La victoire des nantis – Festival Résistances 2018

Festival Résistances 2018, 2ème partie

Place au deuxième corpus de mon suivi video de la 22ème édition du festival Résistances qui se tient chaque année à Foix en Ariège. Pour une présentation succincte dudit festival je renvoie à l’article publié ICI sur le blog (incluant aussi quatre videos dans le cadre de la thématique « Paysanneries, champs de lutte »). Cette fois-ci il est question de « la victoire des nantis » qui se déroula donc sur deux jours avec films, débats etc. Je n’ai pas été assidu sur les projections, notamment parce que la chaleur étouffante m’éloigna des salles (par exemple un film long de 3h comme L’usine de rien nécessitait une grande motivation). En revanche j’ai suivi avec attention les échanges lors des Café-ciné (RDV matinal quotidien avec un ou une invité du festival), d’où trois videos ci-dessous qui font focus sur les parcours de Nicolas Wadimoff, Bernard Mulliez et Françoise Davisse.

1) Panorama « La victoire des nantis »

Présentation de la thématique à travers quelques extraits de films projetés au festival, de deux conférences « pas pressées » et du « tribunal populaire » écrit et interprété par des militants du collectif Front Social 09. La video se termine par un petit focus sur le documentaire Comme des lions de Françoise Davisse (documentaire tourné vers 2014 sur la lutte ouvrière de PSA Aulnay).

 

2) Nicolas Wadimoff, des débuts à Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté

Je ne connaissais pas ce cinéaste suisse et un Café-ciné fut l’occasion d’assister à une introduction intéressante à sa filmographie et à sa démarche dans le cinéma (il est également producteur indépendant). La projection au festival de Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté (2017) suscita une foule trop grande pour la salle au point de devoir être diffusé à deux reprises dans la même journée. Egalement présent à Foix pour échanger avec la salle après la première projection du documentaire et pour une conférence-débat, l’intellectuel engagé Jean Ziegler était en quelque sorte l’invité phare de cette édition. Ci-dessous, c’est le réalisateur qui occupe le devant de la scène et il évoque notamment la genèse du documentaire et les difficultés rencontrées durant le tournage.

 

3) Bernard Mulliez, parcours filmique

Là encore c’était une découverte intéressante due à un Café-ciné et je regrettai plus tard de n’avoir pu assister à la projection-rencontre de La force des choses (2018). C’est un documentaire-portrait du réalisateur sur son père François Mulliez, un des nombreux cousins de la famille Mulliez (Gérard Mulliez fondateur d’Auchan), non créateur d’entreprise mais récoltant les fruits de la grande distribution. Lors de ce ciné-café Bernard Mulliez revient sur sa démarche artistique mêlant sculpture, performances filmées et documentaires. Parmi ses thèmes il y a notamment la gentrification et l’instrumentalisation de l’art, les relations entre l’art et le grand capital. Là-dessus j’encourage vivment à regarder Un pied dans le jardin de miel et Art security service (la 2ème partie surtout) qui sont accessibles en intégralité ICI sur sa chaîne vimeo. Sa filmographie témoigne d’une critique du capitalisme voire de l’ancrage du colonialisme et semble globalement circonscrite à un réseau de diffusion militant. C’est paradoxal au vu de son nom mais ci-dessous il témoigne avoir réfléchi sur la place depuis laquelle il créé tout en affirmant un point de vue.

Complément video hors festival : sur les rapports art et grand capital et gentrification associée, je recommande le visionnage d’une émission de Hors Série où le critique d’art Tristan Trémeau décortique en particulier ces relations art-privé dans le cadre de rénovations urbaines. intitulée « L’artiste comme agent double ». cette émission est visible ICI à condition de s’abonner à Hors série (3 euros par mois et franchement c’est un bon investissement au regard de la richesse des entretiens filmés proposés par ce média, abordant multiples thèmes et parfois de manière transversale à travers différents intervenants et approches). Ici le contenu fait écho à un pan de la filmographie de Bernard Mulliez et pointe quelques exemples concrets non pas en Belgique mais cette fois-ci du côté de Lille (Tri postal, Saint Sauveur… à partir de la 50′ de l’émission) ou encore en région parisienne (vers la 30′ de l’émission).

 

4) Françoise Davisse, du journalisme au documentaire

Formée d’abord dans le journalisme, ayant notamment travaillé quelques temps à France 2 (non sans déprime), Françoise Davisse est surtout connue pour son documentaire Comme des lions, sorti au cinéma en 2016. Ici, à partir de son vécu journalistique, elle témoigne d’une vision intéressante des médias (formatage, idéologie etc) et de son basculement vers le documentaire (sans renier les reportages télévisuels qui du moins à une époque passée pouvaient être de qualité tout en atteignant le grand public). Née en Seine-Saint-Denis, ci-dessous elle partage également des affinités naturelles avec la banlieue.

Quand les habitants prennent l’initiative – ACET/Video 00 (1981)

EN ENTIER – Quand les habitants prennent l’initiative – ACET/Video 00 – 1981 – 52 mn

« L’expérience de participation des habitants à la rénovation de leur quartier, l’Alma-Gare à Roubaix.
Dans les coures de l’Alma-Gare, les habitants luttent depuis plus de 15 ans pour prendre une part directe au projet de rénovation de leur quartier. Une nouvelle architecture est née. Sur place est créé un Atelier Populaire d’Urbanisme (APU) en 1974. En 1976, aidés par des techniciens, les habitants proposent un schéma d’urbanisme qui sera présenté à la mairie. Ce schéma s’entends au social et à l’économique. L’Alma-Gare se présente ainsi comme un laboratoire original d’expérimentation sociale. »

 

A PROPOS DU CONTEXTE DE RÉALISATION/PRODUCTION

Nous retrouvons ici le quartier de l’Alma-Gare à Roubaix et les résistances et initiatives impulsées par l’APU (Atelier Populaire d’Urbanisme), créé en 1974. Le présent documentaire fait suite à un précédent Quand les habitants ont des idées tout peut changer (relayé ICI sur le blog) qui fut réalisé en 1979 par Hubert Knapp, avec le concours de la Société Coopérative Ouvrière de Production (SCOP) ACET. C’était alors dans le cadre d’une émission en trois volets intitulée  « Mon quartier c’est ma vie » et diffusée sur TF1.

Cette fois-ci le documentaire est produit uniquement par la Scop ACET (Agence pour la Communication et l’Enseignement des Techniques), créée en 1976 et alors liée au groupe de vidéastes militants « Video 00 » dont elle découle. Video 00 fut formé en 1971 sur les bases d’un autofinancement, d’indépendance et déterminant lui-même ses champs d’investigation. En fait ce groupe s’inscrit pleinement dans l’émergence de la video militante et en constitue même un des tous premiers collectifs.  Le premier collectif de vidéastes militants fut en effet créé à cette époque, en l’occurrence par Carole et Paul Roussopoulos et prenant le nom de « Video out » (1970).

« La vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias, et qui pouvaient faire leur propre information. »

Carole Roussopoulos, vidéaste

Video 00 est d’abord issu de la rencontre de personnes travaillant en coopération en Algérie dans un ciné club militant durant les années 60 (1965-67): Monique Martineau et Guy Hennebelle (tous deux fondateurs en 1978 de la revue CinémAction !), Yvonne Mignot-Lefevbre et Michel Lefebvre, ainsi qu’Anne Couteau. Après un premier film (en 16 mm celui-ci) tourné en Inde en 1970 et obtention d’un prix, le couple Mignot-Lefebvre achète le matériel nécessaire pour se mettre à la pratique video. Le nom du groupe provient de la bande dessinée L’an 01 de Gébé (1970) – par ailleurs objet d’un film de Jacques Doillon en 1973 (visible ICI) – où il est question de tout arrêter et de réfléchir. Le collectif Video 00 se veut ainsi comme un travail préparatoire à l’an 01 « par sa démarche d’enquêtes réflexives » (Yvonne Mignot-Lefebvre), effectuant des suivis video de terrain et se voulant à la fois lanceur d’alertes et à la recherche de nouvelles solutions sociales et politiques. Leurs films traitent notamment des travailleurs immigrés (le couple Mignot-Lefebvre habitait à Ménilmontant à proximité d’une église où des travailleurs tunisiens furent en grève de la faim pour obtenir les mêmes droits que les travailleurs français), des énergies alternatives ou du refus du nucléaire (Flamanville-Erdeven, chroniques de la lutte antinucléaire, co-réalisé avec le groupe « Les cent Fleurs » en 1971). Des projets plus ambitieux et plus longs, comportant plusieurs volets, voient progressivement le jour tandis que l’autogestion y occupe un angle favorisé, en témoigne ainsi la série video Communes : le temps de l’autogestion (sur le partage du pouvoir entre élus et population) réalisée pendant les élections municipales de 1977, ou encore la série Alma-Gare déclinée sur trois volets voire composée d’un quatrième volet si on inclut Quand les habitants prennent l’initiative bien que le générique ici n’accrédite que l’ACET.

