Une affaire de coeur : la tragédie d’une employée des P.T.T – Dusan Makavejev (1967)

EN ENTIER – VO sous titrée anglais – 69 mn – Yougoslavie

« Izabela, une jeune standardiste sensuelle et libre d’esprit, noue une liaison avec Ahmed, un homme timide, inspecteur au ministère en charge de la dératisation. Ils emménagent ensemble, partageant au quotidien moments charnels et trivialité de la vie domestique. Profitant de l’absence prolongée d’Ahmed, Izabela cède aux avances insistantes d’un collègue et tombe enceinte. Ahmed ne tarde pas à découvrir l’infidélité d’Izabela. La relation se délite et connaîtra une issue tragique… »

 

Criterion a édité des films de Makavejev, cinéaste yougoslave (serbe) important, et artisan à ses débuts de la « Vague noire » (ou Novi Film) du cinéma yougoslave des années 60 et début 70. Malheureusement c’est en général sans sous-titres français… mais c’est toujours ça de nous permettre de découvrir ses films ! Son premier long métrage – L’homme n’est pas un oiseau (1965) – a été relayé ICI sur le blog

Une affaire de coeur rassemble deux autres contributeurs importants au cinéma yougoslave de la période : Aleksandar Petrovic, qu’on retrouve directeur de la photographie comme pour le précédent film de Makavejev, et Zelimir Zilnik ici assistant réalisateur/opérateur. Une certaine entente s’établit ainsi entre des cinéastes et techniciens du Novi Film yougoslave, dont Makavejev dit ceci en 1966 :

Depuis quelques années, il y a un mouvement chez  nous, le “Nouveau Cinéma”, pratiqué par des gens qui  ont commencé à filmer la réalité nue. Je suis l’un de  ceux-là. Il n’y a pas de mouvement cohérent, mais le  point commun de tous ces films est d’être faits en  réaction contre la production commerciale (films de  partisans, films d’action, etc.) et contre les modes de  narration traditionnels. D’une part, la façon même  de raconter est différente, de l’autre, on y aborde plus  profondément les gens, dans leur individualité, leur sensibilité.

Dusan Makavejev, 1966

Une affaire de cœur s’amorce par un questionnement :  » Y aura t il un remodelage de l’Homme ? Conservera-t-il certains de ses vieux organes ? ”. Le corps humain est ici interrogé sur son devenir dans une société nouvelle et c’est sans doute la conséquence de l’une sur l’autre qu’évalue ici l’interrogation. Le lien corps-sexualité et politique dans les films de Makavejev n’est pas étranger à ces questions d’ouverture.

Puis, comme pour L’homme n’est pas un oiseau, le film s’amorce par un monologue donnant le ton; ici , après l’hypnose et l’idée de contrôle, il s’agit d’un sexologue qui fait de la sexualité et de sa place l’expression d’un moment de l’histoire humaine. La revue historico-culturelle de celle-ci dans des sociétés humaines du passé (en Orient principalement : Inde etc), fait ainsi une analogie entre sexualité et expression politique d’une époque. Les quelques dessins qui suivent le monologue, entre les intertitres du générique, laissent deviner une mutation de la sexualité, si je puis dire, comme changeant au gré de son environnement politique, sociétal.

Au-delà du propos, le monologue introduit également le collage particulier du film mêlant fiction, documentaires, dessins,  interventions de spécialistes (sexologue, criminologue et biologiste) et extraits de films (Enthouziasm de Vertov lorsque le couple se retrouve pour la première fois dans la chambre d’Izabella).

Assez déroutant par moments, ce film de Makavejev contribue aux comparaisons souvent prononcées ici et là avec le cinéma de Godard (rupture narrative, collage d’éléments audiovisuels hétérogènes …).

L’idylle entre l’immigrée hongroise et l’immigré turc a une réalité opposée à d’autres éléments : des scènes de la sphère intime relationnelle sont contrebalancées à la fois par l’alternance d’éléments audiovisuels autres et par des signes environnementaux à l’intérieur même de ces scènes : représentations imagées, actualités, chants et musiques de propagande, archives filmiques, discours des spécialistes (criminologue et sexologue). La vie intime du couple et un certain bonheur, palpable et contenant de jolis moments, construit aussi parfois du contraste avec le monde environnant, Ainsi par exemple la nudité d’Izabela qui se détache sur un fond extérieur (la rue) à travers une fenêtre, précédée d’une représentation photo de l’armée (tanks), tandis que des chœurs propagande se font entendre; Ahmed ne pense plus son iconographie militaire, et porte son regard sur le corps d’Izabela. Le jeu autour de la grappe de raisin par ailleurs n’est pas sans rappeler une séquence de L’homme n’est pas un oiseau (le jeu autour du jet d’eau et l’Hymne à la joie de Beethoven).

Izabela

 

I2

 

La rupture narrative régulière est également très particulière car le futur s’intercale avec le présent de la relation des deux personnes, où le caractère condamné de la relation en cours met en relief ses raisons intimes, en opposition à la version officielle des spécialistes, par ailleurs caractérisée de froideur. Il y a là une certaine ironie. Une des séquences les plus marquantes est celle qui alterne scène intime où Ahmed admire le corps d’Izabela, et celle de l’autopsie avec son jargon scientifique où le corps d’Izabela morte est inspecté, avant de revenir au couple et à Izabella habillée d’un sous-vêtement devenu morbide (porté à sa mort).

La mort elle-même d’Izabella est perçue différemment du point de vue des autorités et de ses scientifiques (« meurtre ») comparativement à la réalité vécue par les deux protagonistes. La société produit son discours (et son idéologie) sur les individus, à travers différents dispositifs, quitte à les contrôler, notamment dans les manières de vivre la sexualité. Là-dessus le film semble néanmoins la présenter comme épargnée du contrôle dans son expression intime. Nous en revenons cependant au début du film : y aura-t-il une mutation de l’Homme, de ses organes (sa sexualité) par conséquence d’un nouveau pouvoir ? Jusqu’à quel point l’intime est touché ou résistant ? Le passage très bizarre avec les rats et leur extermination aborde un changement de population … Plus que le régime Yougoslave, Makavejev interroge peut-être l’articulation pouvoir politique et sexualité, et l’hypothèse d’un intime mutant dans une nouvelle forme de société, y compris dans l’expression sexuelle et corporelle ? Ou alors il produit là un simple film ironique anti-théorique et intellectualisation de la chose intime qui appartient aux individus et non à une quelconque forme de pouvoir ?