Carcajou et le péril blanc – Arthur Lamothe (1973-1976)

Arthur Lamothe – Films extraits de la série documentaire Carcajou et le péril blanc – 1974/1975 – Canada – DES EXTRAITS SONT PUBLIÉS PLUS BAS DANS L’ARTICLE

« Carcajou était vraiment capable de faire du mal à l’Indien. Carcajou détruisait pour le plaisir de détruire. Pour les animaux c’était vraiment l’incarnation du diable. »

Propos d’un vieil Innu ouvrant chacun des films de la série

Cela fut déjà évoqué dans la présentation de La conquête de l’Amérique I (ICI sur le blog), l’oeuvre indépendante d’Arthur Lamothe fut assez méconnue de son vivant et demeure modestement diffusée. Ainsi en est-il de sa filmographie amérindienne monumentale, à l’image de la série documentaire Carcajou et le péril blanc qui concentre plus de 12 heures de film mais n’a fait l’objet que d’une édition DVD partielle sous le titre « Images d’un doux ethnocide » (titre évocateur qui peut faire penser au documentaire de Paul Leduc Etnocidio, notas sobre el Mezquital où il est question de l’ethnocide des Otomis au Mexique et relayé ICI sur le blog). « Image d’un doux ethnocide » se compose de quatre films tirés de Carcajou pour une durée totale d’environ 4 heures. C’est déjà ça et la découverte vaut le détour. On y retrouve notamment plusieurs parti pris et thèmes déclinés dans La conquête de l’Amérique I et II, diptyque documentaire produit par l’ONF et visible en intégralité sur son site internet.

POUR VOIR « IMAGES D’UN DOUX ETHNOCIDE » (dont des extraits sont relayés plus bas) :

Le double DVD est accessible sur la toile soit par streaming payant sur le site Universciné (cliquer ICI et ICI) soit gratuitement via La Médiathèque Numérique généralement accessible aux abonnés de médiathèque.

«La contestation qu’il y a dans mes films, je la sors de la réalité. En la fouillant à fond et non superficiellement. Bien entendu, si je faisais des films folkloriques, tout le monde serait content, mais ce serait fausser la réalité. La réalite, c’est la vente des forêts à l’I.T.T., c’est les énormes trous que les Indiens retrouvent sur leurs terres là ou il y avait du minerai, c’est les réserves qui sont de véritables camps de réfugiés, c’est la clochardisation d’un peuple, c’est le mépris pour les Indiens. En fouillant l’homme indien dans son environnement spécifique, j’ai retrouvé l’homme universel, ce qui est de plus étymologiquement vrai, l’lndien s’appelant INNU, I’homme.»

Arthur Lamothe

PRODUCTION ET DIFFUSION

Après avoir fait ses débuts à l’ONF où il essuya un refus face à un projet de film consacré à des Indiens, Lamothe quittait cette institution canadienne pour se lancer dans la production indépendante en créant la Société Générale Cinématographique (SGC, 1965) puis Les Ateliers audiovisuels du Québec (1970). Outre des films et séries à vocation pédagogique commandités par le Ministère de l’Education du Québec, ces organismes ont donc produit des films socio-politiques qui parfois ont été commandités par les syndicats québécois CEQ (éducation) et CSN (Confédération des Syndicats Nationaux). Ainsi par exemple Le mépris n’aura qu’un temps (1970) qui traite des conditions de travail dans la construction et que je souhaite découvrir à l’avenir.

Originellement, la série Carcajou et le péril blanc est une coproduction entre Les Ateliers audiovisuels du Québec et Radio-Canada dont une des finalités était une diffusion à la télévision. C’est pourquoi Lamothe avait dû faire une concession sur la durée des films qui furent bridés à 55 mn chacun afin d’être adaptés au régime télévisuel. Cette contrainte l’a amené à monter d’autres versions pour la diffusion des films parmi les Innus et en salles de cinéma. Ces versions ont été reprises, je pense, pour la présente édition DVD. Cependant Radio Canada n’a pas voulu diffuser les films destinés à la télévision et quand le blocus d’Etat a finalement été levé, les réalisations furent diffusées à des heures tardives de la nuit… En témoigne en 1976 un article de Relations (revue chrétienne du Québec spécialisée en analyses sociales et aux perspectives proches de la théologie de la libération) :