Les écrits d’Yvonne Mignot-Lefebvre et Michel Levebvre reviennent régulièrement sur l’autonomie, y compris en traitant de l’usage du matériel video et ce notamment dans le contexte d’une période plus récente où le développement d’internet multiplie les possibilités (de diffusion entre autres). Yvonne est par ailleurs sociologue et à cet égard il est à noter que Quand les habitants prennent l’initiative mentionne régulièrement la présence de sociologues s’associant à l’APU. Le suivi ne se limitait pas à la video, et on peut imaginer d’autres types d’approches en plus d’un engagement personnel.

Avec trois autres groupes video des années 70 (Cent Fleurs, Video Out et Videa), Video 00 contribue à la création de la structure de diffusion « Mon oeil », dont la vocation est de se spécialiser dans la diffusion de la video militante. Video 00 s’éteint en 1982. Une émission radio diffusée sur France Culture en 2006, intitulée « Naissance et illustration des premiers groupes de Video d’intervention » et écoutable ICI, revient sur cette période de foisonnement de collectifs militants de vidéastes. Nous y retrouvons non seulement Carole Roussopoulos (décédée depuis….) mais aussi Yvonne Mignot-Lefebvre, également auteure du documentaire Vivre à Ménilmontant (coproduit par Video 00 et ACET). Yvonne Mignot- Lefebvre a également consacré une thèse portant sur la « Place de la communication dans les enjeux de l’autonomie » où une partie est par exemple consacrée à une « vidéographie des mouvements et des initiatives populaires en France, avec la convergence d’une technique nouvelle, la vidéo et de phénomènes d’innovation sociale forts (1971-81) » – présentation de la thèse ICI.

A partir de 1977 le groupe Video 00 a donc réalisé la série Alma-Futur dont des images ont été reprises dans le présent documentaire (et la réalisation de Knapp en 1979). En voici le synopsis glané sur internet (à défaut d’avoir pu trouver et visionner cette série dont le regroupement  dure 90 mn) : « A Roubaix, ville textile, d’anciens quartiers de courées refusent de mourir. Leurs habitants veulent rester sur place, jouir d’un habitat décent tout en maintenant la vie sociale intense qui fait la richesse de ces quartiers ouvriers construits il y a un siècle. A l’Alma-Gare, l’un de ces quartiers, la population lutte depuis 15 ans. De juin à novembre 1977, le groupe Vidéo 00 a filmé régulièrement la vie de l’atelier populaire d’urbanisme. Ce film montre comment les habitants s’organisent et les moyens qu’ils mettent en oeuvre pour concevoir et imposer, face aux élus et aux différents partenaires sociaux, le plan de restructuration de leur quartier. Les habitants doivent, pour réaliser leur projet, disposer de moyens: des techniciens (architectes, sociologues) sont venus mettre leurs compétences au service de la population. « Pour la première fois – comme l’indique l’APU – des travailleurs ont osé collectivement être créateurs dans leur cadre de vie. C’est la population qui décidera du quartier où elle vivra demain.» » Dans le livre collectif La chance des quartiers Yvonne Mignot Lefebvre donne des précisions quant aux modalités entre suivi video et APU : « Dès mon premier séjour à Roubaix, en 1977, un contrat clair avait été passé avec les membres de l’APU sur les conditions d’observation participante avec la video. Chaque bande tournée pouvait être visionnée par les membres et il n’y avait pas de restriction au filmage, même en cas de désaccord ou de conflit entre les différents acteurs. Les membres de l’APU ont imposé la présence de l’équipe video lors des réunions de concertation à la mairie. Seul le voyeurisme lié à la misère était exclu, mais des courées encore habitées ont pu être filmées sans difficulté« . Plus loin elle précise également le contenu des volets consacrés à Alma-gare constituant la série Alma-futur : « premier film : Les étapes de la production du quartier par les habitants; deuxième film : Au jour le jour…, l’APU; troisième film : Des habitants urbanistes : la population et ses techniciens » Elle ajoute également Quand les habitants prennent l’initiative, considéré comme un quatrième film de la série, mais à distinguer de l’homogénéité de traitement des trois précédents (voir plus bas).

Le travail video autour de l’Alma-Gare stoppa au début des années 80 dès lors que le noyau moteur de l’APU s’estompa. Un autre support audio, et c’est une bonne nouvelle (!), permet d’entendre des témoignages autour de Video 00 et, pour ce qui nous concerne plus précisément ici, du film Alma-Futur. Cela a été enregistré lors d’un séminaire tenu en décembre 2012 et consacré à la « Video des premiers temps », là aussi avec la présence de Yvonne Mignot-Lefebvre ainsi que celle de Michel Lefebvre. Le lien audio pour écouter le séminaire est ICI (avec menu détaillé pour accéder directement aux différentes parties). Une partie de la présente note est ainsi tirée de leurs témoignages … Le séminaire dans son ensemble vaut aussi le gros détour quant à cette période, où est exposé par exemple le principe du film collectif n’impliquant pas du tout la même chose que celui d’auteur; on y retrouve aussi, comme ailleurs maintenant, des précautions ou des nuances dans l’association des termes « cinéma militant » …

La création de l’ACET fut l’initiative de Video 00 en 1976 et cela afin de disposer d’une coopérative de production et de distribution. Video 00 et l’ACET restaient indépendants l’un de l’autre tout en ayant bien sûr des liens. L’ACET réalisait aussi des films, ainsi pour des SCOP (dont la dynamique de développement est évoquée à la fin du présent documentaire), ou encore des films institutionnels. Les revenus apportés par ces réalisations permettaient un soutien financier à Video 00, tel en achat de matériel de montage. Par exemple Vivre à Ménilmontant, réalisé en 1982, mentionne ACET dans la coproduction. Lorsque Video 00 cessa d’exister, ACET poursuivit et la SCOP est toujours en activité de nos jours. En 2012, voilà comment Jean Pierre Corsia, également ancien membre du Groupe Video 00 (?), en résume la fondation : « ACET a été créé il y a 35 ans par des cadres supérieurs qui voulaient travailler autrement et s’épanouir dans leur activité. Ils se sont lancés dans la production audiovisuelle sous forme de Sarl (chaque fondateur a pris une part, pas forcément égale). Une partie de l’équipe voulait faire de la communication sociale. Minoritaire, elle a cherché un statut où l’égalité des voix ne repose pas sur le capital. La coopérative a été la solution. La Scop a accompagné le développement d’un quartier à Roubaix, si bien que la coopérative s’est spécialisée sur des sujets concernant l’habitat. Elle est devenue éditrice de supports multimédia pour les salariés du terrain (comme les bailleurs sociaux ou les gardiens), avant de s’orienter directement vers la formation sur le terrain. »

 

LE FILM

Le long préambule ci-dessus permet donc mieux de situer le contexte de la réalisation de ce nouvel opus consacré au quartier Alma-Gare et de comprendre pourquoi Quand les habitants prennent l’initiative témoigne plus directement des luttes des habitants du quartier que ne le faisait la réalisation de 1979, sans remettre en cause ici la valeur de témoignage et la trace laissée par ce document télévisé. Et cela se ressent à travers un traitement plus interne, moins extérieur que ne le fut la réalisation de Knapp malgré son credo de proximité et la place importante accordée à la parole. Le film prend par moments un ton un peu plus corrosif (sans être non plus franchement militant), tandis que cette fois-ci il y a un complément d’une voix off qui effectue occasionnellement la narration du fil historique, posant les jalons depuis les années 50. Il y a aussi une légère mise en scène autour d’un nouvel habitant faisant part de ses impressions auprès d’une ancienne, mais en fin de compte cet aspect n’apparaît qu’en début de film.

