe de récupération/trahison permanent d’un idéal révolutionnaire réduit à peau de chagrin. Et en 1971, le Président Echeverria sera responsable d’un nouveau massacre, tandis que dans les années 2000 il échappait (encore) à la condamnation en justice.

Un film coup de poing qui revient à la fois sur l’histoire mexicaine, donne un tableau d’un certain régime au pouvoir (et d’un fonctionnement), donne à mesurer les conditions de vie de certaines catégories de la population Mexicaine d’alors, avec des scènes tirées de la vie quotidienne assez rares (notamment parmi les indiens, tel cette scène de classe où des enfants du Chiapas qui apprennent l’espagnol s’exercent sur le sens du drapeau Mexicain)… Au-delà, le film renvoie bien entendu à d’autres situations d’Amérique Latine, et il fut d’ailleurs censuré en Argentine pendant quelques années jusqu’au retour du péronisme. Le consul du Mexique dit alors que ce film était la vérité…

Les témoignages (notamment des anciens Zapatistes !) sont très parlants, notamment quand une personne fait part de l’absence de démocratie, qu’il ne sait pas qui et comment ça gouverne. La politique apparaît comme quelque chose d’opaque et qui n’appartient pas aux bases. C’est intéressant car le film, sans le faire ouvertement, interroge (déjà) la place de la participation du peuple sans passer par le jeu politique…

Des décennies après le film n’a pas mal vieilli. Au contraire. Que ce soit pour la situation des indigènes (voir le mouvement de l’EZLN par exemple) ou les méthodes du PRI par exemple. Et si nous parlions de l’élection de Pena en 2012, par ailleurs hyper contestée par un mouvement… dont certaines des images publiées dans le post ICI ne vous feront que rendre plus perplexe devant cet excellent film de Gleyzer ?! Bien qu’interdit en Argentine en 1970, le documentaire eut alors un très grand impact au Mexique (surtout les étudiants)… et au Chili où l’impression générale, si j’en crois Raymundo, était emprise d’effroi. Un film diablement annonciateur de situations en Amérique Latine… Octovio Getino, cinéaste argentin du Tercer Cinema, découvre ce film en 1973, lors des mesures du nouveau Président Campora (aile gauche du Péronisme) qui mettent notamment un terme à la censure des films appliquée depuis la dictature d’Ongania et ses successeurs. Getino comprend dans ce film des allusions au péronisme à travers les critiques du PRI et les traîtrises politico-syndicales.

Je m’attaque prochainement à d’autres films de Gleyzer, avec une note cette fois-ci un peu moins fouillis que la présente… L’effet immédiat d’après visionnage, sans doute ! Les résonances m’ont encore frappé, dans la foulée du documentaire Raymundo, entre ce que semble développer le cinéma de « contre information » de Gleyzer (j’attend de découvrir la suite !) et les situations en Amérique Latine. Il semble, malheureusement, avoir des élans annonciateurs. La défaite de la Révolution mexicaine, ici, n’est pas que celle du peuple mexicain (dont il ne reste qu’un slogan, une formule d’auto-promotion et d’auto-légitimation du pouvoir, tandis que les idéaux de base ont l’apparence parfois de confusions, sans contenu précis – peut être une critique, sans jugement, de la révolution initiale ?). Elle est appelée à être partagée sur tout le continent. Des correspondances résonnent, donc. Je pense aux morts de Tlatelolco en période pré- Jeux Olympiques de fin de film, et, moins de dix ans plus tard, aux morts et « disparus » de l’Argentine de Videla… en pleine World Cup de football. Comme si quelque part, Gleyzer avait filmé sa propre mort de 1976 dans ce film funèbre sur la Révolution Mexicaine, comme Henrichsen filma en direct sa mort au coup d’Etat de Pinochet au Chili (assassiné par un militaire); deux morts concrétisant, d’une certaine manière, celle des révolutions latino-américaines. Il y a les fameuses Hisoire(s) du cinéma de jean-Luc Godard… or je pense que ce cinéma militant (et/ou troisème cinema, dans leur diversité) de Gleyzer (et bien d’autres du continent) constitue également des Histoire(s) que revisite, encore une fois, Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge. J’avais découvert, il y a quelques mois, un texte très intéressant intitulé Avatars de l’Histoire, Warburg et Marker. De mêmes images qui reviennent, avec des usages et sens différents, et en même temps des correspondances, bien que situés dans des lieux, cultures et époques différentes, amenant des lectures et appropriations différentes. Les films de Gleyzer, en eux-mêmes, relèvent de cela peut être. Tandis que la pratique et conception mêmes de son cinéma engendrent, ai-je cru comprendre, des inspirations pour des vidéastes/cinéastes contemporains. En effet, Gleyzer et le Cine de la base ne sont plus vraiment oubliés. Et c’est une excellente chose que de pouvoir découvrir ce cinéma, même sur internet (à défaut de…).

POST SCRIPTUM : à propos des bataillons rouges ouvriers et syndicaux à la solde du président Mexicain Carranza en 1914, il y a un petit texte fort intéressant (et RARE sur le sujet, soit un certain anarcho-syndicalisme au Mexique !) de Ribera Carbo ICI sur Contretemps; à lire aussi un autre petit texte de Frank Mintz ICI