« Mais si, devant la caméra, les Indiens refusent de fabriquer des raquettes ou des chapeaux de plumes, et invitent plutôt les cinéastes à venir constater avec eux de visu comment la Wabush Mines ou la I.T.T. Rayonnier massacrent leurs territoires de chasse ou veulent les empêcher d’y pénétrer; s’ils révèlent que de bonnes rivières de pêche sont «clubbées» au profit des riches Américains par les bons soins de leurs amis au gouvernement du Québec; s’ils disent leur conscience de la discrimination dans l’emploi dont ils sont victimes de la part de la Iron Ore ou autres grandes compagnies de Sept-lles; s’ils crient leur mécontentement parce que la municipalité de Sept-Iles a construit son usine de traitement des eaux usées (égouts) sur leur réserve et que là où ces eaux sont rejetées à la mer, il ne vient plus ni poissons ni canards; s’ils dénoncent les tracasseries administratives et policières dont ils font continuellement l’objet; s’ils accusent les Québécois, et en particulier leur gouvernement, de pratiquer à leur endroit le même racisme et le même impérialisme culturel dont eux-mêmes se disent victimes de la part des Américains ou des Canadians; etc.etc… Si tous ces thèmes mis en images et articulés les uns aux autres pour une compréhension large deviennent une vaste «chronique d’un génocide» et de «notre racisme ordinaire», chronique qui dépasse le simple constat pour amorcer une contestation radicale, on peut comprendre pourquoi les pouvoirs décisionnels de la télévision d’Etat bloquent sa diffusion. »

Relations, mai 1976

 

QUELQUES MOTS SUR TROIS FILMS DU DVD « IMAGES D’UN ETHNOCIDE »

1 – Mistashipu (La grande rivière, 1974)

Synospsis : « A l’embouchure de la Moisie, Mistapichu, les trois soeurs de Michel évoquent leur jeunesse, quand, avec leurs parents, elles partaient, à pied et en canot, pour leur territoire de chasse situé à 500 km au nord. Et les hivers où elles manquaient de nourriture. Et où leur père mourait. Le sage Innu, Mathieu André, à côté de Shefferville, indique les pistes indiennes qui se croisaient dans ces lieux. Puis dans le campement indien, installé l’été sur la rive de la Mistashipu, nous participons à la pêche au saumon, surveillés par les gardes-pêche et leurs acolytes. Cérémonies traditionnelles., religieuses, baptême, rêves chantés avec le teiukan, etc » (Universciné)

C’est lors de l’édition 1974 des Rencontres Internationales pour un Nouveau Cinéma (RINC) déroulées au Québec que ce film a connu sa première diffusion, soit dans un contexte marqué par le Troisième Cinéma et le cinéma militant avec la présence de cinéastes comme Fernando Solanas, Lamine Merbah, Julio Garcia Espinoza, Gille Groulx ou encore Med Hondo. Un travail de mémoire a été mené sur l’édition 1974 de ces rencontres internationales, favorisé par la redécouverte à la cinémathèque québécoise de bandes videos et désormais numérisées grâce à un doctorant québécois et un chercheur argentin. J’invite notamment à regarder et écouter une prise de parole de Gilles Groux en cliquant ICI (c’est l’avant-dernière video publiée mais il y a d’autres extraits videos à la fois intéressants et témoins des problématiques qui se posaient). Groulx y évoque notamment la censure de l’ONF et les limites de son fameux programme Société Nouvelle, programme que j’ai par ailleurs évoqué dans l’article de présentation du documentaire militant Vous êtes en terre indienne réalisé en 1969 par le cinéaste mohawk Michael Kanentakeron (ICI sur le blog).

Images de Mistashipu :

Trois images composant le panoramique d’ouverture : l’arrivée du train, les méandres de la rivière Moisie, un panneau qui légifère le lieu. Le colonialisme s’accapare le territoire