Globalement, le film serait tout de même moins ancré depuis le point de vue des habitants auto-organisés, se voulant plus analytique, moins subjectif. C’est pourquoi – bien que je le trouve plus « corrosif » sur certains points – il n’est pas non plus trop éloigné du film de 1979 diffusé à la TV. Un traitement ici qui serait bien différent des trois volets d’Alma-Futur tournés auparavant (mais dont des extraits sont tout de même repris) :

« [Le film, moins intimiste que les précédents, présente les points de vue des principaux acteurs, et tente une démarche globale d’évaluation de l’expérience nécessitant une approche plus distanciée, plus objectivante. Mais il a le défaut – comme toutes les synthèses – de montrer plus les résultats que la genèse. L’étude des processus démocratiques à l’oeuvre pour réaliser cette exceptionnelle maîtrise d’oeuvre collective à l’échelle d’un quartier est plus présente dans les trois premiers films »

Yvonne Mignot Lefebvre, La chance des quartiers 

Le film démarre sur les bases de la fin de Quand les habitants ont des idées, tout peut changer.  Après un extrait tiré d’Alma-Futur (l’annonce soudaine de la démolition du quartier en 1977),  nous retrouvons en effet les époux Leman de l’APU. Nous avons un discours inaugural d’une rénovation de quartier en cours, rappelant la nécessité de ne pas subir et au contraire d’agir par la réflexion collective et par les propositions et initiatives qui en découlent. Ainsi d’un quartier promis aux bulldozers, on passe à un quartier rénové et sauvé à la fois, dans le sens qu’ont voulu les habitants qui se sont concertés et ont proposé un plan de rénovation alternatif.

Comme pour Quand les habitants ont des idées tout peut changer, il y a des passages d’une terrible actualité dans ce documentaire. Ainsi par exemple la « gentrification » exposée en début de film à propos du changement à Roubaix, après une exposition aussi courte qu’intéressante quant à ce qui fait la particularité de la ville : usines et quartiers ouvriers la composent, jusqu’à son « centre ville ». Or parallèlement à la fermeture des usines (les filatures surtout), la municipalité rase des quartiers ouvriers depuis les années 60; la ville est souhaitée différente avec des quartiers pour employés. Nous sommes alors dans un contexte de grands aménagements à Roubaix, et le témoin de début de film de cette évolution mentionne un quartier emblématique, là où se construit alors le bloc Anseele (implantation de tours) sur les décombres d’une partie de l’ancien quartier de courées et d’usines appelé autrefois le quartier des Longues Haies (j’encourage à visiter la page ICI consacrée au quartier, sur l’excellent site internet Atelier mémoire de Roubaix). Les estaminets tels « au nom de Karl Marx et aux drapeaux rouges » ont disparu pour laisser place au centre commercial « Roubaix 2000 » dans le cadre d’un nouveau centre ville. Roubaix a beau toujours avoir été socialiste, « ça reste une ville comme les autres malgré ça« . Et alors on nous met en garde : face à cette vague de démolition des quartiers ouvriers et d’expulsion de ses populations, les habitants de l’Alma-Gare s’organisent. Rénovation oui, mais pas à n’importe quel prix. Voilà, le ton est donné…

 Habitante : « Vous n’allez pas démolir nos petites maisons quand même ?      

 – Élu : Je ne pense pas, je pense qu’ici on risque de faire un musée, garder quelques maisons quand même        

 – Un musée ?! Mais c’est pas ça qu’on veut nous » 

Extrait de Alma-futur, repris dans Quand les habitants prennent l’initiative

C’est l’actualité des problématiques qui m’a ainsi de nouveau marqué, tel ce dialogue ci-dessus qui s’avère être d’une terrible pertinence quand on songe à bien des développements mémoriels de nos jours. Le cinéaste belge Paul Meyer aussi mentionnait le musée dans son scénario de La mémoire aux alouettes … (voir ICI la note du blog consacrée à un entretien filmé avec Paul Meyer). Mais les habitantes, dans cette séquence du film, ont la ferme intention de ne pas subir, et leurs rires moqueurs guettant l’arrivée des élus lors d’une réunion est un grand moment qui en dit long sur la prise de conscience et la volonté de ne pas rester passifs face aux « spécialistes » qui imposent. D’ailleurs la place des personnes âgées est évoquée à un moment, là encore il me semble dans un rush issu de Alma-futur (lors d’une réunion habitants/élus) : on cherche à les parquer dans des bâtiments collectifs tels que des foyers, pour les dégager de leur logement, libérer quelque chose. De nos jours, dans les conventions des plans ANRU, et là je pense par exemple à ceux qui sont développées dans le bassin minier, on pousse souvent les personnes âgées vers d’autres structures collectives qui y prennent la forme de béguinage… Souvenons-nous de la vieille dame témoignant au début de Quand les habitants ont des idées tout peut changer à propos de sa volonté de rester dans le quartier, dans un tissu social qu’elle aime côtoyer.

« Le principal de l’Alma-Gare c’est que tout le monde demande pour avoir un relogement, du plus haut jusqu’au plus bas, du noir jusqu’au blanc »

Une habitante, extrait d’Alma Futur

Au niveau du fil historique ce film de 1981 est également plus volontaire et donc précis, nous sommes mieux situés, sans doute parce qu’on en est alors à une sorte de bilan de longues années de luttes, d’auto-organisation et de réflexion ayant mené à une victoire : les années 50 (1956) et la décision du conseil municipal de raser le quartier mais sans avoir  les moyens suffisants, la création de l’APU en 1974, les débuts d’une organisation collective dans le quartier (genèse de l’APU) en 1964,  accomplir les objectifs sur une échelle de 15 ans (1964 – 1980) à savoir éviter la rénovation par les bulldozers et maintenir la population dans le quartier, les alternatives proposées et le projet dégagé par les habitants … et toujours cette défiance de ne pas finir dans les « cages à lapin » des constructions en vogue et aux loyers plus chers.

La fin du film expose aussi le contexte des ateliers et des Scop qui se multiplient, telle celle de Réhabilitation et d’entretien d’immeubles (mais aussi d’imprimerie, de menuiserie etc). C’est donc l’une d’elles, l’ACET, qui réalise le présent film (le générique de fin mentionne en plus Plan construction et OPHLM de Roubaix pour la production).

Au niveau de l’APU, des militants forment progressivement des SCOP, parallèlement à d’autres qui entrent au CA du centre social sur proposition de la Ville, tandis que le noyau s’essouffle. En fait une page se tourne peu à peu, et comme le dit Michel Lefebvre lors du séminaire de 2012 : « ce quartier maintenant, c’est effroyable« . Tout comme un peu plus loin la zone de l’Union est devenue effroyable, bien qu’il y ait de la résistance du côté de Chez Salah ouvert même pendant les travaux (documentaire de Nadia Bouferkas et Mehmet Arikan, 2011).

Pour un retour écrit sur l’expérience APU au quartier Alma-Gare et sa fin, je renvoie à un article concis très intéressant, formidablement intitulé « Alma-Gare : actualité brûlante d’une lutte passée » qui a été publié ICI sur le site internet du journal lillois la Brique dans un numéro consacré à l’urbanisme en métropole lilloise « Logement, fabriquer l’embourgeoisement »

Quand les habitants ont des idées tout peut changer – SCOP/Hubert Knapp (1979)

EN ENTIER – Quand les habitants ont des idées tout peut changer – Hubert Knapp, avec la participation de la SCOP ACET – 1979 – 53 mn 

« Ce reportage retrace l’expérience de participation des habitants à la réhabilitation et la rénovation de leur quartier, l’Alma-Gare à Roubaix.
Dans les courées de l’Alma-Gare, les habitants luttent depuis quinze ans pour prendre une part directe au projet de rénovation de leur quartier. Une nouvelle architecture est née. Sur place est crée un atelier populaire d’urbanisme (APU) en 1974. En 1976, aidés par des techniciens, les habitants proposent un schéma d’urbanisme qui sera présenté à la mairie. Ce schéma s’étend au social et à l’économie. L’Alma-Gare se présente ainsi comme un laboratoire original d’expérimentation sociale. »

Hubert Knapp est un réalisateur de télévision et de documentaires d’après guerre jusque dans les années 90 et son travail se revendique d’une télévision exigeante. Il a notamment réalisé un épisode de la fameuse émission Cinéastes de notre temps, sur Jean Luc Godard. La filmographie du réalisateur est composée de multiples séries où la proximité avec les personnes filmées et leurs paroles tiennent une place importante.

