Nouvelle approche du cinéma de Gleyzer (après ICI, LA et encore ICI), à travers cette fois-ci des films militants, clairement engagés politiquement. Bien que parfois la création du Cine de la base est désignée comme étant effective en 1971, celui-ci se nomme ainsi officiellement en 1973 (tel que le rappelle le superbe documentaire Raymundo qui continue de me marquer depuis sa vision). Néanmoins, les films dont je publie les liens You Tube ci-dessous relèvent déjà de la dimension militante et des principes du groupe Cine de la base. La portée politique risque dans mes commentaires de passer par des raccourcis grossiers, tant l’histoire argentine m’est par ailleurs assez inconnue et peut être y ai-je glissé des approximations. Raison de plus cependant de jeter un oeil à ces films qui révèlent d’autres pans de l’histoire argentine, rarement abordée sous ces angles de vue. Sans oublier que la pratique même d’un certain cinéma y est tout à fait passionnante, tout comme la mémoire qu’elle garde du passé (je recommande ce petit article sur le documentaire Raymundo, où la co-réalisatrice parle de la place de la mémoire à travers la sauvegarde et la diffusion des films de Gleyzer).
Avant de passer aux films, je propose ci-dessous l’entretien filmé de Peter Schumann avec Raymundo Gleyzer, réalisé en 1974. Le cinéaste s’exprime parfois en français, et il revient notamment sur sa conception du cinéma dans cette période révolutionnaire d’Amérique Latine. Certains passages ont été insérés dans Raymundo, l’ensemble constitue une bonne introduction avant de visionner le reste :
SWIFT – 1971 – VO – Argentine – 12 mn – Film clandestin :
« Ville de Rosario, 1971. L’ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple) prend en otage le consul de Grande-Bretagne et le gérant de l’usine frigorifique Swift. Ce film explique ce que les rebelles demandent en échange : l’amélioration des conditions de travail des ouvriers de l’usine et la distribution dans les zones marginales de l’équivalent de 25 millions de pesos. Se dessine déjà la thématique de la trahison des chefs syndicaux, sur laquelle Gleyzer reviendra par la suite. » (Juana Sapire)
Le film s’adresse au peuple, d’entrée de jeu, et se signale comme de la « contre-information« . Je devrais écrire plutôt « les films » car il s’agit en fait de deux « communications » filmiques. Je n’ai pas trop saisi les paroles (en espagnol non sous titré) mais la compréhension générale n’en est pas pour autant impossible. Les mauvaises conditions de travail et la pauvreté du coin (due en partie au récent licenciement de milliers de travailleurs) sont établies, tout comme les revendications qui en découlent. Nous ne sommes pas loin de la forme ciné-tract parfois, avec des photos, slogans sur les murs et autres affiches qui parsèment le film. Nous ne pouvons pas désigner le film comme essentiellement « dogmatique » avec un enchaînement de slogans militants, étant donné qu’une certaine réalité est traitée/relayée, et fait office en cela de contre information. Les intentions de la lutte sont elles aussi relayées, et en ce sens le film se fait d’une certaine manière relais entre l’action politique révolutionnaire et le spectateur (soit le peuple concerné).
Le contexte du film se situe en mai 1971, soit à un moment où Lanusse annonce des négociations politiques avec les autres partis, y compris avec le péronisme (interdit depuis la « Revolucion libertadora » de 1955 en passant par la « Revolucion Argentina » de 1966 et la dictature d’Ongania). SWIFT aborde cet aspect qui se traduit par des trahisons syndicales. La signature du Grand Accord National (GAN) en août 1971 confirmera cette donnée politique de l’Argentine. Le retour au pouvoir du péronisme qui se concrétisera davantage en mars 1973 avec le nouveau Président Campora, contribuera à l’échec révolutionnaire et à la répression, y compris pour les péronistes de gauche; ces derniers se font massacrés en partie à Ezeiza le 20 juin 1973 (les FAR, Montenoros, toute une jeunesse alors présente aussi), lors du retour d’exil de Peron qui a fait préparer son retour par l’aile droite du péronisme.
Une nouvelle dictature voit le jour progressivement. Certains passages de SWIFT relèvent cette trahison en cours, notamment par un gros tag sur un mur visant le péronisme. Le film fait la part belle à l’action directe et aux bases, au-delà des compromis bureaucratiques. Peron lui-même, en 1972, déclare de la nécessité du compromis et de l’écrasement des franges extrémistes de la gauche argentine. Nous assistons à une scène de redistribution de la viande, concession faite par le directeur pris en otage. Les émeutes de fin sont accompagnées d’une voix off appelant à la lutte révolutionnaire et armée, menée par les bases. Avec toujours, aspect que j’ai mis de côté jusqu’à présent, l’anti impérialisme comme toile de fond.