Le panoramique qui ouvre La grande rivière exprime en quelques secondes le colonialisme : la caméra passe du train de la conquête coloniale qui suit les méandres de la rivière de la Moisie (désignée Mistashipu en langue innue) au panneau d’interdiction auquel font face deux Indiens dont le territoire est ainsi approprié par le pouvoir blanc. C’est ainsi que bien avant La Conquête de l’Amérique, Lamothe témoigne d’un traitement visuel qui n’est pas anodin, ne relevant pas de la simple illustration. Il décline en particulier une approche géographique du territoire qui relaie avec force la vision indienne. Cela est frappant dans la séquence avec l’Innu Mathieu André qui témoigne de sa perception du territoire. La caméra alterne entre d’une part le témoignage de sa connaissance du vaste milieu naturel qu’il parcourt du regard et de la main en employant la toponymie indienne et d’autre part des cartes qui permettent au spectateur de se repérer dans ce territoire décrit, comme pour secourir le spectateur étranger à cette perception en appliquant une traduction cartographique en quelque sorte. Aussi Mahtieu André ne témoigne pas seulement d’une connaissance du milieu mais aussi d’une activité innue ancrée et articulée à ce territoire, à l’image de la toponymie indienne qui désigne la spécificité de lieux en leur attribuant soit un trait naturel distinctif soit une activité humaine associée. Aussi, le film exprime combien cette perception du territoire doit être préservée parmi les Indiens mais l’héritage est fragile, en voie de disparition tant les activités traditionnelles liées à ces grands espaces sont affaiblies et menacées par le pouvoir blanc.

D’où une séquence de fin particulièrement sombre marqué par le cantonnement des Innus aux réserves et à la misère associée. Sur une musique de Jean Sauvageau, un associé majeur des films de Lamothe, un long travelling superposé des propos d’une des sœurs de Michel Grégoire sonne le glas de la liberté, de la culture indienne et des moyens de subsistance des Innus sur leur propre territoire :

 « Nos pères étaient des hommes libres. Ils habitaient un immense pays sans frontières. Nos pères ont laissé l’Homme Blanc y pénétrer. Ils en ont même montré les chemins à l’Homme Blanc. Nos pères ont partagé avec lui la nourriture. Mais l’Homme Blanc a trouvé des richesses. Il a volé à l’Indien ses rivières, ses forêts, ses animaux, ses poissons. L’homme blanc nous a enfermé dans les réserves. L’Homme Blanc nous enlève nos rêves, notre langue, nos enfants. »

Séquence finale de Mistashipu

De manière générale, le cinéaste et le dispositif sont dans une position « relai », il n’y a pas ou peu de commentaires d’une voix off de spécialiste et il ne s’agit pas de parler à la place des Innus ou d’en faire des objets du regard blanc. Comme les autres de la série, ce documentaire porte la vision indienne, à l’image du langage qui donne à être entendu tel quel avant la venue de la traduction.

 

On disait que c’était notre terre / 1ère partie

Synopsis : « Auprès de son camp de chasse, Marcel Jourdain et son beau-frère, Jean-Marie McKenzie, discutent du sens de la vie et de la mort dans la cosmologie algonquienne. Auparavant, sur la route menant à son camp, Marcel Jourdain, accompagné de ses filles, de sa femme et de sa parenté, se voit interdire l’accès par une barrière. Sa femme et ses fille créent un incident quand, par rétorsion, elles organisent un Sit In, bloquant ainsi la route aux camions » (La médiathèque numérique)

Le DVD comprend les première et troisième partie des quatre qui composent On disait que c’était notre terre.

Le thème de l’exploitation des terres indiennes au profit des blancs revient avec force, aspect encore une fois bien repris dans La conquête de l’Amérique. En faitavec le recul, je me suis rendu compte combien le diptyque documentaire de 1990-1992 contient de nombreux échos aux réalisations précédentes de Lamothe. Ainsi par exemple lorsqu’il est fait mention de l’exploitation des minerais du Labrador qui parviennent à la gare ferroviaire de Shefferville : « ils transportent nos montagnes » comme les forêts sont emportées en Europe tel le souligne des plans de La Conquête de l’Amérique I. L’exploitation des ressources emportées ailleurs est un thème récurrent dans la filmographie amérindienne de Lamothe et cela occasionne parfois des plans très proches d’un film à l’autre qui expriment ce pillage économique occidental. En plus de l’exploitation territoriale qui ne passe pas sans négociations avec les Innus, ces derniers sont amenés à croupir dans les réserves tandis que les blancs s’enrichissent. Le documentaire relaie la discrimination vécue par les Innus qui sont des humains de seconde zone, vivant dans l’inégalité vis-à-vis du Blanc et dans la dépendance de ses lois. A cet égard, la mention de la station d’épuration installée dans leur réserve et les saletés qui découle sur le lieu de vie des Indiens en dit long sur leur place dans la société canadienne.