Quand les habitants ont des idées tout peut changer est le premier volet d’une émission réalisée par Knapp, diffusée sur TF1 en 1979 et intitulée Mon quartier c’est ma vie,  3 chroniques des maisons et des rues. Alors que le documentaire porte sur les habitants de l’Alma-Gare, le générique précise que le titre de ce premier volet provient de ces derniers. Ainsi les habitants ne sont pas annoncés comme des sujets passifs, réduits à de la figuration. Ils sont d’emblée signalés comme acteurs, en écho à leur articulation au quartier, prenant les choses en main. Quand les habitants prennent l’initiative (1981) – relayé ICI sur le blog – sera réalisé dans le même quartier deux ans plus tard et cette fois-ci… Quant à Hubert Knapp ses deux prochains volets portent sur un quartier (l’Arlequin) de la Villeneuve dans la ville de Grenoble, intitulé L’Arlequin ou l’auberge espagnole, et sur les conceptions architecturales de Renaudie, intitulé Les étoiles de Renaudie. Il est important de signaler que ce premier volet est associé à la SCOP ACET (1977) qui découle d’un collectif de vidéastes appelé « Video 00 », créé en  1971 sur la base d’un autofinancement. Ce collectif était inscrit dans une période d’émergence des groupes de vidéo militants dont le premier fut alors créé par Carole et Paul Roussopoulos en 1970 et appelé « Video out ».

Ce premier volet est toujours d’actualité sur les questions qui se posent dans les « rénovations » de quartier (un sous titre du documentaire emploi lui-même les guillemets pour  » quartier « rénové«  « ). A travers les témoignages d’habitants et de membres de l’APU, le documentaire est un coup de poing en ce qu’il évoque bien les effets pervers d’une « rénovation » quand elle implique un quartier rasé, des départs d’habitants, des solutions de rechange biaisées (les « cellules » des HLM, des loyers plus chers …). Surtout il est question d’une vie sociale à sauvegarder, à retrouver ou à pérenniser. Cela revient souvent dans les propos, et le logement en soi n’est pas si important que cela. C’est l’histoire sociale, la mémoire qu’il draine et le lien social entre habitants qui semble vouloir être sauvée. Des éléments concrets comme des loyers pas chers, des applications de droits, des particularités telles que les célibataires immigrés etc sont également revendiqués par l’APU. Le processus d’abandon et de dégradation d’un ensemble de logements au passé lié à l’industrie est formidablement montré, tel le superbe travelling dans une rue accompagnant le témoignage sur « l’effet boule de neige » des départs des habitants. On y retrouve des constantes toujours à l’oeuvre de nos jours. Ainsi par exemple en témoigne le documentaire de Mehmet Arikan et Nadia Bouferkas Chez Salah, Café ouvert même pendant les travaux (2011) également tourné à Roubaix, cette fois-ci en lien avec le gros projet d’urbanisme sur la zone de l’Union (aménagement d’un « éco-quartier », terme qu’on retrouve aussi du côté du bassin minier dans la région). L’Union est également un ancien quartier industriel lié au textile et dont le territoire est à cheval sur Roubaix, Tourcoing et Wattrelos; le projet y donne lieu à des démolitions et départs d’habitants. Le café de Salah y résiste et ne cède pas à l’expropriation pour le terrain. Cela n’est pas nouveau processus et par exemple un couple d’habitants de l’Alma Gare de 1979 témoigne d’une expropriation imminente, malgré une maison habitée par la famille de l’époux depuis cinq générations.

La réalisation est intéressante par les nombreux plans occasionnés sur le lieu, notamment de courées qui depuis ont sans doute disparu (dont une vidée de sa trentaine de locataires, comme un écho à certains corons ou cités pavillonnaires du bassin minier de nos jours), ou encore par les personnes filmées dans leur habitat, leur quartier, quitte à laisser place au silence, donnant de la présence à celles-ci. Mais c’est surtout la place accordée à la parole qui en fait la force. Sont soulevés les problèmes autour de la rénovation d’un quartier, de sa mémoire, de sa richesse sociale, du quotidien d’un délabrement, du paradoxe à vouloir à la fois conserver et détruire le lieu puisque ce dernier est détérioré tandis que le manque de confort est également lié au contexte de sa construction. Pour qui mépriserait le quartier ouvrier et les images qu’il donnerait maintenant à travers son délabrement, propice parfois au misérabilisme (ce qu’évite ici le film, et pourtant à l’époque il est diffusé sur TF1…), les habitants témoignent unanimement de rejet et de dégoût des logements HLM dont l’inhumanité est clairement décriée. Sans oublier l’augmentation de loyer qui accompagne le plus souvent les relogements.

Bref, le film est un témoin incroyable sur un quartier et les rapport qu’entretiennent avec lui les habitants, loin du simple sauvetage d’un bâti. Il est une trace d’une grande richesse témoignant d’une mémoire vivante. Par ailleurs est exprimée la perte des comités de défense de quartiers ouvriers de Roubaix (nombreux concernés par les « rénovations ») qui ont disparu avec la démolition du lieu. Tel le souligne une membre de l’APU, « ce sont des trésors enfouis« , perdus à jamais, les personnes ayant été disséminées après démolition. On a là une révélation de l’importance de la mémoire d’un quartier autrement que sous son seul aspect nostalgique, bon pour les petits livrets commémoratifs quand tout est mort. La mémoire vivante est autre chose.

« On a tellement lutté ensemble qu’on est capable de mener d’autres luttes et de redonner vie à un quartier, la vie avec un grand V qui n’est pas seulement le logement, le logement n’étant qu’une partie de la vie (…) Vivre ensemble, conquérir une autre vie, posséder son quartier » (habitante et membre de l’APU)

Le film termine par une présentation plus conséquente de l’APU (son ancrage dans le quartier, ses combats, son organisation, ses buts). C’est initié par un autre superbe travelling suivant une membre de l’APU roulant à vélo dans les rues du quartier et rappelant que ça découle d’années de luttes et que l’APU ne s’est pas créé d’un claquement de doigts, qu’il a fallu des échanges entre habitants, des comités par courées … Il est question aussi d’une auto formation « on devient plus compétents » et des résultats ont été obtenus, ainsi l’application d’une  loi de 1948 (exemple pris de la défense d’un habitant immigré). Comme de nos jours, l’APU revendique une connaissance juridique à mesure de son expérience, coincidant avec un « concret qui est important pour les travailleurs » etc         Ici, à travers l’APU et son activisme dans le quartier, l’habitant-acteur prend le plus d’ampleur. Et du logement on passe à acteur plus large dans la société.

En complément, un long article d’Hélène Hatzfeld intitulé « Municipalités socialistes et associations – Roubaix : le conflit de l’Alma gare » (cliquer ICI) dont voici le résumé :  « L’étude du conflit qui a opposé pendant plus de dix ans la municipalité socialiste de Roubaix à l’association d’un quartier vétusté menacé de destruction analyse les différences dans les modalités de résolution du conflit adoptées par une municipalité SFIO puis Union de la gauche à forte dominante socialiste. Elle montre comment l’action de l’association, pragmatiste et fondée sur des liens communautaires, a permis une transformation du schéma décisionnel de la municipalité, mais est restée sans effet sur le système politique municipal. D’autre part, cette étude s’interroge sur la fonction du conflit dans la modification des attitudes de la municipalité et de l’association, et des relations entre le système politico-administratif municipal et son environnement associatif.« 

Minguettes 1983. Paix sociale ou pacification ? – Agence IM’media (1983)

EN ENTIER – Minguettes 1983. Paix sociale ou pacification ? – Agence IM’media – 23mn – 1983 – Remasterisé en 2013 avec des images inédites

En décembre prochain sera commémorée la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. C’est ainsi que des textes et retours réflexifs se multiplient (par exemple un cycle de textes ICI sur le site internet du PIR), que des initiatives audiovisuelles voient le jour, et que différentes manifestations sont organisées – à ce propos, je renvoie à la note ICI sur le blog qui fait un retour sur la commémoration de la Marche.