B.N.D (Banque Nationale du Développement) – VO sous titrée espagnole – 1972 – Argentine – 7 mn – Film clandestin :
« Un commando de l’ERP prend d’assaut la Banque Nationale du Développement, expropriant au bénéfice de la guerre populaire 450 millions de pesos, et toutes les armes du service de sécurité, grâce à la collaboration de deux gardes qui, depuis la clandestinité, s’adressent au peuple pour expliquer les raisons de leur action. » (Juana Sapire)
Encore un film qui n’est pas une réalisation « cine de la base » mais une « communication » de l’ERP (branche armée du PRT), de janvier 1972. Le moindre que l’on puisse dire est que ce film est un « truc de fou ». Au visionnage on ne peut qu’imaginer que de tels films ne connaissaient qu’une diffusion clandestine, non légale. Le hors champ est fort palpable, que ce soit le public visé par le film et les conditions dans lesquelles il est diffusé, ou encore la violence latente de la dictature argentine (le terme de « dictature » est prononcé dès les premières minutes, tandis que le pouvoir est censé incarner la « revolucion argentina » de 1966… dont l’application est désormais négociée avec le péronisme, considéré comme une « ouverture » par une partie de la gauche). La question à propos de la délinquance (ou non) des activistes laisse imaginer toute la pression politico-médiatique à leur égard et l’opinion contrôlée sur ces agissements (ou comment briser la contestation). Nous sommes là dans un film militant clairement orienté envers une couche de population potentiellement résistante et favorable à la libération, subissant la dictature militaire. Nous ne pouvons imaginer la circulation d’un tel film dans un public acquis au pouvoir, tandis que la part de dé-diabolisation des initiatives de l’ERP renvoie sans doute (?) à des difficultés de terrain où la majorité resterait passéiste (ou pas en accord avec le PTR-ERP sur le fond ?). Encore une fois, l’histoire de la réception de tels films de la période militante de Gleyzer doit être passionnante… Quant au danger qui menace, il ne peut apparaître qu’évident, notamment celui qui s’abat sur les activistes eux-mêmes. Nous savons comment cela se terminera, autant pour les activistes et les relais culturels, que pour la gauche pas forcément acquise à la rupture du GAN et aux moyens de lutte armés/d’action directe (ni à ses bases de démocratie directe ?). Quant à la dimension de « non spécialistes » et de révolution par les bases pour les bases elle est très clairement prononcée. Le traitement formel ici ne dégage rien de particulier, bien que le mode interview peut amener de la proximité et une certaine humanisation des révolutionnaires activistes. Et, encore une fois, le propos (avec un aspect de contre-information) renvoie à un hors champ fort palpable (que les images de révolte sur la fin révèlent aussi en partie). Une espèce de journalisme de contre-information, où le cinéma est un outil social acquis à la cause révolutionnaire et de résistance. La dictature est là et la nécessité de résistance populaire est exprimée. « Vivre ou mourir« .
Ni oubli, ni pardon, la massacre de Trelew – 1972 – Argentine – 30 mn
« Chronique saisissante des évènements de 1972 qui devaient aboutir au massacre de Trelew : la fuite de divers membres des groupes armés de la gauche argentine (FAR, ERP et Montoneros) de la prison de Rawson, l’échec de l’opération qui devait les mener à l’étranger, l’occupation de l’aéroport de Trelew, leur reddition, et finalement le massacre par les forces armées de 16 de ces combattants.« (Juana Sapire)
A noter que la justice argentine a qualifié ce massacre de Crime contre l’humanité en 2006. La première partie (15 août 1972) est constituée d’interviews de membres des FAR, ERP et Montoneros (j’avoue ne pas avoir compris grand chose des propos). La deuxième partie (22 août 1972) est davantage percutante. Les assassins et responsables sont clairement désignés (il aura fallu attendre 2006 pour que la justice se prononce…), tandis qu’une nette intention de montrer une cause commune aux révolutionnaires morts apparaît (ainsi l’énumération en voix off des appartenances d’organisation), d’où l’appel à une lutte armée unitaire. En mars 1973, l’élection de Campora (péronisme de gauche, grossomodo) qui met un terme officiellement à la dictature, l’ERP sera davantage isolé (tout comme une partie des Montoneros qui ne renonce pas totalement à la lutte armée et avec qui fusionnent les FAR fin 1973). Avec ce film, la « revolucion argentina » a définitivement pris son vrai visage : la dictature militaire. Le montage est constitué de photos témoignant de la lutte populaire (manifestations), image-symbole récurrent dans nombreux films militants latino-américains (La bataille du Chili, L’heure des brasiers… et, plus proche de nous, Mémoire d’un saccage). Ces victimes, ce sont aussi l’écrasement du peuple. La sirène en témoigne… C’est un état d’urgence. Le passage des photos aux manifestations filmées signale « l’heure de la libération« , celle-là même que Solanas et Getino ont argumenté dans L’heure des brasiers quatre ans plus tôt. Quant à la prison, c’est le peuple enchaîné. Cette deuxième partie est chargée d’échos entre ses éléments et remue beaucoup la réception. La conclusion a ses visées internationalistes, « viva la revolucion« , et les « délinquants » assassinés sont des martyrs de la révolution.