Fait rare dans les films du cinéaste, une voix off s’immisçant dans un passage consacré à la représentation de la mort dénote un caractère spécialiste par l’utilisation de schémas.

Image de On disait que c’était notre terre 1 :

Schématisation d’une conception indienne

Mais rapidement la voix off postule le schéma animé comme une aide découlant de la conception rationnelle occidentale, relativisant ainsi cet effort de « traduction » de la conception indienne (un peu comme plus haut la cartographie permettait de traduire la perception géographique du territoire formulée par Mathieu André).

La dernière partie du film est la plus ouvertement politique car elle oppose les Innus à la colonisation dans son expression quotidienne, à savoir ici la confrontation à la multinationale ITT qui s’est accaparée du territoire ancestral sans négociation avec les premiers concernés mais ayant eu le droit d’exploitation avec l’aide des gouvernements Canadien et Québécois. La séquence ci-dessous met en scène le rapport colonial.

Extrait de On disait que c’était notre terre 1

A noter que la présence de barrières interdisant la liberté de circulation des Innus sur leur propre territoire revient de nouveau dans La conquête de l’Amérique I.

Cette longue séquence de confrontation fait place à une terrible conclusion autour de la toponymie occidentale, de l’Homme Blanc. Déjà l’entame du film révélait des noms de personnes indiennes supplantés par des noms francisés. Ici la francisation concerne les lieux renommés, souvent à connotation individuelle : ce sont des noms propres de personnes passées par là, signalant une privatisation de l’espace, symbolisant la propriété. Par contraste éloquent, la toponymie innue renvoie en général à une configuration naturelle, au contexte environnemental ou à une activité humaine telle que la pêche. Ici, la perception du milieu et le rapport qui en découle avec l’espace sont différents d’une société à l’autre et cela se reflète avec éloquence dans la toponymie.

Extrait de On disait que c’était notre terre 1

Une toponymie coloniale qui en dit long

Cette toponymie occidentale qui supplante la toponymie indienne en parallèle à la disparition de la culture indigène et à la discrimination des Indiens voire leur éradication m’a re-fait pensé à une manifestation du colonialisme israélien souligné avec force dans un passage du documentaire Route 181 (2004) de Eyal Sivan et Michel Khleifi.

Extrait de Route 181

Une toponymie coloniale qui efface celle des colonisés, parallèlement à une population qui « s’évapore »

 

On disait que c’était notre terre / 3ème partie

Synopsis : « Au mois de janvier, Mathieu André, accompagné de deux de ses gendres, dans la taïga aux environs de Schefferville, est allé tuer un ours. Mathieu nous montre les traces qu’à laissées l’ours sur l’épinette située à proximité. On déblaie la neige et Mathieu se glisse dans la tanière. Mais l’ours ou l’ourse n’est pas là. Dans sa tente, près de chez lui, accompagné d’une de ses filles, à l’aide d’une peau dont il se couvre en mimant la bête, et avec des branches d’épinettes, d’un tambour, d’anciennes photos, il tient un grand discours fort imagé qui reflète la structure fondamentale de la pensée amérindienne. » (La médiathèque numérique)

Dans cette troisième partie de On disait que c’était notre terre Lamothe déroule plusieurs plans séquences où en présence d’une de ses filles Marcel Jourdain évoque principalement l’ours (témoignant d’ailleurs d’une approche respectueuse de l’environnement, soit un autre fil thématique régulièrement présent dans la filmographie de Lamothe). Il faut souligner ici combien la traduction du doublage n’efface pas la langue innue et que sa place ne casse pas la dynamique de la parole de Marcel Jourdain. Outre qu’on l’écoute souvent de manière très audible avant que ne survienne la traduction, le flot de paroles est préservé jusque dans ses répétitions. Il y a un vrai respect de la personne qui n’est pas sacrifiée d’une part à une traduction qui s’exercerait en effaçant la parole originelle (le doublage-traduction de Rollande Rock se révèle au fil des films comme mené de manière très proche de l’interlocuteur) et d’autre part aux cuts incessants d’un montage qui serait soumis aux critères du pragmatisme de la communication.  Je propose ci-dessous les dernières minutes du film où Marcel Jourdain évoque le passé à partir d’une vieille photographie familiale, suivi d’une sombre conclusion sur ce qu’apporte la société occidentale, en tout cas dans son pendant capitaliste.

Extrait de On disait que c’était notre terre 3

 

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