L’Agence IM’media vient de remasteriser un film de 1983 qui se situe aux environs de sa création, et dont les aspects sont incroyablement pertinents au regard d’aujourd’hui, au-delà d’une mémoire de la genèse de la Marche et d’un lieu de la banlieue lyonnaise. L’apport des paroles des habitants est sans égal dans d’autres documentaires qui vont en général privilégier les « spécialistes » du développement urbain, les politiques prenant les décisions (y compris de répression) etc. On sent bien ici, avec notre recul, la genèse d’IM’media, en quelque sorte, dans ses approches privilégiant les mémoires des luttes, le relais audiovisuel depuis un autre angle (celui de l’intérieur des quartiers, des immigrations etc), sans passer outre le schéma « explicatif » d’une situation. Par ailleurs le rôle des médias y est bien criblé, ce qui ajoute une tonalité criante de pertinence du documentaire. C’est une vidéo qui pourrait figurer dans la revue non exhaustive ICI de videos/films portant sur les rénovations urbaines. Dans ce dernier domaine, on appréciera au passage les langues institutionnelles en complet décalage avec les réalités des habitants et habitantes. Je relaie ci-dessous le film et le texte d’IM’media accompagnant la diffusion, sans omettre au passage de mentionner ICI un communiqué du MIB 34 (Mouvement Immigration Banlieue) de la région de Montpellier où l’auto organisation et les dynamiques collectives de quartier sont mises en avant contre la (supposée) représentation politique des élus pour les habitants, notamment en période électorale.

« Minguettes 1983 – Paix sociale ou pacification ? a été tourné au cœur des événements du printemps et de l’été 1983 à la Zup de Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise. Des événements à l’origine de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui traversera la France profonde du 15 octobre au 3 décembre.

Réalisé dans le cadre d’un stage média organisé à Bron / Lyon II – qui donnera naissance à l’agence IM’média-, ce film est un « objet filmique non identifié ». Un « OFNI », entre journal de bord, reportage vidéo « embedded », contre-information, décryptage des mass media et film d’atelier. Il a été diffusé en boucle lors de l’exposition « Les Enfants de l’immigration » au centre culturel G. Pompidou (Beaubourg – janvier/avril 1984).

Pour les 30 ans de la Marche, IM’média a procédé à la restauration de ce film et en propose une nouvelle version remastérisée. Tout en restituant son écriture documentaire initiale, il donne à (re)voir la contre-offensive « pacifique » des habitant-e-s de la Zup suite à un cycle infernal d’affrontements avec la police, de la bataille rangée du 21 mars 1983 jusqu’à cette soirée du 19 au 20 juin où un policier tire et blesse Toumi Djaïdja, le jeune président de l’association SOS Avenir Minguettes.

Des images d’époque inédites présentent une Zup loin des clichés sur le « ghetto maghrébin » et sur une « zone interdite » livrée aux « loubards ». A l’occasion du dynamitage spectaculaire de tours, les habitant-e-s de toutes origines, jeunes et vieux, donnent leur avis sur les « erreurs d’urbanisme » et sur une autre politique du logement possible. « On s’appelle tous Toumi Djaidja », clament-ils aussi, aux côtés de Christian Delorme et de Jean Costil (Cimade), pour manifester leur solidarité avec Toumi qui, sur son lit d’hôpital, a l’idée de lancer la Marche comme une « main tendue ». Une idée présentée lors de « Forums Justice » conjointement avec celle d’un rassemblement national des familles des victimes des crimes racistes et des violences policières devant le ministère de la justice place Vendôme, à l’instar des Folles de la place de mai en Argentine. Face à l’acharnement policier ou judiciaire, face au racisme, au délire sécuritaire et à la complaisance de la plupart des médias, l’objectif est alors de se mobiliser pour rétablir la vérité des faits, d’obtenir justice, de pouvoir vivre, tout simplement. 

Le 3 décembre 1983 à Paris, 100 000 personnes se rassemblent pour l’arrivée de la Marche. L’instant est à l’euphorie, collective, fusionnelle. Et l’espoir d’aller vers l’égalité sociale et raciale dans une société plurielle immense …

Contact pour obtenir le film : agence.immedia -at – free.fr « 

Videos/films et rénovations urbaines plus ou moins récentes

FILMS ENTIERS OU EXTRAITS

Il y a quelques mois je relayais ICI sur le blog deux films réalisés par des collectifs de vidéastes et des habitants de comités de quartiers, portant principalement sur les rénovations urbaines (et autres jargons de « nettoyage urbain ») et la dépossession des habitants de leurs lieux de vie. A cela s’ajoutent des caractères répressifs et d’expulsions (plus ou moins directes) des habitants, qu’ils et elles soient locataires, propriétaires ou squatteur-ses. Des quartiers entiers sont ainsi remodelés, au gré des politiques d’urbanisme, des intérêts privés et des choix des élus. Dans le même temps, des quartiers sont toujours abandonnés à des conditions de vie précaires (insalubrité etc), dont la « solution », quand elle est effectivement employée par les décideurs, semble passer par une certaine gentrification et démolition.

En ces temps d’ « ANRU » (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), il est donc question de faire le point sur quelques opérations urbaines de ces derniers mois/années, articulées parfois à des projets « culturels » et touristiques, à travers quelques films et vidéos réalisés par des collectifs vidéastes et autres cinéastes documentaires, et/ou par des habitants. Il s’agit de réalisations diffusées en articulation avec les luttes et/ou les lieux concernés, où la place des habitants tient une place importante. La diffusion parallèle sur internet nous permet ici d’établir un petit horizon de réalisations ayant trait à tout cela, classées ci-dessous par villes-régions : au-delà de la rénovation urbaine mise en avant, il est aussi question de mémoire, de l’appropriation du quartier par ses habitants, de racisme, de guerre aux pauvres, de culture populaire … Les réalisations choisies ici concernent principalement des quartiers populaires et ouvriers. Quelques films nettement plus anciens seront parfois évoqués. Je glisse également quelques renvois en liens bibliographiques de la toile (mots surlignés en orange) pour approfondir en lectures si besoin.

 

1) MARSEILLE

Deux vidéos ont été réalisées récemment à Marseille, à caractère militant, dans un contexte où la « capitale de la culture 2013 » et Euromed procèdent à un rafistolage urbain. Alors que tout un battage médiatique et officiel étouffe les voix dissonantes, ces vidéos donnent d’autres vues…

– Cecakebon et Primitivi Marseille Provence 2013 : capitale européenne de la « gentrifiture » – 2013 – 19 mn

Le collectif Primitivi s’était déjà signalé par On se laisse pas faire ! (février 2012), réalisé avec Regarde à vue et le collectif d’habitants éponyme du film, relayé donc il y a quelques mois sur le blog.

Ici il est question de deux quartiers de Marseille : les Savines et les Créneaux. Après une ouverture mettant en évidence l’opacité des projets et le caractère purement informatif des « concertations » une fois qu’ils sont entérinés, la video matérialise visuellement les conséquences des projets et relaie des paroles d’habitants. Les Savines est concerné par un projet ANRU, amorcé il y a quelques années, et entérinant une gentrification évidente. Une opération de rénovation causant des démolitions et des départs de personnes dans d’autres lieux, non relogées sur place. La mobilisation est finement abordée par une stratégie de division mise en place par les structures du « renouveau » : diviser par le clientélisme. Soit un aspect récurrent des « dynamismes urbains » où la résistance collective est heurtée à des propositions de relogement négociées individuellement, au compte goutte. L’opacité de l’ANRU est là aussi clairement évoqué. Des propos rappellent un attachement sentimental au lieu, où la vie de quartier avait une place importante (tel le football de rue, par exemple). En ce qui concerne les Créneaux, il s’agit là d’une démolition totale de quartier, et non une reconstruction partielle en faveur d’une partie des gens du quartier. Quelques plans suggèrent l’abandon et le départ des habitants dans la foulée du projet. Anciennement « cité provisoire », là encore le projet décline une opacité qui suscite une prise de parole humoristique de la part d’un jeune du quartier : une fois ils veulent faire un cimetière, une autre fois un parc, et maintenant un nouvel habitat. En attendant, au gré des annonces, les habitants ont reçu au compte goutte des propositions de relogement, entérinant le caractère certain du projet : la démolition. C’est toute une vie de quartier qui disparaît ici, tel ce jeune qui affirme « [qu’] ils ont détruit une grande famille (…) ils ont détruit le quartier au sens propre du terme et ils nous ont détruit« . Enfin, il y a aussi cet habitant qui témoigne du terme « ghetto » appliqué au quartier depuis l’extérieur, et moins partagé depuis l’intérieur d’après lui. Il associe davantage le quartier (ce qu’il fut) à un quartier vivant et solidaire et contrastant avec l’habitat moderne, où non seulement les gens sont dispersés depuis leur quartier original, mais donnant lieu en plus à des relations de voisinage beaucoup plus froides et déshumanisées, hormis les conventions de politesse. Sans oublier cependant, ici, l’aspect mise à l’écart du quartier (contribuant en ce sens à l’aspect « ghetto »), que rappellent des jeunes quant aux infrastructures réduites, à l’image d’un terrain de foot précaire, sans filets de but. Dans les deux quartiers, ces points communs de difficulté de la mobilisation (en partie permise par les stratégies de division), d’opacité des projets, d’expulsion de tous ou partie des habitants, de la disparition d’une certaine vie de quartier populaire au profit d’un  habitat moderne cassant ce dernier aspect positif, au-delà des contraintes matérielles subies dans les anciens quartiers (insalubrité,…).

– La rabia del pueblo – Marseille capitale de la rupture – 2013 – 20 mn

« Marseille capitale de la culture 2013 ?
Exemple flagrant de l’instrumentalisation de la culture à des fins politiques, sociales et économiques ; ou comment la culture dominante est utilisée pour redessiner une ville à l’image des promoteurs et au mépris de ses habitants qui se voient expulsés peu à peu… Ce mini-docu a voulu donner la parole aux acteurs concrets de la ville, ceux que l’on entend que trop rarement… »

Voilà un film qui a le mérite certain de démontrer comment l’usage de la culture et autres projets touristiques, derrière sa façade, a ses pendants nauséabonds. De quoi faire écho, par exemple, au projet Louvre Lens, ou encore à ceux de la Métropole lilloise, orchestrant une culture officielle, une mise sous tutelle des voix culturelles, et des opérations urbaines détruisant ou modifiant des quartiers populaires, chassant des habitants. Car ici le documentaire démonte habilement les rouages culturels et ses racines justifiant les projets. Les acteurs locaux, dans les quartiers par exemple, sont appelés ou à se soumettre et articuler les activités avec le colosse uniformisé partant du haut, ou à mourir en même temps que les quartiers qu’on « rénove ». Il n’est pas nouveau non plus, à Marseille, de voir une tentative de gentrification de quartier populaire et surtout d’expulsion des personnes immigrées ou issues de l’immigration qui y sont présentes;  ainsi dans le centre de Marseille, tel l’aborde l’excellent documentaire La raison du plus fort de Patric Jean.

Extrait La raison du plus fort – Patric Jean – 2003 :

Si le caractère « ghetto » est parfois rafistolé au profit d’opérations urbaines (à coups d’arguments « culturels », touristiques, de « valorisation » et de « changement d’image » du lieu), le principe d’exclusion et, finalement, d’enfermement se perdure. Sous d’autres formes parfois. L’habillage technocrate des rénovations urbaines poursuit une mainmise sur certaines catégories de populations, qui sont dépossédés de leur habitat, tout en maintenant un régime d’exclusion et de marginalisation qui ne met pas fin aux îlots insalubres et isolés, par exemple. Les mêmes personnes sont visées, à travers différentes pratiques institutionnelles.

En complément de ces deux réalisations, il y a de nombreux articles/videos sur le site internet Med’in Marseille abordant les (non) rénovations urbaines : par exemple LA. Un petit film « réalisé à la demande des habitants, de l’association Alliance Savinoise et du Centre Social »  revient notamment sur le quartier de la Savine, ça se passe alors en 2012, tout en effectuant des retours sur les engagements ANRU de 2009. J’encourage vivement à le découvrir ICI sur le site Med in Marseille, en parallèle à Marseille Provence 2013, posté plus haut. La prise de parole d’une habitante sur la fin de la video est saisissant, notamment quand elle affirme que « la réhabilitation on ne la vit pas, on la subit« . Un juste rappel aussi des « réhabilitations en trompe l’oeil » qui entretiennent les quartiers populaires dans la précarité, jusqu’à ce qu’on démolisse tout et que les habitants soient expulsés pour aller loger ailleurs et dans des logements plus chers. Un autre reportage de Med In Marseille ICI qui revient sur une création artistique en réaction horrifiée d’une rénovation de quartier, non dénuée d’humour. En revenant sur la vie de quartier mise à néant par la transformation urbaine, l’artiste Brahim Maaskri développe un credo de résistance culturel,  semble-t-il très partagé du côté des habitants.

 

2) Région Parisienne

–  Gennevilliers, mémoire du bidonville – Emission TV Cinq colonnes à la une – 1960 – 5 mn

Tout d’abord ce vieux reportage en plein bidonville. De quoi penser aux actuels bidonvilles Roms d’une part, et d’autre part c’est à articuler avec un documentaire de la trempe d’ Octobre à Paris de Panijel qui revient sur le massacre des algériens du 17 octobre 1961 et où les conditions de vie des habitants des bidonvilles sont par exemple abordées par les premiers concernés (contrôles et violences policiers, précarité, racisme ordinaire…).

Ce reportage n’est pas non plus sans s’articuler aux sorts des personnes issues de l’immigration qui, malgré des droits égaux officiellement obtenus, continuent de mourir sous les coups policiers (qualifiés médiatiquement par l’euphémisme « bavure »), dans l’impunité généralisée (voir ICI sur le blog). C’est ainsi que le rappelle par exemple le père d’Abdelhakim Ajimi dans l’émission radio « actualités des luttes » du 6 mai dernier de la radio FPP, consacrée à la commémoration de la mort de Abdelhakim Ajimi. Le père de la victime y dit en effet, lors de la conversation téléphonique en direct, que maintenant, si les jeunes (issus des immigrations) savent qu’ils ont des droits, les mettre en avant sans sourciller c’est s’exposer au crime policier. Un propos très emblématique d’un contexte qui n’a que peu changé en la matière. On pourrait dire qu’il en va de même pour les quartiers populaires : officiellement on « rénove », toujours dans l’intérêt des habitants, et on met un terme aux « taudis » mais dans les faits c’est d’un véritable nettoyage urbain qu’il s’agit, caractérisé notamment d’une certaine gentrification et imposant les vues d’en haut aux modes d’habiter d’en bas. Un urbanisme qui reflète un pouvoir et en exprime la mainmise sur nos vies, quelque part, derrière tous les vocables de façade, proches de la novlangue (comme le démontre, avec un humour acide, Frank Lepage, ainsi dans cette courte video).

Par rapport au quartier du Luth à Gennivilliers, il y a par exemple dans la video ci-dessous, réalisée par le Comité Vérité et Justice pour Jamal, des articulations nécessaires avec la vie de quartier en parallèles aux exigences de justice vis à vis des crimes policiers  – aspect qui est fortement développé dans le film Cité Gutenberg, alors cité de transit en voie de démolition et dont les habitants luttent aussi pour un relogement digne. C’est alors que se développe un double mouvement  : à la fois en résistance par rapport aux crimes policiers et sécuritaires, et par rapport à des cités de transit de la région parisienne :

 

– Plus récemment, en région parisienne, deux videos abordent clairement la gentrification.

Dégage on aménage – 7 mn – 2012

Une video-tract très bien faite, aussi courte que limpide, ouvrant sur une expulsion d’habitants à Bagnolet. Voilà le « Grand Paris » qui s’exprime dans les anciennes « banlieues rouges ». Les procédés sont clairement évoqués ici, avec des plans significatifs tournés sur le terrain, enrichis de photos, et commentés en voix off. Ils se situent dans les motivations des expulsions qui occupent le début et la fin de la video. Elles ont leurs justifications préfectorale, des promoteurs et des élus …

 

La ville en mouvement, dégage on aménage – 8 mn – 2012

Une « restructuration urbaine », cette fois-ci à Ivry sur seine, où a émergé un collectif appelé Ivry sans toi(t) qui dispose d’un blog internet. Cette fois-ci la voix off laisse place à la parole d’un habitant du quartier (et succinctement d’une habitante qui démonte bien le mécanisme de pseudo « concertation »). La gentrification s’y exprime clairement, avec l’expulsion progressive (ou l’incitation à partir par divers procédés vicieux) des gens précaires et/ou issus de l’immigration. Toute une culture disparaît avec la « restructuration » du quartier.

 

3) Belgique

Patric Jean – Les enfants du Borinage – 1999 – 54 mn

J’évoquais plus haut Patric Jean. Il a réalisé un documentaire assez connu, sous la forme d’une « lettre à Henri Storck », le co-réalisateur de Misère au Borinage (1933).

La pérennisation de la misère sociale y est traitée avec beaucoup de force, tout en abordant le mépris des institutions et élus à l’égard des pauvres. Le logement y est développé en partie, et c’est surtout tout un discours (et ses déclinaisons pratiques) qui est ici très habilement traité. Un film incontournable.

Quand il s’agit de « rénover » un quartier, en Belgique, il s’agit de voir par exemple ce qui se passe du côté de Charleroi. Un double projet privé-public d’aménagement du quartier de la gare – ou Rive gauche –  (comme à Marseille, un quartier populaire s’est développé dans le « centre ville ») suscite de nombreux obstacles d’habitants et de commerçants, par des recours juridiques. Le projet public n’hésite même pas, dans sa promotion (et pour lequel des fonds européens ont été obtenus), à mettre en avant un jeu de monopoly comme icône de « rénovation » ! Les expropriations se multiplient, et déjà on peut y sentir une gentrification annoncée. Ce quartier ouvrier, dans un contexte de chômage qui explose, a vu progressivement ses rues se déserter. Mais le contexte économique n’explique pas tout. Les décideurs ont décidé de mettre en place de gros projets attirant du tourisme, avec notamment des commerces plus huppés, des hôtels … Tout autour, dans des quartiers de Charleroi, ouvriers aussi, les maisons sont insalubres et les usines/manufactures en net abandon. Ce dernier point a même occasionné une forme touristique par l’organisation de « safaris urbains », obtenant un large succès auprès de visiteurs de la ville, souvent très garnis en appareils photos. On pourrait presque songer à la mise en spectacle des « enfants du borinage » et leurs lieux évoqués plus haut par Patric Jean. Le « renouveau » de Charleroi tant annoncé est, comme souvent ailleurs, suscité par une nécessité d’une « autre image », plus « valorisante ». C’est ainsi qu’on n’hésite même pas, par exemple, à faire sauter des architectures à fort intérêt patrimonial et historique (voir par exemple le site internet Sauvons les colonnades) , ou à démolir l’ancien cabaret vert où fut passé le poète Rimbaud. Au niveau de Charleroi et son image « négative » (et ses clichés fortement relayés par une certaine sphère médiatique), il y a le chanteur Mochelan qui revient sur son histoire, dans le clip Notre ville :

 

Par ailleurs, il y a une video de début 2013 avec quelques vues sur le quartier Rive Gauche (« en transformation »), et sur la grande zone industrielle de Charleroi-Marchiennes, avec un léger retour sur l’histoire ouvrière de la ville.

 

4) Nord-Pas-de-Calais

– Hubert Knapp – Quand les habitants ont des idées tout peut changer – 1979 – 52 mn

Relayé sur le blog il y a quelques temps, ce film n’a pas mal vieilli du tout. Non seulement il développe la place des habitants et l’organisation de ceux-ci en APU (Atelier Populaire d’Urbanisme), mais il est aussi très actuel par les problèmes posés (rénovation, dégradation de quartier, éviction des habitants etc).

– Nadia Bouferkas et Mehmet Arikan – Chez Salah, ouvert même pendant les travaux – 2012

« Construite en pleine révolution industrielle, la zone de l’Union était un des centres de l’industrie textile majeurs de la métropole lilloise, habité par les ouvriers qui y travaillaient. Avec la fermeture du Peignage de la Tossée,
la dernière activité industrielle y cesse en 2004. Aujourd’hui, loin de son passé riche, vidé se ses habitants, le site fait l’objet d’un des plus ambitieux projet de renouvellement urbain et de développement durable de France. Demain y cohabiteront logements, équipements et activités économiques… Indifférent au ballet des bulldozers, le dernier bistrot du quartier « CHEZ SALAH » reste ouvert tous les jours.« 

Un documentaire qui se déroule toujours à Roubaix, plus de 30 ans après Alma-gare. Il est là aussi question, entre autres de gentrification. Le documentaire revient également sur le passé du lieu : les immigrations, la guerre d’Algérie, activité industrielle du secteur … Tourné sur plusieurs mois, nous assistons à une avancée progressive des travaux, dont un fameux plan nous donnerait presque la sensation de voir le bulldozer nous rouler dessus, emportant avec lui le café Chez Salah. Il n’en est rien, puisqu’aux dernières nouvelles Salah est toujours là, seul au milieu de cette « rénovation urbaine. » Le documentaire a connu quelques projections dans la ville de Roubaix et alentours, en proximité étroite, donc, parmi d’autres, avec les habitants du secteur. Le film a connu également une diffusion en Algérie. Un (trop) court reportage revient sur une diffusion du film à Roubaix :

Tu l’ouvres Lens – Regarde à vue et La Brique – 2011 – 11 mn

VISIBLE ICI

Dans cette région, un récent reportage a été réalisé par Regarde à vue et le journal lillois La Brique. Un autre exemple de complémentarité projet « culturel » et conséquences urbaines, notamment pour les habitats des plus modestes et une certaine gentrification en cours. La fin de la vidéo énumère des procédés évoqués plus profondément dans quelques videos ci-dessus.

 

Bassin Miné : chantier interdit au public – 28 mn

« L’UNESCO, la rénovation urbaine (ANRU) ou encore l’implantation de projets comme le Louvre Lens font officiellement unanimité dans le bassin minier Nord-Pas-de-Calais. Or les projets ont ceci de commun que les habitants et habitantes ne tiennent aucune place dans leur mise en place.Parallèlement des cités et corons se font démolir en partie ou en totalité, tandis que les difficulté pour se loger sont croissantes. Une certaine gentrification se met en place au cœur des corons. Nous avons rencontré des lieux et ses habitants qui font contrepoint aux discours officiels et médiatiques. »

J’arrête ici la petite revue. Nul doute que de nombreuses videos circulent sur internet, à l’égard des « rénovations urbaines » récentes, et qui m’ont échappé, parallèlement à des documentaires (qui m’ont échappé aussi). Sans doute que la fiction a également donné lieu à des réalisations.

Pour conclure ce post, voici une photo toute récente de Salah (suivi dans Chez Salah) qui est parue dans un journal gratuit de la métropole lilloise. Un sourire qui en dit beaucoup, devant son café siégeant seul dans la Zone :

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Architectura – Amos Gitaï (1977)

EN ENTIER – VO non sous titrée

Un DVD réunissant courts et moyens métrages du cinéaste israélien Amos Gitaï, soit ses premières réalisations documentaires, a été édité il y a quelques années. Ces films ont été restaurés, à partir des négatifs, certains ayant perdu tout de même des images trop abîmées, tel Wadi salib riots (1979).

Le présent film est fort intéressant, à la fois pour son propos critique de l’architecture moderne et le fonctionnement sociétal qui l’engendre, ainsi que pour la mise en avant d’une des caractéristiques du travail de ce cinéaste : le travail sur le territoire, ici forgé par sa formation en architecture. Tout au long de ses documentaires suivants et plus importants, certains censurés par la télévision israélienne, cette approche du territoire sera approfondie et permanente : la trilogie Wadi, House et Une maison à Jérusalem, Journal de campagne

Une très bonne introduction donc ici à Amos Gitaï documentariste (que je préfère à ses réalisations de fiction). Le film donne une grande importance au commentaire off, mais les images restent significatives d’une certaine architecture moderne. Un travail visuel qui prend de l’importance dans ses oeuvres à venir, sans un soutien excessif de la voix off. Amos Gitai néanmoins scrute déjà ici un territoire.

Comme nous n’avons pas de sous titres, je résume : le film démarre sur une expulsion d’habitants à reloger dans des HLM modernes. Il est soutenu par ses voisins, aspect de solidarité et d’un tissu social en perdition dans les nouvelles constructions. La voix off s’associe alors à des images de mannequins très pertinentes en guise d’illustration de la standardisation architecturale qui touche jusqu’à l’homme : « Les plans sont prévus pour l’individu moyen. L’architecte dessine pour l’individu moyen. Les entrepreneurs construisent pour l’individu moyen. L’homme de la vie réelle (…) doit s’adapter à ce qui a été prévu pour l’homme moyen. Quand on bâtit un pays entier pour un homme moyen, on laisse de côté les différences de paysages et de climats, et les besoins variés de populations variées« . Cette introduction percutante avertit que ce qui se passe ici dans un quartier à Tel Aviv est valable pour Israël dans son ensemble. Voilà encore une fois une des constantes du travail de Gitai : le travail sur un lieu renvoie à une échelle plus grande. C’est ce que l’on retrouvera dans son incroyable House (1982), situation locale renvoyant à la dépossession de palestiniens dans l’ensemble du pays (nous comprendrons alors pourquoi ce film sur UNE maison sera censuré par le propos plus que critique, à partir d’un travail concret sur le lieu, quasi archéologique).

Le film poursuit alors en filmant quelques habitants en prise avec leur nouveau cadre de vie contraignant, tandis que des architectes ont aussi la parole. La voix off se charge de critiquer l’architecture moderne, en faisant le lien avec un fonctionnement social ignoble, qui s’asseoit aussi sur une désintégration populaire tandis que les quartiers résidentiels s’édifient massivement en lieu et place des vieux quartiers plus proches des réalités des gens et de leurs cultures : « L’homme moyen remplace les générations précédentes qui se sont davantage soucier du collectif que du particulier. Les coopératives ouvrières et syndicats se désintègrent en même temps que les quartiers autonomes (…). Les habitants sont victimes du paternalisme urbanistique, de l’expansion de la culture occidentale même s’ils sont d’origine orientale.(…) Créer des communautés calmes et chaleureuses d’individus moyens« . Le film s’attaque alors au fonctionnement technocratique ainsi qu’aux relais sociaux, y compris les travailleurs sociaux en charge d’allocations sociales etc. Les « commissions de peuplement » révèlent une aide bien sournoise qui met en danger le tissu social des habitants.

Le film donne ici et là la parole aux habitants qui témoignent de leurs conditions de vie qui ont changé, inadaptées à leurs besoins et leurs pratiques de vie (un habitant dit : « Ici c’est de la merde, de la merde et de la merde« ). Leurs liens de solidarité, d’échanges, entre autres, sont mis à mal et la socialisation n’est plus la même dans les HLM. D’ailleurs le film insiste sur l’aspect totalitaire de ces constructions qui s’imposent aux habitants : « Arrêtons nous et interrogeons les gens qu’on a envie d’aider » propose la conclusion tandis qu’un panoramique circulaire accéléré en contre plongée insinue un enfer  de ces quartiers qui, comme le précise la voix off à un moment, « se ressemblent partout en Israël« .

Je me suis contenté ici de retranscrire quelques propos sonores du film, à nous maintenant de saisir aussi le travail visuel qui va de pair. Le film reste encore assez didactique et proche d’un journalisme par sa construction, mais dégage néanmoins des premières ébauches de l’approche visuelle de Gitaï d’un territoire donné, qui renvoie à une échelle plus large. Tout part d’une observation concrète, d’UN lieu. Sa formation d’architecte n’est pas étrangère à cette approche physique du lieu, et avec le temps Gitaï arrive à faire des liens magnifiques entre les traces physiques d’un lieu (avec toute sa déclinaison archéologique sur un temps donné) et les portraits de personnes en lien avec ce dernier. La parole et le lieu s’interpénètrent magistralement. Un moyen métrage donc percutant, à connaître pour quiconque s’intéresse à la filmographie de ce cinéaste. Je précise qu’il aura par la suite un apport capital dans sa démarche amorcée ici, qui permettra d’évacuer aussi la voix off : les contributions d’une immense chef opératrice, israélienne aussi, Nurith Aviv. Non seulement elle donne une dimension sensible à l’approche d’un lieu, mais elle y saisit aussi les personnages avec une incomparable maîtrise, suivant toujours sans violence leurs mouvances. Je ne suis pas prêt d’oublier par exemple ses mouvements de caméra dans un site archéologique de Jérusalem pour la suite de House : elle filme à la fois le lieu et un personnage, sans jamais violenter le passage de l’un à l’autre. A noter que Nurith Aviv est également réalisatrice et qu’elle occasionne, là encore, de formidables plans séquence. Par exemple cet extrait D’une langue à l’autre, que j’eus l’occasion de découvrir, en présence  de la cinéaste (mémorable !), lors d’une édition du Festival audiovisuel régional de Lille L’acharnière [petit clin d’oeil : l’édition 2013 démarre ce 9 mai avec un hommage en rétrospective sélective à Chris Marker ] :

Pour en revenir à Architectura, un aspect fort percutant de ce film est aussi une certaine « occidentalisation » mise à l’oeuvre. Je renvoie là, en guise de parallèle, à un formidable retour de Mona Chollet quant à l’excellent documentaire Le blues de l’Orient, dont voici un (long) extrait :

 » Cet attachement à la cuisine orientale est loin de faire des parents d’Ella Shohat des exceptions : « Israël est un pays levantin ! s’écriait Esther Benbassa au cours de l’entretien réalisé pour ce site en 2002. Un pays qui a bien sûr beaucoup de caractéristiques européennes, mais un pays levantin, où l’on mange le hoummous et tous ces plats qui font partie de la tradition locale, où l’on écoute de la musique en hébreu avec des airs méditerranéens et surtout orientaux… » Si on a tendance à l’oublier, c’est parce que l’establishment israélien fait tout pour refouler cette réalité : « L’Etat d’Israël, écrivait Sophie Bessis dans L’occident et les autres, n’a cessé de se vouloir occidental, s’attachant avec constance à conjurer tout risque d’orientalisation. Ses élites ont fidèlement intériorisé, pour ce faire, un discours de la suprématie élaboré pour d’autres dominations. » Or ce caractère européen, qui suscite chez bien des Occidentaux une identification rassurante à Israël et un soutien à sa politique (soutien justifié par l’argument autrement plus présentable selon lequel il s’agit de la « seule démocratie du Proche-Orient »), est un faux nez. Comme le montre Ella Shohat, les calculs sont vite faits : avec 50% de misrahim et 20% d’Arabes israéliens, Israël compte 70% d’habitants appartenant au tiers-monde ; et ce chiffre monte à 90% si on y inclut les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie… « L’hégémonie européenne en Israël, conclut Ella Shohat, n’est que le fait d’une minorité numérique particulière, minorité qui a tout intérêt à minimiser l’ »orientalité » et la « tiers-mondialité » de l’Etat hébreu. »

Si l’élite ashkénaze qui portait le projet sioniste a organisé l’immigration des juifs orientaux, pour les besoins du peuplement et parce qu’il lui fallait une main d’œuvre bon marché (« des juifs pour servir d’Arabes »), elle n’en est pas moins hantée par une peur phobique à l’idée de les voir prendre une importance numérique qui la submergerait – comme elle est hantée par la menace d’une hégémonie démographique palestinienne qui, pense-t-elle, la noierait dans un océan de barbarie. Ce parallélisme donne à penser qu’il ne s’agit pas seulement de préserver le caractère juif du pays – au mépris des conséquences inhumaines que cela entraîne pour les Palestiniens -, mais aussi (surtout ?) son caractère européen, non-arabe et non-africain, en favorisant par exemple l’immigration de juifs russes au détriment des juifs éthiopiens. « La grande crainte qui nous étreint, déclarait dans les années 1970 le ministre travailliste Abba Ebban, est le danger de voir les immigrés d’origine orientale, si d’aventure ils en venaient à être majoritaires, contraindre Israël à régler son niveau culturel sur celui de la région. » Ella Shohat analyse : « Le régime israélien actuel a hérité de l’Europe une forte aversion pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples non européens ; d’où son discours décalé et dépassé [en 1986 du moins…], d’où aussi ses références ataviques aux « nations civilisées » et au « monde civilisé ». »  » Précisons aussi, à propos des juifs éthiopiens, la contraception forcée des juives éthiopiennes : ICI un article sur Slate. Comment ne pas penser, par ailleurs, aux stérilisations forcées des populations indiennes en Bolivie, ainsi que les évoquent l’incontournable Le sang du Condor de Jorge Sanjines (ICI sur le blog) ?

Enfin, ci-dessous, une interview en anglais d’Amos Gitaï et ses liens avec sa formation d’architecte :